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descriptionAu bout du monde [PV Kaii] EmptyAu bout du monde [PV Kaii]

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1er octobre 1764



-V’sj’t’r’te p’r t?

-Va’je’tro’te pou’t?

-Vais-j’trop vit’pou’to?

-Vais-je trop vite pour toi ?


Le jeune Damgond, un crustacé d’à peine un mètre, demeurait muet comme une tombe. Il continuait de fracasser de ses énormes pinces un rocher faisant obstacle à son inénarrable route. À l’évidence, Il entendait ignorer son colocataire de fortune et défendre son pré carré. Ssaadjith poussa une langue de flamme verdoyante, une lueur acariâtre dans le regard. C’était qu’il avait une furieuse envie de mettre griffe et collerette au vent contre le crustacé. Voilà maintenant plusieurs minutes qu’il tâchait de se faire entendre par ce gros bigorneau, sans succès. Ces petits êtres inférieurs étaient de candides andouilles et il fallait savoir se montrer patient. Voyant ses demandes être ignorées, Ssaadjith avait d’abord essayé de s’exprimer à la vitesse de l’éclair, puis d’articuler sa question de plus en plus lentement. Il avait espéré atteindre un rythme qui aurait donné au Damgond une raison de penser que le dragon s’intéressait à lui, ce qui bien entendu, était tout bonnement prodigieux. Mais il n’avait pas fait de gros progrès jusque-là et son infinie patience s’était tout bonnement envolée depuis lors.

La question de Ssaadjith était sérieuse pourtant. À l’origine, il n’avait guère voulu alpaguer de façon aussi triviale un habitant des fonds marins ; un peuple qui ne lui était guère familier et dont il n’avait longtemps eu pour toute curiosité que la chair se trouvant à l’intérieur de leur coquille. Mais voilà qu’il avait traîné ses ailes sur plusieurs lieues au-delà de la côte septentrionale de Néthéril et depuis lors, il cherchait son chemin. Et en vérité le perdait de plus en plus. Il avait eu les crocs longs. Pour le rugir franchement, Ssaadjith avait eu l’esprit fugueur. Ses petites errances dans le canyon karaptia avaient érodé sa patience et mit en vrac sa détermination à rester cloîtré près de la demeure familiale.

Il fallait ajouter à cela que la petitesse de l’île, son sable et sa platitude avaient mis en exergue un manque profond chez le dragon d’obsidienne : Un désir de retrouver le chemin des montagnes et du roc. En un mot comme en cent, la chaîne de Nin Daaruth lui manquait affreusement.

Alors au lieu de rester près du canyon ou de se prélasser sur le trône de granit bâti par son Père, Ssaadjith avait décidé de se jeter à l’eau. Littéralement. Sa vie aventureuse dans le désert avait touché à sa fin et le dragon était parti s’envoler dans les eaux tumultueuses de la mer Reshenta. Il n’avait pas eu une once de regret.

Mieux valait la mer, certes capricieuse, au désert dévoreur de rêve. A l’instant où Ssaadjith s’était aventuré sur la côte, il s’était retrouvé captivé par l’aspect éternel des flots, par sa boisson, à la lie enivrée, ingurgitant l’air iodé comme un quartier de viande bien juteux.

Ça ! Ça, c’était la mer ! Cette satanée Reshenta, il fallait lui tirer révérence et collerette basse dixit Ssaadjith, même si le dragon était trop orgueilleux pour le faire. Quelle générosité de mouvement ! Quelle grâce dans le ressac ! Et quelle jolie prévenance que ces vagues portées par le vent. Dès cet instant, le dragon d’obsidienne avait décollé sans plus attendre.

Ni son Père, ni sa Mère ne l’en avaient empêché. Le grand dragon rouge était parti loin de la caverne familiale, pour une affaire qui apparemment ne regardait que lui et pas la prunelle de ses yeux. Quant à Quartzécailles, elle n’avait pas même jeté un regard en coin à son petit manège. C’était à se demander, pensa-t-il désormais, s’ils n’avaient pas souhaité qu’il se perde sur cet îlot de malheur, à la rocaille plus solide qu’une carapace de homard.

Car tout le problème était là. Après avoir fait route avec la ferme intention de traverser la mer entière, oui c’était bel et bien son idée de départ, et d’aller s’installer jusqu’à une terre non loin de Nyn-Tiamat ; le récif des tempêtes par exemple ; le dragon s’était vite retrouvé éreinté par l’effort que lui demandait un tel voyage. Son vol s’était retrouvé saccadé, excessivement nerveux. Une pluie battante était alors montée d’un vent d’Ouest, une coulée fugace et vile qui l’avait forcé à dévier de sa destination.
Et ainsi de floc….
En flac…
Et en floc…
Ses ailes l’avaient amené lentement sur de l’eau frisquette jusqu’à trouver cet îlot vaseux, mal fixé par des roseaux bruissant. Harassé et perdu, Ssaadjith avait d’abord somnolé d’une sieste parsemée de rêves diffus. Puis il avait essayé de reprendre la route en direction du Nord. En vain. La tempête l’en avait empêché, tel un rempart hérissé des lames glacées que faisait surgir une averse hargneuse.

Griffes et fureur ! On ne pouvait même plus voir les ombres dorées de la frontière « Néthérilienne » à cette distance. Autant dire que sa fugue, si on pouvait encore appeler cette misérable escapade comme tel, avait été d’un ridicule sans nom. Il avait certes quitté le désert, mais pour aller où ? Sur un petit ilot de pacotille, noyé au milieu de nulle part. Cela ne fit qu’embraser de plus belle la flamme qui grondait dans son estomac et ses griffes raclèrent violemment contre le sol spongieux. Mais Ssaadjith se refusa à des lamentations. Il valait bien mieux que ça ! Il savait que Père et Mère le retrouveraient. En fait, il était même certain que ces derniers savaient parfaitement où ils se trouvaient et qu’ils ne comptaient venir le chercher que bien plus tard comme punition. Cruels géniteurs. La solitude, le dragon d’obsidienne détestait ça…

Si cela devait se passer ainsi, Ssaadjith se débrouillerait par lui-même. Il n’avait pas besoin d’appeler à l’aide. Il pouvait très bien se débrouiller tout seul ! Ses ailes trempées jusqu’à la membrane se rétabliraient avec le temps et une bonne nuit de sommeil. Dès lors, le dragon d’obsidienne rentrerait chez lui et inventerait des aventures avec des affrontements contre les Serpentempêtes et les Noctapagos.

Dans le lointain, il vit l’heure grise arriver. Le soleil entamait sa chute, crevait l’horizon de son éclat doré. Le soir arrivait trop vite. Sans s’annoncer, un silence ruisselant enveloppa l’îlot, uniquement brisé par le mouvement de la houle. Il s’étendait tout autour de Ssaadjith, au fond même de lui, pénétrant sa carapace d’écailles chaudes. Mais la petite pluie qui tombait de concert, ondulante, mouchetée d’impact sur la roche n’aurait su le distraire.

Ssaadjith se redressa et posa à nouveau ses questions au Damgond qui eut l’air de se préoccuper de lui comme de sa première pince. Pas loquace le fruit de mer. A l’accoutumée, ce genre de bête vivait en colonie, mais celui-ci s’était soit perdu, soit avait décidé de rouler sa bosse en solitaire. Tant pis. Il trouverait bien un moyen de se servir de lui autrement ; sa chair par exemple ! Le dragon d’obsidienne l’observait avec une envie qui mettait son estomac à l’agonie. Il savait que la viande de ces crustacés était délicieusement sucrée, bien qu’il ne sache pas encore comment épingler l’abominable. Il était bien loin de ses routines et de ses bases.

