Connexion
-29%
Le deal à ne pas rater :
PC portable – MEDION 15,6″ FHD Intel i7 – 16 Go / 512Go (CDAV : ...
499.99 € 699.99 €
Voir le deal

descriptionAu delà du Temps [Ilhan & Aldaron] EmptyAu delà du Temps [Ilhan & Aldaron]

more_horiz

    9 mai 1764 – nuit

    Des larmes coulaient abondamment sur des joues écarlates de colère. Ses yeux rougis témoignaient de son chagrin, alors que son visage encore si jeune était entouré de boucles brunes échevelées. Son regard était froid et si plein de courroux, mais Aldaron revoyait, en eux, les mires fûtées de son ami Crissolorio. Il avait essayé de prendre soin de sa fille, comme si elle était la sienne, mais il ne l’avait pas forgée dans les heures les plus importantes de sa vie. Il l’avait gâtée sans lui laisser l’opportunité de réussir par elle-même. Il avait échoué et aujourd’hui, il lui avait repris tout ce qu’il lui avait donné lorsque la décision du Conseil, irrévocable, et sous l’emprise du marché Noir, avait voté pour le retrait des fonctions d’Eleonora Ostiz. De nouvelles élections, en cours, choisiraient Autone Falkire dès demain, à midi et les choses changeraient dès lors.

    Mais ce qui l’importait, pour l’instant, n’était pas ce demain fatidique. C’était l’instant présent et cette jeune femme, en chemise de nuit de coton, le visage rougit par la défaite. Il n’aurait pas dû rentrer chez elle, cette nuit, mais elle n’osa même pas appeler la garde. Qui lui aurait répondu ? Qui lui serait venu en aide ? Le Marché Noir était partout et elle le savait : c’était là toute l’incarnation de son cauchemar. Il était venu de nuit, mais elle ne dormait pas. Comment aurait-elle pu ? La bougie qu’elle tenait dans sa main tremblait, parce qu’elle était perdue. « C’est fini. » fit la voix grave du patriarche, y allant sans détour aucun. La bougie tomba au sol et s’éteignit. La jeune femme n’avait pas bougé mais il entendait distinctement sa respiration dans l’obscurité, autant que sa silhouette. Il approchait d’elle à pas lents mais audibles, comme on fait craindre l’approche d’un fantôme. Mais pourtant il vient. Dans la pénombre, elle se croyait à l’abri, dans sa pudeur, et elle perdait de ce masque hautain qui la caractérisait tant. Il ne restait plus que la terreur et les larmes séchées sur ses joues.

    Il posa ses mains sur ses frêles épaules et elle fut incapable de sursauter tant elle était pétrifiée. « Viens. »  Et elle se blottit lentement dans le creux de ses bras, à la fois terrorisée et apaisée. Folle. Il sentait sa respiration qui haletait dans son cou, dans l’épouvante de leur étreinte. Elle se crispait dans l’expectative alors qu’il caressait son dos tremblant pour la calmer. Une part de lui, paternelle, la berçait pour qu’elle aille mieux. L’autre se délectait de la terreur qu’il éveillait chez elle. De sa souffrance. De la punition qu’il lui infligeait pour lui passer l’envie de l’ingratitude. Il sentait son anxiété croitre de seconde en seconde et quand le père aurait voulu la rassurer, la partie plus monstrueuse de lui voulait que cela dur, encore et encore. Il se nourrissait de son effroi alors que les affres d’un vertige émotionnel pointaient le bout de son nez. Il entrait dans son esprit, dans ce tourbillon de panique et il la mordait.

    10 mais 1764 – matin

    Il y avait bien longtemps qu’il n’avait pas remis les pieds dans sa belle demeure, à Caladon. Elle n’avait rien de somptueux, rien d’extravagant, mais elle était d’une qualité de maître, bâtie dans ses matériaux nobles. « Monsieur ? » Les mires verdoyantes du vampire quittaient sa nouvelle fille pour se poser sur le domestique : « Sir Avente est en bas. » Son regard coula sur Eleonora dont la carotide avait été savamment tranchée pour qu’elle se vide rapidement de son sang. « Faites-le venir ici. » Le domestique s’en fut pour s’exécuter alors que le sang carmin de celle qui fut Eleonora Ostiz s’écoulait sur les draps blancs du lit. Le silence accompagnait les spasmes d’un corps frêle soumis à rude épreuve lorsqu’Ilhan entra dans la chambre. Il leva les yeux sur lui : « Entre, Anarore. » fit-il pour l’inviter à ne pas rester sur le pas de la porte, face à cette scène inattendue. Enfin... Inattendue ? Ilhan était trop intelligent pour ignorer qu’une telle chose puisse se produire. Il savait pourquoi Ilhan était à Caladon. Rapidement après on couronnement, Aldaron avait voulu reprendre les choses en main dans la cité de l’or, se tournant alors vers Autone pour trouver une solution. Ils avaient volé à dos de dragon ensuite et Aldaron avait échauffé la population pour gagner en révolte. La décision du Conseil que de destituer Eleonora avait été soutenue par le peuple… Et quand le peuple parlait, il n’y avait plus rien qu’Eleonora puisse faire.

    Aujourd’hui les élections feraient d’Autone la nouvelle Bourgmestre et avec elle, les choses changeraient à Caladon. Pour la liberté. La femme rousse était cette briseuse de chaîne, cette qui refuserait de se plier à l’Empire. « Un jour, lorsqu’Autone réalisera qu’elle abandonnera son dernier enfant trop tôt, elle demandera à traverser la même épreuve d’Eleonora aujourd’hui et ce jour-là… Il faudra que tu saches la mener vers la vie éternelle. Dans la nuit ou dans le jour, qu’importe ? Nous serons tous, finalement, le royaume des immaculés. Libérés de la mort elle-même et du temps qui passe. » Observant sa fille, pensif, il ajouta : « A ce moment-là, ce qui auront choisi de rester dans l’Empire des Hommes ne seront que de vulgaires fourmis dans le paysage. Nous ferons plus forts. La renaissance aura fait de nous des êtres supérieurs. Elle nous aura donné une seconde chance de nous réaliser autrement, loin de la souffrance qu’inflige la crainte de mourir, la crainte de ne pas avoir eu le temps de se réaliser dans une existence éphémère. Nous ne brûlerons pas les étapes, impatients. Comme elle le fit et comme… Comme j’ai eu peur qu’elle n’atteigne pas ses objectifs de vie. Je lui ai tout donné, tout de suite. Elle n’avait pas eu le temps de mûrir. Je lui ai donné, finalement, ce dont elle avait le plus besoin : du temps. Réalises-tu, Ilhan ? Nous sommes au-delà des déesses. » Au-delà du Temps.

descriptionAu delà du Temps [Ilhan & Aldaron] EmptyRe: Au delà du Temps [Ilhan & Aldaron]

more_horiz
En ce jour chantait le renouveau. Non pas le renouveau d’un printemps qui s’attardait, mais un renouveau plein et entier, un renouveau à la fois espéré et redouté. Et nulle autre que sa femme l’incarnerait.

Avant même qu’il mit les pieds en Caladon, le Tisseur avait su ce qui se préparait. Les rumeurs couraient, avivées dans l’ombre, et le Marché Noir oeuvrait. Pour tout dire, si une part de lui avait espéré voir en la jeune Ostiz l’espoir que Caladon rejoigne l’Empire et que le peuple humain s’unisse de nouveau, une autre s’en était glacé d’effroi et préférait que cet espoir meure dans l’oeuf plutôt que de voir désillusion le briser plus tard. Car oui, il le sentait, le savait, l’union du peuple humain n’était plus possible. Et ce depuis bien longtemps. Ostiz n’incarnait que folie et instabilité, et même si elle rejoignait l’Empire elle n’aurait entrainé que sang et guerre dans son sillage de démence aliénée. Trop de rancoeurs, trop de désaccords, qui auraient alors éclaté avec plus de violence. Mieux valait un non franc et fort dès à présent, plutôt qu’un oui timoré et contesté bien après. Le peuple humain était perdu. Tel était le sinistre constat qu’il ne pouvait qu’éprouver. Et ce qui se passait actuellement au sein de Calastin n’en était que la preuve.

Il savait, oui. Révolte grondait. Ostiz était destituée, rejetée par un peuple qui l’avait quelques mois plus tôt glorifiée. Tels étaient les hommes : inconstants dans le temps, inconstants dans leurs esprits, volages et papillonnants, priant la lumière de faire fuir la nuit. Mais comme ils oubliaient si vite, ces petits papillons éphémères, que la lumière était aussi tissée d’ombres… Or ils n’aimaient pas les ombres. Elles leur faisaient peur, les terrifiaient. Ils préféraient donc les chasser, encore et encore, cherchant une lumière plus forte. Aujourd’hui cette lumière était sa femme donc. Mais cette lumière-ci aussi avait ses ombres… Combien de temps durerait alors son éclat pour parvenir à gouverner ces folâtres si facilement aveuglés ? Il espérait suffisamment de temps pour ancrer son pouvoir et oeuvrer comme elle le désirait. S’il le fallait, il serait alors son ombre, pour qu’elle puisse continuer à briller, encore et encore, et qu’elle reste à leurs yeux cette splendeur luminescente qui les guiderait…

Oui, il savait. Autone Falkire entrait en pleine lumière, quand Ostiz embrassait les ombres. Il ne fut donc nullement étonné du spectacle qui s’offrit à lui quand il entra. Certes l’odeur âcre du sang et le carmin tranchant sur le laiteux des draps manquèrent faire chavirer son coeur. Il parvint à réprimer ce mouvement de répulsion qui étreignait soudain son être. Et avança, masque lisse et port princier, en digne fils de son père, sans marquer ce qui glaçait son âme.

Oui, en effet, un jour, Autone réaliserait qu’ils traverseraient les âges, lui et leurs enfants, sans elle. Sans doute l’avait-elle déjà réalisé en fait. Elle était femme intelligente, il n’en avait jamais douté. La mener vers la vie éternelle… Voilà qui faisait tant écho aux songes qui ne cessaient de le hanter. Et les mots qui suivirent ravivèrent plus encore cet écho qui le percuta de plein fouet, reflétant ses pensées en un parfait miroir. Son regard sombre décrocha alors du sinistre, mais inéluctable, spectacle du corps mourant et renaissant, pour s’ancrer dans les perles claires de son père.

Le royaume des Immaculés… Son père avait-il lu en lui ses songes et questionnements à ce sujet ? Lui qui ne pouvait s’empêcher de penser, de plus en plus, que le peuple Sainnûr était le peuple de l’avenir. La seule issue possible. Leur deuxième chance, offerte par les Dieux et Mère Magie, pour qu’ils se reconstruisent enfin sur ces nouvelles terres promises qu’était l’archipel… Pendant longtemps il avait étouffé en lui ces folles pensées, les réprouvant pour leur manque flagrant de modestie et d’humilité. Mais… Plus le temps passait, plus les preuves et les témoignages s’accumulaient, et plus ce sentiment revenait en force, s’ancrant en lui bien plus férocement encore que son ancien espoir pour la race humaine.

Espoir… Voilà tout ce qu’avaient été ces vœux pour la race des Hommes. De fous espoirs, utopiques, irréalistes, qui avaient été mis à bas année après année, dirigeant après dirigeant. Alors que la race Sainnûr, cette nouvelle-née qui pouvait encore tout construire et pour qui tout était encore permis… Ce n’était plus un espoir, mais un signe, peut-être même un destin ? Shyven déjà lui avait dit d’écouter ce qu’il éprouvait à ce sujet. Sa Toile murmurait de même, de plus en plus fort, avec de plus en plus d’insistance. Un mouvement pro-Sainnûr semblait monter, dans l’ombre, avec une certaine timidité.

Sainnûrs encore tant éparpillés aux quatre vents… tant éprouvés par leur renaissance, sans comprendre ce qui leur arrivait, ce qu’ils étaient... Sainnûrs qui peinaient alors encore à trouver leur marque parmi les anciennes races qui les regardaient au mieux avec admiration, au pire avec force répulsion et méfiance sans nom…

Et entendre, en ce jour, son père lui tenir un discours approchant, qui portait en tout cas les Sainnûrs en race d’avenir ?! Ses orbes sombres se teintèrent tout doucement d’or étoilé. Au-delà des Déesses… Oui, tous ces mots faisaient écho en lui. Était-ce alors arrogance d’y croire et de leur prêter tant de force ? Pourtant, il y avait tant de signes… Tant d’indications, tant de marques, montrant le caractère unique des Sainnûrs. De leur puissante suprématie possible…

À la question de son père, Anarore resta d’abord muet, se contentant de hocher la tête d’un air grave. Ses orbes d’ébène constellés se portèrent encore sur la jeune vampire en devenir, et sur le fleuve de sang qui la fuyait. Il en approcha les doigts, de sa main valide, en suivit le chemin, comme remontant cet impétueux torrent que plus rien n’arrêterait, puis en caressa la source, ce cou pâle qui oscillait entre fièvre de la vie et glace de la mort.

Oui, je crois, fit-il alors en un murmure.

Ses accents althaïens chantèrent son trouble, qu’il se permit de ne plus vraiment masquer. Cela aurait été bien futile en présence d’un télépathe et empathe comme son père. Même si endiguer le flux de ses émotions pouvait être utile pour éviter de lui infliger une peine plus grande, il était inepte, en cet instant, de lui cacher le maelstrom de ses pensées. Et les songes qui se profilaient en lui et érigeaient déjà nombre de projets. Dont un, qui allait devenir vital, primordial, pour Caladon. Un projet pour lequel les Sainnûrs pourraient jouer un grand rôle, et qui pourrait les rassembler sous une même effigie, un même but, un même étendard : celui de la liberté. Celui de l’Imbrisée, Briseuse de chaines, qui défendrait corps et âme cette liberté. Et pour eux, Sainnûrs, cette liberté serait celle d’exister. Non plus cachés, à se terrer parmi ceux qui avaient été leurs semblables, elfes, humains ou vampires du passé, mais de pouvoir se montrer au grand jour, à la pleine lumière, enfin capables de redresser la tête et d’être fier de ce que la nature leur avait donné.

Au-delà des Déesses… au-delà des races. Au-delà du sablier qui passe.

Il se tourna vers son père avec un doux sourire.

Je crois que nous avons trouvé un chemin sur lequel nous pouvons marcher côte à côte.

Il hésita un court instant, alors qu’il s’apprêtait à ajouter des mots marquants. Des mots qui scelleraient son propre destin. Mais, après tout, sa femme devenant bourgmestre, ne l’était-il pas déjà ? Il savait, avait su, dès qu’il avait appris les projets pour Caladon et pour Autone, dès qu’il avait posé le pied sur la Vagabonde même, et peut-être même dès son mariage au final, sans vouloir se l’avouer, que Delimar ne serait plus pour lui. Mais maintenant que le destin de l’Imbrisée se concrétisait et qu’elle entrait dans la lumière, il ne pourrait rester à Delimar, il ne pourrait plus y oeuvrer comme conseiller. Il y aurait conflit d’intérêts. Et ce, même s’il était un politicien digne de ce nom, qui avait souvent réussi à faire la part des choses. Tous le savaient, sans oser le dire à voix haute. Il la suivrait. Ce serait auprès d’elle maintenant qu’il oeuvrerait. D’une façon ou d’une autre. Ce serait son ombre à elle qu’il incarnerait. Elle deviendrait dès lors sa Reine. Et il en était fier.

Sans plus nous cacher.

