[Mi-décembre 1764, après Larrons en foire]

Il y avait une tension dans la pièce et Léon aurait été incapable de dire si elle était réelle et partagée, ou si ce n’était qu’une impression.
De même, il aurait été incapable de dire de qui cette tension pouvait provenir, tant il était troublé par sa propre tension. Ils n’étaient pourtant que trois - trois potentiels coupables. Le premier était Claudius. Le moins probable à être véritablement tendu. Oh, par amitié, Léon savait que l’Empereur savait surtout très bien cacher ses émotions. Une qualité, s’il en est, pour un humain avec de telles responsabilités. Une qualité qui lui avait tout de même valu la perte de ses cheveux. D’un point de vue elfique, c’était un drame. D’un point de vue universel, cela restait moins dramatique que perdre son peuple, par exemple. Dans tous les cas, si Claudius avait été le responsable de la tension ambiante, ç’aurait été bien malgré lui. Un peu de fatigue, peut-être ? La présence d’êtres en qui il avait confiance lui offrait-elle l’opportunité de ne pas se cacher ? Voilà qui n’était pas à exclure.
Le second potentiel coupable, c’était François. François Filou, comme ses bons collègues l’appelaient. Un humain dans la trentaine, au cuir solide, à l’apparence passe-partout - une qualité, s’il en était, pour un humain de son métier François était espion à la solde de l’Empire. Pour un membre de ce peuple, il ne s’en sortait pas si mal. Il était incroyable qu’il sache maitriser des détails qui lui étaient pourtant inaccessibles. Léon l’avait déjà surpris à camoufler son odeur et les battements de son coeur. Se pouvait-il qu’il soit meilleur à masquer son corps que ses sentiments ? Peut-être. Avec un sourire intérieur, Léon remarquait qu’il ne semblait pas avoir, vis-à-vis de Claudius, la même relation que lui pouvait avoir avec Aldaron. Y avait-il une piste de ce côté ?

Enfin, il y avait lui. Léon. Le traître, l’espion, le coupable. Non pas que cela soit inhabituel ; il était traître tous les jours et avait pleinement embrassé ce quotidien-là. Choyer Claudius et lui mentir éhontément n’étaient pas antinomiques pour qui croyait agir pour le bien de tous. Cela faisait longtemps maintenant qu’il jouait le bon valet aux yeux de tout Sélénia (en tout cas, de tout Sélénia qui voulait bien le voir). Seulement, aujourd’hui, il y avait un couac, un hic, un point noir qui le rendait, intérieurement, absolument nerveux.
François était un hibou.

Léon était toujours attentif aux conversations, surtout lorsque Claudius était concerné, surtout lorsque des politiques inter-factions étaient concernées. Cependant, elles avaient habituellement pour lui le goût délicieux et sucré d’un jeu auquel il jouerait avec des cartes puissantes encore en main. Là, le jeu avait la saveur amer d’une épée au-dessus de sa tête. À tout moment, l’un des participants à la conversation pouvait se tourner vers lui avec, sur les lèvres, une question qui dévoilerait sa supercherie au grand jour. Les hiboux détectaient même les omissions et, contrairement aux baptistrels, n’avaient pas une philosophie de je-m’en-foutiste à base d’ordre d’harmonie et de flûte à bec. Le vampire savait que François, s’il venait à avoir une telle information entre ses mains, n’hésiterait pas une seconde à la vendre à son employeur favori. Lui-même aurait agi ainsi.
Le “jeune” Raudr aurait pourtant pu se faire confiance. N’avait-il pas déjà affronté un hibou dans une situation autrement plus tendue ? Comme pour s’appuyer sur ses inquiétudes, des images d’une vie précédente persistaient à lui revenir. Des elfes, au regard sévère, qui le jaugeaient avec toute l’arrogance dont ils étaient capables, alors que lui-même plaidait coupable. Il pouvait presque sentir, dans son souvenir, son coeur qui alors battait la chamade, toute la conviction et la passion du monde dans sa propre voix. Il n’avait alors pas menti. Mais l’histoire avait été torturée pour plier la réalité dans son sens. Une nouvelle pointe d’amertume vint se poser sur sa langue, alors que le doute revenait. Et si ce hibou-là avait su, mais avait préféré bannir le bon à rien plutôt que la lumineuse Nayrae ? Ce n’était pas impossible. L’histoire était trop lointaine pour qu’il ressentît quelque douleur liée à son inutilité, mais trop proche pour qu’il ne se demandât pas si ses capacités à mentir étaient, au fond, une création de son égo et de son imagination.