C’est alors qu’il vit sous le ciel strié de nuages une forme, comme une flèche taillée dans les ténèbres, qui tranchait le rideau mauve du crépuscule. Il crut tout d’abord que c’était un oiseau des mers, mais la forme se rapprocha avec l’allure d’un nuage bleu redressé d’or et ses ailes avaient à l’évidence une forme draconique. Soudain, les yeux d’absinthe du dragonnet s’écarquillèrent. Il fut bientôt évident qu’avec une telle vitesse, cette grâce belliqueuse à tendance sanguinaire, pour ne pas dire franchement carnassière, ne pouvait appartenir qu’à un seul être ailé ; Une dragonne aux écailles brillantes de l’outremer, au corps plus dur que l’acier et plus massif que son trône de granit.

-Kaii-chériiiiiiie !

Soudain, sous les ailes fringantes de la sémillante, le dragon d’obsidienne mira la silhouette branlante du mat d’un navire. Des pirates ! Il en poussa une petite exclamation de stupéfaction avant de se reprendre superbement et de fermer son clapet. De la distinction, de grâce ! Il ne fallait pas rater son entrée en scène. Certes, son père et cette bande de mielleux de la bouteille n’étaient pas en très bons termes, à cause de leurs griefs avec les Graärh. Mais ce n’était pas une raison pour que Ssaadjith s’en fasse des ennemis à son tour. De la tournure de son attitude dépendrait peut-être son salut ! Car si les pirates étaient de misérables forbans, n’étaient-ils pas aussi de splendides marins ? Sans l’ombre d’un doute, leur navire saurait le ramener à bon port en un rien de temps. Il quitterait certes son nouveau domaine mais peu lui importait. Ssaadjith s’ennuyait à mourir sur cet îlot crasseux et ses lourdauds d’habitants n’avaient guère de conversation.

Quant à sa nouvelle-amie-liée-des-pirates-et-sœur-de-nuée, elle ne devait surtout pas croire qu’il s’était mis dans un pétrin plus gros que lui et qu’il était incapable de s’en sortir. Après tout, la dragonne était une survivante, une créature née du « Sur » et du « Vivant ». Tout ce qu’elle considérait inférieure à elle, elle le dédaignait. En cela, Ssaadjith était heureux de trouver une partenaire de pensée et de principes. Il lui fallait donc, pour s’en faire une alliée, se présenter et être présentable. Monumentalement présentable.

Il prit ainsi la pose, laissa l’attente grandir tandis que la dragonne se dirigeait droit dans sa direction. Il cracha soudain un halo de flamme verdoyante qu’il traça élégamment autour de lui, en auréole de compagnie, afin que brille son armure d’écailles et que frétille sa collerette grâce à la chaleur du feu. Le vacarme braillard de l’alizé étreignit ses ailes et les souleva en grand, tels des voiles noires de circonstance. Lorsque la dragonne jucha une patte sur son îlot, Ssaadjith darda sa langue râpeuse dans sa direction et la couva de son regard embrasé :

-Kaiikathal, que de délicatesse et de plaisir au vol ! Je ne m’attendais guère à te trouver ici, encore moins avec tes guignols. Non pas que ce genre de camarilla me dérange, qu’ils soient nobles ou pouilleux. Ils présentent sur leurs voiles de beaux atours, et pour dénicher un terrain giboyeux, ils demeurent un recours.

Sans attendre de réponse, il enchaîna :

-À ce sujet, aurais-tu un petit creux ? Si c’est le cas, je t’invite à ma table des bienheureux. Nous pourrons bavarder et vois-tu je m’apprêtais à chasser…. Hum bien que cette petite peste-là (il indiqua le Damgond de sa queue) soit effroyablement caparaçonnée. Allons, allons, ne claironne rien, suis-moi, c’est là, viens vite ! En ma qualité de Ssaadjith, je te condamne à souffrir d’un repas et de rires sur mon modeste gîte !

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Lorsque la Marche-Tempête s’éveilla, l’orage était déjà bien loin et le jour blanchissait le pont à travers les fentes de l’écoutille principale. Elle glissa ses griffes sous son corps, pour s’assurer que le petit sac de pièces était toujours là. C’était sa part des dernières prises, qu’elle avait durement gagnée, et elle la surveillait comme une oie surveille ses oisons. Elle se leva, le plus haut que lui permettait le plafond ; puis se retourna sur le dos, et laissa retomber le sac sur son ventre pour en sentir le poids délicieux : cela faisait quelque cinq-cents grammes, et quelle belle musique ! Elle possédait déjà sept-mille-sept-cent-sept pièces d’or. Elle calcula qu’avec ces dix-huit, ça lui faisait sept-mille-sept-cent-vingt-cinq, plus tous les bijoux qui s’ajoutaient au butin. Il en manquait deux-cent-soixante-quinze pour faire huit-mille ; elle décida de les demander à Nathaniel, qui ne les refuserait sûrement pas. Ainsi, paressant dans sa cale (qui bientôt serait trop étroite pour l’accueillir), elle répétait en chuchotant d’un ton ravi : “Sept-mille sept-cent-vingt-cinq pièces d’or ! Ô, Kaiikathal, tu as sept-mille-sept-cent-vingt-cinq pièces d’or…”

Elle enfila l’Affronte-Tempête, mais n’ouvrit ni la fenêtre, ni l’écoutille, car elle devait mettre les dix-huit nouvelles arrivantes en lieu sûr, et les joindre à son magot.

Avec moultes précautions, elle déverrouilla son coffre Krrock, souleva le couvercle en bois, y versa les dix-huit pièces sur les autres, remit tout à sa place, aussi empressée qu’une voleuse. Quand elle eut terminé, elle enclencha le levier externe pour sécuriser le tout et ponça soigneusement les montures métalliques, deux pattes en mithril ornées de griffes qui protégeaient jalousement le contenu du coffre rouge.

Ensuite, pendant que le mécanisme interne du coffre finissait de sceller le verrou, elle saisit par la gueule un petit balais et fit passer plusieurs fois, sur la malle, un flot de poussière et de bourris. “Eh voilà !” dit-elle. “Personne n’y verra rien. Et les voleurs, ils ne me font pas peur.”
Néanmoins, pour se rassurer, elle joua sa séquence favorite : celle du voleur déçu.

Elle sortit de sa pièce dans la cale, remonta sur le pont et ferma l’écoutille, puis la rouvrit sans bruit avec une habile lenteur sous le regard médusé des marins, auxquels elle ne prêta guère attention. Elle entra à nouveau dans le pont principal sur la pointe des griffes, l’ouïe tendue, comme pour s’assurer que le navire était vide. Elle murmura :

“Personne. La voie est libre !”
Elle s’approcha de sa pièce, souleva les lourds tapis, tâta longtemps les paillasses.
“Bon. Rien ici.”

Elle ouvrit les placards, souleva les jarres, les gamelles, les cordages en exprimant par quelques moues la déception du cambrioleur. Puis elle se dirigea vers les sacs de lin, ouvrit des tiroirs, inspecta une étagère de fortune, ouvrit un pot, secoua le coffre magique avant de se dire qu’un coffre aussi poussiéreux ne devait rien contenir de plus précieux que des actes et des parchemins (de toute évidence), puis murmura, imitant le voleur irrité : “Mais où est le trésor ? Ou c’est qu’elle les a mis, les sous ?” Grommelant quelques injures, elle fouilla les lieux de fond en comble ; et soudain, en se redressant, elle le découvrit : le message gravé sur un panneau.

Elle le lut avec peine, comme si elle avait du mal à déchiffrer ce qui était inscrit.

