Le jour n’était pas encore levé dans le camp de la légion Vat’Aan’Ruda. Le peuple de la cité des wigwams somnolait pour la plupart encore à pattes fermées. Le comptoir commercial de la délégation sélénienne quant à lui grouillait d’activités, et rien ne permettait de dire que cela allait cesser. Déjà le jour précédent, le raffut qui s’en dégageait avait été aussi tonitruant qu’une tempête de grandes saisons et il y faisait plus chaud que dans les profondeurs du Canyon Karaptia.
Et le jour d’avant, cela avait été pire.
Aux portes du grand établissement s’étaient ainsi présentés marchands d’épices, de vêtements et de quincailleries, négociants soutenus par leurs gardes-boutiques, commerçants de colifichets, de parchemins ésotériques et de babioles, porteur d’eau, fromager, boutiquiers en joaillerie, rétameurs, menuisiers et grossistes en tout genre.
Et ce n’était pas tout. Au milieu du commerce, des Graärh s’étaient afférés avec des cargaisons de marchandises ; des tapisseries, pots remplis des pigments, harpes, flûtes, vases en céramique et draps en satin ou en soie s’échangeaient entre la légion et les visiteurs venus de Khokhattaan contre des produits du Nord. De temps en temps, c’était des Garal au poil leste et à la silhouette élancée qui chargeaient dans la mêlée des articles pour apporter des missives et réceptionner leur réponse. Il s’agissait souvent de relais d’office entre les humains et les elfes qui cohabitaient avec les Graärh, ces derniers n’étant pas les lecteurs les plus rapides ni les plus volontaires des scribes. Ces messages venaient en grand nombre au soir lorsque les derniers convois étaient prêts à partir, mais d’autres pouvaient montrer le bout de la truffe lorsque le soleil était à son zénith.
Et le comptoir continuait de s’étendre. Derrière les murets de terre et les palissades rapiécées s’élevaient les fondations d’un futur poste d’avant-garde. Plus loin encore, nul ne pouvait manquer une miette de la route commerciale en construction : un important passage délimité en bois de baobab, large de quinze pieds, qui tranchait au beau milieu de la cité des wigwams et rejoignait l’entrée principale du camp. Les bâtisseurs s’activaient dans un mélange de voix et de bruits d’échafaudages semblable aux plaintes d’un vieux navire à l’agonie. Lorsque cette route serait terminée, trois mules côté à côté pourraient se partager la chaussée et se déplacer dans la cité sans obliger les Garal à se bousculer pour laisser de la place.
L’on ne pouvait pas dire que l’aile Est de la cité des wigwams baillaient aux corneilles.
Pourtant ce jour-là, l’activité du comptoir était inhabituelle. Certes il y avait un attroupement, mais il était composé de légionnaires armés et équipés pour la guerre. Il y avait du mouvement mais il se faisait rapide, léger et les pas tonnaient avec un son différent, militaire. Quant aux voix qui résonnaient dans le comptoir, elles étaient abruptes, le ton bas et lugubre. D’aucun pouvait craindre en passant dans le coin que quelque chose de grave s’était produit.
C’était le cas.
Il fallait pour cela franchir le pas qui séparait l’allée des joaillers de celle des menuisiers. Quand il s’exécuta, Asolraahn vit aussitôt les traces de sang nappant le sol. La lueur ambrée de grandes lustreries en bois d’acajou laissait flotter des ombres sur les paravents arrachés. Il fit quelques pas, suivi de ses shikaaree, dépassa un carrefour où d’ordinaire les missives pleuvaient à flots comme la mousson d’été.
Les corps n’avaient pas encore été sortis. En approchant, une odeur d’encens, de genévrier et d’épices parvint à sa truffe. Il supposa que l’une des victimes était guérisseur ou au moins herboriste. Il n’aurait su dire laquelle. L’entrelacement furieux des corps dessinait de longues vagues dans la pénombre : ils étaient au nombre de quatre. Il s’agissait d’humains, sans doute au service de Sélénia. La violence qui les avait rendus moribond avait de quoi frapper avec toute la brutalité qu’offrait une telle scène de dévastation. Du sang coulait encore à gros bouillons de l’une des blessures. Un autre avait une jambe tordue dans un angle improbable. Il y avait des morsures, des lacérations profondes causées par de larges griffes. Et puis, il y avait leur visage gris et exsangue, figé dans une expression de pure terreur. Leur regard vitreux regardait les Graärh, implorant une aide qui ne viendrait jamais.
