Sacré Graärh ! L'Abominable Lapin des Neiges



Mille furent ceux qui partirent courageux,
Moindre de ceux-ci vécurent jusqu'à vieux
A la pointe des épées et des cimeter',
Heros ne s'élancèrent qu'au cimetière.
Car la mort le froid mordant l'escorte
Et la créatur' le mauvais sort apporte


Les mots du vieillard félin avaient tout de la prophétie et des vieilles légendes. Il les avait prononcés avec le ton employé de ceux qui ont plongé dans la folie des hommes, de la nature, des astres et n'en sont jamais revenus. Alors, Ahark'tauss le Voyageur, le plus curieux, le plus vif et le plus véloce de la tribu railla son aïeul. Il ne se découragerait pas, lui, il verrait la bête !

Depuis qu'il était encore chaton, il avait prédit grâce à ses yeux perçants l'arrivée des tempêtes, des requins et des baleines. Il avait rattrapé le gibier sur la banquise, ou distancé ses ennemis grâce à ses pattes puissantes.

"Tu es véloce mon cher descendant, mais ce monstre-ci te surpasse et ses yeux rouges sang voient tes faiblesses mieux que tu ne verras les siennes. Ceux qui partent à sa recherche viennent agrémenter le tas d'ossements qui tapit l'entrée de sa caverne où réside, parait-il, un mal encore plus grand. Gare à toi si tu t'aventures dans la montagne jusqu'à la crevasse de Kawèrr' Bannhog ! Car comme moi tu perdras tes compagnons ou plus..." prévint l'ancêtre.

"Foutaise ! Je rapporterai le cuir de la bête à la pointe de mon harpon et je percerai le mystère de la grotte ! Ainsi les femelles se pâmeront de mes exploits !" répliqua le Voyageur.

Alors, accompagné de ses frères, tous aussi aventureux que lui, il se mit en route. Ils traversèrent les inlandsis glacés où chaque pas est un risque à prendre, les steppes venteuses où rien ne protège du souffle glacé permanent, la forêt sombre aux sapins recouverts de lourdes plaques de neige. Ils escaladèrent des pistes sinueuses dans les montagnes et parvinrent, au terme d'une longue traque, à apercevoir l'entrée de la fameuse caverne maudite. Cachés derrière des rochers, ils observèrent avec prudence l'ouverture béante dans la montagne.

De la grotte sortait un fin filet de vapeur, comme si de l'air chaud était contenu, comme si l'enfer soufflait des entrailles de la terre à cet endroit. A l'entrée gisait une pile d'ossements parmi lesquels se trouvaient ceux de bouquetins et de marmottes, mais aussi, comme l'avait prédit l'ancêtre, des ossements Graärh. C'était bien l'endroit maudit. Ne restait qu'à trouver la bête.

Les aventuriers décidèrent d'attendre un peu pour observer le monstre avant de s'y attaquer. Au bout de quelques minutes, un petit lapin, qui avait sûrement dû s'égarer et n'avait pas senti l'aura maléfique de l'endroit s'aventura sur le talus d'os en décomposition. Il renifla un bout fémur et fit tomber une série de côtes dans un vacarme assez assourdissant en comparaison du silence de mort que les guetteurs s'appliquaient à maintenir. Tout le monde retint son souffle tandis que le lapin, les oreilles levées, regardait partout autour de lui. Quelques secondes passèrent et rien ne vint annoncer l'arrivée fatale d'un quelconque monstre de glace effrayant. Le lapin se permit même de disparaître derrière le tas d'ossements et de rentrer allègrement dans la grotte.

Le plus impatient de la troupe se leva d'un coup et déclara qu'il n'avait pas fait tout ce voyage pour rien, qu'il allait explorer la fameuse grotte et se faire par la même occasion un bon civet fumant. N'écoutant pas les avertissements de ses frères, il se mit en position de chasse et s'élança vers la grotte. Alors qu'il disparaissait derrière le talus osseux et pénétrait entre les parois rocheuses, un cri strident retentit, suivi de près par un feulement de douleur caractéristique. Le feulement se mua peu à peu en cri de douleur et de détresse, puis en gémissements, puis en simples bruits de déchirements de peau et de gargouillis sanglants.

Le guerrier téméraire avait péri.

N'écoutant que son courage, Ahark'tauss le Voyageur encouragea sa fratrie à venger leur frère. Ainsi, tous sortirent de leur cachette et s'élancèrent avec rage vers la grotte. C'est alors que surgissant des ombres rocheuses, sautillant sur ses petites pattes, le lapin vint faire face au groupe, perché sur son tas d'os, toisant les assaillants. Les autres continuèrent leur course, mais Ahark'tauss, lui, hésita et ralentit. Quelque chose clochait avec ce lapin. Ses poils blancs étaient immaculés, plus blancs encore que la neige sauf... au niveau de la bouche. Ses dents et son museau étaient aussi écarlates que son œil albinos qui le regardait d'un air mauvais.

Les poils sur la nuque du Graärh se hérissèrent à la vue du rongeur et une peur inexplicable commença à monter en lui. Les longues oreilles sournoises tiquèrent subrepticement alors que le frère aîné arrivait à quelques mètres d'elles. Alors un éclair blanc jaillit à la gorge du félin et celui-ci s'abattit d'un coup au sol, du sang glougloutant aux babines et une ouverture béante à la place de sa pomme d'adam. Les autres combattants n'eurent aucune chance non plus, tous furent frappés à la gorge par la bête, sauf Ahark'tauss, qui s'était reculé pour voir le lapin sanguinaire massacrer avec fureur un à un tous ses frères. Désormais seul, il voyait les babines retroussées sur deux incisives meurtrières et la malveillance dans l'oeil rouge du garenne qui lui montrait son profil le plus effrayant pour le regarder droit dans les yeux.

La queue du Graärh tripla de volume, ses oreilles s'applatirent et ses pupilles gonflèrent de terreur. D'un seul coup il lâcha son arme et fit demi tour sans demander son reste. Mais le monstre avait toujours soif de sang et il bondit en un éclair pour rattraper le fuyard et le mordre à la cheville. Le tendon fut sectionné instantanément et le felin perdit l'équilibre en feulant. Le monstre lâcha prise et laissa sa victime chuter le long d'une grande pente de neige et atterrir dans les branches épineuses d'un houx.

Il se réveilla quelques heures plus tard, frigorifié, contusionné et griffé de partout et entreprit avec difficulté son retour chez lui sur sa seule patte encore valide.

Ayant perdu l'usage d'une de ses jambes et étant revenu seul, couvert d'ecchymoses et de griffures de houx, Ahark'tauss préféra faire croire à tout son village que lui et ses frères avaient subi une avalanche plutôt que d'avouer qu'il avait fui devant le monstre qui se trouvait être un lapin. Il fut moqué et renommé l'unijambiste glacé par sa tribu, et se consacra toute sa vie à la pêche à la ligne. On se rendit compte que depuis cette aventure, il avait toujours refusé de manger du lapin et on découvrit à sa mort qu'il avait dressé dans sa hutte, un étrange autel en l'honneur d'un lapin, le plus féroce jamais représenté en gravure...

Par le joueur incarnant Archibald Habbot