Les esprits savent a quel point je HAISSAIS (et hais toujours) les bateaux. Si ils n'ont pas dotés les Graärhs de palmes, de  nageoires ou de branchies, c'était pour une bonne raison! Je n'avais définitivement pas ce que certains appellent la patte marine, et sans doute ne l'aurais-je jamais vraiment. Voyager jusqu'à Khokhattaan était un périple des moins agréables, mais néanmoins nécessaire dans les conditions rapportées par ceux des nôtres partis découvrir la vie des glabres et revenus passer un temps auprès des leurs. Le conseil avait vite été averti de l'état de santé de notre principal allié parmi les sans-pelage. L'empereur de Havremont touché par la peste de Corail...si irréel que cela pouvait paraître lorsque l'on connaissait cet être en apparence solide comme un roc, ce n'en était malheureusement pas impossible. Si un bon guerrier peut traverser les pires batailles, si un bon chasseur peut survivre aux plus dangereux prédateurs, face à la maladie, personne n'était invincible.

La condition de santé de l'empereur était particulièrement préoccupante, a l'heure où se voyaient a peine naître les balbutiements d'une entente possible entre nos deux peuples, déjà entachée du sang de certains de leurs représentants par la griffe meurtrière de quelques idiots parmi les nôtres. S'il en venait à rendre l'âme, celui où celle qui prendrait sa suite poursuivrait-il le chantier entrepris? Se montrerait-il ou elle plus ou moins enclin à maintenir une alliance si jeune, si fragile, et aux bénéfice encore non avérés, pour aucune de nos deux entités?

Le conseil avait tranché en faveur d'une visite officielle, d'une part pour s'enquérir de l'état de Claudius, et si je ne m'étais pas portée volontaire dès le départ, préoccupée majoritairement par l'état de la cité des Wigwams, voir que, comme a leur habitude, mes deux consoeurs ne s'avançaient pas non plus, passives qu'elles étaient, j'avais fini par me lever de ma place avant que nous n'entamions une nouvelle heure de ronds de jambe sans intérêt pour choisir un émissaire. Il était de bon ton que l'une de nous soit l'envoyée de nôtre nation, et comme d'habitude, il fallait que quelqu'un se charge de ce que personne ne voulait faire. A croire que "Quelqu'un" était mon second  prénom.

Ne vous y trompez pas cependant : loin de moi l'envie de dire que la gestion de nos relations diplomatiques, de l'évolution de l'alliance, ou s'enquérir de l'état de santé de l'empereur étaient des corvées de second plan a mes yeux...le fait de devoir grimper dans une de ces énormes bâtisses de bois, poussée a la force des vents ou des bras pour fendre écume et brisants avait une fâcheuse tendance à me faire a chaque fois regretter un peu plus le temps où chacun restait sur son île, et les smilodons étaient bien gardés.

A mon grand étonnement, je ne regurgitai qu'à deux reprises la viande séchée dont je me nourrissais en mer durant le trajet. Lorsqu'il avait fallu aller se perdre dans l'inlandsis des terres de la légion Vat'Em'Medonis, pour un voyage plus court, mon estomac avait décidé à une dizaine de reprises d'appliquer une technique de jeûne forcé par réflexe gastrique irrépressible. Entre ça et le fait que je parvienne à dormir paisiblement dans un hamac malgré la houle et le roulis, j'allais finir par croire que je commençais à me faire a ce moyen de transport ! Le trajet retour infirma ce postulat, mais c'est une part de ce voyage que je consignerai plus tard. Pour l'heure, mon arrivée sur les terres humaines  me fit un bien fou, malgré la demi-heure d'adaptation à la terre ferme que requit mon oreille interne pour reprendre un calibrage décent. Djerzeb, comme toujours, était a mes côtés, et à l'inverse, naviguer ne lui posait pas plus de problème que de marcher sur la terre ferme. S'il n'avait été esclave que quelques mois, malade et affaibli qu'il était à l'époque , il avait subi diverses traversées avant d'être vendu, et avait pu s'habituer aux transitions de la mer à la terre et inversement, ne manquant donc pas de souligner par quelques traits d'esprit -ceux du genre à vous valoir une double portion de salade de phalanges dans les dents- mon manque de résilience au mal de mer, puis au mal de terre. Enfin. Comme toujours, il s'agissait de Djerzeb. Au lieu de recevoir un coup digne de ce nom, je laissai mollement retomber ma patte sur son museau avant de pousser sa tête en arrière en signe de désapprobation pour son attitude, lâchant un juron fleuri en langue graärh comme seuls quelques élus de notre idiome parvenaient a en improviser, mais ce fut la seule réprimande que je lui adressai.

