L'honneur est un plat qui se mange chaud [Tryghild, Aldaron et Jangali]

Délimar, le 20 Janvier

Dire qu'elle était occupée relevait de l'euphémisme. Elle était débordée ! Cette ville en pleine construction avait un besoin constant d'attention et elle ne savait tout simplement pas lui dire non. Les industries devaient être régulées, les stocks analysés afin de convenir au mieux à leurs besoins. Les trop-pleins seraient envoyés à Cordont pour la reconstruction, ou le cas échéant à Caladon pour rejoindre le marché commun de l'Alliance de Calastin. Elle devait régulièrement lire les rapports de la conscription des Brises-Sorts en plus des mises au point avec Ilhan sur divers sujets, à commencé par son projet d'abolition de l'esclavage Graarh que le diplomate gérait quotidiennement en compagnie de Sighild. Ses nuits étaient courtes, son fils faisait ses dents et se réveillait plusieurs fois en pleurant, avant de se rendormir de nouveau. Et elle devait également s'assurer de préparer son mariage. Autrement dit, il ne lui restait pas beaucoup de temps pour elle. La fatigue s'accumulait indéniablement mais qu'y pouvait-elle ? Il fallait avancer. Elle se reposerait réellement quand elle serait morte, très probablement !

Installée dans son bureau, la nordique releva la tête d'un énième parchemin et eut la satisfaction de constater que la pile du jour diminuait à une vitesse acceptable. Elle devenait meilleure à ce jeu-là, se rouant un peu plus chaque jour alors que quelques mois auparavant elle peinait encore à tenir les délais nécessaires à ses réponses. Et dire que son travail était déjà diminué par la présence des conseillers et de toute la haute administration ! Sans cela, elle n'aurait simplement jamais quitté son bureau. Satisfaite, elle replongea dans les rapports des chantiers navals pendant un temps indéterminé, perdant complètement toute notion de temps, jusqu'à ce qu'un coup sec à la porte n'attire son attention une fois de plus. Il s'agissait d'un messager d'Ilhan, venu lui porter des nouvelles. Le contenu de la missive lui fit froncer les sourcils, et elle hocha la tête simplement, renvoyant l'estafette vers son diplomate. L'interruption suivante vint d'Avente lui-même, venu lui présenter la créature qu'il hébergeait et dont il lui avait fait mention. Une créature pour laquelle on bousculait tout son programme. Elle avait intérêt à être intéressante ou par Loup, ils allaient tous deux le regretter amèrement.

Se relevant, elle contourna le bureau et salua son conseiller d'un poing sur le cœur, avant de lui serrer la main. C'était la première fois qu'ils se voyaient depuis plusieurs jours. Quand ils passaient beaucoup de temps proches, elle tendait à réduire les courtoisies à leur plus simple nom, un signe de tête était déjà bien assez. Le reste aurait été une perte de temps. Se tournant vers le natif, elle fit le même salut, poing sur le cœur avant de lui tendre une main sans chercher plus loin. Avente s'excusa immédiatement, après l'avoir remerciée du temps qu'elle prenait pour eux. Le laissant aller, elle resta un instant à observer la créature puis lui fit un signe de temps, désignant l'une des chaises de bois posées près de son bureau. Elle prit l'autre et s'installa sans mettre la surface de travaille entre eux. Ça, c'était bon pour quand un Sélénien se pointait, ou qu'elle officiait comme juge, sinon elle n'en avait pas grand-chose à faire. Leur respect se déterminait autrement qu'au travers de platitudes futiles. Carrée dans son assise, elle laissa un instant de silence suivre avant de prendre la parole de nouveau.

« Je suis Tryghild. Tu as dis vouloir me parler. Comment t'appelles-tu et que viens-tu faire à Délimar ? »

On ne pouvait que difficilement faire plus concis et plus efficace mais elle avait relativement peu de temps devant elle et… et même si elle en avait, elle n'aimait pas tourner autours du pot ; Que les choses soit-dites un point c'est tout. Du peu qu'Ilhan avait laissé entendre, c'était important. Donc plus vite ils allaient et plus vite ils seraient fixés sur l'importance réelle de la chose.

Merveilleux, encore un assoiffé de sang doté de pulsions mégalomanes et destructrices. Cela ne ferait jamais que le… A combien se montait le compte désormais ? Elle jeta un regard entendu à l’elfe apparu un peu plus tôt sans un son et tâcha de ne pas sourire. Seul ses prunelles avaient bougé un bref instant avant qu’elle ne revienne au poilu. Donc, combien de fous furieux avec des envies de génocide ? Le prince vampirique Saeros, le prêcheur Aldakin, Néant, le Tyran, les Chimères. Maintenant, un natif du nom de Rog donc. Est-ce qu’il l’était, justement ? Rogue ? Par Loup elle fatiguait si elle en arrivait à deux réflexions pareilles. Mais en même temps, stopper les envies démentielles de quelques sociopathes la fatiguait. Elle avait une ville à construire et un peuple à diriger. En tout cas, les natifs n’avaient pas l’air plus dégourdis que les enfants du vieux continent quand il s’agissait de troubler le repos de quelque créatures malveillantes endormies depuis longtemps. Avec de l’aide certes, mais quand même.