Oui, des mots marquants. Qu’il avait enfin osé prononcer, et qui scellaient sa destinée. Il ne cacherait plus ni sa nature de Sainnûr, ni sa parenté. Si en Delimar beaucoup savaient qu’il était sainnûr, peu avaient compris qui était son parent vampire. Peu avaient voulu réellement le savoir, pour tout avouer, considérant ce genre de sujet tabou. Mais déjà la rumeur courait au sein de l’océanique, depuis quelques semaines à peine. Il y avait veillé. Bientôt la rumeur de sa nature Sainnûr allait sillonner Calastin, puis le nom de son père Elusis suivrait. Il aimait se jouer alors à contrôler l'avancée des chuchotis, retenant ici ou là les fils qui allaient trop vite ou au contraire poussant ceux allant trop lentement…

Nous pourrions aller au-delà du temps et des âges ensemble. Si vous le désirez.

Il hésita encore un court instant à lui montrer ce qui l’avait titillé depuis qu’il l’avait vu, puis finalement se décida. Après tout, Aldaron n’avait-il pas parlé d’être au-delà…

En parlant des Déesses, ou plutôt dirais-je des Dieux…

D’une main, il vint caresser Olorëa, alors cachée sous sa cape, et bien lovée sur sa besace, puis doucement glissa sa main dans celle-ci pour trouver l’objet qu’il cherchait. Il en sortit alors une petite statuette, magnifique de détails, qui représentait, à ne pas se tromper, une Déesse. Vie, à n’en pas douter. Il l’avait reconnue aussitôt, dès qu’Olorëa la lui avait rapportée d’un de ses voyages. D’un doigt malhabile, de sa main gantée pour en masquer les stigmates, il montra les veinules qui couraient alors sur le corps de la statue. Des veinules d’or. Sur le corps des Dieux.

J’avais déjà vu une… image… de Néant, arborant de pareilles veinules. Des veinules d’or.

Si tant est qu’on puisse parler d’image, quand Naal avait pris le visage de Néant à Delimar… Il préférait taire ce nom toutefois, synonyme de bien trop de douleurs pour son père.

Et cette statue… Cette statue montre que tous les Dieux en arboraient. Pas seulement Néant. Des veinules d’or… pour les Dieux…

Il posa alors la statue sur la table de chevet, et d’un geste défit son baudrier, devenant soudain visible, puis sa cape suivit le même chemin. Le chat fut alors révélé au grand jour et se lova plus encore pour chercher à se cacher dans la besace. D’un geste doux, Ilhan la rassura et posa son sac à terre, sans mouvement brusque. Une autre caresse, un réajustement du sac pour qu’il reste relativement confortable pour le chat qui n’avait pas voulu le quitter, puis il se redressa. Et, sous les yeux se son père, défit rapidement le haut de son vêtement et dévoila les arabesques, qui couraient discrètement sur ses bras et ses épaules, sur son propre corps, lui, Sainnûr.

Des veinules de cuivre… pour les Sainnûr.

Il remit son vêtement, qu’il réajusta rapidement, sans pour autant le rattacher complètement.

Au-delà des Déesses disiez-vous. Et si cela était vrai ? Qu’est-ce que ces veinules symbolisent réellement ? Je ne crois pas aux coïncidences… De là à dire que les Sainnûrs sont des Dieux, je ne m’y risquerais pas…

Même si cela était fort tentant. Et les marques étaient là…

Mais… que sommes-nous réellement ?

Et il y avait dans cette question tant d’espoir, tant de peur aussi… tant et tant, qui le rongeaient, tourbillonnaient en lui et ne cessaient de le hanter. Nuit après nuit. Jour après jour. Et qui devaient hanter tous les Sainnûrs, il en était sûr.

descriptionAu delà du Temps [Ilhan & Aldaron] EmptyRe: Au delà du Temps [Ilhan & Aldaron]

more_horiz
    Il le sentait. Le maelstrom de ses émotions, le flots de ses pensées perdues, bien qu’il ignorât encore à quelle corde il avait touché. N’était-il une évidence que l’avenir serait immaculé ? Ilhan en était-il parvenu à ces mêmes questions, ces mêmes réponses ? Il ne le savait pas vraiment, mais ses mires verdoyantes posées sur lui ne le quittaient pas une seconde, intrigué qu’il était. Son fils approchait, perturbé ou fasciné par ce qui se produisait sous ses yeux : Eleonora si pleine de vie et d’arrogance en était à la fièvre pâle d’une supplique douloureuse. Bientôt, le venin mordrait sans vergogne son corps faible et les bras de la nuit l’emporteraient dans l’obscurité.

    Le murmure de la réponse soulignait un trouble que l’Ast ne cherchait pas encore à discerner. Il n’était pas qu’un voleur d’esprit, en particulier lorsqu’il s’agissait d’un membre de sa famille. Il espérait ne pas avoir à craindre leur mensonge mais en vérité… Il ne savait plus trop. La trahison d’Eleonora le rongeait de l’intérieur. L’amertume soulevait son cœur d’un dégoût prononcé. N’étaient-ils tous qu’ingratitude ? Ou pouvait-il continuer de croire en eux ? Il s’efforçait tant et tant à fonder une famille. Sa mère et sa fille lui avaient planté un couteau dans le dos en retour de son affection. Alors devait-il prendre ? Devait-il leur arracher leur pensées ? Leur voler leur intimité comme il le faisait avec le peuple vampirique ? Pour s’assurer qu’ls ne lui mentent pas ? Qu’ils ne le trahissent pas ? Devait-il les dominer pour qu’ils courbent l’échine et n’aient jamais le courage de la redresser ?

    Il avala la bile de son ressentiment et laissa à Ilhan l’opportunité de s’expliquer. Avait-il peur des mots racistes qu’il avait prononcés, lui qui, Triade, avait tant fait pour qu’elfes, humains et vampires vivent ensemble ? Était-il effaré de ses propos, lui qui, hier encore, incarnait ce désir de tolérance ? Il avait déchanté. Il avait été frappé, roué de coups. Pouvait-on lui en vouloir d’y avoir perdu ses idéaux ? Ce que le Tyran Blanc, dans la prison de Morneflamme, n’avait jamais réussi à briser, sa famille l’avait fait, soufflant sur ses espoirs et convictions comme on démonte un simple château de cartes. Il était rongé par la colère et la souffrance et pour autant, il ne désirait pas s’introduire dans la psyché de son fils, quand bien même il le pouvait. Il y avait encore cette limite, folle croyance balbutiante, qui l’entravait. La colère était dans son cœur, mais pas dans ses actes. Pas encore.

    Il l’écoutait et il entendait l’écho. L’onde se déversait sur lui comme un baume de soulagement. Il fixait ce regard sombre moucheté d’or alors que la parole se faisait caresse, enfin, un doux réconfort. Pourraient-ils marcher ensemble ? Le voulait-il ? L’acceptait-il enfin ? Le déchirement de son enfant venait l’apaiser. Devait-il être coupable ? Bien sûr qu’il l’était. Les sentiments le tiraillaient, le partageaient. Ce furent les quatre derniers mots qui eurent raison de lui, quand il porta sa main devant ses lèvres pour étouffer un sanglot. Le sang noir souligna ses yeux, larmes émotives d’une consolation salvatrice, qu’il refusait de laisser couler, mais qui étaient là, visibles, quoiqu’il désirât. Sans plus se cacher. C’était ce qu’il avait dit. Sans plus se cacher, il ne serait plus obligé de le taire, de le regarder évoluer loin de lui. Son levé de soleil lui revenait.

    Il l’écoutait, observait la statuette. Ses yeux coulaient le long de veinules de cuivre, gardant pour lui-même une réalisation singulière. Ce qu’ils étaient ? « L’origine. » fit-il dans un souffle, perdu dans ses pensées et les souvenirs qui ne lui appartenaient pas. « Les tarenths avaient aussi des veinules. Des veinules d’argent. Les déesses les avaient créés à leur image. Elles avaient placé leurs espoirs en eux et elles ont été déçues. Le Voyageur a été trop loin, il a regardé l’avenir et il a vu que les tarenths n’étaient plus. » Ce n’étaient plus ses souvenirs, mais ceux d’un vampire mort. Achroma. « Les déesses ont créé les elfes. Et elles ont été déçues. Elles les ont maudits par la nuit. Elles ont créé les humains, créatures éphémères, loin… Si loin de leur éternité, et elles ont échoué, à nouveau. Le contrat originel leur avait réclamé des créations aptes à remplir le monde. Elles sont parties et les sainûrs sont nés. L’immaculation est la correction des erreurs. Nous aurions dû mourir, face aux chimères. Ils étaient notre apocalypse. »

    Leur fin programmée par Origine. Les sainûrs étaient-ils la dernière chance offerte par le créateur ? L’ast se leva pour aller laver ses mains dans une bassine d’eau, songeur. « Tes veinules… » fit-il enfin, en prenant un linge où sécher ses mains propres. « Elles sont là où étaient mes brûlures. » Celles qu’il avait eu à Morneflamme. Triste leg et pourtant poétique, à sa manière. Il avait toujours trouvé fascinant la vampirisation. Ce dont était capable le venin en termes de transmission d’héritage. Parfois discret, parfois flagrant. Liv et Liz avaient les yeux d’Achroma. C’était troublant et merveilleux à la fois. Il avait cru n’avoir offert à Ilhan que les éclats d’or, dans ses yeux, eux-mêmes hérités de sa traitresse de mère. La découverte de ces veinules était d’un doux déconfort.

    Eleonnora essaya d’inspirer, brusquement. Pour rien, car cela ne lui était plus d’une moindre utilité. Elle sembla se débattre, aussi mollement que ses forces lui permettaient. Il avait fallu toute la nuit, mais cette fois, ça y était : « Ça commence. » Il se pencha vers elle, caressant son front pris d’une fièvre violente. Elle essayait de dire quelque chose, d’articuler, mais les spasmes de son corps n’aidaient pas à cet effet. « Je suis ton père. » répondit-il alors, à la question qui n’avait pas franchi les lèvres pâles mais qu’il avait saisi dans ses pensées. Il souleva une puissance magique, palpable dans l’air mais qui ne ressemblait pas à la magie commune que les Ambarhùniens maîtrisaient. C’était une magie qui faisait trembler l’âme, depuis des siècles : la magie des dragonniers. « Et tu me dois obéissance. »

    Le puissant flux magique pénétra en elle, gravant dans son âme le serment de ses mots. Elle l’avait mordu, elle porterait sa muselière jusqu’à ce qu’il décide du contraire. Si Autone brisait des chaînes, lui ne craignait pas d’en mettre. Ce n’était que justice pour les tracas qu’elle lui avait causés. Il lui avait tant donné et encore aujourd’hui, en faisant d’elle une Elusis, il lui donnait plus d’importance qu’elle le méritait. D’autres s’étaient vu la tête tranché pour moins que cela. Il la prit dans ses bras, et la leva, nonobstant sa faiblesse. « Debout. » Un ordre suivit d’obéissance. Elle tremblait, mais elle obéissait. Elle souffrait mais elle obéissait. « Sois forte, tu es une Elusis. Tu n’as pas le droit de faiblir. » Il la lâcha. La blanche chemise de nuit était carmine de ses plaies. Elle tanguait, pleurait et était secouée de spasmes mais elle tenait debout. Elle ne savait pas pourquoi elle obéissait mais au plus profond d’elle-même, elle était persuadée qu’il s’agissait de ce qu’elle devait faire. Malgré la douleur, la fatigue et la Faim qui s’éveillait.

    La violence : c’était tout ce que les vampires connaissaient. Il faudrait qu’elle s’y habitue. Il était intransigeant avec elle parce que le peuple de la nuit ne ferait pas de cadeaux à celle qui fut une pimbêche de compétition. Il lui tourna le dos pour porter son regard sur Ilhan. Il tâcha de calmer sa colère, de ne pas faire payer à celle qui devenait sa fille les erreurs d’Ostiz. Mais l’envie ne lui manquait pas de vouloir la gifler. Quel genre d’homme était-il devenu ? Il serrait un poing qui porta à ses lèvres pour en mordre doucement la peau. « Tu ne devrais peut-être pas rester là. » fit-il à l’althaïen. Ou peut-être que si ? Et s’il dérapait ? S’il la brisait, par colère ? Tant qu’il était là, Aldaron conservait un calme relatif. Lorsqu’il se tourna à nouveau vers elle, il sentait la blessure le brûler. Il lâcha son poing, s’efforçait à ouvrir ses mains pour garder le contrôle du volcan qui gondait. Était-il à Morneflamme ?

    Ce fut la teinte verdoyante, venue effacer l’éclat noisette des yeux d’Eleonnora, qui fit relâcher la tension de ses muscles. Aucun de ses enfants n’avaient eu ses yeux. Excepté Celëborn, mais l’elfe les avait déjà de naissance. C’était la première fois qu’ils devenaient verts. Il s’approcha d’elle, fasciné. Était-ce de l’ego démesuré que de s’admirer de la sorte à travers son infant ? Il avait dû hériter cela de Toryné. Il porta une main à sa joue et la fille agrippa ses deux mains frêles et tremblantes au bras de son père, y cherchant un moyen de s’y reposer tout en restant debout. Il sentait ses tremblements et son égarement. Il passa un pouce délicatement sur ses lèvres avant de l’introduire à l’intérieur et lui ouvrir la bouche. Les crocs étaient là. Cela avait été plus vite que prévu, avec la saignée. « Ilhan ? » Il retira son pouce pour caresser doucement la joue de la jeune femme : « Comment… Comment as-tu fait pour immaculer ? » Si Ilhan allait faire « 2 + 2 » et comprendre qu’il voulait faire immaculer Eleonnora ? Assurément. Son enfant était brillant.

descriptionAu delà du Temps [Ilhan & Aldaron] EmptyRe: Au delà du Temps [Ilhan & Aldaron]

more_horiz
S’il vit les larmes de sang ? Oui, mais elles le laissèrent sans voix. Il ne sut guère comment y réagir. Le Prince Noir n’aurait sans doute pas voulu qu’on soulignât cet instant qui pouvait signifier faiblesse chez les vampires. Quant à son père… Il avait l’envie de l’enlacer, de l’enserrer dans ses bras, ce père qu’il avait fait pleurer. Il en fallait beaucoup pour que l’antique se laisse ainsi aller à l’émotion. Et, lui, Ilhan Avente, lui avait arraché ces traitres larmes. L’avait-il blessé ? Très certainement. S’en voulait-il ? Assurément. Pour autant, il ne parvint pas à faire ce geste, à se laisser aller à cet élan du coeur, qui pourtant le portait vers son père.

Son père.

Il s’efforça donc de ravaler son propre émoi et se concentra plutôt sur les révélations qui suivirent.

« L’origine. »

En voilà une bien singulière. Les Sainnûrs… L’origine ? Il écouta avec avidité le passé qui s’écoulait des lèvres de son père, avec une soif inextinguible, que même sa renaissance n’avait su apaiser. Qui, au contraire, ne s’était qu’amplifiée, devenant une soif insatiable pire encore que la soif des vampires. La soif de savoir, la soif de comprendre… Les Déesses, des veinules d’or. Les Tarenths, des veinules d’argent. Les Sainnûrs, des veinules de cuivre… Ainsi étaient-ils l’espoir ? La seconde chance d’une vie féconde et digne d’Origine ? La troisième génération, la troisième version, après tous ces essais ratés ? La correction des erreurs… En seraient-ils seulement dignes ?

Oui, ils devaient l’être. Leur était offerte une nouvelle espérance, leur destinée s’ouvrait à eux, en une nouvelle renaissance. À eux d’en tirer toute l’essence.

