Un appel chaotique [PV Nynsith]

Shyven plongea en piqué dans l’eau, pensive.

Voilà quelque temps que les Voix se faisaient insistantes, dans sa tête. Mais elles étaient différentes, cette fois-ci. Elle n’aurait su comment l’expliquer concrètement, mais son instinct lui disait que celui ou celle qui essayait de communiquer avec elle était … Bref, et plutôt insondable, comme si la primordialité de son esprit ne laissait pas la place au doute ou à de véritables pensées éclairées.

Cet appel se référait plutôt à des indications, des sensations, des pensées, des souvenirs, comme quand les dragons “parlaient” entre eux, sans faire usage de la parole justement. Ces sensations étaient étranges, et pourtant Shyven y sentait très brièvement des concepts familiers : l’Ordre, le Chaos … Mais aussi l’Équilibre.

C’est ce qui l’avait motivé à suivre ces appels, et à partir à l’aventure une fois de plus.

Elle avait dès lors essayer de décrypter ce qu’elle sentait : elle eut une direction d’abord, qui la mena directement où elle se trouvait, au Récif des Tempêtes, mais aussi des fragments d’histoire : sans qu’elle ne sache trop pourquoi, de temps en temps, elle voyait quand elle fermait les yeux des souvenirs qui n’étaient pas les siens : elle voyait un grand désert qui ne rappelait aucun autre paysage d’ici, des bribes de batailles, mais aussi un être qui semblait nimbé de magie …

Shyven interrogea alors son ancestrale mémoire, pour savoir si des choses faisaient écho à ces souvenirs, mais rien ne vint tout de suite à son esprit. Elle se retrouvait alors sans plus d’informations ici, à la recherche de ce qui causait ces visions.

Seulement, sans avoir une grande idée du temps passé au milieu de ces dangereux récifs, Shyven avait passé au peigne fin toute la zone, et depuis les appels et les visions se multipliaient, sans que la plus si petite opale ne trouve de réponses à ces questions.

Elle finissait un énième tour des rochers et des eaux alentours, mais le constat était toujours le même : ses recherches n’avançaient pas. Shyven en profita pour se sustenter, mangeant quelques poissons qui avaient le malheur de croiser la terrible prédatrice que la rose représentait.

Elle remonta ensuite à la surface, dubitative.

Elle ferma les yeux un instant, pour se concentrer à nouveau sur ces visions qu’elle essayait de décrypter tant bien que mal depuis quelque temps. Elle vit encore et toujours ce désert : des tempêtes de sables chaotiques semblaient être générées … Puis elle vit un homme traverser ces tempêtes, pour finalement atterrir dans un tourbillon d’eau qui les menaient droit vers les roches qui ressemblaient en tout point au récif des tempêtes.

Encore et toujours ce récif. Un point commun semblait cependant sortir de ces visions : le Chaos Primordial engendré … Shyven arrivait bien à le sentir, tant celui-ci était palpable. Tant et si bien que l’Opale considéra cela comme une nouvelle piste, et se disait qu’il fallait peut-être qu’elle replonge en cherchant des sensations similaires …

Shyven décida de replonger alors dans le récif, à la recherche de pareilles sensations qui aurait pu la mettre sur la voie. Alors la dragonne regarda attentivement, mais elle chercha à sentir aussi, faisant confiance à son instinct qui le mènerait peut-être vers l’objectif qu’elle cherchait tant.

Alors qu’elle sillonnait entre les roches telle une anguille, la petite-fille de la lignée de l’Orage sentit un courant se manifester, avec une grande force. Elle s’en appprocha, et se sentit comme … Aspirée par celui-ci. Un tourbillon, ce mot lui vint instinctivement. Elle y sentait effectivement une grande force, puissante et chaotique comme lors de ces visions.

Se pourrait-il que la dragonne soit enfin sur une bonne piste ? Ni une ni deux, elle se décida à aller braver ce tourbillon. Un combat s’entama alors entre les forces de la nature et elle, le courant étant d’une puissante force menaçant de faire partir la dragonne à la dérive. Néanmoins, Shyven était plus résistante que le petit poisson ou une embarcation bipède incontrôlable. En cela, elle maîtrisait la force du courant, notamment grâce à ses ailes dont elle se servit intelligemment pour se protéger, et elle parvint à se frayer un chemin parmi le chaotique événement.

