19 Février 1763
La fin de semaine s’achevait par une journée ensoleillée, idéale pour la petite célébration qui avait lieu dans le grand parc à l’arrière du Palais Impérial. Dans un recoin bordé d’une haute haie de lauriers elle-même parsemée par plusieurs bosquets d’azalées à la floraison précoce, l’on pouvait entendre des rires se ponctuer de cris et d’éclats enjoués. Un kiosque de bois blanc s’ouvrait en corolle de tables aux nappes immaculées où s’entreposaient plusieurs plateaux de biscuits, pâtisseries et rafraîchissements. Placé sous un grand chêne, il appelait à la détente et au confort avec ses nombreux coussins et banc. Au travers des ombres du centenaire, un soleil encore timide projetait à ses pieds un mouchetage d’or lorsqu’il ne jouait pas à cache-cache derrière quelques nuages moutonneux. Ici et là, des tas de neige s’obstinaient, percés d’une herbe folle que les jardinier du Palais laissaient encore en paix le temps que la terre sorte définitivement de son gel hivernal.
Une allée de pierres plates reliait les différentes partie du parc comme une veine sur le vélin émeraude de la pelouse. Le Comte Bastien De l’Aguessac guidait son nouveau protégé sur les chemins dégagés, se repérant aux sons des flûtes et tambours qui accompagnaient les rires et gloussements de notes enjouées, légères et pétillantes. Âgé dans la vingtaine, il était encore célibataire et avait reçu de fait une invitation pour venir se réjouir avec les autres convives en cet événement social. Pour raffermir ses liens récents avec celui qui l’accompagnait, il l’avait à son tour invité, certain que le présenter lui vaudrait bien des faveurs. Sous l’apparente simplicité de la réception ; une fête en comité réduit autour d’un thé, sucreries et jeux enfantins, se cachaient comme toute chose dans la noblesse des intentions et des plans bien moins innocents. Il y avait de nombreuses damoiselles qui venaient tout juste de faire leurs débuts et notamment une parmi toute…
« - Où êtes-vous !? Je vais finir par vous attraper... Vous ne m’échapperez pas ! »
Une voix familière et, au détour d’un bosquet aux petites fleurs blanches, les deux hommes débouchèrent en plein milieu d’un terrain de jeu improvisé. Des jeunes femmes et jouvenceaux sautaient et fuyaient avec nombre de rires et provocations légères, amusées, celle qui était l’attrapeuse. Au centre de cette agitation virevoltait une adolescente aux yeux bandés d’un foulard et vêtue d’une somptueuse robe des quatre saisons. La soie raffinée présentait une encolure à parementure rapportée d’or et de perles, révélant une gorge gracile à la peau pâle. Les manches à la coupe ange dénudaient ses épaules frêles et se piquaient de dentelles délicates tandis que la soie dorée en dessous épousait parfaitement la forme de ses bras délicats. Le corsage serrait une taille naturellement fine, lui donnant une silhouette plus svelte encore tandis que la robe s’évasait légèrement vers le bas pour former dans le dos une traîne discrète. Enfin, outre des bracelets qui tintaient comme le cristal, la jeune fille portait une ceinture dorée tel un fin bandeau qui descendait sous une boucle simple le long de ses jambes. La robe, cousue dans un glyphe élémentaire, changeait sa teinte selon l’éclairage ; faite d’un bleu glacier piqué d’argent, elle coulait ensuite d’un dégradé de vert d’eau discret parfois moucheté sur les manches ou la taille d’un vert forêt plus prononcé, lui-même poudré d’or et de jaune printanier. Ses cheveux tressés se piquaient d’une broche dont les grappes d’améthystes, taillées en fleurs de wisteria, devaient mettre en valeur des yeux qui étaient pour l’heure encore dissimulés.