Quand Aldaron parla des brûlures, Ilhan hocha la tête, puis se tourna légèrement et révéla cette fois le haut de son dos. Là où cette fois, s’irisaient, comme incrustées dans sa peau, les traces de ce qu’avaient été les brûlures de son père dans cette prison de feu. Discrètes, elles ciselaient à peine sa peau, et ses veinules de cuivre les recouvraient pour former un magnifique tableau. Il avait presque l’impression de porter alors l’histoire de son père. Puis, sans un mot, il remit son vêtement, toujours sans le rattacher complètement.

Soudain, un spasme à leur côté coupa court à leur échange. La jeune femme, ou plutôt vampiresse, renaissait, avec douleur et peine. Ilhan observa alors le sinistre et splendide spectacle qui se joua devant lui. La trame valsait devant ses yeux, une trame profondément ébranlée, chatoyante et irisée, de la magie des dragonniers. Il ne l’avait jamais vue, pas de ses yeux de Sainnûr, danser ainsi. Mais si le spectacle était troublant, déroutant, il en était également d’une magnificence suprême. Il ressentit la pulsante envie de goûter, là, maintenant, de cette magie. D’en déguster les exquises saveurs honnies. Seule une volonté de fer, celle de résister à ces âpres attraits, traitres tentations qui l’enchaineraient sans nom, l’en dissuada et le força à une immobilité de fer.

« Tu ne devrais peut-être pas rester là. »

Pour toute réponse, Ilhan répondit en un sourire. Puis, quand son père se retourna vers elle, il se posta à ses côtés. Si le Prince Noir l’ordonnait, oui, il partirait. Mais il sentait là une suggestion, presque une question, plus qu’un ordre formel. Et il était si peu doué pour se plier aux ordres également…

Il prit alors doucement le poing qu’Aldaron avait enfin lâché, comme si cette morsure qu’il s’infligeait à lui-même allait retenir sa main, ou ses crocs. Sans même faire appel à Tela, il sentait les pulsions de colère qui secouait le coeur éprouvé de son père. Puis, il lui défit le poing, massa doucement cette main dans la sienne.

Je suis là, souffla-t-il simplement.

Puis le relâcha quand Aldaron s’avança de nouveau, cette fois comme fasciné, vers Eleonnora. Eleonnora. Ostiz. Sa sœur. Cette femme qui lui avait braqué une arme sur la tempe, preuve, s’il en avait eu besoin, de la folie qui l’avait rongée… Sa sœur. Étrange de se savoir maintenant ainsi lié à elle…

Son nom résonna tout d’un coup. Pour toute réponse, il fit un pas et se posta à leurs côtés. Les observant attentivement. Lui-même fasciné par la rapidité de cette transformation… Dire que la sienne avait duré des jours, presque deux semaines entières, dans une lente et douloureuse agonie… La saignée, sans aucun doute, en conclut-il alors que ses yeux sombres observaient le sang maculant le blanc vêtement. La saignée… Voilà une information intéressante.

Et soudain, la question qui vint le sortit de ses songes, l’extirpant avec une violence telle qu’il manqua vaciller. Comment avait-il fait pour immaculer ? Son père... voulait donc que Eleonnora immacule, elle aussi !? Qu’ils recommencent tous deux l’exploit qu’ils avaient réussi à réaliser avec son fils ! Les souvenirs affluèrent soudain à lui, les souvenirs de ces instants à la fois bénis et maudits de ces deux renaissances, coup sur coup. Des renaissances marquantes, dont son esprit en avait gardé les sceaux au fer rouge. Il n’avait jamais raconté totalement comment cela s’était passé. Il parvint toutefois à garder une fausse contenance, même si ses orbes sombres pétillèrent de plus belle et que ses traitres filaments commençaient doucement à valser dans son dos. Après une profonde inspiration, il parvint à les faire disparaître, puis à tourner son regard étoilé sur son père.

La volonté. Si j’avais une réponse à donner, je dirais… la volonté.

Il reporta son regard sur Eleonnora, avec cette fois-ci une once de tendresse réchauffant ses orbes sombres.

Il faut dire qu’avec une épée sur la gorge, cela vous aide à vous décider.

Un sourire triste s’esquissa sur ses lèvres, quand il tourna la tête vers Aldaron.

Il faut que l’être soit prêt, en quelque sorte. Qu’au fond de lui, il veuille devenir Sainnûr, et qu’il se sente prêt à franchir le seuil de cette transformation. Du moins est-ce une des clés, semblerait-il. Mais je pense que nous pourrions éviter l’épreuve de l’épée à…

Il désigna d’un signe de tête Eleonnora.

Votre nouvelle fille. Ma sœur.

Il s’humecta les lèvres, alors que d’autres souvenirs affluaient. Ceux de son fils, cette fois, de sa naissance et de sa renaissance, la volonté qu’Aldaron et lui avaient réussi à insuffler à l’enfant alors né mort-vivant, pour qu’il immacule rapidement.

Depuis la naissance d’Aranlith, et sa renaissance en Sainnûr, j’ai réussi à développer… un sort… un sort qui permet de guider quelqu’un vers l’immaculation. De lui montrer le chemin, de lui faire pulser la force de sauter le pas, de lui transmettre magiquement le déclencheur ultime. Toutefois…

Son regard se riva sur ceux de son père.

Toutefois, si je peux guider l’esprit, le forger de fer pour qu’il ait la force d’aller jusqu’au bout et de faire le grand saut vers cette renaissance, l’être doit en avoir la volonté première et sincère et me le dire ouvertement. Je ne peux pas l’imposer, je peux seulement guider et déclencher l’immaculation.

Son regard resta rivé sur son père, comme essayant de lui faire comprendre que peut-être il faudrait un deuxième serment, ou autre, pour instiller cette volonté à Eleonnora. De là, il pourrait faire le reste. Puis, cette fois ne se retenant plus, il posa ses doigts valides sur le visage de son père, qui portait encore les traces de ses larmes de sang, et essuya ces traitres sillons noirs. Doucement, il vint enlacer, avec une pudique timidité, mais aussi une chaleur filiale et une tendresse sans limites, son père. Après quelques instants, tout aussi pudiquement, presque gêné de son geste, il se retira de l’étreinte et reprit sa place près du père et de sa fille.

Si vous désirez tenter de la faire immaculer, je suis prêt.

descriptionAu delà du Temps [Ilhan & Aldaron] EmptyRe: Au delà du Temps [Ilhan & Aldaron]

more_horiz
    Il avait serré la main d’Ilhan, dans un réflexe rassurant. Il était là, il le sentait près de lui. Il sentait sa main chaude au creux de la main artificiellement chaude de l’Ast. Une part de lui, ébranlée, était rassurée par la présence de son fils. Aldaron aimait ses enfants. Créer un lien avec toutes ses personnes, de façon maladive, compulsive, était devenu pour lui un moyen de combler l’intense solitude qui le rongeait de l’intérieur, depuis des années, et qui s’accentuait. On lui avait arraché son frère et sa sœur de cœur. La Triade avait laissé une traînée de sang et de pleurs, un premier sillon pour former le gouffre dans lequel il chutait. Il avait épanché sa confiance dans une fille et dans une mère. La trahison avait été au bout du fil. Et il avait perdu Achroma. La déchirure était si profonde que rien ne semblait pouvoir la combler. Ni l’or. Ni le pouvoir. Ni la vengeance. Pas même ceux qui l’entouraient encore. Il avait été son inséparable, son amour, sa moitié. Il se sentait comme amputé et vide.

    Rien ne semblait pouvoir l’arracher à ce marasme, sauf parfois, la fascination. Sa nouvelle fille était perdue, ses souvenirs s’étaient envolés autant que la rancœur qu’elle portait avec Aldaron. Elle regardait son père avec force d’adoration et une volonté farouche de lui obéir. Et même si cela était factice, parce qu’il avait usé de ses pouvoirs de dragonnier sur elle, il se laissait bercer par cette illusion. Elle lui faisait du bien, à sa manière. Quand il avait le contrôle, il était certain qu’on ne le trahirait pas. En vérité, c’était cela. Plus que le pouvoir, c’était le contrôle qui arrivait à lui faire garder la tête hors de l’eau. Même si c’était factice, même si c’était un mensonge qu’il se murmurait à l’oreille, il avait besoin de ce leurre pour survivre. Sans le contrôle, il n’avait plus rien. Car l’affection n’était pas une amie fidèle. Il avait aimé les Havremont. Il avait aimé Toryné. Il avait aimé les Ostiz. Mais ils l’avaient amputé de ce qui était le plus cher au cœur d’Aldaron : sa famille.

    Et s’il était veuf à présent, s’il était seul pour tenir debout cette famille, il ne se rassasiait qu’en ayant plus d’enfants. Car si un le trahissait, il espérait pouvoir retrouver autour de lui tous les autres. Les retrouverait-il ? Ou finirait-il par avoir saigner beaucoup trop pour sentir encore la chaleur de la présence des autres ? Il ne sentait déjà plus rien. Serrer la main d’Ilhan fut un soulagement passager, si éphémère qu’il ne laissait derrière lui que la peur. Le perdrait-il, lui aussi, alors qu’il le retrouvait ? Leurs routes se rassemblait et s’il avait senti l’émotion l’étreindre, d’un bonheur fugace, la terreur lui serrait les entrailles. Et si lui aussi l’abandonnait ? Comme il était aisé de partir et si dur de rester. Ilhan lui expliquait comment il fallait s’y prendre pour immaculer. La volonté donc… Il n’était pas étonné de cette réponse de la part de son fils, lui qui était un esprit si brillant, capable de tant de prodigue par la force de son esprit.

    Il porta son regard sur Ilhan lorsque celui-ci souligne qu’il serait préférable d’éviter une épreuve de l’épée à Eleonnora. Sa sœur. L’acceptait-il alors ? Ce lien était neuf, encore fragile quand il savait combien ses rencontre diplomatique avec Eleonnora avaient été difficile. « Ta sœur… » répéta-t-il, pensif à cette idée avant de ramener ses mires verdoyantes sur la demoiselle. Ilhan lui parla de ce sort qu’il avait développé. Intéressant… Voilà qui ouvrait des portes à bien des opportunités, maintenant qu’il y songeait. L’ast pour le mordre, et son lever de soleil pour les faire recouvrir la lumière. Ils avaient le pouvoir de transformer l’humanité et de la rendre à l’image de déesses. Ne faudrait pas être fou pour refuser une pareille offre ? L’humanité qui subsisterait serait une humanité décadente, destinée à tomber et s’engouffrer dans sa propre faiblesse. L’avenir serait immaculé : « Moi, je peux l’imposer. » répondit-il alors avant de s’adresser à Eleonnora : « Je veux que tu deviennes une immaculée… Comme ton frère Ilhan. Je veux que tu retrouves la lumière. Tu n’es pas faite pour la nuit. »

    Elle était fascinée par ses mots. Il avait gravé en elle l’obéissance et il lui donnait un ordre. Naturellement, en elle, une volonté de satisfaire sa requête se gorgeait avec puissance. Espérait-elle satisfaire ainsi son père ? Elle réussirait. « Veux-tu immaculer,  ma fille ? » Elle acquiesça vigoureusement de la tête, répondant sans la moindre once d’hésitation. C’était savoureux, cette obéissance. Devrait-il enchainer tous ses propres enfants pour cesser d’avoir peur ?  Un sourire carnassier passa furtivement sur les lèvres du Prince Noir avant qu’il n’adresse un regard interrogateur à Ilhan. Est-ce que cela suffirait ? Au fond, elle avait en elle la volonté d’immaculer. Ilhan avait eu cette volonté pour survivre, Eleonnora l’avait pour satisfaire son père. Au fond, ce n’était pas ce qui poussait à avoir envie d’immaculer qui comptait, c’était la force avec laquelle on le voulait et sa fille le voulait avec autant de force que le serment draconique l’y poussait. Il s’écarta légèrement pour laisser Ilhan approcher. Même si Eleonnora avait faim, l’Ast savait qu’elle ne  pourrait pas détruire l’esprit de son fils aussi facilement qu’Aldaron avait détruit ce pauvre Artane.

    Avec un recul, il comprenait. Il vouait une rancœur à Claudius et à sa mère pour le meurtre de son époux. Artane était beaucoup de chose pour Eleonnora. Avait-elle découvert que son père avait été à l’origine de son trépas ? Ils ne le sauraient jamais, à présent. La mémoire de la jeune femme brune avait disparu dans les méandres de l’oubli. Les filaments de magie s’activaient dans la trame venant se concentrer entre les doigts d’Ilhan et l’Ast, fasciné et songeur, vint à toucher ses doigts. Il sentit, le chemin vers l’immaculation. Il le sentit vibrer à l’intérieur de son âme, à ce contact furtif. Mais il ne se transforma pas, contrairement à sa fille. Il n’était pas prêt pour la lumière, il le sentait au fond de lui. Il avait une longue nuit à traverser avant cela. Une longue et terrible nuit sous le voile du deuil et du devoir. Cela ne faisait que le conforter, en son for intérieur : il ne voulait pas immaculer. Si c’était, comme Ilhan le soulignait, affaire de volonté, l’esprit du Prince Noir refusait ce changement inéluctable, pour le moment. Il devait servir la nuit en ses heures les plus complexes. Il devrait servir la nuit, pour s’acquitter de cette tâche qu’il avait promis d’accomplir. Il l’avait promis à Achroma. Son deuil ne pourrait pas se terminer tant qu’il aurait cette promesse. Il avait accepté d’être le flambeau dans les ténèbres. Il brûlait.

    Traversée à nouveau par la haute magie, dans un spectacle absolument fabuleux pour des yeux de mage, Eleonnora, épuisée, ne put tenir debout plus longtemps. Aldaron la rattrapa et la porta à son lit qui, bien que couvert de sang, saurait apporter à la nouvelle-née le repos d’ont elle avait besoin. Paternellement, il vint la couvrir pour qu’elle ne prenne pas froid et resta à son chevet jusqu’à ce qu’elle s’endorme profondément. Seulement là, il put se concentrer véritablement sur Ilhan et vint le prendre quelques minutes dans ses bras, essayant encore et encore de s’accrocher à ces doux instants. Il essayait de se convaincre qu’il n’était pas seul, que sa famille était toujours là, autour de lui. La peur et la peine l’étrillaient, en bout de compte et il n’arrivait pas à se satisfaire de cette étreinte autant qu’il l’aurait voulu. « Merci de ton aide. Comment te portes-tu ? Et Aranlith ? » Aranlith, à la fois son fils et son petit-fils. C’était dans ce genre de moment qu’il se rendait compte à quel point il commençait à avoir beaucoup d’enfants. Il s’écarta du lit pour aller tirer doucement un lourd rideau et observer au dehors. « Autone a fait un excellent travail. Dans quelques heure, cela portera ses fruits… Et je pourrai me retirer de Caladon. » Jusque-là, il avait toujours eu une mains mise officielle sur Caladon, soit comme bourgmestre, soit comme conseiller. Aujourd’hui, son aura s’éloignait quelques peu, tout en restant bien présente.  S’il éprouvait de la nostalgie ? Pas vraiment. Son avenir était dans la nuit. Il avait promis…

descriptionAu delà du Temps [Ilhan & Aldaron] EmptyRe: Au delà du Temps [Ilhan & Aldaron]

more_horiz
Oui sa sœur. Ce mot lui était étrange. Plus étrange encore, alors qu’il résonnait entre eux, à l’écho murmuré de son père. Mais après tout, Eleonnora portait dès lors l’empreinte des Elusis. Elle en avait déjà connu les prémisses, quand Aldaron l’avait adoptée, en fille de coeur. Elle en avait maintenant le venin et le nom aussi. Qu’importait alors le passé qui aurait pu les lier, un nouveau destin s’ouvrait à elle. Et à eux. Oui, sa sœur. Une sœur qui ne se souviendrait plus de rien, qui n’aurait aucune mémoire de ses caprices passés, qui aurait tout perdu de sa folie éhontée. Et à cette sœur, il ne pouvait lui en tenir rigueur. Vampirisée, destituée, sa soif du pouvoir ne serait plus un danger.

