Au sourire de son père quand il évoqua son idée d’immaculés, un sourire plus féroce encore se dessina sur les traits de l’athaïen. Il n’avait peut-être plus de crocs apparents, lui qui les avait limés, mais il n’avait rien perdu de son mordant. Et pire encore, il n’avait rien perdu de son venin. Non pas de ce venin qui agissait de suite et se révélait au grand jour dès la première morsure, mais un venin des plus traîtres qui agissait dans l’ombre, dans le temps, aussi traitre que le poison familial, secret des Avente de génération en génération, un poison lent et insidieux qui commençait à n’agir que quelques heures après ingestion ou contact, pour mieux en cacher la réelle source.
Il fut heureux, plus même, il fut soulagé et… presque honoré quand son père lui accorda son soutien, et ce de vive voix. À ces quelques mots prononcés, un étrange sentiment de joie indicible et de triomphe puéril s’insinua en lui. Tel le sentiment d'une reconnaissance paternelle pleine et entière qu’il aurait tant attendue sans vouloir vraiment se l’avouer. Tel un lien père-fils qui enfin se nouait, se renouait, pleinement, et avec une solidité sans faille.
Non, en effet, on ne passait pas d’humains à sainnûr, sans la vampirisation. Il avait pensé à tout, et tout était déjà presque organisé. Sa Toile s’était, spontanément, insidieusement, reconvertie en la cause Sainnûr depuis l’immaculation du Tisseur, comme si cet événement avait été la révélation finale de la cause perdue du peuple humain, cette cause désespérée pour laquelle la Toile s’était tant battue, et débattue, pour finalement rencontrer des abysses sans fond et un vide absolu. Les Sainnûr leur étaient alors apparus, naturellement, comme la seule race d’avenir possible. Comme la seule digne de leur combat de l’ombre. Comme la seule capable de prospérer dignement et de s’adapter à ce nouveau monde.
Il avait donc un certain soutien, logistique et en mains-d’œuvre, pour ce projet. La Toile chercherait pour lui, pour eux, les cibles intéressées, et les rassemblerait sans trop de peine. Certains membres seraient probablement d’ailleurs les premiers transformés, même s’ils n’intégreraient pas l’armée de Caladon et continueraient plutôt à oeuvrer dans l’ombre, au sein de l’immense Toile. Ils avaient déjà quelques cibles en vue aussi. Il avait trouvé, preuve à l’appui en cette nouvelle aube, comment aider dans la voie de l’immaculation, tant qu’on en ait une profonde volonté. Il avait pensé à leur faire prêter serment avant transformation, et pour avoir leur consentement plein et entier, sachant qu’Autone y tiendrait, et pour leur engagement dans l’armée. Il avait même songé à leur permettre de recouvrer, tant que faire se pourrait, leurs souvenirs, du moins d’en conserver quelques traces dans un carnet de mémoire, tel qu’il l’avait fait pour lui-même. Il avait songé à l’organisation précise, faire des transformations par vague, par lots de plusieurs personnes, avec un certain nombre d’initiés pour sécuriser le tout, prévoir la gestion et leur installation le temps de leur récupération, leur laisser un (court) délai d'adaptation avant leur engagement final dans l’armée… Oui, tout avait été pensé. Ou presque. Il n’était pas à l’abri d’imprévus. Il ne lui restait qu'à trouver un lieu sûr pour les transformations, ce qui ne saurait tarder, et… à trouver un vampire, un Ast si possible, pour la vampirisation pré-immaculation. Dans l’idéal un Ast assez expérimenté, ou du moins assisté d’un vampire assez ancien qui saurait faire preuve de maitrise et saurait gérer les nouveau-nés, surtout ceux qui, peut-être, n’immaculeraient pas. Car cela pouvait, et allait sans doute, arriver.
Quand son père évoqua donc ce sujet, Ilhan lui accorda un sourire de connivence, ouvrant pleinement son esprit afin que tout son plan soit parfaitement lisible pour le télépathe près de lui. Oui, il lui fallait encore trouver un vampire, Ast si possible, qui veuille bien lui accorder ce soutien-là. Et en contrepartie, sans conteste, les vampires qui n’auraient pas immaculé pourraient rejoindre l’Ast… ou plutôt l’armée de son père ? Car il sentait, à cette main posée sur son épaule, ce regard perçant que lui dardait son père, à ces quelques mots sibyllins, mais pourtant clairs pour eux deux, que, oui, Aldaron était en train de lui proposer la source des morsures. Il n’aurait pas pu rêver mieux, même si bien entendu il y avait songé et le lui aurait demandé. Mais il semblerait que son père venait d’anticiper ses besoins et sa demande. Il ne répondit tout d’abord que par un acquiescement silencieux, en un lent hochement de tête empreint de solennité.