“Volleure, volleuse, entention !” sembla exciter son intérêt et elle fronça les arcades. “Vous zembetez pas a serche largent. Elle es pas la.”
Elle esquissa un sourire draconique à faire avorter une couvée de singes.
“Menteuse !”
Elle décoda la suite.
“Elle es dans un endroit secrète qu’es pas ici.”
Alors elle joua l’inquiétude et s’exclama : “Mais c’est vrai qu’ils ont un sacré pactole, elle et son Roi des Pirates ! Ils sont sûrement assez malins pour avoir caché le trésor dans un repaire caché et méconnu de tous… Oh, oui, elle est capable d’avoir fait ça cette coquine ! Et puis c’est une dragonne moderne qui veut se lancer dans le monde des affaires… Elle est pas bête ! Où est-ce qu’il est, cet endroit secret ?”
Elle lut : “Dans les kartiers généraux du roy des pirates. Protege par les asasins pirates.”
Épouvantée à l’évocation des assassins, la “volleuse” fit un bond en arrière, la gueule ouverte, et bondit hors de l’écoutille pour une fuite exaltée. Mais elle s’arrêta net sur le seuil, fondit en larmes et en rires au milieu de la foule qui se contentait soigneusement de l’éviter, s’autorisant uniquement quelques regards fuyants et se demandant quelle mouche avait piqué la Marche-Tempête pour lui arracher de tels mugissements. Puis elle se frotta joyeusement les ailes et clama :

“C’est pas tout d’être cambrioleur : il faut aussi être génial ! Et génial, ça veut dire Kaiikathal !”

*
* *

Les dragons avaient un talent naturel pour les arts écrits, mais apprendre à écrire n’avait pas été la plus simple des tâches pour Kaiikathal. C’était elle qui l’avait voulu, mais, les limites de sa patience n'excédant pas la taille d’un asticot, il lui avait fallu du temps, beaucoup de temps, pour être capable de déchiffrer chaque lettre de l’alphabet et encore plus pour assembler tout ce puzzle en mots, puis en phrases qui avaient un sens. Petit à petit elle s’était prêtée au jeu, pensant qu’un jour cette faculté lui permettrait de faire de “bonnes affaires”, pour mettre “de la Saint-Jacque dans le cabillot” et se faire un trésor toujours plus gros.

Elle s’était donc entraînée dur, et cette pancarte d’avertissement était le premier fruit de son dur labeur. Et comme un jardinier qui cueille la première tomate de la saison, elle en était très fière.

Elle sortit pour rendre visite à ses chers maquereaux, qu’il fallait inspecter de toute urgence… La longue pluie diurne s’était muée en crachin fin et agaçant. Un grand nombre de ces poissons s’étaient réfugiés loin sur la surface, et elle comptait sur eux pour se remplir l’estomac avant la nuit. Elle virevolta entre les mâts du navire. Parfois, un rideau de soleil faiblard perçait le lit des nuages l’espace de quelques secondes avant de s’enfuir aussitôt. Au bout de trente minutes, il n’y avait toujours aucun poisson en vue.

“C’est malheureux !” dit-elle tout haut. “S’ils ne se montrent pas d’ici une heure, j’irai les arracher à la mer moi-même” vociféra-t-elle avec hargne.

Elle volait comme un automate, les yeux fermés, insultant à mi-voix les maquereaux, les Esprits et les caprices de Reshenta..
Elle se promena un moment le long d’une succession d'îlots ternes et rocailleux où rien d’autre que des crustacés et des algues ne pouvait se développer. Bientôt huit-mille pièces d’or ! pensait Kaiikathal. À chacun sa bonne étoile. La bruine dispersait les volutes de brume et les frégates entrecroisées semblaient planer pour le simple plaisir. Une petite sterne attardée, la gygis blanche, criqueta une fois avant de retourner à son nid pour dormir, et les phaétons tropicaux se mirent à chanter. La mer se refroidit, et avec elle l’envie d’y plonger pour aller à la chasse au maquereau…

Kaiikathal leva la tête pour regarder le ciel. Elle inspira profondément avant de se secouer la collerette. Et si j’allais faire un petit tour plus au sud ? il restait une poignée de pointes émergées qu’elles n’avaient pas encore survolées, et il lui restait encore un peu de temps avant la tombée de la nuit. Les étoiles de mer sont peut-être déjà sorties de leurs cachettes… et c’est l’heure de la repasse des crabes… ça me changerait les idées. Et quand on est riche, on fait ce qu'on veut. Zou !

Du mouvement avait attiré son attention sur l’un des ilôts crasseux. Une drôle de sangsue noire glissait sur la berge près d’un rocher mobile, qui s’avéra être un Damgond. Quant à la sangsue, il s’agissait de nul autre que Ssaadjith l’Inoubliable, rejeton turbulent de Verith de l’Ire et Keetech la dragonne de Quartz, frère de Nephilith le Gemme-Écaille ! Non, ce n’était pas un mirage et personne ne lui jouait de tour : avec des yeux ronds comme des groseilles de mer, Kaiikathal fondit sur le dragon d’obsidienne, battant des nictitantes pour chasser les perles d’eau qui venaient lui brouiller la vue. Dans sa surprise, elle ne prit pas la peine de se présenter comme le font habituellement les dragons de Nuées différentes.

“Ssaadjith, c’est bien toi ?”

“Kaii-chériiiiiiie ! Kaiikathal, que de délicatesse et de plaisir au vol !”

Mais oui, par toute la poiscaille des océans, c’était bien lui : piteux, la mine brillante mais le corps fatigué, les yeux pétillants mais les ailes froissées comme deux vieux chiffons.

Nullement gênée par les bourrasques imprévisibles, elle atterrit à côté de lui en creusant un sillon dans le sable rougi par la pluie - faire les choses avec grâce ne lui avait jamais frôlé l’esprit. Il l’invita à trinquer le Damgond avec lui, mais la Marche-Tempête n’était désormais plus en quête d’un repas : elle était fort préoccupée par la présence de cet énergumène ici, perdu en plein milieu de l’archipel. Se souvenant qu’elle avait été malpolie, elle ne perdit pas de temps pour se rattraper.

“Eh bien, quel charmant accueil, je te remercie, Ssaadjith. Mais permet moi de te demander…” La vision du sinistrement joyeux dragon misérablement planté dans le décor hostile de l’océan avait, au moins, de quoi perturber, au mieux, cachait quelque chose. “Est-ce que vous êtes en voyage, ta Nuée et toi ?”
Ce qui était une façon courtoise et délicate pour dire “tu es perdu ?”
Parce qu’il en avait tout l’air, mais comme la dernière fois aux funérailles de Kaalys, l’expression du dragon noir était déroutante.
“Le beau Nephilith, est-il avec nous ?” demanda-t-elle en frétillant de la crête à la pensée du sublime Gemme-Écaille, qui avait la même couleur que l’or, et que Kaiikathal avait bien envie d’ajouter à son trésor (mais pas comme elle l’entend habituellement… plutôt d’une autre manière) une fois qu’elle serait plus âgée. Elle regarda autour dans l’espoir d’apercevoir un éclair doré, mais elle ne vit rien d’autre que l’océan et le voile de brouillard qui s’était levé et masquait les nuages. Le soleil venait tout juste de franchir le seuil de l’horizon et d’ici quelques minutes, ils seraient plongés dans l’obscurité.

“Enfin ! Tu ne veux tout de même pas manger quelque chose de plus savoureux ? Ça, c’est de la roupie de sansonnet !” déclara-t-elle en désignant le Damgond qui se carapatait contre le récif émergé. “Tu ne voudrais pas te mettre à l’abri avec moi ? Mon Nathaniel n’est pas là, il est fourré dans une affaire sans queue ni tête mais il m’a autorisée à me joindre à notre petite expédition. Je te promets qu’on s’y sent bien ! Ce n’est pas le Maelström, mais c’est aussi confortable. J’ai un coin à moi et on peut même y loger à deux avec Nahui, alors tu devrais pouvoir entrer aussi. Juste le temps de s’abriter…” Elle se garda de dire qu’elle avait emmené son trésor avec elle, mais de toute façon, avec sa pancarte, personne, pas même Verith de l’Ire, ne saurait évoquer la présence d’un trésor. Pfff !