Là où ça devenait intéressant c’était l’idée d’une source de magie sur l’Archipel car cela venait corroborer les dires de Verith au sujet de la trame en ces lieux. Décidément, à combien de surprises allaient-ils avoir droit, encore ? Et aller, un portail magique en plus, histoire d’en rajouter une couche.

“ Je suis pratiquement sûre qu’il en existe d’autres”

Parce que ça serait trop simple et pas assez périlleux pour leurs lointains ancêtres qui avaient eut l’idée stupide de construire ça. Les lointains ancêtres n’étaient jamais très sain d’esprit ni très intelligents pour les choses pratiques de la vie. Comme d’éviter aux futures générations certains périls. Suffisait de voir l’Incendiaire…

“ Ah mais je n’ai rien dis”

Elle n’avait vraiment rien dit du tout. Pour elle, l’histoire était plausible. Après le dragon multimillénaire voleur du coeur d’un Néant préférant la gente masculine comme tout bon glacernois à la bataille, elle voulait bien croire à n’importe quoi. Non vraiment, ce n’était pas du tout le souci. En revanche, elle ne savait pas encore comment arrêter ce Rog.

“ J’ai besoin d’un verre”

Se relevant, elle contourna son bureau pour se servir à un pichet d’hydromel, en prit un second pour le poilu, et un troisième pour l’elfe et sa taxe. Elle jeta un nouveau coup d’oeil de ce côté, et eut un léger sourire en coin en voyant la forme tout à fait incarnée et tout à fait fictive qui se trouvait juste derrière l’épaule du Graarh.

“ Qu’en dis-tu ?”

Elle avait en effet des questions, sans doute certaines seraient-elles communes avec les siennes. Celles qui ne l’étaient pas suivraient rapidement. Revenant avec les verres, elle en mit un dans la patte, et offrit l’autre à son invité avant de s’asseoir de nouveau dans sa chaise puis de remarquer que le pauvre Aldaron n’en avait pas. Elle se releva, la lui laissa et passa derrière son bureau.

“ Et si tu nous en disais plus sur ce Rog ?”

Elle était vraiment fatiguée aujourd’hui… et sa migraine n’allait faire qu’augmenter, à tous les coups. Heureusement que ses deux vis à vis n’étaient pas télépathes. Intérieurement, elle essayait de se faire une idée de ce à quoi cette chose ressemblait et ses motivations. Aussi futiles soient-elles, elles devaient exister.

Il partait pour Nyn-Tiamat ? Elle hocha la tête en manquant soupirer d’envie. Le chanceux. Ce n’était pas pour la plaisance de toute évidence, mais cela restait une destination de choix, vampire ou non. D’une voix sobre, elle y répondit donc en langage commun : “J’attendrais de tes nouvelles. Fais attention à toi avec les sang… les vampires”. Les sangsues, c’était le surnom de ces créatures à Glacern, et on ne se défaisait pas d’une vie de haine et de prédation aisément. Elle faisait uniquement un effort parce que le fiancé de son ami et collaborateur était, justement, un vampire et qu’il n’aimerait sans doute pas entendre de tels propos. Elle pouvait comprendre, même si c’était dérangeant pour elle. Elle resta par la suite coite tandis qu’il posait ses questions, surprise de savoir qu’ils connaissaient tous deux la même personne. Le reste ? Elle avait presque la même chose en tête, il résumait pour deux. La réponse en revanche ne lui convenait pas trop, mais qui était-elle pour juger la culture des autres après tout.

“ Et si tu ne sais rien de plus comment espères-tu endiguer cette menace ? Pour combattre il faut connaître ce contre quoi tu lèves ton arme, c’est la même chose pour nous. On ne peut pas agiter nos épées en tout sens, sans appréhender notre objectif, ni protéger les nôtres si on ne sait pas ce qui risque de se passer. Mort et destruction c’est un peu notre quotidien depuis une dizaine d’années sinon plus, c’est vague”

C’était la cheffe de guerre en elle qui parlait. Des combats contre des créatures qu’ils ne connaissaient pas il y en avait eut et ça ne s’était jamais très bien passé. Ce n’était pas combattre le souci, c’était bien réussir à porter un coup réel. La mention du carnet en Graarh ne l’avança pas davantage même si c’était déjà un début.

“ Il maîtrise la magie ?”