Au centre de celui-ci, dans les récifs plus profonds, elle constata une épave de bateau -ou plutôt ce qu’il en restait-, et parmi ces bouts de bois qui venaient souiller la clarté des profondeurs … Elle vit un objet. Un artefact en forme de griffe, émanant une puissante énergie.

Shyven s’en rapprocha, et plus son museau approchait de l’objet, plus elle sentait toutes ces forces primordiales qui firent frémir son corps : Ordre et Chaos semblaient se côtoyer et mener un combat sans merci au sein de cette griffe. Pour autant, le Tribunal Vivant se sentait comme … Appelée par celle-ci.

Alors elle tendit une de ses pattes avant, et comme de par magie la griffe se déplaça jusqu’à l’Opale, qui sentit la puissante force l’habiter, tandis que le tourbillon semblait peu à peu se calmer autour d’elle …

Mais alors qu’elle s’apprêtait à remonter à la surface, Shyven sentit une autre présence en ces lieux.

Une présence qui lui était étrangement familière, et pourtant qui semblait toujours aussi implacable, et peu ouverte. Shyven chercha aux alentours d’elle, mais se rendit bien vite compte qu’il s’agissait d’une présence draconique … Et avant qu’elle eût le temps de déduire quoi que ce soit, la présence s’annonça d’une ombre qui vint recouvrir le corps de Shyven :

“Mama… Nynsith ? Que faites vous ici ?”

Se contenta de dire Shyven, qui avait finalement reconnu l’empreinte si particulière de sa mère.

Elle aussi avait-elle senti ce mystérieux appel ?

Nynsith volait à très haute altitude, dansant presque avec les puissants courants d’air que bien peu d’être étaient en mesure d’atteindre. Quelques semaines plus tôt, lors de l’attaque des Couronnes de Cendre au Domaine Baptistrale, le don de l’orage que Nynsith avait hérité de sa mère c’était enfin éveillé et elle avait pu un moment contrôler la tempête qui s’abattait sur Néthéril. Plus encore, elle avait entendu la tempête, comme si celle-ci possédait une volonté propre. Était-ce un écho des Déesses elles-mêmes, un écho qui remontait jusqu’à la création du monde lui-même? Elle n’avait pas été en mesure de questionner la tempête pour en apprendre plus, elle n’avait pu que la suivre, l’écouter. Lorsque les nuages c’étaient finalement calmés et que le ciel était redevenu clair, elle était déjà loin de l’archipel.

Depuis, elle tentait de renouer avec cette sensation, elle voulait se reconnecter avec la furie du ciel, en vain. Elle aurait certes pu aller retrouver sa mère, elle qui maîtrisait ce don depuis déjà longtemps, mais il y avait aussi une question d’orgueil. L’Affamée voulait reproduire au moins une fois ce qu’elle avait déjà vécu, seule. Enfin, presque seule, puisqu’Entroxucec l’accompagnait, comme toujours.

~ Ce serait bien plus simple si tu te pratiquais avec Keetech. ~

~ Je peux le faire. Je dois le faire. Ça ne peut pas être un simple coup de chance, Skade elle-même s’est adressée à moi. ~

~ C’était peut-être à cause de la nature magique de la tempête que tu l’as senti. ~

~ Elle a été déclenchée magiquement, mais par la suite, elle a continué d’elle-même. Tu ne l’as pas entendue? ~

~ Pas comme toi. Je peux m’en souvenir à travers toi, parce que nous sommes liées, mais au moment où cela s’est produit, je n’entendais rien. ~

L’Océane avait également tenté d’exploiter les dons que lui procurait sa nouvelle armure cuivrée. Elle ne l’avait pas beaucoup utilisée encore et était toujours en train de s’habituer à son usage, qui lui avait octroyé notamment d’être liée à l’Orque, mais son contrôle de l’élément aqueux ne permettait pas d’éveiller à nouveau son don.