“Bon… à moins que tu préfères rester ici, mais dans ce cas je ne sais pas trop si je reste avec toi. Le navire n’est pas loin…”

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Ssaadjith contemplait la nouvelle venue avec beaucoup d’amusement. Que voilà une fougueuse créature qui emballait la mer et l’îlot de son joyeux éclat ! Dès lors qu’elle s’était posée, la vivacité de son mouvement l’avait saisi de plein fouet. Ce n’était pas ce que l’on pouvait appeler une fine silhouette mais Kaiikathal avait de l’allure ; tout en muscles trapus et secs, c’était ses ailes courtes et larges qui lui donnait cet aspect de malabar des flots, à la fois courtaud et sinueux comme un serpent des mers. Mais la dragonne n’était point dénuée d’élégance, ni guère de grâce : en témoignait l’épiphanie délavée de ses écailles et de sa collerette, une voile chatoyante qui filtrait les rais solaires tel une étoffe diaprée. Pour le dire simplement, depuis que la dragonne se trouvait sur cet isthme de sable et de galets fraîchement lavés, Ssaadjith avait décidé que l’îlot était un havre plus intéressant qu’il n’y paraissait. Après tout, c’était désormais non plus un lieu de perdition, mais celui de la rencontre entre la Marche-Tempête et l’Inoubliable : voilà un palmarès que l’on ne pouvait plus lui retirer et il avait en gloire ce qu’elle ne pouvait hélas obtenir en beauté.

Ainsi appréciait-il la présence de la dragonne dans son modeste campement. Il l’accueillit avec une joie que ne dénaturaient point ses intentions à son égard. Il avait besoin d’elle et de sa grosse frégate alors il ne fallait pas faire le difficile. Kaiikathal ne tarda pas à lui rendre la pareille et Ssaadjith en fut enchanté. Manifestement, la rudesse des pirates n’était que mondaine réputation car elle fit montre d’un grand attrait pour l’effort qu’il avait fourni à la recevoir.

Toutefois sa première interrogation, pour innocente qu’elle fut, ne manqua pas d’agacer le dragon d’obsidienne. S’il sut réprimer son air bougon, sa queue en revanche virevolta d’impertinence.
Ah ! Eh bien quoi ? On ne pouvait pas dégrafer ses ailes tranquillement loin de sa famille ? Nuée n’était pas collier. Et cette question sonnait pour lui comme un rappel cuisant de l’exécrable surveillance dont il avait toujours été l’objet auprès de sa filiation. Evidemment, Ssaadjith tout seul ? Impossible ! Il devait forcément être perdu ! Ou en ce cas, son père-grand-dragon-bien-sévère-et-colérique devait se trouver dans le coin. Après tout, Ssaadjith avait besoin de protection ! Ssaadjith ne devait pas trop s’éloigner de ses géniteurs !

Et si ceci l’irrita quelque peu, l’autre interrogation le rendit cette fois vert de jalousie.
Le.
Beau.
Nephilith ?
Il n’en fallut pas plus pour que son esprit bouillonne d’un condensé d’écailles dorés. Comment cette dragonne, au goût pourtant si juste, pouvait s’intéresser, une fois était déjà trop, à ce béotien atteint de verbomanie ? Son petit frère était un insignifiant petit être, ennuyeux et raseur, un omniscient petit froussard qui savait tout et ne pouvait s’empêcher de se cacher derrière son petit ton courtois et gentillet. Avait-il omis d’ajouter que son frère était petit ? Et qu’il était grand ! Pourquoi Kaiikathal s’intéressait plus à Nephilith qu’à lui ?

Ceci ne devait pourtant pas l’amener à se détourner de sa bienséance. Il lui fallait être agréable, et agréable il serait. Kaiikathal en vérité n’avait connu que son frère. Voilà un point qu’il devait corriger ! Comment sinon pouvait-elle deviner que des deux dragons, c’était Ssaadjith le plus splendide, le plus brave, le plus joueur et le plus captivant ! Quelques heures à la côtoyer et l’éclatante vérité serait là : En face d’elle, écailles apprêtées, obsidiennes pour les meilleurs, pour les autres dorées, la collerette en vrille, les ailes graciles, il saurait lui montrer que c’était le dragon d’obsidienne que l’on pouvait qualifier de « beau » !

Le beau Ssaadjith, cela sonnait bien.

Celui-ci se montra alors sous son plus beau jour, la crête bien en évidence, sa collerette frétillant dans le vent, son assurance restaurée. Il roucoula à la dragonne un filet de réponse :

-En voyage, oui cela se pourrait. Mais qui te dit que je suis accompagné ? Peut-être ne suis-je qu’aventurier solitaire ? Une âme vagabonde guidée à cette oasis délétère ?

Il éventa ses ailes avec un air princier. Il finassa un pas léger jusqu’à se rendre auprès d’elle et lui offrit un œil affable :

-En vérité, il ne faut avoir nulle inquiétude. Dévier de mon chemin fait partie de mes habitudes. Il est heureux par ailleurs que je sois si volage. Cela m’a permis de te trouver sur mon passage.

Il écarquilla soudain les yeux, comme s’il s’était remémoré un point important :

-Quand à ce bon Nephilith, oh lui, il n’est pas de l’excursion ! Parler d’équipée n’est pas son fort et il n’est guère moussaillon. Si tu voulais voir mon frère, tu m’en vois ainsi navré. Je suis d’un naturel plutôt téméraire, là où il est plus mesuré. (il indiqua l’Ouest d’un vaniteux mouvement de la griffe) Il a dû rester sur le lit désuet de notre demeure. Sans doute s’est-il livré à quelque méditation intérieure…

La déception se lut sur le museau de Kaiikathal. Comme elle inspectait l’îlot pour vérifier ses dires, ses écailles turquoise frémirent de telle sorte qu’elles parurent gonfler de volume. Elle se reprit vite néanmoins car elle décida soudain que son Damgond n’était que peu digne d’un festin de dragons. Ssaadjith hélas ne pouvait que lui donnait raison. De la roupie de sansonnet, c’était même peu dire.
Mais Kaiikathail alla plus loin que le simple bon mot. Le prenant de court, elle l’invita derechef, simplement, sans cérémonie aucune, sur le pont de son navire.
Ssaadjith n’en attendait pas plus. Il n’était jamais aussi heureux que lorsqu’il se savait désiré et écouté. Tout en lui le poussait à accepter la proposition avec un enthousiasme débordant. Néanmoins, il sut se réprimer à temps. Il joua la grise mine et tâcha d’accepter de mauvaise grâce, en donnant cette impression hypocrite qu’il regrettait déjà cette petite terre d’horizon :

-Oui certes, il est vrai que la nuit va tomber. Prolonger le séjour ici ne sera bientôt plus de grand intérêt. (Il se tourna vers les crabes et leva une patte pour faire ses adieux, la mine triste) Au revoir, chère compagnie des Océans ! Camarade ici, proie là-bas, je vous quitte, adieu, pour rejoindre les miens séant !

Il s’amusa beaucoup de sa petite comédie. Sous les vents délicats, qui hésitaient entre un Libeccio sans turbulence, mollissant plage vers le soir et un Ponant de berceau, l’ambiance était à la légèreté. Quitter cette semi-île aréneuse et hérissée pour toute proéminence de crabes benêts était la plus belle proposition qu’on ait pu lui faire et il n’avait même pas eu besoin de demander. En prenant son envol avec la dragonne, le brouillard couvant de l’îlot, les flaques gris-vert et leur vase, les roseaux ainsi que l’odeur lancinante de moisi paraissaient bien loin désormais et ce fut pour le mieux !
Enfin !