Bastien s’arrêta et appela une première fois l’assemblée pour faire savoir leur arrivée. Toutefois, les nobles étaient bien trop pris dans leur jeu pour s’arrêter et tout particulièrement celle qui avait le rôle du loup. Intriguée par l’éclat de voix qu’elle ne reconnaissait pas et certaine d’obtenir une proie facile qu’elle n’aurait alors aucun mal à saisir et forcer au jeu, elle pivota sur ses talons et tendit les bras pour saisir l’inconnu, mais dans son empressement ? Elle trébucha. Un hoquet échappa à ses lèvres nacrées d’un baume discret tandis qu’elle finissait dans les bras d’un second inconnu. Le nez enfouit contre son torse, elle sentit ses joues chauffer d’embarras alors que résonnaient les rires taquins des autres convives. Ne voulant pas perdre la face, elle s’écria avec joie :
« - Je vous ai ! »
Autant continuer le jeu comme si tout cela était prémédité. De ses mains, elle agrippa les épaules musclées et s’écarta à bout de bras, un rire légèrement essoufflé lui venant avec naturel et candeur. Son sourire était éblouissant alors qu’elle glissait à présent les mains sur le cou, puis le visage de sa victime. Malgré un soleil bien présent, le mois de Février gardait une main mise sur les températures. L’adolescente avait le bout du nez rosi de froid, de même que ses doigts qui effleuraient timidement la mâchoire, puis les joues de l’homme pour essayer d’en reconnaître les traits. Au jeu du Colin-Maillard, il fallait annoncer l’identité de sa proie si l’on voulait se défaire du foulard de loup. Un nouveau rire lui échappa lorsque des commentaires taquins fusèrent pour l’enjoindre à aller plus vite et elle remonta davantage ses mains pour lui effleurer les tempes et les arcades sourcilières, mais à la place ? A la place, elle tomba sur un bandeau familier. Très, très familier.
Ses doigts tressaillirent et son souffle se bloqua quelques secondes dans sa gorge. Son visage se fit plus pâle alors que lentement son sourire se fanait et qu’une sincère surprise, voire incrédulité gagnait ses traits délicats. Ne voulant y croire, mais ne pouvant dénier ce qu’elle avait sentit, elle baissa ses mains pour venir d’elle-même retirer le foulard qui couvrait ses yeux. Avec précaution, elle coula un regard à l’homme contre lequel elle se tenait toujours si proche qu’elle sentait sa chaleur au travers de leurs vêtements. Elle vit la peau sombre, les mèches blanches et cette beauté… oui, cette beauté similaire à celle des elfes, la courbe sensuelle des lèvres, l’arrête droite du nez. Un visage qu’elle n’oublierait jamais, pour le meilleur comme pour le pire ! Et il était là, dans les atours d’un véritable noble voire d’un roi. Il était là, dans le parc du Palais Impérial, présent comme invité d’un de ses amis et visiblement prêt à participer aux festivités.
« - Princesse Victoria, laissez moi vous présenter le Comte Teotl Tearri du domaine de Courbelune et qui vient tout juste de nous retourner de sa récente exploration des eaux et rivages encore bien trop inconnus de l’Archipel. »
Bastien semblait très fier de lui, après tout ne venait-il pas d’apporter un véritable fantôme parmi la réception ? Sûrement cela allait-il l’avantage,r sans parler que la beauté et la prestance de ce Comte Tearri vaudrait à bien des jouvencelles de se pâmer et lui n’aurait qu’à ramasser tous ces cœurs briser pour se constituer un agenda de bal et de potentielles promises. Victoria pour sa part l’observait toujours, doigts enlacés au foulard et gorge palpitante. Ses grands yeux le fixaient à l’ombre de ses cils frémissants, mais aucun mot n’osait sortir d’une gorge nouée d’émois. Leurs corps se frôlaient à chacune de ses respirations et même si elle avait conscience que tous les observaient, ses genoux n’étaient pas encore prêt à la laisser reculer pour marquer une distance plus conventionnelle.
