Une Kohan ? Cette femme ? Comme ceux de la lignée qui dirigeait Sélénia ? Allons bon, mais qu’est-ce qu’elle faisait dans ses visions alors ? A quoi cela rimait-il ? Fronçant légèrement les sourcils, traits troublés, il observa tour à tour l’elfe et l’humaine spectrale sans savoir sur quel pied danser. En fin de compte, Aldaron semblait davantage saisir qui elle pouvait bien être que lui, et la curiosité adoucit un bref moment l’aigreur de son ressentiment. Cela néanmoins ne dura pas éternellement. Sa famille avait payé ? Sans lui en parler, évidemment de crainte qu’il ne dise non, ou du moins il fallait le supposer. Sans demander son avis, alors qu’il était le premier concerné. Pourquoi ? Pourquoi devaient-ils toujours agir soi-disant pour lui, en lui retirant sa capacité à choisir. Pour le libérer de sa dette ? Mais ils n’avaient pas compris qu’ils le privaient ainsi de la fierté d’avoir assumé jusqu’au bout, la dignité qu’il en retirait, le sentiment d’accomplissement, toutes ces choses qui à ses yeux étaient tellement plus importantes que de simplement payer à sa place. Et puis, ce n’était pas comme si sa charge était désagréable, puisqu’elle lui permettait d’être avec Aldaron. A quel moment exactement Cybele et Elric avaient-ils pu penser que c’était une bonne idée ? Incrédule, il avala la blessure supplémentaire sans rien dire. Il hocha vaguement la tête, nageant dans un profond sentiment d’engourdissement et de froid. Un froid de l’âme. Homme libre ? Mais il n’avait jamais été autre chose, et il se fichait bien du regard des autres. S’il l’avait voulu, il serait parti sans payer et sans un scrupule. La nouvelle au sujet des Graarh peina à vraiment l’atteindre mais il hocha de nouveau la tête, pour marquer son accord. Néthéril. Un jour il irait, pour s’excuser auprès d’eux….
Ivanyr n’avait pas eut conscience qu’il mirait la silhouette de la femme sur la plage, alors qu’elle semblait jouer avec les vagues autours d’elle. Les informations lui tombaient dessus comme des pierres, les unes après les autres, et à la toute fin, il soupira jusqu’à vider totalement ses poumons. Malgré la tentative de l’elfe pour dissiper l’ambiance pesante, il ne se laissait pas prendre… C’était trop peu, même si c’était apprécié. Avec détachement, il se détourna de la femme pour poser un regard lisse sur Aldaron, venant lui caresser lentement le visage et les cheveux d’une main, se perdant dans les sensations comme dans une drogue. Pour autant, ça ne chassait pas son sentiment d’impuissance, son impression d’être totalement démuni face à une situation qui ne lui plaisait pas du tout. Il passait d’un sujet à l’autre, mais lui ne suivait pas. Il aurait voulu arguer sur chacun, et en même temps, se sentait capable de tout envoyer promener tant il n’aimait pas sa propre vulnérabilité.
« Je… »
Il ne savait pas quoi dire, ni comment réagir réellement. Se détachant finalement de lui, le vampire fit quelques pas sur la plage, pour se donner une ancre physique, s’attacher à quelque chose de simple et de neutre. Il ne savait pas s’il devait être en colère, triste, amusé, interrogateur… Il ne savait pas s’il lui en voulait ou non, ni s’il avait envie de dépenser de l’énergie à tout ça. Un instant, il envisagea l’idée de le prendre au mot, de partir mais de ne plus jamais revenir, et pourtant cette perspective était intolérablement douloureuse à son cœur. Perturbé, il vint se passer une main dans les cheveux, puis sur la nuque, la massant distraitement, puis venant se passer une main sur le visage… Autant de gestes automatiques, pour emplir son espace, chasser l’impression désagréable que l’immobilité lui causait, atténuant par là même action le poids sur son plexus. Après un instant, il se tourna de nouveau vers Aldaron, bras légèrement écartés, mimant son impuissance, le regard égal mais plein d’une détresse raisonnée.