La traversée de la crique jusqu’au navire fut courte mais aussi un rappel douloureux de sa précédente mésaventure. Ses ailes lui rappelèrent très vite que s’il avait fait une sieste pour les reposer, leur état n’était pas au beau fixe. Le voyage à l’aller avait été si mouvementé que Ssaadjith n’avait pu en effet repartir en direction de Néthéril. Maintenant qu’il se dirigeait vers le navire de Kaiikathal, il se rendit compte combien il avait eu raison de ne pas tenter la chance. Il ne faisait aucun doute qu’au bout d’une dizaine de lieues, son corps l’aurait abandonné aux flots impétueux de la mer…

Toute à cette souffrance, le dragon d’obsidienne oublia le reste. Il omit de baver sur les bancs de maquereaux qui surgissaient au-dessus des eaux profondes. Il évita d’admirer le soleil couchant et pesta contre la bruine qui ruisselait en rang serré sur son échine. En se posant sur le pont, il serra les crocs en fermant les yeux l’espace de quelques instants, refoulant ses ailes tremblantes derrière la barrière de son esprit. En relevant son long cou, il considéra l’endroit qu’il avait atteint.

Si d’après les dires de Kaiikathal le Maëlstrom était encore plus colossal, Ssaadjith dut l’admettre au premier regard : ce navire-là était déjà monstrueusement grand. Naguère, il avait pu observer les embarcations Garal sur Néthéril, dans lesquels une dizaine de pêcheurs partaient en quête du gibier marin. Jusqu’à deux à trois fois plus massives que lui, quoiqu’il ait été plus petit jadis, ces nefs lui avaient paru être de véritables demeures-mobile, sinuant sur les eaux comme un serpent sur le sable. Mais cette frégate pirate, ce démon des mers leur était mille fois supérieur. Son mât culminait à plus d’une trentaine de pattes et sa voile était à peine moitié moins grandes qu’une aile de son père. Quant à ce qui se tramait à l’intérieur, il fallait aussi l’admettre : le pont était noir de monde. Les pirates s’afféraient dans un tumulte de cris et de mouvements. Ils allaient et évoluaient avec une allure détachée, coutumiers des petites pluies et du mouvement de balance caractéristique d’un tel navire. Ils faisaient tout cela et plus encore, sans même lui jeter de grossières œillades comme le faisaient les Graärh. Il semblait évident qu’ils étaient habitués aux gens de son espèce, ce qui ne manqua pas de l’ennuyer au plus haut point.

Au lieu de suivre la dragonne, la curiosité et le regain d’excitation causée par une telle découverte poussa Ssaadjith dans une autre direction. Il déambula sans mot dire dans un gaillard d’avant empli d’un fumet de souffre, ainsi que d’une odeur de miel frelaté et d’orge. Celle-ci, Ssaadjith le comprit bien vite, emplissait l’haleine de bon nombre de matelots ainsi que d’une mixture mousseuse contenu dans des barriques ouvertes. Fascinant ! Il fila au travers des pirates qui se reculèrent à son approche, trouva un rebord libre près du bastingage et observa les flots se fissurer face à la puissante charge de la proue. Soudain, il grimpa dessus et trotta avec une frivolité d’enfant sur la rambarde qui craqua dangereusement sous son poids. Il rejoignit ensuite la dragonne aux écailles turquoise et son museau s’épaissit d’un sourire, mordant tout croc dehors. Une vague de bonheur l’engourdissait et il la transmit sans aucune restriction à son hôte. Son enthousiasme apparent révélait un badinage non dépourvu de bravade. Il était sur un navire pirate, sur un sol appartenant aux ennemis de son père et il s’en amusait atrocement :

-Je suis honoré de me trouver en ta maison, chère sœur de nuée, minauda-t-il doucement en inclinant la tête vers Kaiikathal. Ce n’est guère aussi grand qu’une montagne, mais il est fort agréable de s’y trouver. (Il s’approcha lentement et murmura) Et ces pirates, forment-ils donc une horde ? Sont-ils là pour suivre tes ordres ?

Il y avait dans ces mots une multitude de questions que Ssaadjith tenait au silence mais dont il espérait secrètement obtenir la réponse. A la vérité, il était curieux de connaître l’autorité et les relations qu’entretenait la dragonne avec les gens que côtoyait son lié. Etaient-ils serviteurs ou esclaves ? Etaient-ils tous, comme le suggéraient les Graärh, des meurtriers avides ? Cela pourrait, en bien des circonstances, se révéler utile. En dépit du mal qu’il s’était donné pour s’éloigner de Néthéril et des regrets que cela avait entraîné, ce voyage avait amené à quelque chose auquel Ssaadjith ne s’attendait pas : Il était seul. Manifestement, immanquablement, prodigieusement seul. Sinon, sa mère ou son père se seraient déjà montrés. Cela signifiait qu’il n’était peut-être pas aussi surveillé qu’il le pensait au premier abord. Ceci, conjugué à l’interdit de se trouver en présence d’énergumènes comme les pirates, jetait une aura toute singulière à cette rencontre. Le dragon d’obsidienne était en train de faire de grosses bêtises, mais c’était des bêtises qui n’allaient vraisemblablement pas être puni. En tout cas pas tant que ses parents n’apprendraient rien de cette entrevue. Ssaadjith savourait ce changement. Il se demanda jusqu’où ces bêtises pouvaient aller…

Bientôt, la chanson liquide clapota plus fort sur le pont principal. Le parfum frais de la pluie s’insinuait à l’avant et à l’arrière des voiles, sans parvenir à chasser les fortes odeurs de suint et de miel :

-Hum hum, eh bien je ne te cache pas mon soulagement d’être à vos côtés. J’ai eu dernièrement quelques infortunes avec ces quelques ondées. Non pas que cela ait mis en danger ma vie ! Mais je ne serais pas contre que tu me conduises à ton petit abri.

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Quand même, il est bizarre… songeait Kaiikathal en le dévisageant ouvertement. Comment se fait-il qu’il ne soit pas capable de s’exprimer comme tout le monde ?
Avant de conclure : Bah. Il est peut-être arriéré.

Après tout, cela arrivait parfois chez les bipèdes : dans leurs “familles”, il y avait parfois un vilain petit canard qui trainait de la patte. Elle avait même déjà vu des bipèdes adultes se comporter comme des bébés bien babillards : tout dans la voix, mais rien dans la boule ! Ce qui faisait donc de Ssaadjith le souillon de la grande race des dragons.

Mh… non. je vais quand même un peu loin là. Peut-être qu’il est juste un peu… différent.

Et, dans la philosophie de Kaiikathal, il fallait toujours, dans un premier temps, se méfier de ce qui était différent.

Ce n’est pas pour autant qu’il ne fallait pas faire parade devant la différence.
Ils survolèrent le grand Trois-Mât, en firent le tour plusieurs fois en réduisant graduellement la distance qui les séparait du pont. Ce n’était pas la première fois que la Marche-Tempête invitait un confrère à se poser sur un bâtiment de la flotte, n’en déplaise au Capitaine du vaisseau - dans la hiérarchie des pirates, elle occupait une place à part, tantôt conseillère malavisée, tantôt arme de guerre dissuasive et parfois même, bourreau. Le plus immense plaisir de ce dur travail à temps plein, dont elle passait la moitié avachie sur un lit d’or, était l’exhibition de ce qu’elle considérait comme sien : c’est-à-dire à peu près tout.
C’est donc l’égo tout boursouflé d’orgueil et de vice qu’elle lui présenta La Diligence, ce merveilleux vaisseau qui portait bien son nom compte-tenu des milliers de vies perdues ou démolies qui avaient fait les frais de son équipage… Elle lui conta l’histoire dithyrambique de ce navire, comment il avait sabordé de nombreux petits commerces maritimes et survécu à une grande tempête en l’an 1763 qui avait failli les emporter au fin fond de l’abîme, lui et ses occupants - elle n’avait pas été là, mais elle le raconta comme si elle y avait participé. La Diligence portait encore les stigmates de cet événement sur sa proue décadente et vermoulue, une vilaine tache comparée au reste du bâteau entièrement rénové. Les forbans voyaient d’abord ce qui était pratique, ensuite, ce qui embellissait.