Quand son père répondit pouvoir insuffler, imposer, cette volonté, Ilhan se contenta de hocher la tête. Il allait tester, quasi pour la première fois, la pleine puissance de ce sort qu’il avait mis un certain temps à développer. Il attendit d’avoir la confirmation de son désir d’immaculer, et à la question muette d’Aldaron, il acquiesça de nouveau. Oui, cela devrait suffire. Il sentait pouvoir lui impulser le dernier mouvement, le dernier salto avant pour cette danse mystique. Ce fut alors le coeur battant presque fébrile, qu’il posa sa main contre l’épaule de sa sœur. Il sentit soudain l’esprit de celle-ci se ruer sur le sien, mais d’un geste mental il la renvoya dans les limbes de son esprit. Pas touche. Non elle n’aurait pas ce dernier caprice, il ne le lui accorderait pas. Il la fusilla un court instant de ses orbes sombres, puis quand les ardeurs affamées de sa sœur semblèrent calmées par sa rebuffade virulente, il se concentra sur son sort pour la parrainer dans ce passage délicat. L’immaculation. Ce grand saut vers un nouveau jour inconnu.

Il plongea ses étoiles mordorées dans les perles claires de la jeune femme et forma dans son esprit, de toute la puissance de son mental, le chemin vers l’immaculation. Tous deux se retrouvèrent presque projetés dans un monde à eux, où ils n’étaient plus que tous deux, sur un chemin sombre où pulsait une irradiante, aveuglante, lumière au loin. Sans l’ombre d’une hésitation, il tendit la main à Eleonnora, puis, puisant dans la volonté nouvellement forgée de la jeune femme, ils suivirent pas à pas, côte à côte, la voie qu’il venait de tracer pour elle dans leur psyché. Un pas, la lumière se rapprochait, un autre, la nuit s’effritait. Encore un, et soudain Eleonnora s’embrasa dans cette majestueuse illumination, qui la happa de ses puissants rayons, pour mieux consumer son venin maudit et faire pulser son sang de vie. Ilhan était tant dans sa projection mentale qu’il ne sentit pas les doigts de son père sur les siens. Ce ne fut que lorsqu’il sentit l’esprit de sa sœur vibrer seul de haute magie, qu’il se retira de son esprit. Et qu’il sentit la présence forte de son père, une présence vibrante elle aussi, d’une autre magie, mais tout aussi puissante, qui enivra ses sens de Sainnûr un court instant et manqua le happer dans les vils filets de la tentation. La magie était si délicieuse, un mets si délectable… mais un mets interdit.

Il s’écarta alors quand son père vint rattraper la jeune femme, et forgea sa propre volonté pour ne pas céder à la tentation. Se concentrer sur le doux spectacle d’un père aimant s’occupant de son enfant parvint à le raccrocher sur le chemin de la réalité et sur les sentiers de la raison. Même si voir Aldaron si doux, si tendre avec elle, lui impulsa une petite pointe d’envie. Il n’avait rien connu de tout cela. Ses transformations avaient été si… chaotiques. Si… Mais tels avaient été ses choix après tout.

Toutefois quand son père vint l’enserrer dans ses bras, il s’y abandonna, laissant sa pudeur s’envoler tel un manteau au sol délesté, s’enivrant de ce parfum paternel, de cette douceur soudain sienne, de cette force et faiblesse tout à la fois, de ce moment de peine et de joie. Une étreinte qui fut longue… et si courte pourtant. Il aurait aimé la prolonger une éternité. Lui dont l’adage avait si longtemps été "pas d’attache pas d’emprise", s’était découvert être un assoiffé d’amour et d'affection. Sans doute Tela avait-elle ressenti toutes ses pulsions et était devenue le condensé de tout ce qu’il avait désiré, refoulé, lui permettant de se nourrir de tout ce qu’il s’était pendant si longtemps privé.

« Merci de ton aide. Comment te portes-tu ? Et Aranlith ? »

Ces mots l’arrachèrent à ses pensées bien silencieuses. Il ne répondit pas sur l’instant, et se contenta de rejoindre son père à la fenêtre, plongeant son regard sur la cité, contemplant ce qui allait devenir la nouvelle œuvre de son épousée.

« Autone a fait un excellent travail. Dans quelques heures, cela portera ses fruits… Et je pourrai me retirer de Caladon. »

Et il se retirerait lui aussi de Delimar, songea-t-il. Étrangement… si cette pensée, quelques jours encore plus tôt, lui aurait arraché une certaine peine, elle n’insuffla en lui qu’une infime nostalgie. Comme si déjà il avait tiré le voile de son deuil, et qu’il avançait sur d’autres seuils.

Oui, elle fera une magnifique et grande dirigeante, répondit-il tout d’abord. Elle vous succédera dignement dans cette œuvre.

De façon bien meilleure, assurément, qu’Eleonora. Ce qui ne serait guère difficile. Mais il avait confiance en sa femme pour savoir se montrer à la hauteur du Bourgmestre qu’avait été Aldaron. À sa façon à elle.  

Et saura impulser sa forte volonté.

Puis, se souvenant de la question précédente…

Aranlith se porte bien. Il grandit vite. Un peu trop vite. Il a eu quelques difficultés à se remettre de ses…

Épreuves.

Transformations. Mais il a une force en lui incontestable.

Un sourire fier étira ses lèvres à ces mots.

Il apprend vite aussi. J’ai foi en lui et en son brillant avenir.

Oui, orgueil de père peut-être, mais il ne doutait en rien que son fils aurait une place de choix en ce monde, qu’il saurait se forger.

Je lui cède peut-être un peu trop certains caprices, toutefois…

Dure confession que celle-là. Mais il devait être sincère, et avec Aldaron qui en était aussi le père, et envers lui-même. La perte de son premier-né, vingt ans auparavant, l’avait tant marquée… il savait, avait su, dès qu’il avait posé les yeux sur ce petit être, qu’il le chérirait comme la prunelle de ses yeux. Pire même.

Quant à moi…

Il retint un lourd soupir. Par quoi commencer ? Tant de choses fourmillaient en son esprit.

Je prépare mon départ de Delimar. D’ici peu je vais poser ma démission. Il me faut attendre encore, que ce ne soit pas trop tôt, trop douteux, que de mauvaises rumeurs ne courent pas impunément. Mais… bientôt… dans quelque temps… Et ensuite Caladon sera ma nouvelle maison. Ma nouvelle nation. Et ma femme Bourgmestre, ma nouvelle raison, ajouta-t-il avec un fin sourire teinté de tendresse.

Mais ses yeux brillaient aussi des mille et un projets qu’il édifiait déjà, pour Caladon et pour la gloire de celle qu’il appelait déjà sa Reine en son for intérieur. Oui, mille et un projets, qui portaient divers noms : magie, écoles, éducation… mais aussi armée, immaculés… Protection.

Puis, se tournant doucement vers Aldaron, et penchant légèrement la tête de côté.

Et vous père ?

Oui, lui, comment allait-il ? Inquiétude faisait doucement chanter ses accents, presque en une brise timide en ce si beau matin.

descriptionAu delà du Temps [Ilhan & Aldaron] EmptyRe: Au delà du Temps [Ilhan & Aldaron]

more_horiz
    La cité était à l’aube naissante d’un nouveau jour. Le soleil irradiait de ses premiers éclats, encore doux, alors qu’Autone viendrait lui succéder. Un nouveau jour, oui. Un levé de soleil, comme son fils, Ilhan. Il l’avait senti le rejoindre, près de la fenêtre. Il avait aimé cette ville et aujourd’hui encore, il savourait comme l’or de l’astre du jour venait lécher le sommet des bâtisses. Le jour n’était plus son monde, au moins pour le moment. Il se sentait déphasé de tout cet environnement. Il n’était plus capable d’être comme les humains : sa vampirisation avait changé quelque chose, en lui, à commencer par la colère qui le brûlait de l’intérieur depuis qu’il avait ouvert les yeux. Une colère vibrante. Certains l’appelaient la ‘Faim’. Lui aurait appelé ça le ‘Feu’.

    Il acquiesça de la tête, lentement, confiant à l’idée qu’Autone brillerait comme une étoile au milieu de la cité de l’Or. Avec Ilhan à ses côtés, il ne doutait pas un seul instant de leur réussite. Il était rassuré, pour Caladon, plus qu’il ne l’avait jamais été. Un fin sourire se dessina sur ses lèvres pâles lorsqu’Ilhan lui parla de combien Aranlith le rendait aussi fier qu’heureux. La famille. Il n’y avait rien de mieux que la famille pour revivre, Aldaron avait forgé la sienne à cette fin. Pour voir tous ces bourgeons ouvrir délicatement leur corolle et montrer leur magnificence au monde. Ils étaient sa raison de vivre, de continuer. « C'est ce que font tous les pères. »  souffla-t-il, bas, lorsqu’il lui confia céder trop souvent aux caprices de son fils.

    Oui, c’était ce que faisaient tout les pères et Aldaron en savait quelque chose. Il ne regrettait pas, au demeurant. Même si cela lui avait coûté, parfois. Comme à Caladon. Une part de lui avait aimé l’éclat dans les yeux d’Eleonnora lorsqu’elle avait été élue bourgmestre. Un éclat de bonheur, fugace, que seul un père arrivait à capter et à garder à ce point en mémoire. Il oublierait la chute, il ne retiendrait que l’éclat. Les projets d’Ilhan étaient de ces éclats. Il n’avait pas besoin de les voir briller dans ses yeux. Il les sentait. Cela le rassurait. Leur dernière conversation, à Nevrast, lui avait laissé entrevoir l’ombre d’un déchirement à quitter Délimar. Il ne le voyait pas aujourd’hui, probablement parce qu’Ilhan était suffisamment intelligent pour en avoir fait son deuil en amont. Le déchirement, il n’était pas maintenant. Il avait été au moment où Ilhan avait réalisé cette fatalité à venir. Tout comme Aldaron avait eu le temps de voir venir la perte d’Achroma, et de s’être fait à cet idée.

    La question d’Ilhan, à son sujet, venait alors, sans le surprendre et bien qu’il sentît le regard de son fils sur lui, il garda le sien sur la cité en éveil. Une part de lui aurait voulu esquiver la question et ce fut probablement la raison pour laquelle il ne répondit pas tout de suite. Une autre part s’avouait que cela aurait été prendre Ilhan pour un idiot que de détourner savamment la conversation. Il aurait pu refuser clairement de répondre, et affirmer sa volonté. Mais… Qu’en dire ? Il baissait les yeux, sur des reliefs moins caressés par le soleil, là où l’ombre glaçait presque le sang. « Toi et moi, nous arrivons à voir les choses se produire, avant qu’elle ne se produise. Par des déductions, par de l’intuition. Probablement est-ce la raison pour laquelle tu es le seul politicien qui m’ait réellement donné du fil à retordre, en quatre siècles de loyauté à la famille Kohan, dans ce panier de serpents viciés et si prévisibles. Toi aussi, j’en suis certain, tu savais qu’Achroma allait mourir. Tout comme tu savais que tu devrais quitter Délimar. »

    La comparaison n’était pas égalitaire, car il était maladroit de comparer l’amour d’Inséparable que portait Aldaron à Achroma, à l’amour d’Ilhan pour sa Reine. Mais dans ses effets, cela avait fait montre de suffisamment de similitudes pour qu’il l’évoque. « Alors, nos esprits ont fait leur cheminement en amont de cette fatalité, si bien que lorsqu’elle se produit, nous savons exactement ce que nous avons à faire. Nous avons aussi déjà fait notre deuil. Achroma a toujours considéré que sa vie était un faible prix à payer pour une plus grande cause. Cercë et Corinne ont souvent mis le Marché Noir avant tout, même au péril de leur vie. »  Et certains de ses enfants aussi avaient joué avec leur vie plus souvent qu’à leur tour. Qu’y pouvait-il ? Il était un survivant. Il était un rescapé. « Je suis celui qui reste. »  Si Achroma, Cercë ou Corinne avaient été à Morneflamme, ils auraient été de ceux qui seraient morts. Ils auraient été incapables de survivre. Ils auraient ployé. Les rayons du soleil touchaient son visage qui quittait peu à peu sa pâleur mortuaire pour un rose cendré plus doux. Le lait blanc de ses cheveux devenait un blond qui reflétaient  la lumière. Le spirite du Colibri se métamorphosait, tant est si bien que pour un vampire, il aurait pu paraitre vivant.

    « Il m’arrive parfois d’espérer être capable de me briser. Au moins pour me sentir humain… »  Avoir une faiblesse, avoir cette défaillance. « Et ne pas être une enveloppe placide qui continue d’avancer, implacable. Je suis en colère, mais même cette colère, elle n’arrive pas à m’envahir. »  Pas complétement. Car il lui arrivait d’avoir ses éclats, plein de fougue mais… Elle ne gagnait jamais. Il se sentait si calme. Dangereusement calme, anormalement calme, sans qu’il ne sache si la tempête viendrait un jour. Il était d’une cruauté patiente, qui ne réagissait pas au quart de tour. Et il voyait loin. Était-ce parce qu’il était dragonnier ? Il posa ses mains à plat sur le rebord de la fenêtre, comme pour garder un ancrage dans la réalité. Garder le contrôle. Garder le contrôle… il ferma les yeux. Il était d’une détermination aussi nette qu’une lame chirurgicale, et là où cela aurait dû l’effrayer, il n’éprouvait pas la moindre peur. Parfois, il ne se reconnaissait même pas. « Claudius a utilisé tes efforts pour rallier des graärh à lui. Il a utilisé Valmys pour rebâtir sur des cendres. Il a utilisé ma mère pour s’emparer d’Ipsë Rosea. Il n’a pas hésité à proposer à Eleonnora de me trahir pour le rejoindre. Il a tué mon mari. »

    Ses lèvres se pincèrent alors qu’il rouvrait les yeux pour les poser sur Ilhan : « Et je n’ai fait qu’encaisser les coups. Gardé mes forces pendant qu’il se disperse. » Et tel le serpent, insidieux, il ne mordrait qu’une fois car une seul fois suffirait pour le réduire en cendres. « Je ne sais pas encore à quel point je vais lui faire mal quand toutes mes forces mises en sommeil se réveilleront, alors qu’il pensera qu’elles n’existent plus. »  Il pensait évidement au Marché Noir, mais également à toutes les faiblesses auxquelles Claudius finirait par croire pour vrai tant il avait une avenue pour agir à sa guise. Aucun obstacle. Il allait le laisser se reposer sur ses lauriers et croire qu’il était hors de danger. Il ne le laisserait pas mesurer ses forces en siennes pour qu’il s’ajuste : il allait croître et croître, dans l’ombre, comme il l’avait toujours fait. « Ce n’est même pas la vengeance qui me guide, Ilhan. Je n’en ressens même pas l’envie. C'est pour mon peuple, pour qu'il soit libre. »

descriptionAu delà du Temps [Ilhan & Aldaron] EmptyRe: Au delà du Temps [Ilhan & Aldaron]

more_horiz
Oui, sans doute, nombre de pères avaient tendance à céder aux caprices de leurs enfants. Son père humain n’avait peut-être pas cédé à tous ses caprices, et sans doute fort heureusement. Déjà enfant, il avait tendance à avoir un caractère entêté et une curiosité si avivée qu’il était capable de s’attirer les pires ennuis. Enfant unique, son père avait veillé à ce qu’il ne soit pas pourri gâté, mais il n’avait pas toujours résisté aux yeux charmeurs de son fils. Oui, dans une famille aimante, souvent les parents avaient tendance à fondre devant le sourire de leurs enfants. Son coeur d’althaïen en tout cas était bien plus tendre qu’il n’aurait voulu l’admettre concernant son propre fils. Son fils… des mots qu’il n’aurait jamais cru pouvoir prononcer à nouveau, il y a encore quelque temps.