Comme convenu dans nos échanges épistolaires avec l'intendance de l'empereur, une escorte vint à notre rencontre afin de nous amener où celui-ci passait sa convalescence. Djerzeb et Sheoggah (sans doute le moins bavard de mes suivants), qui s'étaient portés volontaires pour m'escorter dans cette traversée, m'encadrèrent en garde rapprochée, laissant les hommes de Claudius libérer la voie. Sur notre chemin, tant d'hommes et de femmes s'affairaient à charger et décharger les bateaux alentours, à en vérifier l'état, à marchander... La population de la cité était si dense! Un léger pincement s'empara de mon coeur alors que je repensais à la Légion avant Atgahlaan. Tant des nôtres avaient péri ce jour-là. Nous, graärhs, étions fertiles tôt dans notre vie, avions plus d'enfants que les humains, et notre système éducatif permettait aux femelles d'avoir autant de portées qu'elles le souhaitaient sans que ce ne soit un frein à leur rang ou a leur devoir...et pourtant, malgré tout ce que la nature et notre société avaient mis en place pour que le peuple des savanes puisse se remettre rapidement de pareil carnage, il faudrait des décennies pour que nos rangs retrouvent leur population d'antan. Celui qui semblait être le plus gradé, et nous avait poliment accueilli dans notre langue, semblait avoir été également chargé de nous parler des lieux alentour et de l'histoire de la ville. Silencieux, nous écoutions ses anecdotes au gré des places et des allées tandis que les premières fraîcheur de saison s'abattaient sur Khokhattaan. Aux abords du port, les maisons de pierre et de bois, battues par les embruns, étaient marquées par le vent salin, érodées par endroits, blanchies à d'autres, d'une façon qu'aucune de nos cases, maisons de bois ou de torchis n'avait encore connu. Notre sédentarisation récente n'y était pas pour rien, ni nos matériaux ou l'emplacement de notre cité, mais force était de reconnaître que pour construire des édifices résistants aux éléments, les glabres avaient une avance plus que certaines sur mes congénères et moi-même.

Le trajet se fit silencieux alors que nous quittions la cité portuaire pour entamer notre périple dans les terres. Le convoi qui nous attendait comportait près d'une trentaine d'hommes et de femmes en armure assignés à notre protection. Dans les yeux de certains et certaines subsistait encore une pointe d'étonnement. Une poignée d'entre eux n'avaient probablement encore jamais croisé la route de membres de mon peuple, d'autres semblaient simplement ne pas approuver notre présence, mais tous et toutes surent rester professionnels et, sans aller jusqu'à parler d'une sympathie générale, au moins courtois. Il restait encore un long chemin à parcourir pour que nos deux peuples puissent effacer leurs à-prioris. Traversant plaines, vallées et forêts, étendues désertes et villages, nous pûmes constater, par les maigres ouvertures apportant un peu d'air dans les chariots couverts, que les raids pirates et autres afflictions s'étant abattues sur ces terres, que tout n'était pas rose non plus pour le peuple de Calastin.

Dans un coffret de bois d'utjanypa ciselé que gardait Djerzeb sous sa toge, attaché par deux chaînes maintenant l'objet contre son armure légère, reposaient les présents que le conseil comptait offrir à l'empereur par mon intermédiaire. En plus de ceux-ci, dans un écrin de taille plus modeste en jarrah rouge, cette fois-ci sous ma garde, j'apportai également un présent en mon nom à l'empereur convalescent. Nous verifiâmes à nouveau que tout soit en ordre durant le trajet, jusqu'à notre arrivée à la résidence de l'empereur. Je déclinai l'offre de nous reposer avant de nous rendre auprès du regent, au grand dam de Sheoggah, pour qui la sieste était une activité particulièrement importante, puis nous remîmes nos armes aux gardes avant d'entrer dans l'immense bâtiment.

On nous fit d'abord attendre dans une grande antichambre, confortable et élégamment sobre, où une légère collation nous fut amenée pour pallier à la fatigue du trajet. L'attention portée à la présence de viandes diverses dans les plats qui nous furent offerts fut plus qu'appréciée, et l'on nous proposa un verre d'une liqueur de fruits pour digérer sereinement. Je m'enquis de la possibilité d'emprunter trois gobelets, qui nous fûmes rapidement apportés, dans lesquels Djerzeb déposa une petite quantité de Shilajit, cette poudre noire exsudant de certaines roches sur notre île, que nous diluâmes dans une partie de l'alcool offert avant de boire le fortifiant amer pour récupérer du trajet. D'un fond d'eau, nous rinçâmes nos papilles avant de profiter pleinement de la puissance et des arômes du digestif, puis on nous guida vers un petit salon, bien plus orné, dernière escale de notre périple.