Le géant opalin avait prévenu l’empereur que ce genre de drames arriverait, que des gens intrépides et forts d’esprits seraient les seuls à se faire une place dans leur cité, qu’il y ait un comptoir pour les accueillir ou non. Ce ne fut pas pour autant agréable de voir les dangers de Néthéril se répercuter sur des étrangers, au beau milieu de leur camp.
Surtout lorsque les coupables de tels méfaits étaient des légionnaires.
-Où sont-ils ?
Les shikaaree le conduisirent en dehors du comptoir sélénien. Sur le sable qui se soulevait en brassée de poussière, deux Graärh attendaient à genoux, entourés de gardes. Ils fixaient le sol en silence. Leurs épées gisaient, placées cérémonieusement en face d’eux. Un sang poisseux ruisselait encore sur les lames, brillaient à la lueur des flambeaux :
-Y a-t-il quelque chose que vous ayez à dire ? fit sévèrement le géant opalin. Une information capitale, un élément qui justifierait de tels agissements ?
Mais les assassins se tinrent aussi muets qu’un tombeau. Le shikaaree sur sa droite, un Graärh au pelage flamboyant, se rapprocha en murmurant :
-Que fait-on d’eux ? Sont-ils Ashuuds ?
Asolraahn couvrit les coupables d’un regard de glace. Il aperçut de loin de nouvelles têtes qui apparaissaient dans son champ de vision ; des Garal qui sortaient aux aurores pour la cueillette ; des marchands qui se rendaient à leurs commerces. Il y eut bientôt plus de visages dirigés sur la place que de poils sur son torse. La majorité cligna des yeux sous le coup de la surprise. D’autres avaient le visage sinistre et grave. Asolraahn trouva parmi eux un petit cortège reconnaissable entre tous : un groupe de Chasseur de Smilodon au regard aiguisé et à la démarche militaire. La cohorte perçait l’affluence comme une pertuisane affûtée. Elle se resserrait toute entière devant une silhouette aussi remarquable qu’impérieuse.
Jh'eena Orën l’observait. Son corps élancé et son pelage aussi mince qu’une pellicule de sable habitait le bivouac de leurs étoffes fines et du tranchant des couteaux rengainés. Mais même sans ses comparses, elle aurait été tout aussi visible. L’art pour se faire remarquer en tant qu’Aaleeshaan était de savoir rythmer sa posture, l’harmoniser à ceux qui l’entouraient tout en jetant son propre éclat. De ce côté, la conseillère s’en sortait avec les honneurs. À sa façon, à son immobilité de pierre, elle élargissait la dimension de sa troupe, en prolongeait les contours tissés. Au sein du cyclone de cette foule rapprochée, elle incarnait l’œil, l’épicentre de toute l’attention. Les traits fauves de son expression sauvage se repéraient avec une facilité déconcertante.
Le géant opalin inclina légèrement la tête à son intention. Jh'eena semblait attendre sa décision ; ou peut-être attendait-elle de juger de la force de ses mots ? Il prit alors une longue inspiration et secoua la tête :
-Non. Ils se sont rendus coupables de crimes bien trop graves pour eux. Leur sort est entre les griffes des Esprits désormais. Qu’ils soient châtiés comme s’ils avaient massacré les nôtres.
Les guerriers autour de lui furent pris d’une vilaine stupéfaction. Très vite, il se dégagea une torpeur qui fit se taire les murmures les plus perçants. Devant les tentes et wigwams tomba un grand silence, à transpercer les tympans par son assourdissante présence. Ce ne fut pas la décision la plus populaire d’Asolraahn. Et si la plupart hochèrent la tête gravement, d’autres se permirent le luxe d’une méditative contestation. Le shikaaree le plus proche déglutit péniblement. Il leva sa lame et son hésitation l’abaissa.