Le silence s’étira quelques instants, à la question qu’il posa. Un silence loin d’être tendu toutefois. Un silence qu’Ilhan écouta de tous ses sens, et qu’il laissa s’écouler, en savourant toute l’essence. C’était de ces silences qui parlaient presque plus que les mots. De ces silences certes pleins de non-dits, mais qui criaient tant de choses à la fois belles et honnies. De ces silences qui avaient besoin de s’exprimer avant que la parole ne les rompe, de ces silences d’or qu’on savourait avant que ne résonnent les bruits du monde. Enfin les mots reprirent leur droit et leur écho se répercuta tout autour d’eux en un doux chuchotis.

Ilhan acquiesça en silence, à ces paroles que son père lui offrit. Touché, plus qu’il ne l’avouerait, des compliments qui les teintaient. Car donner du fil à retordre à Aldaron Leweïnra Elusis n’était pas une mince affaire en soi, surtout quand l’on considérait une éphémère expérience humaine face à celle de l’elfe séculaire… Oui, il avait su, deviné, cette mort tragique. Une mort, qui, au final, scellait le destin du dragonnier dans une nécessité sans loi. Oui, il avait su aussi, deviné, le glas de son devenir en l’Océanique. Un départ qui, là encore, scellait son propre destin vers d’autres chemins, d’autres voies. Même si ces deux événements n’étaient en rien semblables, il voyait ce que voulait souligner son père.

Il soulignait là leur manière de penser, leur manière de prévenir, d’entrevoir les choses avant même qu’elles n’arrivent, leur manière de signer leur deuil en amont, avant même qu’il ne sonne. Leur manière d’avancer et de tracer leur chemin, sur l’échiquier géant qu’était le monde, prévoyant les coups à venir avant même qu’ils ne soient joués, prévoyant les diverses possibilités, comme s’ils avaient un coup d’avance sur leur temps. Comme s’ils vivaient déjà leur futur dans le présent, avant même que les autres ne le voient. Prévoir, prédire, tels les oracles de l’avenir ? Lui qui avait toujours été si friand de cette magie si dangereuse, presque interdite, pensa-t-il en caressant légèrement sa pythie.

Il se contenta d’acquiescer de nouveau aux mots de son père, admirant le jeu de lumière qui teintait soudain son visage, la magie du colibri illuminant ses traits pourtant sans vie. Il écouta avec attention, en un silence profond. Il était touché que son père se confie ainsi à lui. Des confidences lourdes, qui devaient sans doute lui coûter. Des confidences, Ilhan le savait, qu’il scellerait sous le sceau du secret, quand bien même Aldaron ne lui demanderait pas.

Oui, bien des affronts avaient été commis par l’Empire, à nouveau. L’althaïen en convenait. S’il en nourrissait lui-même une amertume ou une colère ? Non. Peu lui importait qui se targuait d’être le héros ravissant ses propres actes, ses propres succès. Il en avait toujours été ainsi le concernant : Fabius, Korentin, Tryghild même… maintenant Claudius… peut-être plus tard Autone. Ainsi était sa vie : oeuvrer dans l’ombre, et laisser les autres savourer au grand jour le fruit de son dur labeur, s’approprier la lumière que son ombre leur offrait. On disait souvent que sans lumière il n’y avait pas d’ombre, mais selon lui l’inverse était tout aussi vrai. Il était juste plus facile d’oublier les ombres. Et parfois cela l’arrangeait bien, car cela lui laissait toute latitude pour agir comme il l’entendait, pour placer ses pions en prévision d’un futur que beaucoup d’autres ne voyaient pas, ou ne voulaient pas voir. Peu lui importait donc qui récoltait les fruits de ses actes envers les Graärh. Il savait que, au besoin, le jour venu, les Graärh se rappelleraient sans peine qui avaient oeuvré aux prémisses de ces relations. Ils sauraient se rappeler qui avait oeuvré véritablement, dans l’ombre, pour l’abolition de l’esclavage en Delimar, qui avait aidé certains des leurs dans leurs moments les plus sombres, tels Jangali, Reynagane, Nyana ou Asolrahnn. Ces faits-là, personne ne pouvait se les approprier réellement et il pouvait le rappeler à quiconque dès qu’il le voulait.

Là encore, il oeuvrait de la même manière que son père : il laissait les autres se repaitre de leur semblant de victoire, il les laissait croire que leurs ennemis ou adversaires agonisaient à terre, mais il préparait savamment de son côté ses défenses à venir. Il laissait les autres croire ce qu’ils voulaient bien voir, pour mieux se renforcer dans les ténèbres de leur aveuglement. Et quand tous ouvraient ensuite enfin les yeux, il était alors trop tard pour l’arrêter. Pour Les arrêter, rectifia-t-il, en observant son père, un sourire torve, malicieux, de ce sourire énigmatique plein de promesses de complot, s’esquissant sur ses lèvres.

Oui, pour qu’il soit libre, répéta Ilhan en un murmure. Cette même farouche volonté de liberté qui guide chaque acte de mon aimée. Quand je disais qu’Autone sera sûrement votre digne successeur…

Son sourire se teinta légèrement de douceur.

La liberté guidant le peuple. La liberté… En son nom, Autone ne ploiera jamais devant l’Empire, tout comme vous n’avez pas ployé.

Mais cela voulait dire… Son sourire se fana quelque peu et se transforma en un rictus plus sérieux, où conspiration émettait toute sa palette de nuance.

Delimar va rejoindre l’Empire, je pense que je ne vous apprends rien. Nul besoin de dire qu’Ipsë Rosea est déjà vendue également.

Non pas conquise, pas réellement. Vendue lui semblait le terme le plus exact.

L’Empire croit alors qu’il va mettre l’Alliance, ou ce qu’il en reste, à bas. Mais c’est mal connaître notre Monarque à venir, ma Reine en devenir. Elle va se dresser, seule s’il le faut, contre eux tous.

Seule ? Non sans doute pas. Il serait avec elle, à ses côtés, c’était une certitude, il l’avait déjà affirmé. Et il savait qu’Aldaron serait là lui aussi, derrière elle, si besoin, et tous son peuple vampire avec lui. Et, au grand damne d’Autone, par cet étrange jeu d’alliances, les pirates possiblement aussi…

Mais que l'Empire et ses sbires croient ce qu'ils souhaitent. Cela nous laissera plus de temps pour nous préparer…

Il se tourna alors totalement vers son père, d’un air déterminé.

Cela fait un moment que j’y ai réfléchi, que j’ai pensé à chaque détail possible, que j’ai tenté de préparer le terrain. Caladon ne sera pas seule. Mais surtout Caladon ne sera pas sans défense. Certes, elle peut faire appel aux mercenaires… Mais une Alliance, ou une cité, sans armée à part entière lui appartenant sans concession, peut devenir une proie facile pour l’Empire à l’appétit vorace, et mieux vaut ne pas compter que sur des forces de légionnaires engagés. Les ambitions de Claudius sont Calastin. Tout Calastin. S’il ne déclarera peut-être pas une guerre ouverte à Caladon et à l’Alliance dans un premier temps, car lui-même doit panser ses propres plaies, se reconstruire et raffermir ses nouvelles… conquêtes… il n’acceptera pas un tel refus éternellement.

Il laissa un court silence planer, avant de reprendre, ses yeux pétillant d’or et d’une résolution presque prédatrice.

Mais quand ce moment d’inacceptation viendra… il aura la surprise de voir une armée se dresser devant lui, un véritable bastion, prête à défendre ce qu'il voudra revendiquer par force ou intimidation. Car oui, Caladon doit avoir son armée. Pour elle et pour l’Alliance.

Son sourire se fit un plus torve.

Non pas une armée humaine. Oh non. Une armée…

Encore un peu plus torve.

Une armée de Sainnûr, une armée d'avenir.

Ni plus ni moins. Cette idée d’armée ne se projetait pas forcément dans une guerre ouverte. Non, son objectif n’était en rien l’offensive, il serait plus que suicidaire d'y songer. Non, pas l’offensive donc, plutôt le dissuasif. Un autre type de guerre, bien plus fourbe, cette guerre d’usure, une guerre… toute politique, dans un jeu des puissances. Et il laissa pleinement ses pensées, tous ses plans, depuis ses méthodes de recrutement en utilisant sa Toile, jusqu’aux méthodes envisagées pour transformer tout ce beau monde à venir, flotter en son esprit, les offrant presque à Aldaron, l’Ast et le Télépathe, s’il les souhaitait.

descriptionAu delà du Temps [Ilhan & Aldaron] EmptyRe: Au delà du Temps [Ilhan & Aldaron]

more_horiz
    La présence d’Ilhan avait un effet reposant, sur lui. Peut-être était-ce parce qu’Aldaron le savait assez intelligent pour comprendre, pour jauger, avec discernement, ce que l’Ast lui confiait. Et même ses silences. Parfois, il n’avait pas même besoin de parler, d’exprimer l’entièreté de ce qu’il ressentait. S’il y avait un homme qui puisse entendre son écho même des lieux de distance, c’était Ilhan. S’il y avait un homme qui comprenait le monde comme Aldaron le comprenait, et peut-être même mieux, c’était Ilhan. Il n’y avait alors pas à s’étonner de savoir que le nouveau-né qu’il fut, ait refusé que l’althaien rejoigne la roue de la réincarnation, quand bien même son heure avait sonné. Il lui était trop précieux, alors peut-être que son geste avait été égoïste.

    Mais lorsqu’il posait ses mires sur le visage ambré de cet enfant qui aurait pu être son frère, son jumeau, il ne regrettait rien. Sans la moindre hésitation, il recommencerait. Pas pour l’adopter, pas par désir brûlant d’en faire sien, comme la chair de sa chair, mais simplement… Pour qu’il vive encore un peu près de lui. Ainsi avait-il agi, chaque fois qu’il avait mordu un mortel, ou tout du moins le plus souvent : pour garder ces êtres qui lui étaient chers, près de lui. Et même plus que cela : pour qu’ils vivent, puisqu’il avait le moyen de les sauver. Ils appelaient la Nuit une malédiction, mais quand il voyait, devant lui, le brillant esprit d’Ilhan saisir ses propos à leur juste valeur, alors non, il n’y avait rien qui puisse lui faire regretter d’avoir partagé cette malédiction avec lui.

    Libre. Autone aussi se battait pour être libre. Il était alors flagrant comme cet écho de liberté vibrait en chacun de ceux qui avaient vécu enfermé à Morneflamme. Cela n’avait rien d’anodin, pas plus que cela n’était surprenant. Le fil conducteur de sa vie brûlait encore dans le volcan. Il avait croisé la route de nombre de ses soutiens à Morneflamme. Vaea, Autone, le Magistrat Denrys, et la liste était particulièrement longue. Morneflamme les avait détruit, mais la prison avait aussi construit les liens plus solides que du mithril. Elle avait révélé la vraie nature des hommes. Elle lui avait ouvert les yeux sur la lignée Kohan, le paradoxe entre leur médiocrité et l’attachement sans nom qu’Aldaron leur vouait, même encore aujourd’hui. Dans la prison, sauver Korentin avait été son credo, sa raison de vivre. Il avait été son roi, autant qu’il fut sa déception.

    Aldaron n’avait pas gardé Nolan et Victoria comme enfants pour rien. Ils étaient des êtres particulièrement symbolique, son cœur : s’il les perdait, alors il perdrait son combat. Il perdrait ce qui l’avait fait tenir. A plus forte raison que c’étaient les seuls enfants qu’il avait eu avec Achroma. Ils étaient sa clé de voute, la raison pour laquelle son édifice tenait encore, le temps qu’il se reconstruise. Il voyait en Aranlith, héritier Kohan, une autre force en devenir, comme une bouée de sauvetage s’il venait un jour à être jeté en pleine mer. Il haïssait les Kohans et ne pourrait pas vivre sans eux, paradoxalement. Cette lignée décadente portait malheureusement trop de symbolique pour lui. Il n’en avait pas encore fait son deuil, mais le pourrait-il vraiment ? Cela serait accepter que ce qui  l’avait fait tenir en vie ne valait rien.

    Il acquiesça de la tête, lorsqu’Ilhan évoqua le devenir de Délimar et Ipsë Rosea. Caladon serait la seule à la tête de l’Alliance des cités libres et c’était bien la raison pour laquelle Aldaron n’allait pas intervenir. Il aurait pu envoyer Ilhan, il aurait pu négocier avec Tryghild, attaquer l’Océanique. Il n’aurait pas forcément réussi ses manœuvres mais le fait qu’il ne les tente même pas, n’y songe même pas était assez évocateur : il voulait que Délimar et Ipsë Rosea quittent l’Alliance des Cités Libres, car cela laissait le champ libre à Caladon, son fief, pour gouverner l’Alliance. Il perdait quelques cités, mais au moins celles qu’il gardait, il avait la main dessus, bien fermement. Cette emprise, ce pouvoir, était quelque chose d’important pour lui, car cela justifiait le sacrifice, au moins provisoire, de l’Océanique. Autone n’était pas seule, non. Elle avait Ilhan, pour commencer. Et elle avait Aldaron, le peuple de la nuit et ses alliés si le besoin s’en faisait sentir.

    Et Ilhan lui prouvait par l’exemple combien elle n’était pas seul. Une armée. Une armée d’immaculés. Il savait qu’Ilhan serait un atout auprès d’Autone, mais là, franchement, il l’épatait. Un sourire en coin vint trahir son faciès imperméable, rictus incontrôlable face à une idée plus qu’alléchante. Une armée d’immaculés. C’était purement brillant. Sélénia était trop ruinée pour se lancer dans une guerre contre Caladon, à moins de sombrer dans un suicide économique. Ils devraient se reconstruire, ce qui laissait largement le temps à la cité de l’Or de renforcer ses rangs. Quand le Havremont voudrait les attaquer, il serait peut-être trop tard. A défaut de faire face à l’armée Sélénienne, ils tiendraient assez longtemps pour que la cavalerie vampirique arrive. C’était intéressant. Plus qu’intéressant.

    L’Ast leva une main pour la poser sur l’épaule du sainur. Sa poigne s’affermit sur l’articulation, en signe de soutien. « Autone est loin… Très loin d’être seule. Cela me rassure, que tu sois à ses côtés. Tu as raison, elle se dresserait, seule s’il le faut, contre eux tous. Et toi… Toi, tu lui donnes les moyens de se dresser avec fermeté et crédibilité. Tu as tout mon soutien et mon aide… Car il me semble qu’on ne passe pas d’humain à sainur sans la vampirisation, n’est-ce pas ? » Une évidence, et ils s’entendaient là-dessus.

