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    12 Novembre 1762, Cordont

    Pluie. L'eau du ciel apaisait la terre, après l'été et les cieux étaient d'un gris d'orage. Aldaron aimait ce temps maussade. Chaque année, il entendait les humains pester contre les intempéries qui noyaient les récoltes et balayaient d'un revers de main l'idée de flâner au soleil. L'eau rendait les choses plus difficiles, surtout lorsqu'on extrayait encore des corps du gouffre de la catastrophe, mais lui, il trouvait que la nature lavait les dépouilles de leur malheur pour qu'elles se réincarnent, défaites de leur souffrance. Le pan de la tente était ouvert sur l'extérieur. Abrité, l'elfe avait la vue de l'immensité pour lui, la falaise surplombant la mer intérieure de l'archipel. L'Alliance était installé sur la côte, un peu plus au sud de la cavité créée par la chute de la ville. Le Royaume se trouvait plus à ouest, dans les terres, ne pouvant loger pleinement au nord puisque la Protégée y était bordée par un haut relief escarpé. Quelques jours plus tôt, il y avait un tunnel creusé dans la roche pour rejoindre la route vers Selenia, mais le séisme l'avait éboulé. Les prunelles d'un vert émeraude de l'elfe se perdait à la surface de l'eau, là où les écumes, blanches, rappelaient la teinte de ses longs cheveux. Il aurait aimé plonger, sauter des hauteurs de la falaise pour se sentir voler, comme lorsqu'il voyageait sur le dos de Silarae. Il se souvenait encore de ces sensations de liberté, enivrante, qui l'avaient forgé. Ces sensations uniques qui l'avait fait tenir dans la prison de Morneflamme.

    Il tendait une main en dehors de la tente et la pluie gouttait sur ses doigts d'un rose cendré, encore légèrement émaciés. Il aimait l'eau, probablement parce qu'il en avait manqué. Dans le volcan de la prison, leurs peaux avaient été si sèches qu'elles en avaient craquelé, et les brûlures étaient si rudes, qu'il en restait marqué, sous ses vêtements cintrés, d'excellente facture. Un bel apparat pour camoufler les horreurs d'un passé qu'il n'avait pas effacé de sa mémoire. On vint le sortir de sa torpeur, pour lui annoncer que les préparatifs étaient achevés. L'elfe avait acquiescé d'un signe de tête entendu. Il fallait y aller, il était temps. Il détourna le regard de l'horizon grisâtre pour le lever sur la haute stature vampirique qui veillait sur lui. Sa Lame Blanche. Si Nolan savait qu'Aldaron avait nommé ainsi secrètement l'homme qui veillait sur lui, comme les Lames Écarlates sur la lignée Kohan ! L'elfe ? Moqueur ? Un tout petit peu. Amère plus encore. Mais la vérité n'était pas à l'affront de l'idée. Il avait appelé cet homme, payé par le Marché Noir, Lame Blanche plus en écho des Lames Noires de jadis. Ils avaient été des Glacernois, initialement, et le vampire était un Prince Elusis de Glacern. C'était à la mémoire d'antan qu'il faisait honneur et le blanc... Et bien c'était le blanc de la neige sur Nyn-Tiamat. Cette neige qu'Ivanyr – ou Achroma – affectionnait tant.

    Ses paupières venaient à se clore lorsque le bourgmestre se retrouva dans son étreinte, y trouvant toute sa force. L'esprit-lié de l'inséparable ? Oui, il n'en doutait plus un instant. Il n'attendait, en fait, que le bon moment pour qu'ils appellent, ensemble, leur lié et s'y attachent pleinement. C'était un engagement. Par dessus sa tunique et son armure, on lui mit une cape, sur les épaules, qui venaient le couvrir totalement. Elle était d'un bleu très clair, aux reflets irisés comme de la neige au soleil. Un diadème elfique, finement ciselé dans de l'or blanc, dessiné en arabesques s'entrecroisant sur les côtés pointant vers le bas au niveau du front, reposait dans sa chevelure immaculée. Nulle couronne, la finition était sobre. On accrochait seulement une broche d'argent, sur sa cape, représentant l'emblème de le Cité Libre de Caladon et sa fonction. Large capuche rabattue sur sa tête, il quitta le confort relatif de sa tente pour parcourir la distance qui le séparait de celle des négociations. Elle avait été dressée entre les deux camps. Escorté par la garde de Caladon et les quelques hommes de main qu'il employait, il entra dans ce nouvel abri où l'avenir de Calastin se jouerait.

