16 Janvier 1763
Le vent soufflait par fortes et brèves rafales, soulevant des brassées de neige fraîche comme autant de vagues cinglantes qui forçaient la silhouette massive à se tasser davantage encore sur elle-même pour en braver les gifles glacées et espérer poursuivre sa route laborieuse. La créature avançait sur quatre pattes, dos bossu hérissé de poils denses croûtés par des plaques de givre. Mesurant plus de deux mètres sur la longueur, il était difficile de discerner sa nature exacte tant son état était lamentable. Sa silhouette efflanquée se paraît de longues cornes à l'arrière d'un crâne enfouit dans les haillons de ce qui fut jadis une cape alors qu'une longue queue traînait dans son sillage, estompant de son épaisse fourrure les traces que ses pattes dessinaient. Ces dernières étaient larges et elles s'enfonçaient profondément dans la neige dure, rompant à chaque fois la surface gelée de leurs immenses griffes sombres.
La gueule du voyageur perdu était entrouverte, exhalant un souffle raréfié par la fatigue et l'altitude, créant autour de ses babines des buées évanescentes qui venaient aussitôt se cristalliser dans la fourrure rase et les moustaches. Les lambeaux de tissus qui dissimulaient le reste de son visage, couvraient ses larges épaules et s'emmêlaient ensuite avec la longue fourrure de son poitrail en un amas de glace, de sang et de crasse. Le reste de son corps portait une amure de cuir abîmé, déchirée à plusieurs endroits et qui témoignait de combats, voire de chutes terribles. Dans le vent cinglant s'élevait parfois une mélopée rauque et inintelligible qui disparaissait aussitôt dans l'immensité vide de toute autre vie. Elle émergeait d'une gorge asséchée pour réciter des mantras graärh, activant l'appel désespéré à un Esprit pour soulager la douleur et soigner les maux d'un corps sur le point de rompre. Son regard aveugle par les larmes et la fatigue, quant à lui, ne voyait pas plus loin que le bout de sa truffe et restait rivé sur le sommet des montagnes, seule ancre dans le paysage désolé qui l'accompagnait depuis des semaines.
Une bourrasque plus violente fit chanceler la haute silhouette et le fauve s'immobilisa quelques secondes, toussant et crachant sur la neige une bave rougie de sang dilué. La respiration se fit sifflante, encore plus laborieuse alors qu'un râle franchissait les babines gercées. Les doigts tremblants se crispèrent avec un spasme et les griffes raclèrent la roche, avertissant le graärh qu'il venait enfin de sortir de l'Inlandsis. La nouvelle lui donna un sursaut de volonté et l'imposante silhouette se remit en marche pour gravir la pente rocailleuse qui s'ouvrait à elle. A cause des plaques de givre il glissa et tomba à de nombreuses reprises, mais il se relevait à chaque fois dans un bas feulement enroué. Il avait cruellement conscience que dans ces conditions le moindre repos lui coûterait la vie. Son état ne lui permettait aucune faiblesse, il se devait de continuer et trouver une grotte, bien à l'abri du vent, où il pourrait enfin s'offrir le luxe d'un feu et de quelques heures de sommeil.
La sacoche qu'il protégeait au péril de sa vie était absolument tout ce qu'il lui restait pour espérer survivre. Dans ses entrailles magiques insondables, il y avait tout le nécessaire pour subvenir à ses besoins, ses blessures et lui assurer un lendemain. Il avait hâte de pouvoir passer des baumes gras sur ses coussinets entaillés de gerçures, il voulait brosser sa fourrure des croûtes de gel et remplir son estomac d'un bouillon de poisson brûlant. Ce dernier, contracté par la faim, se mit à gargouiller et une violente crampe lui vrilla l'abdomen, le faisant geindre d'une voix rauque, tremblante. Le fauve referma violemment la mâchoire et crispa les dents pour ravaler la douleur en même temps que ses divagations. Il devait se concentrer ! Sa marche aveugle venait de le porter jusqu'aux routes escarpées qui longeaient les flancs de la montagne. Le chemin était fouetté par des vents de plus en plus fort, de plus en plus froid. Ce danger en valait la peine, puisqu'il allait trouver sur ces mêmes parois le couvert de gorges étroites ou celui, plus rare, de sous-bois clairsemés.
Les heures s'égrenèrent ainsi, parsemées de nouvelles chutes qui retardèrent son avancée et augmentèrent sa fatigue. Ses pattes glissaient sur la roche gelée, ses griffes se limaient à essayer de tenir son équilibre et ses articulations hurlaient à devoir confronter les gifles cinglantes des bourrasques impitoyables. Sa vue baissait à mesure que le soleil disparaissait sur la ligne d’horizon et que l'épuisement le gagnait sans que même ses chants puissent y changer quoi que ce soit. Avec l'altitude, le fauve préféra économiser son souffle et ce fut en silence qu'il courba davantage l'échine pour grappiller quelques mètres de plus. Et pourtant, il finit par s'effondrer définitivement quand une fine couche de neige glissa sous son poids et le fit tomber au bas d'une pente raide. La douleur le cloua au sol, allongé sur le dos et les bras en croix. Ses antérieures étaient pliées contre lui et sa queue s'enroula pitoyablement autour de ses jarrets. Gueule grande ouverte pour happer ne serait-ce qu'un filet d'oxygène, ses yeux vitreux contemplaient à présent le ciel nimbé d'un crépuscule épuré, privé de nuages et déjà criblé de quelques étoiles.
Son corps refusait de bouger, ses membres tremblaient de spasmes et une horrible douleur cuisait son dos. Chaque bouffée d'air vrillait ses poumons de millier d'aiguilles glacées et il sentait son esprit blanchir comme la neige qui le recouvrait lentement de son linceul. Ses paupières se faisaient de plus en plus lourdes et alors qu'il papillonnait pour lutter contre le sommeil, il vit une immense silhouette ailée approcher depuis les hauteurs de la montagne. La fatigue était trop grande pour qu'il puisse définir exactement de quoi il s'agissait, mais puisqu'il se sentait partir à chacun de ses souffles, un vague sourire désabusé ourla ses babines. Venait-on le chercher pour son dernier voyage ? La silhouette immaculée se posa près de lui et Purnendu tira sa capuche pour révéler son visage émacié par la famine et la souffrance. Ses yeux d'absinthe se plissèrent dans une ultime tentative pour identifier la créature et finalement, il puisa dans ses dernières ressources pour souffler avec amertume :
« - Koff... Esprit Chouette ? Est-ce... l'heure de retrouver mes ancêtres dans... hn... dans les Étoiles ? Aaah... Koff... D-Dommage... j'avais encore tellement de... de choses à faire. »
Il tendit une main aux doigts courbés par l'engourdissement qui le gagnait de plus en plus. Sa paume toucha le bec de l'oiseau et quelque part dans son esprit rongé par l'inconscience, Purnendu nota que pour un bec, la corne était étrangement chaude et souple. Il n'eut pas le temps de finir sa pensée qu'il s'effondra dans ce qui lui sembla être un gouffre insondable et perdit connaissance.