25 Juin 1763


L'air était lourd à respirer, chaque inspiration se gagnait, lui demandant un lambeau d'énergie supplémentaire à chaque fois que son petit poitrail scintillant se gonflait. La courte brise terrestre refluait vers l'immensité ondoyante de la mer, sa platitude et sa pesanteur dissimulant une tension en-dessous, une retenue qui n'attendait que son instant de liberté pour éclater et déverser sa fureur sur le monde. L'air n'était pas se retenir ainsi. Le monde n'aimait pas se retenir. La chaleur sèche, poussiéreuse ressemblait à une pierre sur son échine et dans ses naseaux. L'impression d'attente, de blocage venait gratter sur ses écailles et son esprit, irritant sa conscience comme de la poussière glissée entre les ouvertures de sa carapace naturelle. Sa langue se faisait pâteuse, la forçant à boire énormément. Le ciel uniformément terne, couleur de pierre, ne laissait passer qu'une lueur apathique qui venait outrager l'esprit alerte et vivace de la marche-tempête dont le domaine ne rayonnait plus. Abandonnant son âme-facette à ses affaires, Kaiikathal s'était glissée hors du bout de bois sur eau qui servait de trône à son lié pour rejoindre les berges de son territoire et l'étudier plus avant. A intervalles réguliers, elle grattait les surfaces, frottait ses écailles et ses cornes contre le bois et les pierres afin d'indiquer sans possibles confusions qu'elle était la maîtresse des lieux et qu'un autre dragon devrait la défier s'il voulait ce territoire. Bien qu'elle n'ait vu aucun autre représentant de son espèce, l'instinct était fortement ancré en elle et pour le moment, c'était les seuls moyens à sa disposition. Elle savait déjà, par les murmures de ses ancêtres, qu'elle aurait d'autres armes pour cela plus tard.

Son cheminement l'éloigna du nid de son âme-facette bien plus qu'elle ne l'aurait cru mais elle n'était pas inquiète, l'émotion étrangère à son esprit farouche. Curieuse, en revanche, elle l'était. Là se lovait une eau saumâtre, brune et herbeuse bien différente de la surface salée et lumineuse de sa mer. L'odeur était très différente également, de vive et tranchante, fraîche, elle se faisait ici plus lourde encore que l'air, gonflée de senteurs qui lui faisait rentrer la tête et le cou à chaque inspiration. L'eau avait la même odeur que ces formes bipèdes allongées dans le nid des animaux mous et bariolés, affaissées dans la boue à même le sol, sans vie. En plus fort. Les formes des arbres étaient tordues, et là encore, elles lui rappelaient vaguement les bipèdes dans les nids de fer de son lié. Pourtant, alors qu'elle humait malgré l'odeur infecte, la marche-tempête ne sentait pas la même vibration provenant de ces arbres, en comparaison des bipèdes dans les nids de fer. Il y avait une impression de malveillance, ici, profonde, comme une chose qui guetterait de sous la couche d'eau aux reflets irisés, une sensation de prédation et de dissimulation, comme si les ombres et les troncs resserrés comme de grandes griffes attendaient l'offrande d'une proie inconsciente. L'idée lui hérissa les écailles et montrer les crocs, sifflant de défi et aplatissant l'avant de son corps contre la terre molle et gorgée, élevant sa queue barbelée en avertissement contre ce prédateur occulté. Elle ne serait certainement pas sa proie ! Le silence des lieux imprégnait sa posture d'attente avant qu'elle ne se redresse, sans pour autant baisser la queue. Ses yeux d'or fondu au regard alerte ne quittaient pas un instant l'espace de poussière, d'eau et de mousse qui se présentait là.

Très occupée à s'étirer vers le défi que cette nature mauvaise et prédatrice lui lançait, elle ne perçut pas immédiatement le vrombissement dans l'air, et les soudains mouvements ondoyant de l'atmosphère autours d'elle. Petit museau triangulaire en avant, la jeune dragonne ne comprit le changement que lorsqu'un morceau de bois vint lui percuter les cornes, lui arrachant un sifflement. Elle se détourna du lieu pour observer ce qui causait ce dérangement manifeste dans les lieux et cru un instant que l'obscurité avait envahit le monde. Mais l'obscurité se mouvait, comme une ténèbres devenue vie et le regard qu'elles lui lançait acheva de lui faire comprendre, tout comme le musc que transportaient les membres de son espèce quels qu'ils soient. Accrochant le regard de cette soudaine apparition, elle hérissa de nouveau les écailles et produisit un sifflement bas qui fit vibrer sa carapace scintillante, suivit d'un léger grondement. Son esprit se tendit, curieuse et inquisitrice, comme un papier de verre venant racler sur une surface auparavant lisse. Elle voulait savoir qui était cette dragonne, et si elle était une rivale ou non. Leur différence de taille et donc d'âge était évidente, mais elle ne relèverait pas moins le défi si l'autre essayait de la mettre à l'épreuve. Si ce n'était pas là son but… alors qu'est-ce qu'elle faisait en ces lieux ? Qui était-elle ? Les senteurs qui couvraient ses écailles étaient étranges, la tension de ses grandes ailes rayait dans son esprit et sur ses nerfs. Ses pensées, faites de ces ressentis, de ces idées sans mots, illustrées uniquement par sa volonté, elle le projeta vers la nouvelle venue avec bravade, voulant absolument connaître sa réponse. Elle la touchait avec gaucherie, parfois lentement, parfois en s'écrasant contre son esprit, crissante, cherchant son rythme, la pulsation unique de chaque dragon pour la happer et la comprendre.