Dans tous les cas, le choix ne lui était guère laissé. S’il avait été mauvais jadis, il n’avait plus d’autre choix que d’être bon aujourd’hui. Par l’Unique, jamais cela ne lui avait paru aussi complexe. Une part de lui restait persuadée qu’il avait déjà fait des merveilles de jeu d’acteur en y mettant beaucoup moins d’efforts qu’en cet instant. Pour sa défense, il n’avait jamais véritablement eu de cours, de maître, en la matière. Qu’aurait dit un maître-menteur pour l’encourager dans ces moments ?
Détends-toi. Si tu veux avoir l’air naturel et innocent, pense-toi naturel et innocent.
Bon sang, c’était si simple en temps normal, si complexe une fois que la tension était installée, que les souvenirs revenaient sans cesse. Le traître porta sa tasse de sang tiède à ses lèvres, en profitant pour fermer brièvement les yeux. Encore une fois il ignorait si, au fond, la tension ne venait pas de l’un des deux autres, ou des deux, ou d’eux trois. Se pouvait-il juste qu’ils soient en proie à quelque événement magique ou climatique ? Ce n’était pourtant pas la saison des orages.
Sa tasse retrouva sa place, devant son torse, tenue par ses deux mains, dans une tentative pour s’empêcher de jouer nerveusement avec quoi que ce soit d’autre. Il passa sa langue sur le coin de ses lèvres. Simple jeu et réflexe de prédateur. Si François le voyait, du coin de l’oeil, et craignait un minimum pour ses veines, peut-être cela pourrait lui faire porter le chapeau de la tension. Eh, chacun s’amuse comme il peut ! Léon avait espéré secrètement que cela suffise à le détendre, lui. Mais le goût du sang était le même que celui des souvenirs, et une question, qui le hantait depuis le début de l’entrevue, pris enfin forme de mots en son esprit, pour son plus grand déplaisir.

Pourquoi Claudius lui avait demandé de rester ?
S’il avait été posé et raisonnable, Léon aurait sans doute pu se dire que son rôle auprès de Claudius était celui d’un conseiller officieux, détaché de tout désir de promotion sociale et qu’en le faisant participer à des échanges d’informations, Claudius lui offrait les clefs pour mieux le guider. Peut-être même aurait-il pu penser être un appui psychologique plus important que ce qu’il en avait l’air pour son ami empereur. Dans la situation actuelle, la mémoire de Léon se hâtait de passer en revue tout ce qu’il avait pu faire ces derniers jours qui, potentiellement, aurait pu pousser l’empereur à douter de lui. Rien ne lui venait. Ce point aurait dû le rassurer. Étrangement, cela appuyait encore sur ses craintes. Était-il si mauvais qu’il ne vît pas même ses propres erreurs ? Allait-il terminer ses jours à cet instant, dans cette pièce ? Il n’avait pas même revu Nayrae ! Et il n’avait encore jamais vu l’intérieur de Délimar ! Et il était presque sûr que quelqu’un, dans un coin, déplorerait son absence.
La conversation passa sur le coeur du sujet. La température corporelle de Léon baissa encore de quelques degrés. François avait été envoyer surveiller les pirates. Un geste très intelligent, mais qui n’annonçait rien de bon pour Léon. Et pour cause ! Si François était parvenu à surveiller Nathaniel, il n’était pas impossible qu’il l’ait vu aussi. Une prière à l’Unique passa prestement entre les oreilles du vampire, alors qu’il essayait de se remémorer cette entrevue. Il avait mis une capuche, il avait mis un masque, il… Il n’avait pas tant cherché à voir s’il était observé. La joie de revoir un ancien ami avait pris le pas sur la prudence. Se pouvait-il qu’il ait failli ? Si facilement ? Nathaniel lui-même avait essayé d’être discret. S’il avait tout de même été découvert… C’était que ce François était définitivement un bon, et méritait peut-être, au fond, des lauriers encore inaccessibles à Léon.

Mais soit, si c’était de cela qu’ils voulaient parler ! La position était un peu plus défendable que s’il avait été acculé en tant qu’espion du marché noir. Les engrenages de l’esprit de Léon s’activèrent à toute allure, alors qu’il cherchait ce qu’il allait dire, comment il allait le dire. Le plus important dans ces moments était de ne pas penser à ce qu’il ne fallait pas dire, mais se concentrer sur ce qui devait être dit. Si le temps lui était offert, il pouvait même créer une dimension supplémentaire au jeu, en créant un faux secret à cacher pour offrir à ses interrogateurs le plaisir d’avoir trouvé quelque chose. En matière de culpabilité, il n’aurait qu’un point à couvrir. Rencontrer Nathaniel en tant qu’ancien ami n’était pas un drame en soit. Ne pas remonter l’information, en revanche, en était un autre.
Il rajouta un sucre dans sa tasse de sang et suggéra, sans mots, de servir ses supérieus hiérarchiques.