Le ton laissait clairement entendre tout ce qu’elle pensait de cette nouvelle. Encore un foutu mage. Pourquoi les mégalomanes sanguinaires étaient-ils tous des mages ? Et après ça, Avente allait encore essayer de lui dire que non, les mages n’étaient pas dangereux, qu’ils pouvaient être de très bonnes personnes. N’empêche que tous les fous destructeurs étaient des mages. Là, on allait pas le lui réfuter. Ce truc montait à la tête pire que la pire des maladies. Elle en avait assez des mages et de leurs soucis d’ego de la taille d’une montagne. Encore les dragons, ça ne s’excusait pas mais ça s’expliquait quand on était gros, grands, qu’on volait et qu’on crachait du feu. C’était dans ces moments-là qu’elle avait envie d’interdire définitivement la magie. Il lui fallait au moins la vision de Aldaron pour lui rappeler de mettre de l’eau dans son vin. Bien, ils ne savaient presque rien, ils avaient une menace de plus sur les bras, rien pour la circonvenir. Merveilleux. Et un autre Tyran Blanc aussi ? A chaque fois c’était la même chose bon sang.

“ Je peux te mettre sur un navire oui. De toute évidence tu ne nous sert à rien tant que ce carnet n’est pas traduit. Et dans ta tribu ? Il n’y a aucune personne de savoir qui pourrait nous en apprendre davantage ?”

Elle se tourna vers Aldaron.

“ Si tu trouvves ce Purnendu sur Nyn-Tiamat cela nous ferait gagner du temps.. Si j’affrète un navire pour expédier notre messager, aurais-tu besoin que j’ajoute quoi que ce soit à la cargaison ? Armes, fournitures contre le froid ? Tu as Syrène avec toi ou est-ce que je t’envois le mien ?”

Elle condamnait fermement l’usage de la magie dans la vie de tous les jours, convaincue qu’il n’y avait pas d’utilité à en abuser ainsi et que c’était dangereux pour les capacités réelles d’une personne. En revanche, elle admettait que dans certains cas d’urgence, la magie puisse être utile. Cela, elle l’avait apprit auprès d’individus comme Aldaron. Savoir donc que son diplomate pouvait accéder à la mémoire d’une autre personne pour en retirer des informations très précises ne la choquait que sur le plan purement technique, ne comprenant pas comment c’était possible. Magie oui mais même la magie avait des règles et des processus non ? L’usage d’un tel sort, cependant, entrait pour le coup dans la catégorie des cas d’urgence à son humble avis. Si une telle menace planait et que le sort pouvait leur donner plus d’informations sur cette menace, elle ne cracherait pas dessus.

“Tu sais que je m’en accommode quand aucune autre solution n’existe. N’en ayant aucune en tête, je suis d’accord qu’un tel sort pourrait être utile pour cette affaire”

Elle paierait même le surplus de taxe elle-même puisqu’elle était l’instigatrice de l’usage de cette magie-là. La suite la fit davantage tiquer. Elle n’était pas certaine de pouvoir convaincre le moindre Délimarien de donner son sang pour les vampires et elle n’en avait pas très envie. Peut-être pouvait-elle voir avec Caladon et les autres cités et effectuer l’acheminement sous bonne garde. Un navire de ligne armé pour la guerre et transportant autant de sang que possible devrait suffir, sans doute. Il n’y avait plus tant de vampires que cela. Ce pouvait être un bon compromis que de faire ainsi. “Je verrais ce que je peux faire” Elle ne rejetait pas la demande, après tout, c’était effectivement elle qui avait posé la question. Et elle ne pouvait ignorer la menace que des vampires fous pouvait représenter. A moins de les attendre au large et de couler tous leurs navires à distance.

“Bon courage Aldaron”

Il allait en avoir rudement besoin. Soupirant lourdement, elle alla se resservir un verre. Seul avec le Graarh et son inquiétude, elle lui décocha un regard dépité et eut un haussement d’épaules.

“Il fallait s’y attendre. C’était reculer pour mieux sauter”

Elle-même n’avait pas cru totalement à leur fuite. Savoir que ces saloperies étaient à leurs trousses et bientôt-là ne faisait que donner davantage de sens à toutes les préparations militaires de Délimar. Ils n’avaient pas le choix que de vaincre. S’inquiéter n’aiderait en rien et ne changerait que l’efficacité de chacun le moment venu. Un silence fut le seul écho à ses mots, tout d’abord, puis elle hocha la tête, mais sans grande conviction.

“On survivra ensemble oui, si on s’y met tous. Ce n’est pas ça qui m’inquiète vraiment… ce qui m’inquiète, c’est après ça. Soit on est tous morts et tant pis. Soit on est pas morts et une alliance de circonstances ne tiendra jamais sur le long terme. On le voit déjà entre nous….”

Un nouveau silence, puis elle se fit violence.

“Je te remercie de ta bonne volonté, ton aide est la bienvenue. Excuse-moi, je vais avoir beaucoup à faire pour préparer tout cela en plus du reste. Tu es le bienvenu à Delimar pour le temps qu’il reste avant ton départ. Que Loup t'accompagne”