Se lançant dans une énième tentative, Nynsith ferma à nouveau les yeux, faisant appel à la trame et cette fois-ci, elle perçut quelque chose qui n’avait rien à voir avec l’orage. C’était un écho d’une autre époque, un temps qu’elle savait instinctivement trop lointain pour la mémoire draconnique. Pourtant, ce qu’elle sentait était concret, actuel, mais également diffus et incertain. Un appel qui n’était pas pour elle, et pourtant…

~ Il y a quelque chose sous l’eau. ~

Observant loin au-dessous d’elle, la saurienne vit le récif des tempêtes. Elle avait choisi de venir ici pour tirer profit de son don, sachant que ce lieu possédait l’un des plus violents climats de l’archipel, mais elle savait aussi que les bipèdes l’évitaient, incapables qu’ils étaient d’affronter les flots déchaînés. Et pourtant, la Dévoreuse devinait que cet écho qu’elle avait perçu était dans une certaine relié aux bipèdes. Laissant tomber pour l’heure son don, puisque ce dernier semblait peu coopératif, elle descendit rapidement vers l’eau en profitant des vents descendants et tourbillonnants.

À quelques mètres de la surface, elle referma ses ailes et se lança choir, plongeant entre deux larges roches qui piquaient vers le ciel. Elle se laissa couler un moment, tentant de percevoir à nouveau l’étrange appel, et commença à nager lentement tâchant d’en trouver l’origine. Entroxucec s’étirait ça et là dans les ombres des crevasses, louvoyant autour de la Dragonne, jusqu’à trouver un point où l’eau était anormalement agitée.

~ Nynsith. ~

Tandis que l’interpellée rejoignait l’Ombre, le tourbillon se calmait, tout comme l’écho s’effaçait. Le duo s’avança alors pour voir une seconde Dragonne que l’Océane ne connaissait que trop bien.

« Mama… Nynsith? Que faites-vous ici ? »

Shyven était-elle vraiment sur le point de prononcer ce mot? À elle? Et elle était déjà bien plus grande, à peu près de la même taille que Nephilith et Ssaadjith. Cela faisait-il déjà tant de temps depuis… Et ces écailles qui rappelaient des plumes, comme celles d’une…

~ Non. ~

Nynsith resta immobile, fixant celle qui était sa fille dans un silence brisé par le seul bruit assourdi des vagues qui se fracassaient contre le récif, plusieurs mètres au-dessus d’elles. Après un moment, Entroxucec se révéla à nouveau.

« Est-ce cet objet que nous avons perçu? »

Shyven n’eut évidemment pas grand loisir de converser avec sa mère. Pas très loquace, comme à son habitude. Peu à peu alors que le silence seulement interrompu par le bruit des vagues se faisait à nouveau sentir, l’Opale sentit comme une certaine gêne. Ces deux dragonnes avaient beaucoup à se dire, indubitablement, et pourtant aucune ne souhaitait vraiment amorcer le dialogue.

Mais comment en vouloir à sa mère ? Après tout il était vrai qu’elle était le fruit d’une expérience traumatique. Cela Kaalys lui avait dit. Mais lui avait fait le choix de l’élever, alors que Nynsith faisait tout pour l’ignorer, et ce depuis sa naissance. Ils avaient tout juste pu échangé quelques mots à la mort d’Aïasil, et c’était tout.

La dragonne toisa ainsi quelques temps sa mère, jaugeant la suite, et alors que Shyven s'apprêtait à dire quelque chose, une petite ombre avec des yeux bleus ciels sortit de nul part, et parla en lieu et place de sa mère, interrogeant l’Opale :

“Est-ce cet objet que nous avons perçu ?”

Shyven tendit sa griffe devant elle, montrant l’objet métallique à la petite ombre, comme une fière trouvaille. Il était étrange de parler ainsi à cette créature alors que sa propre mère se tenait littéralement coite juste à côté d’elle, mais s’il en était ainsi, Shyven voulait bien s’adapter.

“Je le pense oui, Petite-Ombre” Commença t-elle sa réponse.  “Du moins j’ai aussi senti la force de son appel, à travers la tempête qui semblait secoué ce récif. Un appel empli de sensations familières, mais de mystères aussi. Les Voix me l’ont désigné depuis un temps déjà : d’abord de simples manifestations, elles ont commencé à devenir de plus en plus instantes à ce sujet. C’est pourquoi j’ai décidé de les suivre.”

Shyven décrivit un cercle dans l’eau, se dégourdissant les pattes, et voyant comment le bijou se comportait, ainsi accroché à sa griffe : il semblait l’avoir totalement épousé, comme si celui-ci était une extension manquante au corps de Shyven qu’elle venait tout juste de retrouver. Étrange, car une puissance mystérieuse semblait en émaner.