    La pluie faisait un clapotis régulier sur la toile blanche, imperméabilisée. Le mobilier était de circonstances : autant dire qu'il ne fallait pas s'attendre au dernier ouvrage en vogue. C'était sommaire mais l'elfe s'en accommoderait. Il avait connu bien pire à Morneflamme et dans les bas fonds de Gloria, à ses débuts. Il s'installa dans une chaise bois qui grinça sous son poids d'elfe carencé et les pans de sa cape retombaient de chaque côté de son assise, comme les ailes immaculées d'une phalène. Ses bras reposaient sur les accoudoirs rugueux et ses mains sur ses cuisses. Sa stature régalienne lui était devenue une habitude, ou plutôt une attitude naturelle, entretenue par son esprit-lié du saumon. Du marchand à l'étalage, il était devenu un leader charismatique, un meneur d'hommes à l'aura puissante et calme. Il était le stratège qui maniait les ficelles du Marche Noir, dans l'ombre, aussi avait-il pris beaucoup d'aisance, de jour en jour. Gouverner lui était devenu plus facile, plus instinctif. Il ne buttait plus comme à ses débuts, avec Cercëe et Corine, alors qu'ils formaient leur réseau illégal au nez et à la barbe de Fabius Kohan. Il avait aussi perdu beaucoup de son innocence et le fond de ses prunelles restaient marquées des tragédies qui avaient jalonné son existence, ne faisant que renforcer l'image de solidité qu'il entretenait, à tenir encore debout, droit et imbrisé.

    L'elfe mirait le siège vide, face à lui, de l'autre côté de la petite table ronde. S'il appréhendait ? Forcément. Il n'aurait pas été humain qu'il n'avait pas ressenti cette anxiété à l'idée des vies qu'il avait au creux de sa main et qu'il pouvait envoyer dans le feu. C'était grisant et effrayant à la fois. Le poids des responsabilités retombait sur ses épaules comme une cangue de plomb, plus lourde chaque jour passé à Cordont. Ici, la tension était palpable entre les deux camps et il suffirait de la moindre étincelle pour mettre le feu aux poudres. Il lissait sa tristesse d'un masque de force, représentant dignement l'Alliance. L'arrivée du Roi des Hommes le tira de ses pensées : « Bonjour Nolan. » L'étiquette ? Il aurait eu l'air de quoi à s'incliner devant un homme dont le sud avec refusé la légitimité ? Il lui restait la politesse et elle lui était servie sans animosité aucune. « Vous pouvez me laisser. » fit-il à sa garde, coulant un dernier regard sur Ivanyr. Évidement, si celle de Nolan ne les laissait pas en tête à tête, celle d'Aldaron mettrait un terme à son départ et tous se regarderaient en chien de faïence pendant tout leur entretien. Ce serait pesant, mais cette liberté appartenait à Nolan.

    « Oui, il s'agit d'Achroma Seithvelj. Les rumeurs disent vrai, pour une fois. » Commença-t-il pour désamorcer la situation, confirmant la reconnaissance que le jeune Roi aurait de l'homme qui l'avait, autrefois, arraché au griffes d'Aldakin du Néant. Quant au comment et au pourquoi l'ancien dragonnier était en vie... Aldaron ne considérait pas que Nolan ait besoin de l'apprendre. Cela relevait de l'intimité et du lien sibyllin que le vampire avait entretenu avec la mère de l'Orage, Skade. Le silence revint, alors qu'il laissait Nolan s'installer également, puis il entama : « Avez-vous compris pourquoi j'ai annexé Cordont au territoire de Caladon ? » Ou devait-il lui expliquer ? Son ton était plein d'une patience toute elfique. Au fond, n'avaient-ils pas des heures devant eux ? « Le chaos est une échelle. J'ai pris une position pour nous éviter de la gravir comme des fous, mais je ne pourrai pas contraindre tout le monde de rester en bas. » A commencer par Selenia, sur laquelle il n'avait qu'une emprise extrêmement limitée. Il pensait également au cœur en colère de Delimar. La paix provisoire qu'ils avaient communément décidé, était si fragile.