« Je ne sais pas si je m’exprime mal, tout simplement… ou si tout cela est trop complexe pour être vraiment exprimé avec de simples mots…Je ne sais pas quoi te dire Aldaron, ni même comment réagir à ce que tu me dis »
Il déglutit, tâchant de se tenir correctement, et se massa quelques secondes l’arrête du nez, tête légèrement penchée en avant. Non vraiment, il ne savait pas du tout ce qui clochait avec cette discussion. Tout ce dont il était certain, c’était justement que quelque chose clochait sévèrement quelque part.
« Par où commencer ? Il me faudrait presque ouvrir une didactique pour chaque mot que tu as prononcé ! »
C’était à peine dérisoire, encore mois railleur et certainement pas une réprobation. Mais c’était ainsi qu’il le percevait. Pourtant, avoir réussi à simplement arriver jusqu’à ce point-ci de son raisonnement le soulageait, tellement qu’il sentait le monde s’ouvrir sous lui. Un instant déstabilisé, Ivanyr s’assit finalement sur une grosse pierre, mains dissimulant une partie de son visage. Ses yeux se fermaient, pour se soulager du fardeau d’un sens, quand il capta un vague mouvement près de lui, et sursautant, le sortilège partit avant qu’il n’y pense. La couronne d’été illumina les alentours, roussissant presque son visage, et plus sûrement la végétation du bord de la falaise, et quand il comprit ce qui s’était passé, il s’affaissa un peu plus sur lui-même en émettant un léger son de lassitude et de désillusion, sous les insultes outragées des mouettes qu’il avait dérangé. Le spectre de la femme à l’épée l’avait rejoint sans qu’il ne la voie, et sa soudaine proximité avait immédiatement été interprétée comme une agression. Mais en soit, s’être soudainement dépensé lui avait fait du bien, l’explosion de violence l’avait soulagé, et à voir le regard qu’elle lui lançait ? Elle l’avait fait exprès.
« Quoi ? Vous aussi vous voulez prendre soin de moi sans mon accord ? Eh bien prenez une place dans la file d’attente, il y a déjà du monde devant vous… et ils ne sont pas très partageurs »
Pourtant, il ne pouvait nier que ça lui avait fait du bien. La magie n’avait pas besoin de mots, elle le comprenait toujours. Avec elle, il n’y avait ni vrai ni faux, ni choix à supporter, juste une intense communion. Se relevant sur cette constatation, il se tourna vers une roche au large, et relâcha de nouveau la bride à sa puissance. Une fois, deux fois, trois fois…Il en perdit le compte. Pendant l’espace de quelques minutes, il n’y avait plus que le bruit de l’eau, de la magie, et sa sensation exquise, enivrante. Il ne ressentait même plus son corps comme une enveloppe de chair, mais le réceptacle de son énergie, un nexus crépitant et ondoyant. Infusé jusqu’à l’âme dans ce bien-être, il ferma finalement les yeux, se laissant aller, tête en arrière. Il ne savait toujours pas réellement comment réagir ni quoi dire, mais il se sentait au moins un peu moins prit au piège. Ce n’était sans doute la faute de personne, mais c’était extrêmement désagréable à vivre.
« Je sais que tout n’est pas blanc ou noir, dans l’absolu rien de l’est, mais cela ne signifie nullement que, de la façon où moi je le vis et le perçois, ce soit le cas. Tu demandes à mon cœur une logique qu’il ne peut avoir. Le cœur ne se laisse pas convaincre aussi aisément que l’esprit. Pas souvent en tout cas. Et c’est la même chose pour la façon dont je perçois d’être, ou non, Achroma pour les autres. Si c’est un sacrifice pour moi, ce n’est pas que l’image qu’il avait été bonne ou mauvaise, c’est surtout, encore et toujours, que je ne me sens pas être lui »
Il aurait pu être l’une des déesses en personne que ça aurait toujours été accepter d’être quelqu’un qu’il n’était fondamentalement pas. Et en un sens, qu’il ait été une mauvaise personne serait, en soit, peut-être mieux car personne n’attendrait rien de lui, au moins. Observant un instant de silence, il rouvrit finalement les yeux, et reposa un regard plus calme sur l’elfe.