Tout à coup, il se retourna pour scruter l’Aaleeshaan des Chasseurs de Smilodon, en quête d’un second assentiment.
Et le jour d’avant, cela avait été pire.
Aux portes du grand établissement s’étaient ainsi présentés marchands d’épices, de vêtements et de quincailleries, négociants soutenus par leurs gardes-boutiques, commerçants de colifichets, de parchemins ésotériques et de babioles, porteur d’eau, fromager, boutiquiers en joaillerie, rétameurs, menuisiers et grossistes en tout genre.
Et ce n’était pas tout. Au milieu du commerce, des Graärh s’étaient afférés avec des cargaisons de marchandises ; des tapisseries, pots remplis des pigments, harpes, flûtes, vases en céramique et draps en satin ou en soie s’échangeaient entre la légion et les visiteurs venus de Khokhattaan contre des produits du Nord. De temps en temps, c’était des Garal au poil leste et à la silhouette élancée qui chargeaient dans la mêlée des articles pour apporter des missives et réceptionner leur réponse. Il s’agissait souvent de relais d’office entre les humains et les elfes qui cohabitaient avec les Graärh, ces derniers n’étant pas les lecteurs les plus rapides ni les plus volontaires des scribes. Ces messages venaient en grand nombre au soir lorsque les derniers convois étaient prêts à partir, mais d’autres pouvaient montrer le bout de la truffe lorsque le soleil était à son zénith.
Et le comptoir continuait de s’étendre. Derrière les murets de terre et les palissades rapiécées s’élevaient les fondations d’un futur poste d’avant-garde. Plus loin encore, nul ne pouvait manquer une miette de la route commerciale en construction : un important passage délimité en bois de baobab, large de quinze pieds, qui tranchait au beau milieu de la cité des wigwams et rejoignait l’entrée principale du camp. Les bâtisseurs s’activaient dans un mélange de voix et de bruits d’échafaudages semblable aux plaintes d’un vieux navire à l’agonie. Lorsque cette route serait terminée, trois mules côté à côté pourraient se partager la chaussée et se déplacer dans la cité sans obliger les Garal à se bousculer pour laisser de la place.
L’on ne pouvait pas dire que l’aile Est de la cité des wigwams baillaient aux corneilles.
Pourtant ce jour-là, l’activité du comptoir était inhabituelle. Certes il y avait un attroupement, mais il était composé de légionnaires armés et équipés pour la guerre. Il y avait du mouvement mais il se faisait rapide, léger et les pas tonnaient avec un son différent, militaire. Quant aux voix qui résonnaient dans le comptoir, elles étaient abruptes, le ton bas et lugubre. D’aucun pouvait craindre en passant dans le coin que quelque chose de grave s’était produit.
C’était le cas.
Il fallait pour cela franchir le pas qui séparait l’allée des joaillers de celle des menuisiers. Quand il s’exécuta, Asolraahn vit aussitôt les traces de sang nappant le sol. La lueur ambrée de grandes lustreries en bois d’acajou laissait flotter des ombres sur les paravents arrachés. Il fit quelques pas, suivi de ses shikaaree, dépassa un carrefour où d’ordinaire les missives pleuvaient à flots comme la mousson d’été.
Les corps n’avaient pas encore été sortis. En approchant, une odeur d’encens, de genévrier et d’épices parvint à sa truffe. Il supposa que l’une des victimes était guérisseur ou au moins herboriste. Il n’aurait su dire laquelle. L’entrelacement furieux des corps dessinait de longues vagues dans la pénombre : ils étaient au nombre de quatre. Il s’agissait d’humains, sans doute au service de Sélénia. La violence qui les avait rendus moribond avait de quoi frapper avec toute la brutalité qu’offrait une telle scène de dévastation. Du sang coulait encore à gros bouillons de l’une des blessures. Un autre avait une jambe tordue dans un angle improbable. Il y avait des morsures, des lacérations profondes causées par de larges griffes. Et puis, il y avait leur visage gris et exsangue, figé dans une expression de pure terreur. Leur regard vitreux regardait les Graärh, implorant une aide qui ne viendrait jamais.
