Le vent avait les crocs ce soir-là. Des dents énormes qui grattaient la poussière et les poutres de bois décharnées des maisons. De temps en temps, il étreignait le poil, faisait de douces accolades aux habitants de l’île. Asolraahn était persuadé que son but était de les adoucir afin de replanter ses mâchoires plus tard. Un chasseur savait cela. Une proie nerveuse donnait une viande coriace. Le port de Nevrast accueillait cette faim avec peu d’enthousiasme. Elle était également rongée par un maléfice bien plus retord et insaisissable que le vent. Elle était hantée par les cris des vampires. Hantée par les rires nerveux des assoupis. Hantée par les tourmentés. Depuis quelques jours, les voyageurs et marchands étaient peu nombreux à entrer dans Nevrast, mais personne n’en ressortait. Un cormoran aurait échoué. Certains étaient morts en essayant de fuir.
La malédiction des licornes s’était emparée de Paadshaïl et l’avaient plongée dans un état de douleur latente, où le sommeil réparateur était devenu plus dangereux que se jeter d’un précipice. Le géant opalin, qui se trouvait là depuis un moment déjà, en avait été le parfait témoin. La plupart des vampires ressortaient de leur transe avec l’esprit mutilé par des cauchemars horribles. C’était les grands chanceux de la vie. D’autres en étaient moins pourvus et ne se réveillaient plus de leur repos. Avec tout ceci, les choses avaient encore empiré et les hallucinations avaient excité les esprits. Les habitants de Nevrast étaient devenus plus nerveux. Bien que le port reste encore très silencieux, des conflits éclataient plus souvent que de coutumes entre les êtres de la nuit. Des rumeurs évoquant des tensions en haut lieu allaient bon train. La folie et la paranoïa étaient devenus un mode de vie que le géant opalin tâchait de suivre de loin, en bon étranger. Pourtant, dans l’ombre de la cité portuaire, il se préparait à la chasse.
Ce n’était pas un hasard si l’île de Paadshaïl était devenue sa nouvelle destination. Asolraahn avait appris du Colérique qu’un mal était à l’œuvre dans la forêt de Licorok, au seuil des montagnes de Nin Daaruth. Sa première pensée avait alors été pour Vat’Em’Medonis, son ancienne légion. Survivant dans un lieu déjà rude et difficile, elle était devenue l’une des premières victimes des cauchemars et hallucinations perpétuels des licornes. D’autant plus que la brume maléfique s’était effectivement étendue, comme craint par les habitants. Des ennuis en perspective. Asolraahn n’avait pas pu rester les bras croisés à regarder de loin son peuple être réduit au chaos. Ainsi, était-il revenu sur sa terre natale. Il avait alors appris que des chasseurs Trands combattaient dans la forêt de Licorok, et son envie de les rejoindre avait été grande, bien que son statut d’Ashudd le prive d’une telle opportunité.
A moins de vouloir être mis en charpie par ses propres légionnaires. La rancune était un sentiment tenace. Qu’importe néanmoins, car le géant opalin avait prévu d’aller de son côté combattre les licornes de la forêt.
C’était en tout cas le plan. Jusqu’au jour où, en allant rejoindre la taverne de la
Lune sanguine, il vit des voiles noires surgir de l’horizon et accoster au port. Une tension rare s’était emparée de lui. Même aveugle, le géant opalin aurait reconnu entre mille le navire qui en était pourvu. Le Maelstrom, le bateau du félon pirate. Plusieurs sentiments s’étaient alors invités dans sa tête : Confusion, colère, haine, et un petit soupçon de satisfaction pour faire bonne figure. Quoiqu’il ait pu trouver comme intérêt au problème des licornes, le bouffeur d’agrume s’était invité à la chasse, ainsi qu’au conseil du parangon Achroma censé en faire le préambule.