« Mais si j’accepte, hypothétiquement, de le faire, ça ne serait que pour les autres. Ceux à qui je ne peux pas tout expliquer. Et tu as raison, ça serait une dualité, mais si je me sens capable de l’accepter et de le vivre, alors je le ferais. Et malheureusement, dans la vie, on n’a pas toujours tout ce que l’on veut, on est pas toujours satisfait… Un bon compromis laisse toutes les parties frustrées, tu n’as jamais entendu cet adage ? »
Sur un sourire, le vampire lui fut un petit signe de tête amusé. Il aurait cru, pourtant. Ce n’était pas grave, cependant, c’était juste une plaisanterie personnelle. Et il avait tant d’expérience à côté de cela qu’il avait peut-être tout simplement oublié ce petit dicton un peu aigrelet. Maintenant qu’il avait trouvé son cheminement, il espérait stupidement que ce soit le bon, cette fois, et se laissait aller, parlant davantage, s’épanchant de nouveau, presque pour compenser le silence de son compagnon.
« Je te remercie de vouloir le meilleur pour moi, car je pense vraiment que c’est le cas. Je n’ai aucun doute là-dessus… et je suis désolé si j’ai pu te blesser par mes paroles. Je le sais. Mais je suis tout sauf un utopiste, j’en suis peut-être même l’antithèse, je… je sais, que l’on n’a pas toujours ce que l’on veut, j’en ai viscéralement conscience. Alors faire ce ‘sacrifice’ ne me rendra jamais plus amer que de constater tant d’autres choses… et en un sens, j’en tire aussi ma fierté, car j’accepte cela en pleine possession de ma liberté, comme j’aurais aimé arriver au bout de ma dette sans l’aide de personne. Parce que ça a plus d’importance pour moi, cette liberté, que beaucoup d’autres choses… »
Laissant tomber les bras le long du corps, il eut un geste vague, englobant du regard le paysage sans afficher la moindre expression. Malgré tout, la mer restait magnifique, elle ne changeait pas, peu importe ce qu’il avait dans le cœur. C’était sa vision des peuples qui noircissait… pas celle de la nature. Oui, il était purement pessimiste, pour énormément de choses… mais ce n’était purement que pragmatisme, ça ne l’empêchait pas d’apprécier le positif également, exactement comme dans l’instant. Lui-même ne se l'expliquait pas réellement, quoi qu'il se fichait parfaitement de la contradiction tant qu'il était en accord avec ce qu'il faisait ou pensait.
« Je comprend aussi ce que tu espères… qu’en voyant des individus réagir positivement à ma présence, cela me fera penser autrement. Pour cela aussi, je te suis reconnaissant. Peut-être que je le verrais moins comme un ennemi, à défaut de me sentir bien dans sa peau. C'est juste ironique quand on sait tes réactions chaque fois que je fais quelque chose qui se rapproche de lui... »
Son sourire se fit plus doux, empreint d'une affection profonde, mais aussi d'un peu de triste dérision.
« Je te sens tu sais ? Tu te tends parfois, ou ton cœur s'emballe un peu… plein de toutes petites choses, mais tu n'imagines pas combien j'ai déjà appris intimement à le connaître par tes réactions. Et cela ne fait pourtant pas longtemps. Cela ne me dérange pas… en un sens, tu fais déjà ce que tu espères me voir avoir »
Son regard bifurqua furtivement vers la femme, qui lui fit un sourire encourageant, comme pour l'accompagner davantage dans ce qu'il faisait, dans cette tentative de rectifier leur chemin ce soir-là. Sa gorge se serra, exactement comme l'ultime fois où il avait vu la version fantasmatique d'Aldaron. Instinctivement, il aurait voulu rester proche de lui, physiquement, avoir un contact tactile avec lui, même minime mais il s'en empêchait résolument. Non qu'il souhaite se couper de lui, l'idée l'horrifiait, mais il voulait pouvoir pleinement donner corps à tout ce qui s'agitait douloureusement en lui. Parce que s'il avait si peu foi en la populace, c'était précisément que le même genre de tare guettait en lui aussi. Sur un silence, il inspira profondément, s'apprêtant à reprendre, ne quittant pas la guerrière du regard.