D’un coup de rein, Kaiikathal plongea sur le navire avec l’insouciance de l’habitude, qui paradoxalement rendait ses atterrissages patauds quand il fallait se poser sur autre chose qu’un sol instable… la neige, le roc, le sable et la terre n’épousaient pas aussi parfaitement ses mouvements que le roulis d’un navire en vogue. Ssaadjith la suivit. Quel dommage que Nephilith ne soit pas là, lui aussi ! Il aurait ajouté une joli touche de couleur à La Diligence. Et il s’associait si bien avec sa crête à elle, en plus ! Voilà qui était tout à fait regrettable. Surtout qu’il ne lui avait jamais proposé d’adhérer à son idée de Nuée, qu’elles avaient imaginée, Nahui et elle.

Ssaadjith, lui, avait au moins eu la décence de l’accueillir comme sa "sœur de Nuée”.
Au moins, le projet plaisait à un autre dragon de son âge. Peut-être pourrait-elle trouver en sa nouvelle compagnie de quoi tromper l’ennui ? Après tout, ce vicieux petit lézard aux pensées aussi obscures que ses écailles réservait bien des surprises.

Avant d’entamer la visite, Kaiikathal pivota vers le jeune dragon d’obsidienne. Elle fit claquer quelques étincelles attisées de malice en guise d’avertissement (rien de bien belliqueux, plutôt un message complice).

“Ne le dis pas à ton père, sinon il va m’arracher les écailles une par une comme on écaille un saumon.” Elle agrémenta sa demande d’un “s’il-te-plaît” entendu, ainsi que d’une image mentale sans équivoque, puis le somma de la suivre.

“Nous voici sur le pont principal” déclara-t-elle en maîtresse des lieux. “Es-tu déjà monté à bord d’un navire ?” elle secoua la tête. Lui et son frère n’avaient dû quitter leur île qu’en de rares occasions et Kaiikathal doutait que Ssaadjith, aussi bavard soit-il, possédait une once de connaissance sur le monde, et qu’il était autant inculte que son frère. Elle bomba le torse, elle qui avait déjà tout vu, tout fait, et qui avait près de mille ans d’existence, un peu plus même. “C’est ici que se passe la majeure partie du travail. La plupart de ces gens que tu vois sont des matelots. Ne fais pas attention à eux, ils regardent tout le monde de travers, même moi.”

Elle mena son hôte vers la proue.

“Tout ce qu’ils ont à faire, c’est obéir aux ordres : entretenir le pont et les cordages, pêcher, s’occuper de l’ancre, se battre. C’est vraiment facile d'être un matelot.”

C’était, bien sûr, un avis purement personnel.

“Lui là-bas, c’est le Capitaine de La Diligence, on l’appelle Trompe-la-Mort : il s’est fait croquer une main par une licorne et il a perdu un pied dans la Grande Tempête, mais il est toujours debout ! C’est lui qui prend toutes les décisions et qui dirige le navire. Là, il est avec le Second, avec qui il se relaie pour prendre la barre. C’est comme un sous-chef.”

Elle prit le temps de saluer Trompe-la-Mort, qui la surveillait de loin, l’œil torve.
Trompe-la-Mort était un homme d’une trentaine d'années qui en paraissait au moins cent. L’air iodé et les vents marins lui avaient défraîchi la peau du visage et des membres - enfin, ceux qu’il lui restait. Ses mains étaient si sales qu’on aurait pu cultiver des champs de coucourdes, et son visage brûlé par le soleil produisait suffisamment de sueur pour les arroser. Son sordide chapeau avait perdu toutes ses plumes et couleurs qui l’ornaient d’antan et n’était plus qu’un vague tissu creux sale et déchiré qui tenait encore sur son crâne grâce à la magie de toutes les divinités et esprits de ce monde.
Trompe-la-Mort la pointa du doigt et sourit, dévoilant ainsi deux géantes incisives à rendre jaloux un castor. Il ouvrit grand la bouche, et s’exclama :

“Aaah !!!”

Car Trompe-la-Mort, en dépit de qualités qui lui avaient permis d’être promu au rang de Capitaine, n’était certes pas un grand bavard, mais il avait également perdu une partie de son bon sens en mer, au gré des typhons et des raids.
C’était ce qui faisait son succès, cela-dit : cet homme n’avait peur de rien. Et ici, ceux qui n’avaient peur de rien réussissaient !

La dragonne ouvrit grand les narines et releva le menton : le Capitaine la connaissait assez bien pour savoir qu’elle n’en était pas à sa première invitation d’un confrère à bord, et qu’il faudrait malgré tout garder un œil sur elle et le nouveau-venu.

Elle n’en était qu’au début de ses explications. Voyant que Ssaadjith frétillait sur place, elle se rappela à l’ordre, le tapotant du bout de la queue avant de désigner un homme suspendu dans les cordages sous la vergue.

“Là-haut, c’est le gabier : il manœuvre les voiles et les répare si besoin. D’ailleurs, il y a un voilier à bord. Pas le petit bâteau, mais un monsieur qui les confectionne” ajouta-t-elle avec suffisance.

Elle lui laissa quelques secondes pour emmagasiner toutes ces merveilleuses connaissances avant de continuer avec toujours plus d’enthousiasme.

“Nous avons également un maître d’équipage, deux charpentiers, un timonier et surtout un cuisinier. Bien sûr, ce n’est rien comparé au Maelström, le vaisseau de mon Lié. À côté, La Diligence et toute riquiqui. Mais c’est déjà suffisant pour une dragonne comme moi. Viens, suis-moi ! Je vais te montrer l’intérieur. C’est un peu moins intéressant… enfin, sauf quand on s’approche des cuisines.”

En se dirigeant vers l’écoutille principale, Kaiikathal réalisa qu’ils allaient être peut-être à l’étroit ; rien qu’un petit peu, mais suffisamment pour que Ssaadjith en fasse la critique. Elle décida d’ignorer ce souci, et baragouina une excuse sur l’avantageuse étroitesse des lieux, qui n’avait rien d’un avantage, mais c’était pour lui en mettre plein la vue. Un peu comme deux enfants qui se montrent des objets ordinaires en leur vantant des capacités magiques rien que pour impressionner l’autre.

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Ssaadjith cligna des yeux éblouis par la rosée marine. Il n’était pas seulement aveuglé par la tempête renaissante. Il fut en effet réellement, sincèrement, on ne peut plus surpris par la réaction de sa compagne de voyage. A défaut de répondre à ses demandes, alors que la pluie diluvienne recommençait de crouler, Kaiikathal l’entraîna au beau milieu du pont de la Diligence, bien trop désireuse de se pavaner au côté de ses comparses forbans. Elle le tira par le museau jusqu’à la proue, l’abreuva de paroles, elle d’ordinaire si peu loquace, sur son équipage, son navire et son histoire, son fonctionnement et même sur leurs stratégies de raids des commerces maritimes. La dragonne prenait un plaisir évident à conter ses aventures et lui exposer les plans de sa confrérie. Elle ne se tourmentait point de savoir s’il écoutait ou non et le conduisait toujours plus loin sur le pont, l’éloignant de la timonerie et d’un abri salvateur. Ssaadjith écouta le laïus sous un rideau d'averses grisonnantes. Il eut bientôt l’air plus piteux qu’un cormoran à terre et trimbalait une tête basse et épuisée. Ses ailes lui faisaient mal et l’ondée qu’il affectionnait sur Nyn-Tiamat était ici une source brutale de maux constant. Il s’ébroua à plusieurs reprises et tâcha de ne pas paraître aussi misérable qu’il en avait l’air.