Il aurait été dommage qu’Asolraahn ne profite pas de cette situation. Le gredin était là avec quelques hommes de main, son cercle fermé. Des gardes du corps sans doute. Quand on était le roi pirate, on ne sortait pas sans gardes ou on se faisait trancher la gorge dans une ruelle. Le géant opalin eut très vite une idée osée et incommode, mais pas mauvaise pour autant : Se faire passer pour l’un des membres de la bande et entrer dans le cercle fermé. Il avait un compte à régler avec le roi pirate, il avait des questions dont le félon avait les réponses. Et puis ses chances de survie à un affrontement contre les licornes augmentaient considérablement s’il était épaulé de ses ennemis. En outre, le gredin avait toujours voulu l’avoir dans son équipage. L’ironie était belle à voir.
C’était toujours mieux que de se faire croquer le pelage en solitaire dans la forêt.
La veille du conseil, la nuit tardait à pointer le bout de son nez. Mais des cris retentissaient déjà. Asolraahn avançait avec un sac lourd sur les épaules. Il avait le pas lent, qu’il arrêtait lorsque des passants s’agitaient dans la rue. Il se réservait la rapidité lorsque les vampires avaient l’air aussi louche que lui. Il alla vite car à mesure qu’il évoluait dans le quartier, il y en eut davantage. Le désordre menaçait. Le géant opalin n’aimait pas cela. Il arriva devant la
Lune sanguine et déposa son énorme sac avant de toquer à la porte. Quelques secondes plus tard, celle-ci s’entrouvrit et révéla deux yeux aussi noirs que le néant :
-Entre, ordonna une voix.
Le géant opalin s’exécuta. A l’intérieur, de petites chandelles disposées ça et là dans la pièce diffusaient une lueur ambrée sur les tables et le bar. Les vampires n’avaient pas besoin de lumière pour vaquer à leurs occupations, mais en cette période, Asolraahn avait été surpris de remarquer que certains appréciaient un peu de clair-obscur chez eux.
C’était le cas chez son ami Kavalys :
-Est-ce que tu as récupéré le sang ? Asolraahn montra le sac d’un signe de tête silencieux. Un lacis noir de sang séché y apparaissait maintenant à la lumière des chandelles. Le tavernier vampire leva les yeux au ciel en soupirant :
-Je vois. Sais-tu qu’une seule goutte suffisait ? -Tu n’auras qu’à le jeter au fond de l’océan. Je n’avais pas envie qu’il revienne traîner dans le coin lorsque j’aurai pris sa place. Comment va le petit ? -Ton graahron va bien, répondit Kavalys en s’agenouillant devant le sac.
Il a toute son énergie et est en parfaite santé. Je fais en sorte qu’il se repose une heure ou deux, pas plus. Ca marchait bien avec Volga. Il y eut un silence pesant. Mal à l’aise, Asolraahn préféra le briser rapidement :
-Elle s’en sortira. Cela fait combien de temps ? -Plusieurs jours maintenant. Les cauchemars ont l’air de s’être calmer, mais rien ne dit qu’ils ne reprendront pas de plus belle. Elle souffre de nuit comme de jour. -Ses maux passeront, fit Asolraahn en posant une patte sur l’épaule de son vieil ami.
