1er octobre 1764
Asolraahn se réveilla en sursaut, son esprit toujours empli par les couleurs de son rêve. Il poussa un grognement sourd en se frottant les yeux d’une patte griffue. Dans le wigwam, les braises rougeoyantes d’un feu moribond s’agitaient paresseusement sur les bûches calcinées. Elles sifflaient dans l’air la menace de leur future extinction, menaçant de le plonger dans la pénombre. Le félin se redressa et gagna l’entrebâillement du wigwam. Il leva le rabat sans un bruit.
De petits nuages masquaient le soleil, et la journée était grise et fraîche. La cité de Vat’Aan’Ruda était en effervescence. Le tambour de guerre Est scandait l’air cadencé des dernières heures de la journée. Descendant d’une colline, un groupe de Kisaan se rendait vers le troupeau de bétail. Dans une allée, de jeunes Garal filaient l’aiguille sur une longue tapisserie faite des soies offertes par les Séléniens. Dans une autre, on préparait les ragoûts pour le dîner. Le brouhaha, les odeurs d'épices et d'herbes aromatiques rappelaient à Asolraahn les saveurs de sa propre légion, au sein de laquelle il avait jadis aimé déambuler. Au milieu d’un cercle de combat, couvert en grande partie par les pans des demeures, deux prétendants grondaient férocement et se battaient aux sabres sous le regard dur d’une femelle. Leur joute rivale éleva un rideau de sable qui s’éleva en volutes autour d’eux. Le géant opalin plissa les yeux et ferma le rabat. Il se réinstalla sur son siège en baillant, révélant une impressionnante rangée de crocs effilés.
Devant lui, couché dans un charpoy en jute, reposait un homme au teint hâlé et à la chevelure garnie de mèches rouges comme le sang pour les unes, noires comme les plumes d’un corbeau pour les autres.
Lorsqu’Asolraahn l’avait ramené au camp de la légion, l’homme était plongé dans un sommeil profond et manifestement peu agréable. De temps en temps, il avait tiré de vilaines grimaces, dérangé par les affres de cauchemars et sans doute aussi de ses nombreuses blessures. Mais Asolraahn ne s’était pas prétendu en meilleure forme. De longues plaies avaient tracé d’ignobles marques sur ses bras et son torse, et sa gorge avait conservé les stigmates d’un sortilège qui avait failli l’étrangler jusqu’à la mort. Le combat contre Ther’Zhi avait été d’une rare intensité, et il ne pouvait guère se vanter d’en avoir été le principal belligérant. Ainsi couvert du fardeau de leur infortune, ils étaient entrés au campement de la légion comme deux âmes égarées.
A la vue du géant opalin portant le sans-poil dans ses bras et de leur état à tout deux, les Garal étaient aussitôt intervenus. Ils avaient fait venir les spirites du raton-laveur et de la vache pour s’occuper de leur blessure, puis avaient délesté Asolraahn de l’étranger et l’avait conduit en lieu sûr, non sans avoir quelque méfiance envers lui. Ils s’étaient interrogés sur ses origines. Il semblait évident que ce dernier ne venait pas d’ici. Il ne ressemblait à vrai dire à aucun humain qui ne soit déjà venu en Néthéril : Etait-il un voyageur sélénien s’étant perdu sur le chemin de la légion ? Y avait-il eu une attaque ? Etait-il un baptistrel ? Un pirate ? Avait-il tenté de tuer leur Tribyoon ?
Mais leur curiosité n’avait pas trouvé beaucoup de réponses. Asolraahn était resté de marbre face à leurs interrogations. Il avait arboré un masque imperturbable en laissant son regard traîné sur les fortes têtes ; un de ces regards qui disait qu’il n’avait ni le temps, ni la patience de discuter. Dès lors, et sans dire un mot, il avait pénétré dans le wigwam du guérisseur, avait attendu que le spirite ait terminé son travail puis avait repris le corps inanimé de l’étranger pour l’emmener dans sa propre demeure, sous les regards ébahis de ses frères et sœurs. Il avait ensuite veillé sur l’homme, tâchant de fermer l’œil durant la nuit, puis au lendemain. Mais il n’était pas parvenu à dormir ; ses blessures le lançaient toujours avec une certaine obstination. Et le silence, autour de lui, était devenu assourdissant de soucis.
La discrétion n’avait jamais été son fort et, désormais noyé dans ses réflexions, il regrettait ses gestes abrupts envers les siens. Au lieu de couper court à cet évènement inattendu, il avait encouragé les questions qui brûlaient toutes les moustaches :
Qui, par les Esprits, était cet homme ?
Asolraahn posa un regard sur l’étranger aux cheveux de feu et d’ombre. Celui-ci se reposait désormais paisiblement. Son rictus de douleur s’était changé en une expression fatiguée, quoique sereine. Il ne tarderait pas à se réveiller. Et alors qu’est-ce que le géant opalin ferait ?