descriptionLe chaos est une échelle [Nolan] EmptyRe: Le chaos est une échelle [Nolan]

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Un vent de désolation soufflait sur Cordont charriant dans son sillage, tristesse, indicibles regrets et espoirs brisés. Sa senteur saline et iodée imprégnait l’air et s’entremêlait avec le parfum cendreux qui émanait de la terre blessée, de cette plaie béante où s’érigeait autrefois la modeste cité, symbole périssable d’une paix aujourd’hui menacée. Depuis plusieurs jours, la pluie automnale tombait sans discontinuer, égrenant son chapelet de perles d’eau et faisant peser une chape de mélancolie sur les deux camps adverses, chacun retranché dans une hostilité mutique et une impatience fébrile.

Cordont la protégée, la bien ou la mal nommée ? Cette ville engloutie deviendrait-elle le tombeau de la paix ou le berceau d’un renouveau ? Fallait-il détruire pour mieux reconstruire et d’un grand malheur pouvait-il advenir un bonheur ?

La mélopée de la pluie ressemblait aux sanglots des blessés, aux cris des mourants, aux adjurations de ses habitants. Le firmament grisâtre était empli d’épais nuages, sans doute annonciateurs d’une tempête à venir, ce qui ajoutait de la tension nerveuse à l’atmosphère déjà électrique, comme si la nature faisait écho aux sentiments nichés dans le cœur des Hommes.

Absorbé par ses pensées, l’empereur-enfant contemplait l’océan, les yeux rivés sur les vagues coruscantes et l’horizon nimbé de brume. La douleur et l’anxiété l’envahissaient en songeant à l’avenir, probablement funeste, qui s’annonçait si une nouvelle guerre éclatait. Se pouvait-il que les humains soient prisonniers d’une destinée implacable qui les condamnait à s’affronter perpétuellement et que l’espoir d’une paix durable demeure utopique ? La guerre était-elle à ce point inéluctable que nulle action ne soit en mesure de renverser le cours de l’Histoire ? Une part de lui-même ne parvenait pas à se résoudre à un constat aussi pessimiste.

L’âme de Nolan se sentait déchirée entre amertume et espérance et ce dernier ressentait un profond sentiment de déréliction face à la tragique tournure des évènements. Korentin, son père défunt, lui manquait plus que jamais et les souvenirs du passé ne faisaient que raviver sa mélancolie. Qu’aurait fait l’ancien souverain d’Aldaria s’il était demeuré en vie ? Et comment aurait-il agi face à telle situation ? Hélas, ces questionnements resteraient à jamais sans réponses car Korentin n’était plus de ce monde et seul l’ombre de son fantôme hantait encore l’esprit des vivants.

L’adolescent retira Ondine-Eau dormante, l’épée légendaire que lui avait léguée son père, de son fourreau et contempla sa lame étincelante dans l’espoir d’y puiser le courage et la détermination nécessaires. Désormais le destin de l’Empire reposait sur ses épaules et quoiqu’il advienne Nolan resterait fidèle à la promesse faite à Korentin avant que celui-ci ne soit plongé dans un sommeil glacé.

Le jeune homme se remémora Aldaria, sa terre natale, ravagée par les Chimères et la dernière image qui s’était gravée au sein de son esprit lorsqu’à bord d’un navire, en route pour ce long exode, il l’avait vu disparaître à l’horizon. Ce jour-là ce dernier n’avait versé aucune larme car les rois ne pleuraient pas, même chassés de leur Royaume, seuls et abandonnés de tous, ils demeuraient fiers et forts face à l’adversité. Tel était le précepte qu’on lui avait inculqué.