« Et à mon avis tu ne te rend pas compte, Aldaron, de la profondeur de ma résolution à ton égard »
Cette fois, il s'approcha, pour lui caresser la joue, laissant ses longs doigts courir lentement sur sa peau sombre, en si violent contraste avec la sienne, douce et fragile, comme il pouvait la rompre d'un coup de crocs, comme il pouvait la bleuir de sa poigne, ou la faire rougir de ses mots… Ses doigts dévièrent vers sa gorge, tremblant légèrement, avant qu'il ne vienne les nouer dans les mèches plus courtes contre sa nuque.
« Oui c'est vrai, je ne pense pas avoir ma place à Caladon… et je n'aime pas cette ville… et plus ça va, plus j'exècre les marchands, sans offense envers toi. Mais pour toi, je reste, et c'est de bon cœur, parce que ta présence, quand tu es à mes cotés, éclipse tout malaise. Lorsque je me sentirais vraiment mal, je m'éloignerais un peu. Je suis un égoïste dans l'âme, je sais me ménager. Si je viens ici, c'est pour souffler, et c'est un bon rythme pour moi… et si Nyn-Tiamat me manque, c'est parce qu'elle respire la magie, et qu'elle possède une beauté intemporelle, pure… comme Calastin ne semble pas en avoir. C'est seulement ma vision des choses, pas la vérité peut-être… juste… la mienne ? »
D'une impulsion, il vint le plaquer contre lui, l'entraînant dans un baiser sauvage, passionné et révolté, le dévorant jusqu'à le sentir tressauter contre lui à cause du manque d'air, le relâchant à peine, grondant contre ses lèvres, la voix basse, vibrante et rauque, fauve.
« Et je pourrais faire n'importe quoi pour toi, n'importe quoi… alors souffrir un peu, au regard des autres n'est rien, tu entends ? Rien du tout…Je tuerais, je détruirais, ou je protégerais, même si je dois en périr, et je serais qui je dois être, tant que pour toi je suis toujours Ivanyr... »
Il le saisit plus fermement, venant l'entourer de sa seconde main, plongeant un regard devenu immense dans le sien, avalant ses prunelles vertes dans un océan azuré, pâle et aqueux, duquel on pouvait se noyer, dans lequel se reflétait la froideur du blizzard Glacernois et des nuées nocturnes, dans lequel pulsait autant sa volonté et son adoration qu'un désespoir latent.
« Je serais le fléau que tu veux que je sois, ou ton esprit gardien Aldaron, tant que tu me reviens. J'ai toujours été libre… j'aurais pu massacrer ta ville, j'aurais pu mourir en essayant ou réussir, si je l'avais voulu… j'ai décidé de rester, et de plier à vos lois… je l'ai fait pour toi… »
Pas un instant il ne s'était rendu compte qu'il l'avait poussé jusqu'au bord de la pierre, l'obligeant à dépasser même quelque peu, tout juste en équilibre, désormais, entre ses bras, ayant battu la retraite de chaque mot jusqu'à cet instant, et dans un souffle tremblant, comme s'il avait lui-même peur de sa propre déraison, de la façon dont, subitement, la conversation avait déviée, il souffla, le ton fragile comme un cristal, les yeux plein d'une incertitude enfantine, d'un être voulant absolument se faire aimer et voir l'être qu'il chérissait heureux, l'âme à nue, dans toute sa dangereuse vulnérabilité. Une seule question, qui en contenait tant d'autres, qui grattait de ses ongles ébréchés à la porte de cette forteresse dont l'autre s'entourait.
« Et toi…. ? »