    Ses lèvres se pincèrent avant qu’il n’ajoute : « Je suis désolé, pour Délimar. » Car il savait que cela avait été un sacrifice pour Ilhan, même si le deuil avait été fait en amont. « Je pense… Que c’est une bonne chose que la cité nous quitte. Elle se décrédibilise aux yeux de l’Alliance qui n’a plus que la florissante Caladon vers qui se tourner. En prenant Délimar, Claudius fait ses conquêtes, mais s’il était plus fin, il attendrait que cela distende d’avantage l’Alliance de l’intérieur. Fort heureusement pour nous, c’est un général de guerre plus qu’un politicien. Il se satisfera de l’extension de son territoire, qu’il verra comme une victoire de sa part, mais il vous offre, en vérité et probablement sans le vouloir, une position de force au sein de l’Alliance. C’est pour cela que je ne ferrai rien pour retenir Délimar. A dire vrai, plus tôt elle retournera sa veste complétement, et mieux ce sera pour nous. Son hésitation se propage comme un fléau. »

    Il coula son regard à nouveau sur la ville, fier de la Cité de l’Or qui brillerait comme un phare dans la nuit. « Il sera toujours temps de renouer contact avec l’Océanique, plus tardivement. Ils sont aussi indécis que sentimentalistes, alors, nous les aurons peut-être par les sentiments. Sinon… Sinon, la Nuit pourrait tomber sur Délimar. Eternellement. Pas de sang, pas de guerre juste… Une nuit, tu comprends ? Nous les Ast n’avons pas besoin d’avoir accès à leur gorge. Nous n’avons qu’à longer les murailles et caresser la pierre de ce qu’ils croient les protéger. » C’était une proposition qu’Ilhan n’accepterait probablement pas, mais il l’avait formulée, car il savait qu’elle ne tomberait pas dans l’oreille d’un sourd… Ilhan avait besoin d’immaculés, non ? Pourquoi ne pas se servir directement chez les fiers gaillards de Glacern ? Cela ferait de belles bêtes dans une armée.

    Il laissa flotter l’idée avant de poursuivre sur un tout autre sujet. « L’accouchement d’Autone va être difficile. » Une humaine qui enfante un immaculé : nombreuses étaient les mères qui y rendaient leur dernier souffle. « Elle m’a demandé d’être présent, à ses côtés. Elle voulait… Que tu gardes une image pure d’elle, sans le sang et… » Aldaron l’avait vue dans un bien pire état, à Morneflamme. Il secoua la tête de gauche à droite, sans poursuivre sur cela : c’était à Autone de lui parler, pas à Aldaron. « Je voulais te dire que je ne la laisserai pas mourir. Quoiqu’il arrive. Et elle le sait. » Il était ferme à ces mots, quand il reposa ses prunelles verdoyantes sur son fils : « Elle m’est aussi précieuse que tu le fus. » Ilhan comprendrait aisément qu’Aldaron n’hésiterait pas à la mordre s’il n’avait pas d’autres choix. « Je voulais que tu le saches. Que tu t’y prépares. Car cela peut arriver et qu’il faudra continuer de tenir la barre du navire pendant ce temps. Et ne rien lâcher. »

descriptionAu delà du Temps [Ilhan & Aldaron] EmptyRe: Au delà du Temps [Ilhan & Aldaron]

more_horiz
Au sourire de son père quand il évoqua son idée d’immaculés, un sourire plus féroce encore se dessina sur les traits de l’athaïen. Il n’avait peut-être plus de crocs apparents, lui qui les avait limés, mais il n’avait rien perdu de son mordant. Et pire encore, il n’avait rien perdu de son venin. Non pas de ce venin qui agissait de suite et se révélait au grand jour dès la première morsure, mais un venin des plus traîtres qui agissait dans l’ombre, dans le temps, aussi traitre que le poison familial, secret des Avente de génération en génération, un poison lent et insidieux qui commençait à n’agir que quelques heures après ingestion ou contact, pour mieux en cacher la réelle source.

Il fut heureux, plus même, il fut soulagé et… presque honoré quand son père lui accorda son soutien, et ce de vive voix. À ces quelques mots prononcés, un étrange sentiment de joie indicible et de triomphe puéril s’insinua en lui. Tel le sentiment d'une reconnaissance paternelle pleine et entière qu’il aurait tant attendue sans vouloir vraiment se l’avouer. Tel un lien père-fils qui enfin se nouait, se renouait, pleinement, et avec une solidité sans faille.

Non, en effet, on ne passait pas d’humains à sainnûr, sans la vampirisation. Il avait pensé à tout, et tout était déjà presque organisé. Sa Toile s’était, spontanément, insidieusement, reconvertie en la cause Sainnûr depuis l’immaculation du Tisseur, comme si cet événement avait été la révélation finale de la cause perdue du peuple humain, cette cause désespérée pour laquelle la Toile s’était tant battue, et débattue, pour finalement rencontrer des abysses sans fond et un vide absolu. Les Sainnûr leur étaient alors apparus, naturellement, comme la seule race d’avenir possible. Comme la seule digne de leur combat de l’ombre. Comme la seule capable de prospérer dignement et de s’adapter à ce nouveau monde.

Il avait donc un certain soutien, logistique et en mains-d’œuvre, pour ce projet. La Toile chercherait pour lui, pour eux, les cibles intéressées, et les rassemblerait sans trop de peine. Certains membres seraient probablement d’ailleurs les premiers transformés, même s’ils n’intégreraient pas l’armée de Caladon et continueraient plutôt à oeuvrer dans l’ombre, au sein de l’immense Toile. Ils avaient déjà quelques cibles en vue aussi. Il avait trouvé, preuve à l’appui en cette nouvelle aube, comment aider dans la voie de l’immaculation, tant qu’on en ait une profonde volonté. Il avait pensé à leur faire prêter serment avant transformation, et pour avoir leur consentement plein et entier, sachant qu’Autone y tiendrait, et pour leur engagement dans l’armée. Il avait même songé à leur permettre de recouvrer, tant que faire se pourrait, leurs souvenirs, du moins d’en conserver quelques traces dans un carnet de mémoire, tel qu’il l’avait fait pour lui-même. Il avait songé à l’organisation précise, faire des transformations par vague, par lots de plusieurs personnes, avec un certain nombre d’initiés pour sécuriser le tout, prévoir la gestion et leur installation le temps de leur récupération, leur laisser un (court) délai d'adaptation avant leur engagement final dans l’armée… Oui, tout avait été pensé. Ou presque. Il n’était pas à l’abri d’imprévus. Il ne lui restait qu'à trouver un lieu sûr pour les transformations, ce qui ne saurait tarder, et… à trouver un vampire, un Ast si possible, pour la vampirisation pré-immaculation. Dans l’idéal un Ast assez expérimenté, ou du moins assisté d’un vampire assez ancien qui saurait faire preuve de maitrise et saurait gérer les nouveau-nés, surtout ceux qui, peut-être, n’immaculeraient pas. Car cela pouvait, et allait sans doute, arriver.

Quand son père évoqua donc ce sujet, Ilhan lui accorda un sourire de connivence, ouvrant pleinement son esprit afin que tout son plan soit parfaitement lisible pour le télépathe près de lui. Oui, il lui fallait encore trouver un vampire, Ast si possible, qui veuille bien lui accorder ce soutien-là. Et en contrepartie, sans conteste, les vampires qui n’auraient pas immaculé pourraient rejoindre l’Ast… ou plutôt l’armée de son père ? Car il sentait, à cette main posée sur son épaule, ce regard perçant que lui dardait son père, à ces quelques mots sibyllins, mais pourtant clairs pour eux deux, que, oui, Aldaron était en train de lui proposer la source des morsures. Il n’aurait pas pu rêver mieux, même si bien entendu il y avait songé et le lui aurait demandé. Mais il semblerait que son père venait d’anticiper ses besoins et sa demande. Il ne répondit tout d’abord que par un acquiescement silencieux, en un lent hochement de tête empreint de solennité.

Même s’il ne dit mot en cet instant, se focalisant sur ses pensées pour les rendre claires et pleinement perceptibles pour son père, reconnaissance était sans nom. Une onde de douce chaleur irradia en lui, qu’il tenta de transmettre à l’empathe. Tous deux ainsi alliés, même dans les pires complots s’il le fallait, pourraient aider et protéger Autone dignement. Était-il besoin de plus de mots pour répondre pleinement ? Il en doutait. Son père pouvait lire en lui comme dans un livre ouvert en cet instant. Et peut-être mieux valait taire tous les détails de leur complot. Les murs avaient des oreilles, disait-on. Un adage qu’il gardait toujours à l’esprit.

D’ailleurs déjà Aldaron changeait de sujet. Là encore Ilhan acquiesça en silence. Oui, que Delimar quitte l’Alliance allait délier les mains de Caladon pour forger cette dernière à son image. Même s’il n’était pas lui-même porté sur l’or et le prestige des richesses, il ne crachait pas sur ces derniers, qui permettaient en ce monde bien des choses. Mais il savait qu’aux mains d’Autone, ce n’était pas seulement l’or qui serait mis en valeur, mais une farouche volonté de liberté et d’indépendance, et une réelle méritocratie non pas basée sur la force et la puissance combattive, mais sur tout mérite de toute sorte, qu’il soit militaire ou intellectuel, commercial ou artistique…

Quant à transformer Delimar, tout Delimar, en Ast ? Cela pourrait être tentant. Ce serait là des atouts militaires non négligeables, qui rejoindraient les rangs de Cendre-Terre ou de Caladon… Mais… Mais non. Non, songea-t-il, Autone s’y opposerait. Du moins elle ne voudrait pas que cela se fasse de cette façon-là. Pas sans leur consentement. Il savait l’attachement profond de sa femme à cette notion-là. Et il en comprenait la source, plus qu’il ne voudrait l’avouer d’ailleurs. Et il devait admettre qu’elle n’aurait pas totalement tort. Même si politiquement et stratégiquement cela serait un coup de maitre sur l’instant, cela ne serait qu’éphémère, le temps de quelques années, voire décennies. Mais quand quelques-uns recouvriraient leurs souvenirs, comme cela arrivait à quelques vampires, même si rarement, peu étant ceux à véritablement chercher à se souvenir ou à en avoir la force, quand ces quelques rares se souviendraient… cela pourrait ensuite soulever une rébellion, être l’oeuf pourri dans le nid. Non, mieux valait manoeuvrer autrement au sujet de Delimar.

Il resta songeur, tâtant l’idée qu’il rejetait, quand la voix à ses côtés le sortit de ses pensées. L’accouchement… Là encore sujet épineux, qui le rongeait au fond de son coeur. Une peur viscérale le tenaillait, la peur de la perdre, la peur de perdre l’enfant, pire même la peur de les perdre tous deux. La peur de revivre ce deuil honni. S’ils mouraient, ce serait par sa faute à lui. Encore. Toutefois, dans les ténèbres qui l’enveloppaient à chaque fois à cette idée, il sentit une lueur d’espoir s’esquisser au loin. Aldaron serait là. Et il ne la laisserait pas mourir. Si les mots qui suivirent le touchèrent plus que de raison, d’entendre son père lui dire qu’Autone lui était chère, aussi chère à son coeur qu’il l’avait été lui, son fils, manqua balayer toute sa maitrise, tant son coeur chavira. Après tout, il était vrai qu’Aldaron l’avait sauvé d’une mort certaine, d’une mort atroce dont il avait goûté l’âpre agonie. Savoir l’Ast auprès de son aimée et prêt à la sauver, même si pour cela il devait dans les ténèbres la lier, il en était soulagé. Un indicible sentiment de joie également s’infiltra en lui, à l’idée que… Autone et lui pourraient être, enfin, liés dans l’éternité. Ne pas la voir mourir, ni maintenant ni jamais… Ils en avaient déjà parlé, Autone était prête, semblait-il, à sauter le pas, à braver la nuit, voire à renaitre en pleine lumière, pour qu’ils continuent à vivre ensemble non plus seulement quelques années, mais des siècles entiers.

Nous serons prêts, fit-il dans un nouveau hochement de tête.

Oui, il s’était aussi préparé à cette éventualité.

Si quoique ce soit devait arriver à Autone…

Sa voix manqua s’étrangler à ces mots et il ne dut qu’à sa maitrise de ne pas laisser de traitres inflexions s’échapper.

Toute éventualité a été envisagée, reprit-il d’une voix plus ferme et assurée. Je suis rassuré de savoir qu’elle ne mourra pas. Que s’il devait lui arriver quoique ce soit…

Que les Dieux les en préservent, mais faire naitre un immaculé était une gageure en soi pour une humaine…

Je suis heureux de savoir qu’elle renaitra d’une manière ou d’une autre.

Même si pour cela elle devait tout oublier. Ils devraient sans doute tout reconstruire. Si mémoire ne pouvait être retrouvée pour Autone, il saurait avoir la patience de lui prouver sa ferveur et ce qui les avait liés, pas seulement un enfant, mais également de réels sentiments.

Il posa sur son père un regard mordoré, et ses timides filaments vinrent caresser la joue de l'Ast, avant qu’il ne prenne une main de ce dernier et ne dépose un délicat baiser sur cette peau pâle, presque luminescente sous les rayons naissants de l’astre solaire. Tel le baiser d’un fils à son père. Ou tel le baiser offert à un prince, un roi, un seigneur. Puis il lâcha la main et ses filaments retournèrent dans son dos, voltigeant doucement telles les ailes d’un étrange oiseau.

J’aimerais être là. Nous en avons parlé tous deux. Elle ne voulait pas, effectivement… elle voulait m’épargner peine et tourment. Mais je crois qu’elle a compris qu’il me serait pire de ne pas la voir. Même si j’ai dû lui promettre de ne pas regarder, d’être simplement à ses côtés, de soulager sa douleur au besoin, mais de ne pas regarder si jamais… Juste d’être là.

Et il le serait. Avec Aldaron à leurs côtés.

Et le temps qu’il lui faudra pour se remettre de cette épreuve, quoi qu’il puisse arriver, et quel que soit le délai, nous tiendrons la "barre". Moi et… ce cher Aaron Denrys.

Le mot Marché Noir ne fut pas prononcé, mais il flottait dans l’air et fut pensé assez fort pour qu’Aldaron le comprenne.

Nous assurerons tous deux la régence.

L’un parce qu’il avait déjà épaulé nombre de régimes dont une régence, et qu’il en avait l’expérience, l’autre parce qu’il connaissait bien mieux Caladon pour savoir comment la gérer. À eux deux, ils sauraient agir sur tous les tableaux et prendre les décisions qui s’imposent, et  ce tout en menant la politique de la Monarque telle qu’elle le souhaiterait.

Et peut-être que son armée sera prête quand elle reviendra sur le devant de la scène. Du moins les premiers éléments.

Qu’elle soit ombre ou lumière, qu’elle embrasse le jour ou la nuit, elle pourra continuer sa nouvelle ère, et de son œuvre tous les éblouir.

À ces mots, qui revenaient insidieusement sur la proposition muette de son père, un fin sourire ourla ses lèvres, à la fois chaleureux et complice. Un sourire qui s'estompa quand il reprit :

Quant à l’Océanique… L’idée est tentante. À court terme du moins. Mais non, ne leur donnons pas ce prestige de nous rejoindre, pas même dans la nuit ou dans une nouvelle aube. Malgré tous nos efforts, ils ont choisi l’"ennemi" pour les rejoindre, et rejeté l’Alliance d’une chiquenaude ? Alors soit, qu’importent leurs âmes impies, qu’ils restent dans leur obscurantisme obstiné. Si plus tard, ils changent d’avis… peut-être leur tendrons-nous la main dans notre infinie bonté ?