Pour le moment, révéler son identité relevait plus de la mauvaise idée que du plan ingénieux. Bien sûr, il ne faudrait pas attendre longtemps avant que les Garal ne se rendent compte de l’absence de leur Protecteur. Le dragon rouge passait si souvent au-dessus de leur wigwam qu’il était devenu une silhouette aussi ordinaire que le duvet d’un nuage. Pas plus tard qu’hier, ils avaient vu le Colérique se poser et avaient été surpris de ne pas le retrouver depuis lors. Et bien que le dragon ait détesté se trouver dans une telle situation, force était de constater que sa protection et l’aura qui l’entourait avait fait de lui une véritable divinité auprès des Garal. Asolraahn n’avait eu de cesse de le prévenir à ce sujet : « Mon peuple croit à ce qu'il a envie de croire. La vérité n'y change rien. Il a besoin de héros, et s'il n'en a pas, il s’en invente. »
Il y avait toutefois une différence entre un dragon absent et un dragon qui n’en était plus un. Le félin n’était pas sûr que son peuple était aujourd’hui prêt à voir Verith sous les traits d’un humain.
Les rabats de la tente s’agitèrent brusquement. Au début, ce ne fut qu’une rumeur discrète, la respiration fugitive d’une île contemplant les dernières heures du jour. Puis le toit commença à trembler également. Du sable fouetta ses pattes. Il remuait avec une obstination rageuse tandis que le coloris de son grain s’éteignait dans la nuit. Une tempête grondait au dehors. Asolraahn s’y attendait. Il n’avait pas eu à envoyer de messagers vers le canyon. Il s’était dit qu’il avait simplement à attendre, à veiller sur Verith. Car sa famille était en chemin et il lui fallait les accueillir, et leur fournir des explications.
Il se releva à nouveau et cette fois, il sortit du wigwam. Le temps avait passé, et les allées étaient désormais vides. La tapisserie quasiment terminée représentait une shikaaree menaçant une meute de smilodons de son katana. Les ragoûts avaient été emportés, et les deux prétendants avaient manifestement réglé leur différend.
Quand le crépuscule approcha, le soleil étincelant s’étiola dans des nuages tels des filets d’ombres. Une grisaille inhabituelle se dissolva au-dessus des étendards de la légion, une traînée de crachins si obscure qu’elle suffit à lui glacer les reins. Le vent attisait un bruissement mordant et se dérobait sur la courbe des demeures Garal.
C’est alors que deux immenses silhouettes assombrirent le ciel. Leurs ailes de chauve-souris vrombirent, firent fuir les quelques rapaces de la région. Asolraahn en frissonna, le pelage chargé d’une crainte respectueuse. Il se pourlécha les babines avec nervosité. Il n’avait jamais rencontré ni la compagne du Colérique, ni sa fille. Il se dirigea vers le cercle des combattants, puis quitta la colline pour s’éloigner des wigwams et trouver un terrain inoccupé par des wigwams. Là, il leva Tarama Tish au-dessus de sa tête tel une oriflamme improvisée. L’arme arborant le rouge carmin de son créateur et une multitude d’écailles pour corps, Asolraahn espérait que ce signe saurait être lu par les deux dragonnes en approche. Que cela fut vrai ou non, les deux silhouettes reptiliennes ne tardèrent pas à tournoyer dans les cieux, prenant sa position comme phare dans la cité. Elles atterrirent en soulevant un nuage de poussière et alors aux yeux d’Asolraahn, il n’y eut plus que deux montagnes d’écailles devant lui qui recouvrirent la totalité de son champ de vision, dissimulant les arbres, les étendues des hautes terres, et la cime décharnée du canyon dans le lointain. Le cœur du géant opalin manqua un battement. Il ressentait un brin d’étrangeté à se retrouver face à deux créatures si éminentes qu’elles pouvaient vous avaler en deux bouchées.
Surtout lorsque leur mâle blessé gisait à l’intérieur de sa demeure.
Il abaissa son bâton et le planta nonchalamment au sol. Puis il s’inclina sommairement. La lassitude avait gagné sur lui, et il considéra que la gravité de ce qui les amenait outrepassait de loin le besoin des belles manières :
-Je vous salue, Svarg kee raaniyaan. J’aurais aimé que votre visite de la cité se fasse en d’autres circonstances.
Il croisa les pattes, le regard éteint par deux jours accablants :
-Je suppose que vous attendez des explications. Je n’ai pas toutes les réponses à vous fournir. Lui-même en aura certainement d’autres pour vous. Sachez simplement que voilà plusieurs mois, sa liée Dwëmmer s’est mise à manigancer un plan avec mon appui pour libérer le Dragon rouge de la malédiction qui pesait sur lui. Hier, les ultimes étapes de son dessein se sont révélés et un combat terrible a eu lieu entre Svargaadhipati et l’être qui se faisait appeler Ther’Zhi.
Le félin eut soudain bien du mal à tenir le regard des deux dragonnes. Comment, en vérité, pouvait-il leur expliquer ce qui avait eu lieu sous ses yeux ?
-Verith en est ressorti vainqueur. Du moins, je le crois. Mais il fut mortellement blessé au cours de l’affrontement. Pour le sauver, j’ai enfoncé dans ses blessures un cœur d’or : un artefact qu’une alliée de Verith, Sombréclat, a appelé le cœur de Néant. C’est ce cœur qui est la raison de sa survie. Au prix d’un immense sacrifice.
Il tendit une griffe vers son wigwam :
-Il se repose tandis que nous parlons. Il n’a que peu ouvert les yeux depuis la nuit dernière, et ce ne fut pas pour lui déplaire. L’ampleur… de la transformation est telle qu’il n’a rien plus rien de ce qu’il fut autrefois.
Svarg kee raaniyaan : Reines des cieux