“J’ai senti l’Ordre et le Chaos mener un grand combat l’un contre l’autre ici. Ce qui peut potentiellement expliquer les tempêtes alentour. Et pourtant, c’était comme s'ils avaient besoin d’un arbitre, au milieu de tout ceci … Je me suis finalement approché, et vous connaissez la suite de l’histoire.”

Oui, vous, car elle n’avait pas oublié que sa mère était aux alentours également. Observant plus en détails l’objet, Shyven pouvait y remarquer de petites runes qui étaient écrites ça et là, dans un langage qu’elle et sa Mémoire n'arrivaient pas à identifier de suite. La Plume Rose se rapprocha un peu de l’Ombre, et l’invita à venir inspecter la griffe également :

“Ces runes m’interrogent … Elles semblent comme effacées, mais pourtant j’ai l’impression qu’elles semblent avoir une signification, une histoire. Néanmoins je ne pense pas reconnaître le langage ici exprimé. Peut-être avez vous une idée …”

Shyven s’arrêta au milieu de sa phrase, avant d’interroger l’Ombre :

“Petite Ombre ? Avez-vous un prénom ? Je suis Shyven, enchantée. Dragonne, Tribunal Vivant, et …”

Elle regarda sa mère :

“Fille de Nynsith.”

Employant un ton plus grave pour ponctuer ces termes. Car c’était la vérité, qu’on le voulait ou non, l’une ne pouvait se cacher à l’autre plus longtemps. Elle inspira, et pris son courage à deux mains avant de tenter un dialogue avec elle :

“Je suis responsable de bien des choses n’est-ce pas ? Tu n’as pas besoin de parler, ton silence en dit long.”

Et la dernière conversation qu’elles avaient eu aussi.

“Achroma Elusis est mort.”

Cela, Shyven se douta bien que  Nynsith n’en avait cure. Un bipède de plus ou un bipède de moins sur cette terre, si sa mère tenait de son grand-père, alors il n’était pas question qu’elle le relève.

“Ce qui veut dire que les heures de Papa-tout-chaud, Kaalys sont comptées. Le Lien va le dévorer, cela est certain.”

Au mot “Lien”, le bijou s’éclaircit quelque peu. Comme s’il réagissait à ce terme. Shyven le porta à ses yeux. Étrange. Pour autant, elle ne se laissa pas démonter, et repris :

“Toi, Papi-colère, Mamie-Montagne et Oncles-Zigotos, vous serez bientôt ma seule famille."

La dragonne d’opale soupira. Nynsith était peut-être la seule qui n’avait pas encore eu de surnoms affectifs de la plume rose depuis le temps. C’était assez représentatif de l’ambiance qui régnait entre les deux êtres :

“Moi qui me réclame Tribunal Vivant et gardienne de l'Équilibre, comment puis-je assumer ce rôle si je ne t’inspire que le Chaos ?”

Combien de créatures Nynsith avait-elle combattues? Plusieurs centaines, voire plusieurs dizaines de millier. Parmi celles-ci s’en trouvaient qui avait su lui donner du fil à retorde à une époque plus reculée, alors qu’elle était plus physiquement plus petite. Et même à présent, elle n’hésitait pas à confronter des animaux plus gros, choisissant parfois volontairement les spécimens les plus larges et les plus forts pour toujours s’améliorer, devenir encore plus forte. À cela s’ajoutait évidemment des ennemis de taille, de véritables monstres qui auraient pu avoir sa peau, peut-être, au prix d’un rude combat. Mais là encore, ces ennemis ne lui posaient pas problème, ils la motivaient à se dépasser, ils venaient éveiller ses instincts de chasseresse comme autant de défis à surmonter.

Pourtant, l’ennemi qui revenait à présent à la charge de par la simple présence de Shyven en était un contre lequel ni la plus dure des cuirasses, ni les crocs les plus acérés ne pouvait faire quoi que ce soit. C’était un ennemi insaisissable, insidieux, qui restait en retrait pour resurgir à n’importe quel moment, sans aucun signe avant-coureur. Car normalement, un prédateur peut être détecté, même s’il prend les meilleures précautions. Il aura une odeur, peut-être fera-t-il du bruit ou bien la terre vibrera un peu trop sous ses pattes. Mais le souvenir de sa possession n’avait rien de tout cela. C’était un récif dangereux sur lequel l’esprit de la saurienne retournait s’écorcher chaque fois que les circonstances amenaient une vague un peu trop forte pour être encaissé. Et elle se sentait complètement désemparée, se noyant en elle-même, oubliant alors comment remonter à la surface.