J’en fais la promesse. Kavalys acquiesça, imperturbable. Il se releva et se tourna vers le géant opalin. Dans ses mains, se manifesta à la lueur des chandelles une grande bague dont l’or était terni par des traces de sang sur le pourtour. Le géant opalin ne lui demanda pas comment il l’avait obtenu. Le vampire était déterminé à sauver Volga et donc à l’aider. Sans doute provenait-elle du marché noir. Ce dernier la lui tendit et lui expliqua brièvement son fonctionnement : Tant qu’il porterait la bague, il conserverait l’apparence et la voix du chasseur à qui appartenait le sang. Le reste devait venir de lui, Asolraahn le savait. Il ne devait pas simplement porter cette bague pour ressembler aux pirates. Il devrait se faire passer pour l’un des leurs, se comporter et agir comme eux. La première difficulté serait de jouer avec le fait qu’il ne connaissait rien de l’histoire de sa victime, ni de ses origines. Il savait uniquement qu’il s’agissait d’un trappeur de l’Orque, un des meilleurs mais visiblement pas très malin au vu de la facilité qu’il avait eu à lui tendre une embuscade. Il savait aussi qu’il était un des acolytes du roi pirate et qu’il avait toute sa confiance. C’était déjà bien. Un bon point pour lui. Il décida de tester l’artefact. Alors qu’il pensait la bague trop petite pour lui, celle-ci se mit à son doigt sans faire d’histoire et la transformation opéra durant dix bonnes secondes. Les petites lueurs jetèrent de nouvelles ombres sur le mur. Il demanda avec nervosité :
-Alors ? J’ai l’air de quoi. -Eh bien pour tout te dire, tu ressembles à un pirate tout ce qu’il y a de plus humain. Tu as une mauvaise mine, une ossature élancée et ton hygiène corporelle s’est considérablement dégradée. Tu es donc assurément parfait. Prépare-toi cependant. Le conseil risque de commencer d’une minute à l’autre. Le géant opalin serra les crocs avant de se rendre compte qu’il avait des dents et que, de tous les hommes qu’il avait croisé dans sa vie, aucun n’employait cette réaction typiquement Graärh. Le géant opalin récupéra les habits du mort, les enfila avant de mettre son armure en ivoire, récupérer la panoplie d’outils qu’il y avait dans ses poches ainsi que son arme : une lance torsadée. Il lui en coûtait de laisser son bâton ici, mais il serait folie de l’emmener avec lui. Il écouta en même temps les conseils de Kavalys. Lorsqu’il fut prêt, il se dirigea vers le pas de la porte. Dans le ciel, les étoiles brillaient avec indifférence :
-Adieu Kavalys. Protège mon petit. -Je le protégerai. Sauve ma fille. Et une dernière chose, Asolraahn. -Ouais. -Fais saigner ces licornes de ma part. * * *
L’assemblée débuta sur les chapeaux de roues. Asolraahn, sous les traits d’un chasseur à la mine patibulaire, se tenait derrière le gredin. Entouré par des pirates de tout bord, le géant opalin tâchait de conserver son calme. Il jaugea les autres membres de l’assemblée, jeta un œil méfiant à l’alchimiste, au clan Elusis également qui les regardaient d’un drôle d’air. Il fut impressionné par le grand dragon d’obsidienne qui les surplombait tous, à son lié-vampire et Prince noir de son état. Mais plus que tout, il fut très surpris de trouver Purnendu Chikitsak avec eux. Inquiet aussi. Son instinct et son corps tout entier désiraient rejoindre son congénère, mais une froide raison dans son esprit l’immobilisa surplace. Patience. Les retrouvailles devraient attendre.
Le parangon commença par expliquer le danger que représentaient les licornes, de quoi elles étaient capables et sur quel pied s’enfuir si on se trouvait seul face à elles. C’était destiné aux nouvelles têtes. Après, il passa aux choses sérieuses et discuta de la stratégie réfléchie par les siens, la mise en place d’avant-postes avancés sur des périmètres délimités dans la forêt. La situation géopolitique était limpide. Apparemment, les licornes avaient une préférence pour des espaces bien particuliers dans Licorok, des lieux concentrés de magie, ce qui avait permis aux vampires de tracer une ligne marginale où creuser des fossés. Ils avaient dans l’intention de faire un joli feu de bois s’ils échouaient à anéantir l’ennemi Asolraahn eut quelque doute quant à l’efficacité du feu contre ces créatures si même des dragons étaient incapables d’en venir à bout. Pour autant, cela ne lui fit ni chaud ni froid. S’ils devaient en arriver à une telle extrémité, c’est qu’ils seraient soit tous morts, soit dans une trop grande panade pour y songer.