Le géant opalin avait prévenu l’empereur que ce genre de drames arriverait, que des gens intrépides et forts d’esprits seraient les seuls à se faire une place dans leur cité, qu’il y ait un comptoir pour les accueillir ou non. Ce ne fut pas pour autant agréable de voir les dangers de Néthéril se répercuter sur des étrangers, au beau milieu de leur camp.
Surtout lorsque les coupables de tels méfaits étaient des légionnaires.
-Où sont-ils ?
Les shikaaree le conduisirent en dehors du comptoir sélénien. Sur le sable qui se soulevait en brassée de poussière, deux Graärh attendaient à genoux, entourés de gardes. Ils fixaient le sol en silence. Leurs épées gisaient, placées cérémonieusement en face d’eux. Un sang poisseux ruisselait encore sur les lames, brillaient à la lueur des flambeaux :
-Y a-t-il quelque chose que vous ayez à dire ? fit sévèrement le géant opalin. Une information capitale, un élément qui justifierait de tels agissements ?
Mais les assassins se tinrent aussi muets qu’un tombeau. Le shikaaree sur sa droite, un Graärh au pelage flamboyant, se rapprocha en murmurant :
-Que fait-on d’eux ? Sont-ils Ashuuds ?
Asolraahn couvrit les coupables d’un regard de glace. Il aperçut de loin de nouvelles têtes qui apparaissaient dans son champ de vision ; des Garal qui sortaient aux aurores pour la cueillette ; des marchands qui se rendaient à leurs commerces. Il y eut bientôt plus de visages dirigés sur la place que de poils sur son torse. La majorité cligna des yeux sous le coup de la surprise. D’autres avaient le visage sinistre et grave. Asolraahn trouva parmi eux un petit cortège reconnaissable entre tous : un groupe de Chasseur de Smilodon au regard aiguisé et à la démarche militaire. La cohorte perçait l’affluence comme une pertuisane affûtée. Elle se resserrait toute entière devant une silhouette aussi remarquable qu’impérieuse.
Jh'eena Orën l’observait. Son corps élancé et son pelage aussi mince qu’une pellicule de sable habitait le bivouac de leurs étoffes fines et du tranchant des couteaux rengainés. Mais même sans ses comparses, elle aurait été tout aussi visible. L’art pour se faire remarquer en tant qu’Aaleeshaan était de savoir rythmer sa posture, l’harmoniser à ceux qui l’entouraient tout en jetant son propre éclat. De ce côté, la conseillère s’en sortait avec les honneurs. À sa façon, à son immobilité de pierre, elle élargissait la dimension de sa troupe, en prolongeait les contours tissés. Au sein du cyclone de cette foule rapprochée, elle incarnait l’œil, l’épicentre de toute l’attention. Les traits fauves de son expression sauvage se repéraient avec une facilité déconcertante.
Le géant opalin inclina légèrement la tête à son intention. Jh'eena semblait attendre sa décision ; ou peut-être attendait-elle de juger de la force de ses mots ? Il prit alors une longue inspiration et secoua la tête :
-Non. Ils se sont rendus coupables de crimes bien trop graves pour eux. Leur sort est entre les griffes des Esprits désormais. Qu’ils soient châtiés comme s’ils avaient massacré les nôtres.
Les guerriers autour de lui furent pris d’une vilaine stupéfaction. Très vite, il se dégagea une torpeur qui fit se taire les murmures les plus perçants. Devant les tentes et wigwams tomba un grand silence, à transpercer les tympans par son assourdissante présence. Ce ne fut pas la décision la plus populaire d’Asolraahn. Et si la plupart hochèrent la tête gravement, d’autres se permirent le luxe d’une méditative contestation. Le shikaaree le plus proche déglutit péniblement. Il leva sa lame et son hésitation l’abaissa.
Tout à coup, il se retourna pour scruter l’Aaleeshaan des Chasseurs de Smilodon, en quête d’un second assentiment.