« - Princesse? Vous semblez pâle. Vous sentez-vous bien ? »
La remarque, et surtout ses implications, la fit légèrement sursauter et aussitôt vint-elle détourner le regard, puis la tête tandis que la pointe de ses oreilles s’échauffaient. Biche farouche, elle ouvrit la bouche pour s’excuser, mais aucun son ne sortit. Elle fit un pas en arrière, puis un autre avant qu’elle ne prenne une profonde inspiration et ne soulève légèrement le devant de sa robe pour engager une révérence gracieuse. Les mèches opulentes et vaporeuses cascadèrent aussitôt par dessus ses fines épaules en des nuages de miel blond et elle courba sa nuque tout en lui offrant l’un de ses plus beaux sourires. Son masque de bienséance lui était revenu, de même quelques les couleurs sur ses joues à la peau velouté.
« - Comte Tearri, c’est un véritable plaisir de faire votre connaissance. Me feriez-vous le plaisir de participer à cette humble réception ainsi qu’à ses nombreux jeux ? Comme vous pouvez le voir, nous étions en train de jouer à Colin-Maillard... »
Elle se redressa avec tout autant d’élégance et lui aurait volontiers tendu le foulard pour que ce soit à lui de jouer le loup, mais dans le cas de cet homme ? Il faudrait plutôt lui demander de l’ôter ! Observant ses autres convives, elle décida que l’attention s’était beaucoup trop accrochée à elle et décida de tourner les tables pour s’offrir un bref répit. Il ne manquerait plus que des commérages débutent si tôt après l’arrivée inopinée de ce « Comte ». Son cœur comme sont esprit étaient en ébullition, il lui fallait quelques minutes pour se ressaisir et elle n’y arriverait pas tant qu’il sera là… si proche. Elle vint donc simplement saisir le bras de l’assassin pour lui enrouler le foulard autour du poignet -à défaut d’ailleurs-, fit un joli nœud à la fin et tandis qu’elle s’écartait de nouveau, Victoria laissa ses doigts effleurer l’intérieur de son poignet, ongles caressants et fugaces sur la peau fine.
« - Retirez donc votre bandeau et… Attrapez nous si vous le pouvez, Monsieur Loup. »
Et elle serait volontiers la brebis au chaperon rouge si elle écoutait simplement son cœur, mais elle n’était pas sotte au point d’oublier la raison. Après tout, la présence de cet homme n’était certainement pas innocente, car de toutes les journées qu’il aurait pu choisir pour visiter le palais et probablement l’Empereur, son frère, il avait fallu que cela soit précisément celle-ci ? Fadaise ! Tearu avait quelque chose derrière la tête et elle n’était pas pressée de le découvrir. Venait-il lui faire un chantage au rappel de leur petit secret quelques mois plus tôt ou bien désirait-il les faveurs d’un membre de la couronne impériale ? De l’argent peut-être ? Son influence à la Cour était quasi inexistante, peut-être que la gérance de son domaine était dans un état critique et que pour sauver sa réputation, il venait à elle en sachant qu’elle ne pourrait pas se refuser… l’angoisse lui attrapa le creux de l’estomac et elle sentit l’extrémité de ses doigts se glacer de peur.
Autour d’elle les convives s’égayaient, que le Loup soit le Comte ou quelqu’un d’autre, ils désiraient simplement poursuivre l’amusement. Pour sa part, la jeune princesse espérait gagner quelques précieuses minutes en occupant son nouvel invité, juste le temps de reprendre son souffle et ses esprits. Elle s’écarta de la zone de jeu afin de se glisser derrière le vieux chêne, à l’ombre de son dense feuillage, et elle s’adossa contre l’écorce. Une main posée sur son cœur pour en sentir ses battements affolés elle prit une profonde inspiration, mais n'y tenant plus elle se pencha pour regarder de l’autre côté afin de s’assurer de ne pas être suivie...