Demeurant un long moment immobile, le regard captivé par le mouvement des flots, le monarque sélénien respira ensuite une grande bouffée d’air marin avant de ranger l’épée de l’eau à l’intérieur de son fourreau. Le moment était venu de s’arracher à cette contemplation méditative et de se rendre à l’endroit où devaient se dérouler les négociations. A présent le sort en était jeté et il allait œuvrer pour tenter de préserver la paix fragile qui existait entre les deux nations.

- Très bien, je suis prêt, allons-y, dit-il à l’intention du Commandant des Lames écarlates qui se tenait derrière lui, prêt à exécuter ses ordres.

Escorté par la garde impériale,  l’empereur de Sélénia se dirigea en direction de la grande tente de toile blanche qui avait été dressée, dans un lieu neutre, afin de servir de scène à cette  importante entrevue entre les deux dirigeants.

Nolan arborait une tenue, à la fois sobre et raffinée, constituée d’une tunique de soie noire tombant jusqu’aux pieds, légèrement cintrée à la taille afin de souligner sa silhouette et ornée de motifs argentés représentant des oiseaux qui semblaient s’animer lorsque le regard se posait sur eux. L’ensemble était surmontée d’une longue cape, à capuche, dont la couleur bleu-foncé rappelait celle des profondeurs océaniques et qui diffusait un halo luminescent. A la large ceinture en argent qui enserrait sa taille se trouvait suspendue, dans son fourreau, Ondine-Eau dormante, l’épée légendaire que la lignée des Kohan se transmettait de génération en génération, et dont il ne se séparait jamais.

Une splendide couronne en or massif, incrustée de pierres précieuses, symbole du pouvoir impérial, ceignait sa tête blonde, rehaussant son charisme inné et lui donnant un aspect séraphique. Cependant, en dépit de l’aura de prestance qu’elle lui conférait, cette couronne contrastait avec la jeunesse de ses traits et paraissait bien lourde à porter, à l’image du poids écrasant des responsabilités qui reposait sur ce jeune homme d’à peine dix-sept printemps.

L’empereur-enfant écarta doucement l’un des pans de la tente et pénétra à l’intérieur, accompagné par son escorte de Lames écarlates. L’endroit comportait un mobilier rudimentaire et il constata qu’Aldaron Leweinra était déjà présent et se tenait installé sur un siège, affichant une impression d’impassibilité et de force tranquille. L’elfe semblait absorbé par ses pensées et l’arrivée du jeune humain l’arracha à sa thébaïde mentale.

Ayant hérité des traits caractéristiques des Kohan, à savoir les pommettes saillantes, le front haut et la mâchoire légèrement carrée ; Nolan possédait une ressemblance troublante avec Korentin et de nombreux membres de sa lignée familiale. Sa grande beauté et les mèches flavescentes de ses cheveux lui venaient, en revanche, de sa mère, la défunte Valentine Kohan, une femme à la fois belle et cruelle, manipulatrice et frivole, qui n’avait jamais témoigné à son fils la moindre once d’affection ni même un quelconque intérêt. Quand il n’était encore qu’un enfant, celui qui deviendrait un jour l’empereur des Hommes l’avait adorée puis haïe avant de n’éprouver envers elle qu’une froide indifférence et l’annonce de sa mort lors de la bataille de Sandur n’avait éveillé en lui aucun chagrin.

Les prunelles d’ambre de l’empereur de Sélénia rencontrèrent les mires smaragdines du Bourgmestre de Caladon dont la couleur évoquait la parure végétale et la dureté celle de l’acier. Sa carnation possédait une teinte cendreuse qui faisait ressortir la blancheur opalescente de sa longue chevelure soyeuse. Ainsi dissimulé derrière son masque de politicien, Aldaron Leweinra ressemblait à un mélange d’ombre et de lumière, pourvu de deux faces, tel l’astre lunaire. Quant à sa silhouette frêle, qui laissait deviner des années de privations, malgré son élégance Elfique et son maintien régalien, l’adolescent ne s’y attarda pas outre mesure.

Bientôt la voix d’Aldaron retentit laissant échapper un « Bonjour Nolan ».