Le gredin prit ensuite la parole. Le géant opalin écouta son plan avec attention, sans faire de remarques. Se faire passer pour un pirate, c’était déjà quelque chose, mais il était encore trop tôt pour jouer les stratèges devant du beau monde qui aurait tôt fait de se poser des questions.
Lorsque la réunion fut terminée, le gredin rassembla son petit monde et les emmena dans les baraquements dont ils avaient pris possession au Nord du port. Cette fois, le faux chasseur mit son point de vue en lumière. Ils y étaient invités après tout :
-On dit qu’elles sont très sensibles aux concentrations de magie. Trouvons-en une dans la forêt qui les attirent et tâchons d’en attirer un spécimen par nos propres moyens. Je ne nous prévois pas un très grand avenir si les licornes viennent en nombre. On ne sait pas combien elles sont, ni combien on va en remuer. Pas même à la louche. Un appât, c’est bien, mais il faudrait être sûr que le piège soit assez grand pour se refermer sur un paquet d’entre elles. Et pouvoir leur porter le coup fatal. La proie est habile, ses sens sont affûtés. Nous n’aurons pas le droit à l’erreur. Ils entendirent des bruits de luttes suivis de cris atroces venant des autres baraquements, où pataugeait l’autre groupe. Le géant opalin devina que ça tranchait déjà dans le vif du sujet là-bas. Les tensions nées de trop nombreuses histoires, dissensions et schismes se confrontaient aux hallucinations et à la folie des licornes. Le clan Elusis trimballait de vieilles rancunes. Il n’était pas uni, c’était évident. Effrayant même. Si la situation partait en vrille, ils étaient seuls.
Spoiler :
“Ce n'étaient que cauchemars éparses, ce sont désormais des tourments perpétuels. Au sein de Paadshail, nul ne trouve le repos. Les cauchemars hantent jusqu'à ceux qui ne rêvent pas, les hallucinations, visions et illusions, agitent les journées jusqu'à faire couler le sang. La forêt semble s'étendre, beaucoup trop vite, noires de promesses létales sur la neige immaculée. La menace se fait de plus en plus réelle. Tous connaissent son nom, celle que l'on a voulu chasser sans y parvenir : la licorne. Non, pire encore. Les licornes.
Voilà ce que tu as entendu, Géant d'Opale. Tu sais de source sûre que tes congénères de Paadshail envoient régulièrement leurs plus braves guerriers à la chasse. Tu ne peux néanmoins les rejoindre, ton statut t'en privant. Pourtant, il y a une raison qui te pousse à vouloir en découdre, à vouloir mettre fin à ce chaos. Altruisme désintéressé ? Envie de retrouver ton ancien statut ? Peu importe. Toujours est-il que tu as eu une idée, un plan, du génie. Nathaniel, le pirate qui a jadis voulu t'enrôler, prétextant des soins dentaires douteux, n'a guère été discret dans son envie de guerroyer avec la licorne. Tu sais que tu peux intégrer ses troupes, et prendre part au combat. Tu sais aussi exactement comment, grâce à quelques alliés de bon goût au sein de Nevrast. Ces derniers auront négocié pour ton un artefact unique, une bague, qui te permet de prendre l'apparence d'une personne, contre une goutte de son sang.
Tu es un prédateur, un chasseur. Il n'a pas été complexe pour toi de veiller au moment opportun, celui où un trappeur de l'Orque s'est aventuré trop loin, trop seul. D'une façon ou d'une autre, tu l'as mis hors d'état d'interférer dans ton plan. Tu lui as pris une goutte de son sang. Te voici désormais sous ses traits, à assister à la réunion.
Quels ont été tes choix, tes motivations ? Participes-tu activement à cette réunion ? Qu'as-tu préparé, quelles autres actions as-tu pu mener ?”