Mais le sourire féroce qui s’esquissa à ces derniers mots soulignait tout le contraire. Non pas qu’il souhaitait faire payer Delimar de cette décision et de ce départ. Mais il était clair, que, même si renouer avec l’Océanique était dans leur projet, et qu’il avait gardé de bons liens en ce sens, l’Alliance ne se plierait pas au bon vouloir des autres le moment venu. Et leur bonté serait d’accorder des "pourparlers", et non pas de plier.

descriptionAu delà du Temps [Ilhan & Aldaron] EmptyRe: Au delà du Temps [Ilhan & Aldaron]

more_horiz
    Les pensées d’Ilhan lui étaient tendues comme une fleur prête à cueillir. Il n’avait qu’à tendre la main pour les saisir et en croisant le regard de son fils, Aldaron sentit que c’était ce qu’il voulait. Il percevait nettement les ambitions de ses projets. Il était l’ast qui, à ses rêves, se nourrissait comme il avait bu, jadis, aux espoirs de son époux. Folie de conquête, amas de puissance, qui à ses sens inspirait la prudence. Ilhan était de ces hommes à savoir mesurer là où Achroma avait tant voulu dévorer. Pouvait-il alors boire à cette eau-là ? Il ne le savait vraiment, mais à ces aspects, il jugeait être peu impliqué. Il lui confierait un ast, ou peut-être une poignée, que les Ainés restants, siégeant à Caladon, viendraient renforcer, par leur sagesse séculaire, pour embrasser cette cause nouvelle : il était fini le temps de l’humanité. Ils étaient nuit et aube, alliés aux mains enlacées, qui offraient le souffle de l’éternité. Race aux veinules, descendant des Dieux : ils seraient le salut de leur monde, dussent-ils prêcher une parole ainsi fervente que celle par laquelle les almaréens les accablèrent.

    La croyance était puissante, mais Aldaron, lui, ne croyait plus en rien. Il laissait à Ilhan la foi : c’était son projet, son rêve. Lui n’était que le père qui donnait à son fils le moyen de les réaliser, priant pour que les étoiles qu’il dessinait viennent éclairer l’obscurité de son existence. Un jour, peut-être, croirait-il aussi fort en cette destinée. Un jour, peut-être, reverrait-il le soleil. Son chemin dans la nuit n’était pas encore terminé, mais cela lui donnait des l’espoir pour les années à venir.

    Il sentit, tout autant, si ce n’était avec une plus féroce intensité, combien la promesse sur la survie d’Autone impactait le Tisseur. Il percevait le soulagement et l’espoir, là encore. L’éternité était salvatrice quand on était deux pour la partager. Il ne savait que trop bien quelle était la douleur de voir ces éphémères humains rejoindre la roue de la réincarnation. Il s’occuperait de cette famille, car elle était la sienne, et il ne laisserait rien, et certainement pas la mort, les séparer. La caresse des filaments et le baiser sur ses mains pâles formaient une reconnaissance à laquelle il semblait enfin goûter de la part de l’un de ses enfants. Lui qui, par Eleonnora, avait été trahi dans ses dons, il sentait en son âme le soulagement de ne pas tout avoir donné, sans jamais recevoir. Il n’avait jamais donné en ce but, mais il avouait sans peine que recevoir pansait bien des plaies.

    « Fort bien. » fit-il en acquiesçant de la tête lorsqu’Ilhan annonça une régence commune avec Aaron. La barre serait tenue de mains de maîtres. « J’ai cristallisé la mémoire d’Autone, le jour de mon couronnement. » ajouta-t-il, comme s’il sentait les questions silencieuses que l’althaïen se posait. N’était-ce pas le cas ? « Un rossignol de cendres et de cuivre. » fit-il en laissant sa mémoire voguer vers ces images d’une femme qu’il avait presque bercé, pour qu’elle retrouve l’apaisement. « Je lui ai donné, mais elle m’a demandé que je le garde en sûreté jusqu’à ce que je puisse le lui rendre… Un jour. Il est dans un coffre à Cendre-Terre. J’ai laissé des consignes pour qu’il te soit remis, s’il devait m’arriver quoique ce soit avant que j’aie pu le lui remettre. » Prudence à nouveau. Ilhan comprendrait.

    « Quant à Délimar, je suppose que nous aviserons en fonction de ce que l’avenir nous proposera. Nous n’avons pas toujours le loisir d’être en position de force, ou de choisir. Il n’y a pas que Caladon qui ait besoin d’une armée dissuasive. » Et à moins qu’un millier d’elfes décident de rejoindre la Nuit, il faudrait qu’il équilibre les forces, si possible en allant les dérober à leurs ennemis… Aussi compliqué que cela puisse devenir, en cas de rébellion. Dans le pire des cas, les morts ne causent plus de problèmes et il ne craignait plus de prononcer une telle sentence au sein de sa dictature. Il n’était pas venu le temps où il pourrait adoucir ses lois… Un jour, peut-être. Pour l’heure, il faisait ce qui devait être fait pour la survie de la nuit.

    Sous la cape d’Ilhan, il distinguait une créature velue, qui venait de se mettre à ronronner férocement. L’ast pencha la tête sur le côté, perplexe. Valmys trainait avec des champignons, Nathaniel avec des poules… Et maintenant Ilhan ? Assurément, ce n’était pas une chèvre qui faisait ce bruit-là : « S’agit-il d’Olorëa dont tu m’as parlé, il y a quelques mois, à Cendre-Terre ? »

descriptionAu delà du Temps [Ilhan & Aldaron] EmptyRe: Au delà du Temps [Ilhan & Aldaron]

more_horiz
Sa mémoire cristallisée… Voilà une autre bienheureuse nouvelle ! Autone se souviendrait. Peut-être pas de tout, mais elle se souviendrait. Certes, souvenirs étaient souvent tromperies, mensonges à soi-même, vérité cachée à l’ombre de notre âme torturée, mais peu importait, à ces souvenirs ils pourraient de nouveau s’ancrer et reconstruire sur les cendres de leur passé. Ils n’auraient pas à recommencer de néant, elle ne renaitrait pas à nue, pas totalement, et ils pourraient continuer à avancer sur les sentiers qu’ils avaient déjà tracés. D’un sourire empreint d’une mélancolie toute althaïenne, il offrit sa douce joie et sa tendre reconnaissance à son père si aimé et si amant.

C’était en ces instants qu’il se demandait pourquoi il avait tant hésité à tout quitter pour s'abandonner à ces tendres joies. C’était dans ces moments-là qu’il réalisait pleinement l’importance des choses réellement essentielles : non pas ces folles utopies, qui l'avaient bercé de rêves illusoires, qu’il savait dès lors impossibles à réaliser, telle la gloire de l’humanité, mais la famille, l’amour des siens, l’ancre de leur coeur. Au final, c’était là, de la vie, la seule véritable saveur. Pourquoi lui avait-il fallu atteindre l’immortalité pour en comprendre la terrible vérité ? Pourquoi avait-il dû attendre tout ce temps et faire tant de mal pour comprendre la pleine essence de cette réalité ?

Des mesures prises pour qu’il puisse remettre ce précieux bien si son père ne pouvait honorer cette mission. Soit. Il reconnaissait bien là la prévoyance de la Triade. De cette même prévoyance dont se parait le Tisseur. C’était là un trait commun qui les avait souvent liés et qui les liait encore. Prévoir, entrevoir les possibles dans l’avenir, pour mieux les préparer, les parer… ou mieux pour les déjouer et en tirer toutes les ficelles avant que le destin ne les nargue. Ils étaient forgés tous deux dans ce fer-là. De ce fer qui les avait marqués à vie, même au-delà de tout trépas.

À la réponse au sujet de Delimar, le sourire de l’althaïen s’étira en une moue moqueuse et un brin cynique. Delimar comprenait-elle seulement ce qu’elle venait de perdre en s’alliant ainsi à l’Empire ? Loin de gagner en force, elle avait gagné discrédit et déshonneur, au sein de l’Alliance du moins, elle qui pourtant se targuait tant d’en être l’étendard. Pire même, elle venait de perdre ses plus vieux alliés, telle la Triade avec qui elle avait oeuvré pendant si longtemps, presque depuis l’avènement de l’Alliance, et Ilhan n’était pas bien sûr que d’avoir l’Empire en allié puisse réellement compenser. Delimar avait également perdu la foi du Tisseur, lui qui l’avait pourtant servie de toute son âme et de toute sa force, elle avait alors perdu sa seule réelle force d’espionnage et, sans vouloir se vanter, son stratège politique manoeuvrant dans l’ombre. Soit, Delimar voulait oeuvrer en pleine lumière, sans aucune vue sur l’avenir pour mieux placer leurs pions ? Qu’il en soit ainsi. Cela ne serait que plus facile pour eux de placer les leurs pour mieux parer leurs coups, cela serait tellement plus aisé alors de prévenir leurs actions pour mieux les contrer… Oh oui, ils étaient tellement prévisibles. Surtout pour lui qui avait vécu parmi eux tant d’années. Delimar se rendait-elle réellement compte de tout ce qu’elle avait perdu pour le peu qu’elle avait à gagner ? Non, certainement pas. Et, maintenant qu’il avait rejoint Caladon, restant ainsi fidèle à l’Alliance, et en un sens, fidèle à ses convictions, auprès de sa femme, sa Monarque, sa Reine, fier étendard de la liberté, peu lui importerait le sort de l’Océanique. Elle avait choisi, il ne pouvait plus rien y faire. Ce qui devait lui advenir adviendrait, et scellé serait ainsi son destin, par ses propres choix et ses propres liens. Il n’apporta alors aucune réponse à ces mots, laissant Aldaron conclure le sort possible de son ancienne cité. Il avait porté ses arguments, qui avaient été entendus, mais il ne chercherait aucunement à l’en dissuader si tel devenait essentiel à son père.

Heureusement, un autre sujet de conversation détourna ses sombres pensées.  

« S’agit-il d’Olorëa dont tu m’as parlé, il y a quelques mois, à Cendre-Terre ? »

Cette fois, son sourire retrouva des notes plus tendres et amusées.

En effet.

Se disant, il découvrit légèrement le rabat de sa sacoche, dans laquelle Olorëa aimait tant se cacher.

Elle est assez farouche et semble préférer rester avec moi. Je pense qu’il va me falloir aménager plus convenablement cette sacoche, même si elle est sans fond. C’est qu’Olorëa aime son confort.

Un ronron se fit entendre plus férocement sous sa main.

Et les caresses. Non, mieux, elle aime que je la peigne.

Il laissa un léger rire lui échapper, à la pensée de l’image que soudain son père devait avoir de lui en l’imaginant avec un chat sur les genoux et un peigne à la main. Voilà qui ternissait grandement l’image du sombre Tisseur complotant dans l’ombre. Qui aurait cru qu’un être si calculateur puisse avoir un petit faible pour les chats ? Ou plutôt pour une chatte. Et pas n’importe laquelle.

À cette pensée, il lui offrit un doux regard.

Mais après tout, n'avait-on pas eu vent de son penchant pour les chèvres déjà ? Elles étaient presque devenues plus célèbres que lui ! Alors que s'ajoute à son petit troupeau un chat...

Je vous avais parlé de sa capacité à voyager dans des mondes… disons… parallèles. Des sortes de réalités alternatives, dirait-on. Je crois qu’elle peut en fait voyager où elle le souhaite, monde du rêve, monde de la trame, mondes autres… Tout voyage lui semble possible.

Une autre caresse, un autre ronron. Même si Olorëa sembla se tasser un peu dans le coin où elle s’était lovée, pour échapper autant que faire se pouvait au regard de l’étranger qu’était le vampire.

Olorëa, je te présente mon père, Aldaron Elusis. Je sais que tu ne le connais pas, mais tu peux avoir toute confiance en lui. Autant que tu as confiance en moi.

L’althaïen releva ses orbes sombres sur son père et posa une main sur le bras du vampire en un doux contact.

Avez-vous envie d’une petite visite en une contrée particulière… Père ?

Il sentit alors son dauphin lui souffler une inclinaison… Un nom résonna, sans qu’il ne le comprenne pleinement. Däddy. Däddy ? Cela ressemblait à cet ancien, très ancien, petit surnom elfque que les enfants donnaient parfois à leur père. Mais que signifiait Däddy pour Aldaron ? Le Tisseur avait cru comprendre que le père, biologique, et maintenant aussi vampirique, d’Aldaron était mort… La fugace image d’un arbre étrange s’infiltra dans son esprit, sans qu’il ne la saisisse pleinement. Puis il rompit le contact, conscient que c’était là s’immiscer peut-être dans l’intimité de son père, même si là n’était pas ses intentions. Il ne contrôlait pas toujours ce que son dauphin lui soufflait.

Souhaiteriez-vous voir… Däddy ? proposa-t-il en un timide sourire.

Il tourna un regard vers Olorëa pour lui transmettre la requête.

Le pourrais-tu ? Sais-tu où cela se situe ? Es-tu d’accord pour nous y emmener ?

Les yeux opalescents de l’angora se firent deux fines fentes, alors qu’un autre ronronnement résonna dans l’air pour toute réponse. En langage olorëïen, cela signifiait oui.

Ilhan tendit alors un bras à son père. À peine celui-ci le toucha-t-il qu’ils furent téléportés… dans un monde où tout n’était plus qu’évanescence des sens. Ces couleurs magnifiques, du bleu au violacé, ces fleurs et ramures si fantastiques et colorées, l’air vibrant telle une douce symphonie, et sur leur peau cette brume en une caresse exquise… Tout à sa contemplation, l’althaïen n’avait guère fait attention à la majestuosité qui leur tendait les bras, en une invitation muette à se prosterner bien bas.

Däddy. L’Arbre-Songe. Quel bel et étrange monde...

descriptionAu delà du Temps [Ilhan & Aldaron] EmptyRe: Au delà du Temps [Ilhan & Aldaron]

more_horiz
    Le fils confirmait l’hypothèse du père, aussi Aldaron n’osa guère l’approcher : elle était farouche et lui était un vampire qui peinait à se faire accepter des animaux. Il ne comptait pas tenter de la faire fuir et préféra qu’Ilhan s’en occupe, jaugeant, par une observation minutieuse, de ce en quoi cet animal serait différent de ses congénères. La magie, principalement. Il émanait de lui une aura dans laquelle la trame s’agitait. Le chat commun n’avait pas cet effet, Nahui le lui confirmait. Et puis il y avait ses yeux, d’un blanc presque laiteux, du moins en cette obscurité mourante, qui rappelait l’éclat d’une lune. Voilà qui était un étrange animal.

    Elle aimait son confort. Un fin sourire en coin, bref mais taquin, ponctua une réponse : « Il semblerait que vous vous soyez bien trouvés. » Car Ilhan aimait aussi très bien son confort. Alors la féline avait, de toutes évidences, trouvé la bonne maison avec le bon propriétaire. Aldaron se souvenait, par l’intermédiaire du médaillon qu’il portait au cou, que cet althaïen avait tenu bon dans une caisse pour aller combattre les chimères ou avait fait de longues traversées inconfortables à cheval. Mais à quel prix ? Cela n’avait jamais été de tout repos et cela était maltraiter un homme qui n’en avait pas l’habitude. Cela l’amusait même, parfois, à le voir se tortiller sur son inconfort et d’en devenir ronchon. Bénis soient les Esprits de ne pas lui avoir fait connaître un séjour, même bref, à Morneflamme. Il n’y avait, là-bas, certainement pas le loisir de la complainte. Il avait fallu se contenter de ce qu’on avait.

    Il arqua un sourcil en imaginant son fils peigner longuement cette demoiselle demandeuse. Le grand Tisseur, figure remarquable de l’Ombre, asservi par un chat et un peigne. Mais il ne se moqua pas : il n’avait, lui-même, pas encore parlé de comment il pouvait être gaga devant ses plus jeunes enfants ou avec sa Liée. On était bien loin de l’aura terrifiante du Prince Noir trancheur de têtes ennemies, c’était certain. Pour en revenir au sujet qui le préoccupait présentement, Olorea voyageait d’une manière bien atypique. Ce n’était ni en heures ni en kilomètres. C’était ailleurs. Cela l’intriguait, évidement et lorsqu’Ilhan lui demanda où il voulait aller, l’Ast songea en premier lieu à l’arbre de Licorok. Un arbre bien précis, créateur des licornes, elles-mêmes créatrices impromptues des Ast… Et lui le premier.