- L'empereur va vous recevoir lorsqu'il sera prêt, Aaleeshan., annonça le chambellan dans la langue des glabres après s'être enquis de notre état, et moi de lui répondre dans le même dialecte.

- Soyez remercié pour votre accueil. Que son Altesse prenne le temps qu'il lui faut: Asolraahn m'a mis au courant de sa condition, nous patienterons autant que nécessaire, dusse cet entretien être reporté à un autre jour.

- Son Altesse souhaite vous rencontrer au plus tôt, je pense que ce ne sera pas nécessaire. Votre flexibilité est cependant appréciée, Aaleeshaan. Je vous laisse patienter, n'hésitez pas à informer les gardes à la porte si vous avez besoin de quoi que ce soit.

J'inclinai la nuque poliment en guise de remerciement, laissant le chambellan retourner à ses activités. Sheoggah attendit qu'il soit sorti pour maugreer dans notre langue:

- On aurait pu lui demander des hamacs...

- Et on les plante dans les murs au burin, tête de vasard? Les fauteuils sont confortables, il fait bon, ne va pas me faire croire que tu ne peux pas t'endormir dans ces conditions, je t'ai vu ronquer en boule sur un caillou plus d'une fois.

- C'était sur notre île, avec nos shikaaree, c'est différent!, protesta-t'il avant que Djerzeb ne se glisse dans la discussion avec la délicatesse d'un smilodon en charge, venant même gratter le menton de son comparse, qui, les bras croisés, ne cachait pas son irritation.

- Eh, je suis là. Et je peux même te chanter une berceuse si ça t'aide à être moins bougon!

Sheoggah gronda en écartant sa mâchoire du bout des doigts de Djerzeb, qui peinait a retenir son hilarité face à l'irritation de son collègue.

- Allez, vous deux, ça suffit. Tête haute et trêve de râleries, si un des deux gardes parle le graarh, vous donnez a notre race entière un sacré air de branquignolles!

- Au moins l'ambiance est bon!

Nous tournâmes tous les trois le regard vers la porte, ou les deux gardes restaient au garde-à-vous, stoïques et silencieux, tentant de déterminer qui avait pris la parole dans notre dialecte...jusqu'à ce que l'un des deux ne puisse plus retenir un très léger rictus qui le trahit. Je le fixai, sérieuse, alors qu'il reprennait un air et une posture plus professionnels, avant de rire doucement, desamorçant la tension qui s'était installée (mais pas l'air ahuri du second garde qui ne comprenait pas un mot de ce qui se racontait).

- Avec ces deux-là, toujours! Je ne m'attendais pas à ce que l'un de vous parle vraiment le graärh. Ou as-tu appris?

- Mon père est menuisier, il a libéré un esclave Garal quand j'étais enfant, K'hebir, et il est devenu sa apprenti. C'est lui qui m'a appris un peu de language. Mais difficile de prononcer tout!

- C'est déjà très bien! Et qu'est devenu K'hebir?

- Il a acheté un maison, et il travaille toujours avec mon père! Il est bon dans le métier, je le vois parfois à l'atelier.

- J'aimerais beaucoup le rencontrer avant de partir, si il le veut bien, savoir comment se passe sa vie ici.

- J'essaierai d'arranger une rencontre, Aaleeshaan!

- J'apprécie, soldat. Quel est ton nom?

- Guéraud, Aaleeshan.

- Je saurais m'en souvenir. Si K'hebir est d'accord, fais-le savoir au Chambellan, il me transmettra le message.

- Je n'y manquerais pas.

Je le saluai de nouveau d'un signe de tête avant de reporter rapidement mon regard vers son collègue, qui avait abandonné tout espoir de piper mot depuis quelques instants déjà, optant pour une posture impassible pour évacuer sa frustration d'être exclu de la discussion. Ne restait plus désormais qu'à attendre que la porte a l'autre extrémité s'ouvre pour nous annoncer. Si, malgré mon discours au chambellan, je n'étais pas une graärh des plus patientes...au moins, cette salle ne tanguait pas, elle! Foutus bateaux...et dire qu'il allait falloir se farcir un trajet retour...