Subit-il alors cette petite visite comme un affreux calvaire ? S’ennuya-t-il à mourir des anecdotes, sans doute fausse pour certaines, de sa sœur de nuée ? La vérité ne pouvait en être plus éloignée ! Non en réalité, il était à dire que Ssaadjith, si son état n’était pas au beau fixe, écouta Kaiikathal avec un intérêt redoublé.

C’était que les paroles de la dragonne, sans être un récit à faire fondre les cœurs romantiques, eût-été le côté sanguinaire de certaines affaires, furent riches d’informations. Si riche en réalité que Ssaadjith n’était pas persuadé qu’elle-même saisissait la teneur de tout ce qu’elle lui révélait. Parfois, des pirates jetaient une œillade torve en entendant ces confidences. Ce n’était pas étonnant ! Même le dragon d’obsidienne ne s’était pas attendu à ce que sa question sur l’équipage occasionne pareilles révélations sur les secrets de la piraterie.
Kaiikathal lui racontait tout, sans rien dissimuler, dévoilait la moindre de leur stratégie, le moindre de leur méfait. Savait-elle seulement qu’ils étaient techniquement ennemis ? Après tout, Ssaadjith vivait auprès de sa famille, alliée fidèle de la légion Graärh de Néthéril. Cherchait-elle à le duper en se liant à des évènements qui n’avaient aucune origine pirate ? Se rendait-elle compte des instructions qu’elle divulguait, ne serait-ce que sur le fonctionnement plutôt mystérieux des navires pirates, qui pourrait lui valoir le titre de Dominion sélénien s'il en rapportait la moitié à l’empereur ?

Le dragon d'obsidienne resta tout à fait impassible, joua la carte de l’ingénu visiteur émerveillé, ne demandant rien, attendant tout. Bien loin de vouloir l’arrêter, il dispensait sifflements admirateurs et commentaires approbatifs. L’air pitoyable mais les yeux pétillants de malice, il suivait ce flot de paroles avec courtoisie. C’était fou comme son petit museau vif et intelligent lui ouvrait les portes de tant d’opportunités.

Kaiikathal eut tout de même une demi-lueur de clairvoyance, lorsqu’elle lui demanda de ne rien en faire part à son père. Comme c’était mignon. Ssaadjith ne regrettait plus de s’être perdu en mer. Les hautes eaux avaient finalement trouvé de quoi le divertir. Il tira une longue langue amusée à l’encontre de la dragonne et louvoya jusqu’à elle :

-De tes mots, chère sœur, j’ai bien conscience de la valeur. Cette confiance que tu m’offres, je tâcherai de la mériter. Ne t’en fais pas, tout ceci restera notre petit secret…

Mais comme souvent avec Ssaadjith, nul ne savait où commençait la loyauté, si seulement il en était doté, et quand elle s’achèverait. Sous ses airs de bon farceur, La fourberie restait chez lui indémêlable de son comportement, cousu dans le même tissu de gestes et de verbes, la même ruse déliée. Avec lui, un écart ou une trahison était vite arrivée ! Ce n’était pas pour rien qu’on l’appelait Ssaadjith. Lui faire confiance, c’était comme plonger sa patte dans un nid à smilodons et fermer les yeux : On ne savait jamais quand cela arrivait, mais on se faisait toujours croquer. Et si un jour révéler ce qu’il apprenait servait ses intérêts, il n’hésiterait aucunement à rapporter ses connaissances à son père !

Gare à l’inquiétude cependant, rien ne présageait que le dragon d’obsidienne ait besoin de commettre un tel impair, n’est-ce pas ?

Et puis il faudrait alors conter une homélie bien particulière à ses géniteurs. L’on voudrait certes savoir où il avait pu dénicher de tels renseignements. Et si d’avance, le dragon rouge apprenait ses malversations en mer, nul doute que Ssaadjith se ferait méchamment gronder. Ainsi, cela, il faudrait aussi savamment le taire. Devant de telles complications, le dragon d’obsidienne ne réfléchissait qu’à moitié à ces sombres idées. Nul besoin de recourir à la perfidie. Ils n’étaient pas en état de siège, ni que peu dans une situation houleuse. Tant que tout se passait bien, aucun pirate ni dragonne-liée n’avait à craindre du duvet venimeux de sa langue.

De toute façon, ce n’était pas comme si Kaiikathal s’était rendu compte de l’attention que lui portait maintenant Ssaadjith. Toute à son rôle de maîtresse des lieux, elle se faisait une loi impérieuse de ne pas le laisser vaquer une seule minute à des occupations extérieures. Dès lors qu’elle se fut assurée de son silence, un tantinet expédié et même convenu pouvait-on dire, elle l’entraîna à nouveau dans les couloirs tortueux de son équipage déambulant. Elle lui montra de la queue des pirates qui n’avaient que peu d’allure et des matelots qui avaient l’allure la plus pirate qui soit : Ils furent nombreux à le toiser avec une mine menaçante, et l’on devinait dans leurs yeux l’interrogation cupide du prix de sa tête.

L’un d’eux en particulier attira son attention avec un soin tout écœurant. Le luron les observait avec une absence d’amabilité manifeste. C’était le genre de type patibulaire, peu causeur à en voir ses crocs dégarnis et sa gencive jaune de pus, qui troquait son beau sourire pour la volonté de casser quelques dents. Ce qui dérangea hautement Ssaadjith, ce ne fut pas seulement qu’il le regardait avec violence, mais qu’il regardait aussi la dragonne avec une œillade toute aussi déplacée. A ces réactions, le dragon d’obsidienne enregistrait les visages, recueillait de son flair les notes de leur odeur nauséabonde.
Juste au cas où. On ne savait jamais.

Ce fut ensuite sur l’amirauté sans foi ni loi de la confrérie que Kaiikathal jeta son dévolu. Elle lui présenta avec fierté le capitaine du navire, un hurluberlu à la peau crevassée et sale qui se faisait appeler Trompe-la-mort et qui contemplait l’océan avec une hargne prédatrice. En trouvant la dragonne sur son passage, il émit un hurlement de damné qui fit bondir Ssaadjith sur ses quatre pattes. Passé la surprise, ce dernier supposa que c’était là un moyen pour le capitaine de saluer sa maîtresse de bord et son invité. Alors il bomba le torse, en se faisant un port altier et salua de même avec un grand rugissement. En apercevant tous les regards se tourner vers lui, il crut qu’il avait fauté gravement, mais le capitaine ne sembla pas s’émouvoir de sa petite scène. Il devait donc avoir répondu comme il fallait !

Toutes ces présentations étant faites, Kaiikathal l’invita ensuite à se rendre dans les entrailles du bâtiment. Dans son expression pincée, il devina qu’elle lui faisait cette proposition plus pour le soulager de sa visite forcée que pour le confort. C’était peut-être moins intéressant de son avis, mais Ssaadjith y voyait bien des avantages. Tout d’abord, la tempête était revenue plus forte que jamais, et l’ondée fugace s’était transformée en une radée tonitruante. Froide, serrée, elle lui cinglait les écailles et semblait déterminée à le tremper comme une flaque. Son besoin de se couvrir avait décuplé et l’intérieur d’un navire, bien au chaud dans les cuisines, n’était pas pour lui déplaire. En outre, les lorgnades fielleuses de quelques filous avaient refroidi sa curiosité :

-Tu m’en verras attristé, mais je te remercie de ton inquiétude à mon sujet. Ce fut un long vol qui m’a conduit en cette région, et la mer ne fut pas fréquente à me dorloter. Quand je suis parti de Néthéril, c’était lors d’un temps plus heureux : j’étais alors plus allègre et insoucieux. Maintenant que la tempête a de nouveau frappé, je préférerais vagabonder dans les cuisines et attendre le souper.