    Däddhy ? Comment avait-il fait pour le savoir ? Après quelques secondes, il acquiesça silencieusement de la tête et percuta : évidement, le dauphin. Ce qui expliquait qu’il ait relâché son contact : il ne voulait pas être intrusif et Aldaron comprenait assez bien ce sentiment. En tant qu’Ast et télépathe, écouter les émotions, les pensées, les rêves, c’était comme respirer. Il ne le faisait pas forcément exprès. Il était toutefois communément admis que ce qui était dans le tète des gens était privé et par conséquent son acte naturel devenait intrusif et mal-vu. Il prit le bras qu’on lui tendait, coulant un regard sur Eleonnora qui se reposait. Elle en aurait pour de longues heures à se remettre : il partait sans regret.

    Cela était très différent de sa première rencontre avec l’Arbre-Songe. Les couleurs distrayaient sa rétine, de manière fantastique et inhabituelle. Tout n’était aussi charmeur, dans la réalité. Le bois de Däddhy était parcouru de veinules sanguines et reposait dans un charnier putride dont il se nourrissait. Ici, le sol était jonché de fleurs colorées, venues d’un autre monde. Ses mires observaient la ramure grandiose et inclina doucement la tête pour saluer cette version accueillante du protecteur qu’il avait rencontré à Licorok.

    « Sais-tu pourquoi je l’appelle, Däddhy ? » demanda-t-il à Ilhan, lui laissant quelques secondes avant de répondre lui-même à la question : « Il a créé les licornes et les licornes, lors de l’explosion du baoli, ont façonné les Asts. Lorsque je l’ai rencontré, je lui ai demandé s’il avait fait de moi son enfant. Il m’a répondu que cela avait été involontaire, que ce qui a découlé de l’union magique des licornes et de la vague qui a chassé les chimères était un accident. » Sa voix devenait songeuse, alors qu’il était tout à sa contemplation. « Je suis un accident. » Cela pouvait paraitre triste, dit comme cela, mais ça ne l’était pas, à ses yeux. « Mais je préfère être un accident. Mon père, Eldar Leweïnra, me désirait tant, comme beaucoup d’elfes. Je n’étais pas même né qu’il avait déjà un millier d’attentes sur mon avenir et sur ce que je devais être. » Là était sûrement la marque même des elfes : si peu d’enfants, tellement chéris, tellement idéalisés.

    « J’ai échoué à le satisfaire, alors il me plait d’être un accident. L’Arbre-Songe n’attendait rien de moi, pas même que je me présente à lui, un jour. Il ne considère pas comme dû le respect que je lui offre. Et il n’a pas d’intention malveillante : il est un protecteur. Tout ce qu’il fait, même s’il doit verser le sang, il le fait de façon désintéressée pour garder en son sein, une… Magie, je crois. Ce qu’il garde est précieux. » Il finit par détacher son regard de l’arbre pour le poser sur Ilhan, et esquissa un léger sourire en coin : « Tu dois me prendre pour quelqu’un de particulièrement désespéré à prendre un arbre, aussi majestueux soit-il, pour père, n’est-ce pas ? » Il secoua la tête, presque amusé par cette idée, et retourna à la contemplation du feuillage coloré.

    « Je crois qu’il vaut mieux que je me concède un père imaginaire. Je n’ai jamais brillé pour en satisfaire le moindre. L’elfe préférait ses antiques us bornés. Le vampire préférait sa gloire. » Toryné : il avait perdu son sourire rien qu’en pensant à lui. Il était passé derrière les ambitions de chacun de ses pères, c’était dire à quel point il avait la moindre valeur pour eux. « Lorsque j’ai manipulé Toryné pour qu’il me morde… » Il s’arrêta, réalisa ce qu’il venait de dire devant Ilhan. Un secret, si gardé, protégé. Un secret… Mais qui n’avait eu d’utilité que du vivant d’Achroma. Maintenant que ce n’était plus le cas… Qu’importait ? Il fallait dire qu’il avait tendance à facilement se confier à Ilhan. Il lui faisait confiance et l’althaïen était de bon conseil. Il reprit alors : « Lorsque j’ai manipulé Toryné pour qu’il me morde, sur le navire Délimarien, j’avais foi en son amour maternel. Il était célèbre pour cela. De tous ces défauts, il avait une qualité mais de celle-ci, il n’a su être constant. J’espérais qu’en prenant Achroma pour époux et Toryné pour mère de crocs, nos deux factions seraient unies et fortes. »

    Ses lèvres se pincèrent : « J’ai eu tort. » Tort d’avoir cru avoir de la valeur aux yeux du moindre parent, en ce monde. Il n’était rien. Il n’était pas un enfant qui correspondait aux attentes qu’on avait idéalisé de lui. Il était imparfait et brisé. Il n’était pas devenu un Conseiller elfique coincé dans un carcan de préjugés. Il n’était pas devenu l’esclave des volontés égoïstes de sa mère. Alors ses parents l’avaient abandonné. Ils avaient choisi leur propre personne. Il pencha sa tête sur le côté : « Je n’attends rien de lui et il n’attend rien de moi. Nous nous protégeons mutuellement. En quelques sortes. C’est lui qui a rompu mon lien Inséparable. » Sans lui, Aldaron serait mort.

    Un bruit, sur la droite. Des sabots et la silhouette blanche d’une licorne. Sur ses gardes, Aldaron patienta, mais l’équin n’attaqua pas. « Je l’ai faite pour toi, Aldaron. » La voix était vibrante, tellement puissante sans ses tons graves. Cela l’avait fait sursauter. Pour lui ? « Elle s’appelle Aldëamân. Un jour, elle viendra à toi. » Il cligna des yeux et approcha la créature doucement. « Dans ton monde. » Dans son monde ? Savait-il alors qu’Aldaron n’était pas de ce monde-ci ? Bien possible : il était une entité bien mystérieuse, et puissante.

descriptionAu delà du Temps [Ilhan & Aldaron] EmptyRe: Au delà du Temps [Ilhan & Aldaron]

more_horiz
« Sais-tu pourquoi je l’appelle, Däddhy ? »

Ilhan se contenta de hocher la tête en signe de négation. Il lui semblait presque sacrilège de faire élever sa voix en ce lieu de merveille. Et l’Ast à ses côtés, qui semblait communier avec cet endroit étrange, devait aisément percevoir son ressenti. Il écouta alors les explications avec attention. Et si fascination restait vive en lui, en un brasier ardent embrasant ses sens, une soudaine tristesse l’enveloppa dans une douceur infinie et une forte mélancolie, mêlées en une magnifique danse.

« Je suis un accident. »

Comment un enfant pouvait-il être un accident ? À ses yeux, c’était une bénédiction. Qu’elle soit voulue ou imprévue, qu’elle soit le fruit d’un hasard ou d’un vœu fervent, un enfant était un don inestimable. Mais quand son père lui conta la suite, il comprit que tristesse n’avait peut-être pas lieu d’être. Peut-être devait-il chanter plutôt libération et salvation. Ces quelques mots, ces révélations offertes presque en un murmure, dans le secret de ce monde aux oniriques allures, étaient en eux-mêmes une belle leçon. Ne rien attendre de ses enfants. Ne pas faire peser sur eux le poids de nos désirs parentaux malvenus et déplacés. Prendre l’enfant comme il était, comme il venait, le chérir et l’aimer, pour ce qu’il était, sans chercher à le faire devenir un autre, qui ne ferait que dénaturer la beauté de son être.

Et quelque part il comprenait ce qu’avait pu ressentir Aldaron face à son père elfique. Si lui-même n’avait pas eu tant de pression, ses parents avaient tout de même eu pour lui de belles ambitions. Tous ses parents avaient attendu un jour quelque chose de lui. Même si ensuite ils avaient su relâcher l’emprise de leur désir pour le laisser voler vers son propre avenir. Il avait au moins eu cette chance de ne pas avoir à voler sa liberté, qu’on lui avait ensuite offerte de bon gré sans pour autant le renier. Il pouvait comprendre en un sens, même si qu’en partie, le soulagement qu’Aldaron devait ressentir dans ce lien dépourvu de toutes attentes avec l’Arbre-Songe. Un lien libre et entier.

S’il le prenait pour un fou d’appeler un arbre père ? Non, pas vraiment. Il trouvait même cela beau et cela faisait sens. Après tout Aldaron n’avait-il pas déjà un lien fort avec les arbres par son seul prénom ? Seigneur des arbres… N’était-ce pas là alors comme un retour aux sources, tout simplement ? Un lien qui faisait sens et qui renouait avec ses plus profondes appartenances… voilà ce qu’il voyait. Et non une quelconque folie ou un quelconque désespoir honni.

Il se contenta toutefois de sourire à la question, tout en répondant la négative par un simple signe de tête.

Et tiqua rapidement quand le nom Toryné et le mot manipulation sonnèrent dans la même phrase. Soudain, toutes les pièces de l’énigme se mirent totalement en place. Il avait déjà compris bien des points de cette affiliation étrange. Mais voilà qu’on venait de lui révéler le chainon manquant. Il parvint toutefois à rester de marbre et garda silence avec patience. Il sentait toutefois que ce secret devait le rester. Il ne lui appartenait pas de toute façon et il revenait à Aldaron de choisir s’il souhaitait le révéler ou l’enterrer dans les limbes de l’oubli. Il claquemura alors ce secret derrière les hautes murailles de son esprit, parmi les alcôves les plus profondes, et l’embruma sous des volutes d’autres souvenirs, pour mieux l’y dissimuler. Il y serait bien gardé. Il n’était pas homme à révéler ce qu’il ne voulait pas et avait déjà prouver qu’il était difficile de lui arracher quoique ce soit.

Il avait toutefois envie de prendre son père dans ses bras, en entendant toutes ces confessions. Non… pas confessions. Confidences. Un mot qui impliquait alors confiance. Et, à cet élan de tendresse infinie qu’il aurait voulu transmettre à son père, se mêla un sentiment de fierté et de reconnaissance dans tout son être. Son père se confiait à lui. Son père lui faisait suffisamment confiance pour lui parler ainsi. Et il espérait ardemment en être digne. Ne pas trahir cet ultime lien qui se nouait entre eux deux au fil de ces mots, qui coulaient comme un fleuve dont on aurait ouvert la digue.

Et alors qu’il s’apprêtait à enlacer son père dans cette étreinte que réclamait tant son coeur, une apparition le coupa dans son élan. Magnifique, sublime apparition qui fit chavirer son monde par sa présence enivrante pulsant magie. Et la voix de l’arbre vibra, son écho puissant semblant rugir et murmurer tout à la fois. Aldëamân. Esprit de l’arbre blanc en elfique. Voilà un nom merveilleux. Un arbre qui semblait savoir bien des choses, à entendre ce qu’il disait. Dans le monde d’Aldaron ? L’arbre savait donc de quel monde ils venaient ? Qu’en ces lieux ils étaient tels des intrus ? Et pourtant, sachant cela, il les avait laissés venir… Non, rectifia Ilhan en son esprit, il avait laissé venir son enfant à lui.

Et à cette pensée, cette fois Ilhan céda à sa pulsion. Ses filaments s’étirèrent doucement dans son dos et s’étirèrent telles deux grandes ailes de feu, avant de venir enlacer son père dans une étreinte pleine de chaleur. Ilhan se permit de lui prendre la main, avec une délicatesse infinie, presque en une caresse timide, et tourna la tête vers lui, les yeux brillants de mille éclats.

C’est là un magnifique cadeau d’un père à un fils, souffla-t-il en un murmure tout juste audible.

Comme pour ne pas effrayer la licorne. Qui déjà disparaissait dans une brume éthérée.

Parlait-il de la licorne ? Ou des confidences d'Aldaron ? Sans doute des deux à la fois...

J’espère qu’elle vous protégera, tout comme votre père l’Arbre-Songe l’a fait, et qu’elle vous permettra de garder un lien fort avec lui.

Il resserra doucement sa main contre celle froide d’Aldaron.

Je vous remercie de ce partage qui m’a mis en émoi. De ces mots, si précieux, dont j’espère être digne. De ce moment, si bienheureux, que je garderai au plus profond de moi. C’est là un enseignement pour nos enfants que j’espère retenir pour l’avenir.

descriptionAu delà du Temps [Ilhan & Aldaron] EmptyRe: Au delà du Temps [Ilhan & Aldaron]

more_horiz
Les mires verdoyantes de l’Ast restèrent rivées sur la magnifique créature, la fois fasciné et effrayé par son regard percutant. Il se souvenait des combats menés avec Achroma, la manière dont les licornes avaient maltraité son esprit avec d’odieux cauchemars, et faisant ainsi que lui le premier Ast à l’explosion du Baôli. Et là ? Elle était pour lui ? Lentement, le Prince Noir approcha et sa main vint prudemment se poser sur son chanfrein, près de la meurtrière corne. Ses doigts parcoururent son pelage blanc jusqu’au naseau, où il sentit dans sa main, son souffle délétère. Il entendait son cœur battre, très lentement, presque froidement. Puis elle avait disparu, le laissant dans un état auréolé d’incroyable. Que s’était-il passé exactement ? Avait-il bien compris le message de son arbre-père ? Il resta quelques secondes perdu, le regard dans le vide, le temps que son esprit retrouve la terre ferme.

L’approche d’Ilhan l’aida à s’ancrer complémentent et il répondit à l’étreinte qu’on lui offrait. Avec Ilhan, il trouvait un alter-ego à qui il pouvait se confier. Quelqu’un presque comme lui, bien que leurs histoires et leurs parcours soient différents. Probablement était-ce même la raison pour laquelle ils se complétaient si bien. Ses enfants étaient sa raison d’être, ce qui le faisait tenir et rester. S’il ne la réclamait de lui même, l’étreinte spontanée d’Ilhan lui faisait le plus grand des biens, apaisant, pour quelques royales secondes sa solitude et sa douleur. Il ferma les yeux, se laissant aller, bercé par l’odeur du magnolia. Il eut un petit sourire en coin, en songeant à un certain bain. Lorsqu’ils se relâchèrent, il serra toutefois sa main, alors d’une branche de l’arbre approchait d’eux.

Là, grande ouverte, une fleur blanche trônait sur la branche, juste sous ses yeux. Elle avait en son cœur une graine que son fils cueilli. Ainsi aurait-il un arbre à planter à Cendre-Terre et ainsi, le lien serait préservé. Dans la main d’Ilhan, il prit délicatement la graine qu’on lui tendait, la chérissant en son âme comme un don de son père. Ou de son fils, car au fond… N’était-ce pas lui, à travers Olorea, qui lui avait permis ce voyage ? Un voyage où il ne faudrait guère s’attarder, au cas où Eleonnora revenait à elle. Il adressa un dernier regard vers l’Arbre-Songe. Puis il demanda à Ilhan, qui était spirite de l'ornithorynque et qui devait le sentir mieux que lui… « Perçois-tu comme moi ? Ce cœur de magie qu’il protège… Cela ne te semble-t-il pas être de la magie d’Esprit-Lié ? » Un esprit-lié qui avait disparu, vu qu’Ilhan ne pouvait le reconnaître… Dans tous les cas, il faudrait garder ce secret à l’abri, pour que les Couronnes de Cendres ou d’autres cœurs avides ne s’y intéressent jamais...« C'est à moi de te remercier pour ce voyage... J'avais bien besoin de me changer les idées, et de me confier. » Ils restèrent encore quelques instants à admirer l'Arbre qui se dressait majestueusement devant eux, avant qu'ils ne rentrent.

descriptionAu delà du Temps [Ilhan & Aldaron] EmptyRe: Au delà du Temps [Ilhan & Aldaron]

more_horiz
Permission de ce forum:
Vous ne pouvez pas répondre aux sujets dans ce forum
<<