Même s’il ne dit mot en cet instant, se focalisant sur ses pensées pour les rendre claires et pleinement perceptibles pour son père, reconnaissance était sans nom. Une onde de douce chaleur irradia en lui, qu’il tenta de transmettre à l’empathe. Tous deux ainsi alliés, même dans les pires complots s’il le fallait, pourraient aider et protéger Autone dignement. Était-il besoin de plus de mots pour répondre pleinement ? Il en doutait. Son père pouvait lire en lui comme dans un livre ouvert en cet instant. Et peut-être mieux valait taire tous les détails de leur complot. Les murs avaient des oreilles, disait-on. Un adage qu’il gardait toujours à l’esprit.
D’ailleurs déjà Aldaron changeait de sujet. Là encore Ilhan acquiesça en silence. Oui, que Delimar quitte l’Alliance allait délier les mains de Caladon pour forger cette dernière à son image. Même s’il n’était pas lui-même porté sur l’or et le prestige des richesses, il ne crachait pas sur ces derniers, qui permettaient en ce monde bien des choses. Mais il savait qu’aux mains d’Autone, ce n’était pas seulement l’or qui serait mis en valeur, mais une farouche volonté de liberté et d’indépendance, et une réelle méritocratie non pas basée sur la force et la puissance combattive, mais sur tout mérite de toute sorte, qu’il soit militaire ou intellectuel, commercial ou artistique…
Quant à transformer Delimar, tout Delimar, en Ast ? Cela pourrait être tentant. Ce serait là des atouts militaires non négligeables, qui rejoindraient les rangs de Cendre-Terre ou de Caladon… Mais… Mais non. Non, songea-t-il, Autone s’y opposerait. Du moins elle ne voudrait pas que cela se fasse de cette façon-là. Pas sans leur consentement. Il savait l’attachement profond de sa femme à cette notion-là. Et il en comprenait la source, plus qu’il ne voudrait l’avouer d’ailleurs. Et il devait admettre qu’elle n’aurait pas totalement tort. Même si politiquement et stratégiquement cela serait un coup de maitre sur l’instant, cela ne serait qu’éphémère, le temps de quelques années, voire décennies. Mais quand quelques-uns recouvriraient leurs souvenirs, comme cela arrivait à quelques vampires, même si rarement, peu étant ceux à véritablement chercher à se souvenir ou à en avoir la force, quand ces quelques rares se souviendraient… cela pourrait ensuite soulever une rébellion, être l’oeuf pourri dans le nid. Non, mieux valait manoeuvrer autrement au sujet de Delimar.
Il resta songeur, tâtant l’idée qu’il rejetait, quand la voix à ses côtés le sortit de ses pensées. L’accouchement… Là encore sujet épineux, qui le rongeait au fond de son coeur. Une peur viscérale le tenaillait, la peur de la perdre, la peur de perdre l’enfant, pire même la peur de les perdre tous deux. La peur de revivre ce deuil honni. S’ils mouraient, ce serait par sa faute à lui. Encore. Toutefois, dans les ténèbres qui l’enveloppaient à chaque fois à cette idée, il sentit une lueur d’espoir s’esquisser au loin. Aldaron serait là. Et il ne la laisserait pas mourir. Si les mots qui suivirent le touchèrent plus que de raison, d’entendre son père lui dire qu’Autone lui était chère, aussi chère à son coeur qu’il l’avait été lui, son fils, manqua balayer toute sa maitrise, tant son coeur chavira. Après tout, il était vrai qu’Aldaron l’avait sauvé d’une mort certaine, d’une mort atroce dont il avait goûté l’âpre agonie. Savoir l’Ast auprès de son aimée et prêt à la sauver, même si pour cela il devait dans les ténèbres la lier, il en était soulagé. Un indicible sentiment de joie également s’infiltra en lui, à l’idée que… Autone et lui pourraient être, enfin, liés dans l’éternité. Ne pas la voir mourir, ni maintenant ni jamais… Ils en avaient déjà parlé, Autone était prête, semblait-il, à sauter le pas, à braver la nuit, voire à renaitre en pleine lumière, pour qu’ils continuent à vivre ensemble non plus seulement quelques années, mais des siècles entiers.