« Oui, je sais qui tu es, Shyven l’Opale. Je ne le sais que trop bien. Je suis Entroxucec, l’Ombre qui n’aurait jamais dû être. »

~ Voilà bien un point qu’elle et toi avez en commun. ~

~ Nynsith, que tu le veuilles ou non, elle est ta fille, ne serait-ce que parce qu’elle est issue de toi. ~

~ Je t’ai déjà dit de ne pas- ~

~ De ne pas faire usage de ce mot pour la décrire, je sais. Comptes-tu pourtant vivre durant des millénaires en fuyant ce fait? ~

L’Océane ne rétorqua pas.

~ Pour une fois, vous êtes face à face. Peut-être que cette rencontre ne tient pas du hasard. ~

« Moi qui me réclame Tribunal Vivant et gardienne de l'Équilibre, comment puis-je assumer ce rôle si je ne t’inspire que le Chaos? »

Un nouveau silence, toujours empli du son des vagues qui se faisaient encore plus forte tandis qu’une tempête se levait par-delà la surface.

« Pas le chaos. La détresse. »

Shyven sentait une ambiance pesante au milieu de ces récifs, non pas causés par cette griffe qui pulsait au rythme de la conversation entre les deux êtres à écailles, mais bien par cette rencontre fortuite, mais qui était l’occasion pour l’Opale de remettre des points sur des i.

Mais comme à l’image de ce que cette relation était depuis son début, la discussion n’allait pas être facile. La Petite-Ombre qui accompagnait sa mère tâcha cependant de se présenter et de faire un brin de conversation :

« Oui, je sais qui tu es, Shyven l’Opale. Je ne le sais que trop bien. Je suis Entroxucec, l’Ombre qui n’aurait jamais dû être. »

Shyven arqua la tête sur la droite. Alors elle savait qui était la dragonne. Bien, c’était un bon point. Puisque cette ombre accompagnait Nynsith, à défaut de lui montrer de l’affection ou une quelconque marque d’attention, l’Opale pouvait au moins en déduire que sa mère parlait d’elle, ou pensait à elle.

Restait à savoir comment, dans la mesure où l’existence de Shyven était lié à de nombreux traumatismes. Et si Kaalys avait pu s’en tirer sans trop de problèmes pour la Rosée, l’inverse était moins vrai pour Nynsith.

La dragonne n’eut cependant pas à attendre trop longtemps pour avoir une réponse à ses questions :

« Pas le chaos. La détresse. »

Shyven ouvrit grand ses yeux, et bougea sa tête vers la droite, puis la gauche. Les mots étaient durs, d’autant que cet échange était le premier véritable dialogue qu’elles avaient entre elles. Comme premiers mots, on avait fait mieux.

Mais c’était ainsi, et Shyven le savait. Cependant à cet instant présent, bien que tout ceci était connu de sa personne, elle se trouvait assez subitement désemparée. Elle qui était d’habitude fort loquace, ayant hérité des aptitudes de son père et de ses grands parents, elle se trouva prise au coeur d’une tempête de sentiments profonds.

Plusieurs sensations se succédaient : tristesse, colère, mais aussi quelque part la joie de retrouver cet être cher à ses yeux, et qui pourtant refusait son existence, tout ça car l’Opale était en vérité le symbole d’un traumatisme profond qui avait hanté sa mère.

Shyven baissa la tête, et fit part de ces sensations à sa mère. Elle savait que tout ceci était dérisoire par rapport au combat que Nynsith avait mené pour se sortir des griffes des chimères, et qu’elle rejetterait probablement tout ce que sa fille pensait, mais cela prouvait qu’elle au moins, sentait les mêmes choses à la vue de sa mère.

Le fait de ne pas pouvoir partager son quotidien à la manière dont elle le faisait avec Kaalys, le fait de représenter toutes ces choses ignobles pour un membre de sa famille, le fait de ressentir ce puissant sentiment de malaise à chaque fois qu’elles se recontraient … Tout dans cette situation attristait profondément Shyven.