Le prenant au mot, la dragonne le fit alors traverser le pont du navire dans le sens inverse. Ils quittèrent la proue, franchirent le gaillard d’avant, passèrent des mats bondés de bonhommes excités par le remugle confus des flots pour atteindre l’entrée frontale de la timonerie en contrebas.

Ils durent passer au travers de gens pas franchement propres sur leurs chausses. La plupart des mauvais avait élu domicile près de l’abordage et s’était installé au beau milieu du pont. A leur approche, on les observa à nouveau, cette fois ouvertement. Puis les pirates se retranchèrent dans leurs messes basses. Néanmoins, Ssaadjith avait l’oreille fine. Il discerna non sans surprise un curieux langage :

-Eh ben les enfants, allez pas manger la grenouille ! crachouilla l’un d’eux avec une voix rauque. Je suis pas là pour me faire chanter ramona. Je fais que palper du diffus : de la bonne information tout ce qu’il y a de plus innocente, rien de plus. Personne, pas même le roi, nous a interdit de chercher le prix d’une écaille de dragon sur le marché noir. Et c’est pas comme si on était à la bonne du saurien depuis des mois.

-Ben ça que je me pique ! pépia un autre avec une voix graveleuse. C’était pas du flan alors ? Ils prennent aussi les écailles qui font rococo ?

-Celles qu’ils laissent tomber ? Faut pas rêver. Ce genre de choses, c’est pour les alchimistes. Pas besoin d’être bombarder savant pour deviner qu’on attend de la qualité. Ces trucs-là, ça ramastique une jolie galette en or. Il en va de même pour les lézards comme pour les poissons : faut les évider vivant pour avoir ce qui se fait de mieux…

Le dragon d’obsidienne se réfugia dans la timonerie alors que le tonnerre recommençait de corner au-dessus des nuages. Il suivit Kaiikathal jusqu’à une cahute en dessous de ce qui ressemblait à des cabines d’équipage. Il ne fut pas mécontent de s’éloigner du pont, quand bien même les artères humides de la Diligence se révélèrent étriquées et sombres. La présence de toutes ces canailles et l’interdit de sa situation avaient leur côté excitant mais l’équipage n’en restait pas moins des bipèdes sans importance. Le navire en revanche, de par sa taille, avait de quoi l’émoustiller, et pénétrer dans les artères de son ventre bedonnant revêtait un caractère mystérieux, comme un antre sombre dont les galeries labyrinthiques ne cessaient de s’étendre. Quoique curieux d’aller au devant de quelque portes closes, il y avait plus matière à se perdre qu’à l’accoutumée et Ssaadjith ne désirait pas finir dans un répugnant repaire de vaurien.

Il patienta donc gentiment derrière sa sœur de nuée jusqu’à ce qu’enfin un fumet léger leur parvienne du fond d’un corridor ; il étreignit les naseaux du dragon avec une douceur stimulante ; y dansait un effluve de poisson, de sel, de bouillon accompagné de feuilles de laurier. Les yeux de Ssaadjith étincelèrent d’une allégresse transie. Les cuisines lui mettaient l’eau à la bouche et un lourd gargouillement en provenance de son estomac lui rappela que son dernier repas remontait à deux jours. Si la nourriture pirate se dégustait avec autant de plaisir qu’elle se flairait, le dragon d’obsidienne ne déguerpirait pas des environs avant un très très long moment.  

Tandis que Kaiikathal pérorait sur l’exiguïté de la Diligence, deux forbans affichèrent une mine broussailleuse en sortant de leur cabine. Ils durent faire un pas de côté maladroit pour s’effacer devant les deux dragons. Mais Ssaadjith, au lieu de poursuivre son chemin, commença à regarder de plus près une étoffe visible du fond d’une cale. Après observation, il comprit qu’il observait non pas un habit d’hominidé mais le trait doré et épais d’un grand tapis de sol. Sa curiosité piquée au vif, il esquissa alors une retraite maligne et fila tel un matou roublard dans la pièce distinguée.

Ce qu’il vit en franchissant le pas de la porte fut au-delà de ses espérances !

La chambre, car c’en était une, était vaste bien que pas très haute. S’y trouvaient étagères de fortunes arrangées de bibelots, armoires, cruches et écuelles à l’odeur de poisson, sacs de lin et petites armoiries ornées à hauteur d’un grand hublot. Mais plus important que tout, il y avait des tapis ; de véritables broderies si douces au toucher que le corps du dragon d’obsidienne s’enfonça à l’intérieur avant même que son esprit le lui ordonne. Coussins et oreillers se trouvaient non loin et Ssaadjith émit un ronronnement de plaisir en se roulant dessus.
Cet endroit était une véritable merveille, une bénédiction après avoir foulé le sol rêche et inconfortable de son vieil ilot ! Le dragon se félicita de l’avoir trouvé. Dès qu’il aurait amené sa sœur de nuée ici, il lui proposerait de jeter immédiatement son propriétaire dehors pour qu’ils puissent s’y installer. Déguster le délicieux plat qu’il avait senti dans les cuisines dans cet abri, voilà qui s’appelait retrouver la chance au détour d’un rocher !

Alors qu’il s’enroulait agréablement dans une longue tapisserie, il se retrouva soudain nez-à-nez avec deux yeux dorés qui le toisaient depuis l’entrée :

-Kaii-chériiiiiiiiiie ! se réjouit Ssaadjith. Regarde ce que je nous ai déniché ! Fini les ilots tout petits, c’est dans ce havre que nous allons crécher !

Il avait dit cela sur le ton de la décision. Il était sûr que Kaiikathal accepterait. Qui après tout tenterait de les empêcher de se reposer ici ? Ils étaient des dragons. Que l’imprudent détenteur de cette cabine se risque à faire du grabuge et Ssaadjith s’occuperait lui-même de lui dissoudre le visage de sa langue embrasée ! Sans attendre de réponse de la dragonne, il enchaîna avec véhémence :

-Mais je dois te dire qu’en dépit de leur efficacité à obéir, je suis un tantinet déçu de tes sots. Pour la plupart et de ce que j’en ai entendu, ils ne sont guère loyaux. L’un d’eux osait discuter le prix de mes extraordinaires écailles, te rends-tu compte ? Lui qui avait le mufle plus dodu qu’un cochon, il devrait avoir honte !

Se considérant déjà chez lui, le dragon d’obsidienne fouilla la pièce à la recherche d’un petit perchoir et trouva enfin ce qu’il cherchait. Il s’approcha d’un coffre rouge aux montures de mithril puis, balayant la surface poussiéreuse d’un gracile passage de sa queue, il grimpa au-dessus du contenant en y posa sa couverture. Satisfait, il s’installa dessus et posa alors ses jolies prunelles d’absinthe sur la dragonne :

-Enfin, je suppose que c’est ainsi que va ta vie de pirate. Brûler les uns, massacrer les autres, il ne s’agit point d’être diplomate. Tu navigues dans un monde bien dur et je suis heureux de te trouver en haut de la hiérarchie. Je ne m’en étonne pas outre mesure, ta force doit faire trembler plus d’un ennemi.

Il la caressait dans le sens de l’écaille, avec un minois de dragonnet ravi. D’un mouvement du museau, il enjoignit sa sœur de nuée à le rejoindre :

-Qu’est-ce que tu attends pour prendre un tapis ? Viens, rame, aborde, pousse donc, fais-toi un lit !

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