– Nous serons prêts, fit-il dans un nouveau hochement de tête.
Oui, il s’était aussi préparé à cette éventualité.
– Si quoique ce soit devait arriver à Autone…
Sa voix manqua s’étrangler à ces mots et il ne dut qu’à sa maitrise de ne pas laisser de traitres inflexions s’échapper.
– Toute éventualité a été envisagée, reprit-il d’une voix plus ferme et assurée. Je suis rassuré de savoir qu’elle ne mourra pas. Que s’il devait lui arriver quoique ce soit…
Que les Dieux les en préservent, mais faire naitre un immaculé était une gageure en soi pour une humaine…
– Je suis heureux de savoir qu’elle renaitra d’une manière ou d’une autre.
Même si pour cela elle devait tout oublier. Ils devraient sans doute tout reconstruire. Si mémoire ne pouvait être retrouvée pour Autone, il saurait avoir la patience de lui prouver sa ferveur et ce qui les avait liés, pas seulement un enfant, mais également de réels sentiments.
Il posa sur son père un regard mordoré, et ses timides filaments vinrent caresser la joue de l'Ast, avant qu’il ne prenne une main de ce dernier et ne dépose un délicat baiser sur cette peau pâle, presque luminescente sous les rayons naissants de l’astre solaire. Tel le baiser d’un fils à son père. Ou tel le baiser offert à un prince, un roi, un seigneur. Puis il lâcha la main et ses filaments retournèrent dans son dos, voltigeant doucement telles les ailes d’un étrange oiseau.
– J’aimerais être là. Nous en avons parlé tous deux. Elle ne voulait pas, effectivement… elle voulait m’épargner peine et tourment. Mais je crois qu’elle a compris qu’il me serait pire de ne pas la voir. Même si j’ai dû lui promettre de ne pas regarder, d’être simplement à ses côtés, de soulager sa douleur au besoin, mais de ne pas regarder si jamais… Juste d’être là.
Et il le serait. Avec Aldaron à leurs côtés.
– Et le temps qu’il lui faudra pour se remettre de cette épreuve, quoi qu’il puisse arriver, et quel que soit le délai, nous tiendrons la "barre". Moi et… ce cher Aaron Denrys.
Le mot Marché Noir ne fut pas prononcé, mais il flottait dans l’air et fut pensé assez fort pour qu’Aldaron le comprenne.
– Nous assurerons tous deux la régence.
L’un parce qu’il avait déjà épaulé nombre de régimes dont une régence, et qu’il en avait l’expérience, l’autre parce qu’il connaissait bien mieux Caladon pour savoir comment la gérer. À eux deux, ils sauraient agir sur tous les tableaux et prendre les décisions qui s’imposent, et ce tout en menant la politique de la Monarque telle qu’elle le souhaiterait.
– Et peut-être que son armée sera prête quand elle reviendra sur le devant de la scène. Du moins les premiers éléments.
Qu’elle soit ombre ou lumière, qu’elle embrasse le jour ou la nuit, elle pourra continuer sa nouvelle ère, et de son œuvre tous les éblouir.
À ces mots, qui revenaient insidieusement sur la proposition muette de son père, un fin sourire ourla ses lèvres, à la fois chaleureux et complice. Un sourire qui s'estompa quand il reprit :
– Quant à l’Océanique… L’idée est tentante. À court terme du moins. Mais non, ne leur donnons pas ce prestige de nous rejoindre, pas même dans la nuit ou dans une nouvelle aube. Malgré tous nos efforts, ils ont choisi l’"ennemi" pour les rejoindre, et rejeté l’Alliance d’une chiquenaude ? Alors soit, qu’importent leurs âmes impies, qu’ils restent dans leur obscurantisme obstiné. Si plus tard, ils changent d’avis… peut-être leur tendrons-nous la main dans notre infinie bonté ?
Mais le sourire féroce qui s’esquissa à ces derniers mots soulignait tout le contraire. Non pas qu’il souhaitait faire payer Delimar de cette décision et de ce départ. Mais il était clair, que, même si renouer avec l’Océanique était dans leur projet, et qu’il avait gardé de bons liens en ce sens, l’Alliance ne se plierait pas au bon vouloir des autres le moment venu. Et leur bonté serait d’accorder des "pourparlers", et non pas de plier.