Elle voulait aider sa mère, sincèrement, mais le destin cruel, le remettait face à ce sentiment d’impuissance qu’elle rencontrait avec la mort progressive de Kaalys. De la même façon que le dragon noir dépérissait inexorablement, l’Opale sentait sa mère coulé dans une mer de sentiments dont elle pourrait difficilement la tirer.

Shyven finit par faire timidement :

“Je ne serais jamais la fille dont tu rêvais. Que ce soit les chimères ou le lien, tout a été injuste pour nous deux. Je ne veux pas te faire de mal. Simplement que l’on se considère, et que l’on se soutienne dans les moments difficiles.”

L’Opale savait combien sa mère était fermée au dialogue à son sujet. Elle ne pourrait jamais rien faire pour la sortir de ce mal, car son existence même était le problème dans cette histoire. Fort heureusement, Shyven était désormais suffisamment indépendante pour vivre toute seule, et elle pouvait compter sur d’autres membres de sa Nuée qui n’avait pas de problèmes avec elle pour l'accueillir entre leurs ailes.

Elle voulait simplement que la situation avec sa mère soit moins épineuses, et qu’à défaut de s’aimer véritablement, qu’elles puissent se tolérer, se considérer, et faire face ensemble dans les moments plus compliqués. Car en cet instant présent, Shyven avait grandement besoin d’aide pour outrepasser la mort inéluctable de Kaalys.

Elle devait se concentrer sur autre chose. Oui, voilà, ne plus porter attention à la situation, ignorer sa fille, au moins pour un instant. Nynsith dirigea son esprit vers la tempête qui faisait rage au-dessus des flots, y voyant presque une matérialisation de son ressenti.

Le vent hurlait, chantant des notes discordantes suivant le rythme d’un magnifique chaos. C’était la spontanéité qui guidait la tempête, elle n’était pas organisée, ne prévoyait pas à l’avance ce qu’elle allait devenir. Peut-être était-ce là la raison pour laquelle elle n’avait pas pu de nouveau user de son don de l’orage, n’étant pas à l’écoute de l’impulsivité. Ou bien sa propre impulsivité l’empêchait de percevoir celle du ciel en furie. D’autant plus que la tempête qui était née lors de l’attaque des Couronnes sur le Domaine Baptistrel n’était pas naturelle à la base. Peut-être est-ce sa source magique qui avait facilité la tâche à l’Océane, alors qu’ici elle cherchait à entrer en résonnance avec une tempête aussi sauvage qu’elle. Elles étaient identiques, fières de leur liberté, fortes parce que rien ne pouvait les dompter.

Elle était la Dragonne de la Faim, fille de l’Ire et du Quartz, porteuse de la parole de l’Orage. Peut-être qu’effectivement, elle surmonterait ce qu’elle avait vécu un an plus tôt, mais elle n’allait pas y arriver maintenant. Il restait des blessures à soigner, bien que les cicatrices resteraient derrière, indélébiles.

~ Shyven t’as parlé. ~

~ Oui, je l’ai entendue. ~

La fille dont elle rêvait… Avait-elle seulement rêvé à une telle éventualité? Tout lui avait été imposé, elle se retrouvait tout simplement avec les conséquences de son imprudence. Elle croyait pouvoir affronter seule des Chimères et s’était retrouvé possédée. Cette faute était la sienne, cela elle le savait, et peut-être était-elle maintenant prête à accepter au moins ce fait. Mais la présence de Shyven lui causait également de la douleur et elle n’était pas encore prête à faire face à cette partie des événements.

~ Elle attend une réponse. Dis-lui au moins quelque chose! ~

~ Tu as raison. ~

L’Affamée baissa les yeux sur l’Opale, fixant son regard et seulement son regard. Un regard où brillait une étincelle qu’elle reconnaissait comme étant la même qu’elle avait eu jadis, avant de quitter le continent sauvage et entrer malgré elle dans le monde bipède, un autre élément qui lui avait été imposé par les circonstances.

« Je ne suis pas en état de continuer cet échange. Nous nous reverrons. »

La saurienne se mis à nager vers la surface, usant de son armure pour mieux se propulser hors de l’eau. Gonflant ses ailes de vent, elle décrivit une spirale pour atteindre le cœur de la tempête, le seul lieu où elle désirait se retrouver dans l’instant présent afin de s’y perdre.