Le souverain sélénien demeura silencieux, interloqué par une telle familiarité, guère appropriée lors d’une rencontre entre deux dirigeants, non point qu’il en soit outré, n’étant guère un fanatique des convenances, mais surpris. Était-il coutumier pour le bourgmestre de Caladon de s’adresser à des étrangers par leur prénom, à fortiori lors d’importantes négociations ou s’agissait-il d’une provocation ?

Il était improbable que l’elfe cendré ait pu s’élever jusqu’aux plus hautes-sphères de la politique sans maitriser certaines règles élémentaires en matière de politesse et le souverain Sélénien lui-même, malgré son naturel impétueux, devait se plier à l’étiquette et jouer un rôle protocolaire où il se sentait enfermé comme un prisonnier à l’intérieur d’une cangue. Dès lors, la deuxième hypothèse semblait être la plus probable. Aldaron cherchait certainement à le provoquer afin de cerner ses réactions, susciter sa colère ou pour d’autres motifs nébuleux connus de lui seul.

Certes, l’adolescent ne s’attendait guère à ce que celui-ci s’adresse à lui en l’appelant « sire » ou « majesté » et en s’inclinant révérencieusement, bien au contraire, une telle obséquiosité aurait démontré de l’hypocrisie ou une vile flagornerie destinée à l’amadouer. Et le jeune empereur, né et éduqué dans un univers où les intrigues et les jeux de pouvoir régnaient en maître savait que souvent les adversaires les plus redoutables n’étaient pas ceux qui affichaient une attitude hostile, mais au contraire dissimulaient leur duplicité derrière un sourire mielleux.

Néanmoins, si l’elfe grisâtre pensait le déstabiliser en lui infligeant une blessure d’orgueil, ce dernier se méprenait à son sujet, mais une telle attitude ne manqua pas de l’intriguer. Pourquoi son vis-à-vis mettait-il un point d’honneur à lui prouver son absence d'asujetissement au point de faire preuve d’une singulière familiarité ?

Le couronné ne pouvait s’empêcher de penser à l’ambiguïté d’une telle situation et songea qu’en agissant de la sorte le dirigeant Caladonien obtenait l’effet inverse de celui escompté, tout comme l’individu cherchant à tout prix à feindre l’indifférence ne faisait que prouver son intérêt.

Dès après, le bourgmestre de Caladon ordonna à sa garde personnelle de se retirer et ses prunelles de jade et de glace se posèrent sur un vampire à la haute stature, aux cheveux d’un blanc nitescent et au regard de givre. A sa vue, Nolan crût qu’il allait défaillir et sentit son palpitant s’accélérer : Était-il possible que celui qui se tenait devant lui soit le défunt dragonnier Achroma revenu du Royaume des morts ?

Presque dix années s’étaient écoulées depuis la nuit où Achroma lui avait sauvé la vie en l’arrachant des griffes d’Aldakin du Néant afin de le ramener à son père, mais l’adolescent conservait un immarcescible souvenir de cet immense dragonnier, aussi lumineux qu’un clair de lune, et de sa dragonne Silarae. Pouvait-on oublier un éblouissement d’enfance ou le vampire laisserait à jamais sa marque gravée sur un fragment de son âme ?

Le temps semblait avoir suspendu son vol et les mires couleur topaze du fils de Korentin restaient rivées sur la figure messianique de son sauveur, comme s’il était hypnotisé. L’apparition de cette image idéalisée surgie de son passé effaça en un instant le monde environnant, éclipsant le bourgmestre de Caladon, aussitôt relégué au rang de présence insignifiante.

Mais rapidement, brisant l’enchantement, les paroles d’Aldaron parvinrent à ses oreilles lui confirmant qu’il s’agissait bel et bien d’Achroma et que ses sens ne l’avaient pas trompé. Luttant pour retrouver l’empire sur ses émotions, le souverain de Sélénia ordonna aux Lames écarlates :

- Vous pouvez disposer.

Pendant que les membres des gardes personnelles s’éclipsaient afin de laisser les deux dirigeants en tête à tête ; Nolan dû lutter intérieurement pour ne pas se retourner sur le passage d’Achroma ou le suivre du regard jusqu’à ce que ce dernier quitte les lieux.

- Bonjour Messire Leweinra ou dois-je vous nommer bourgmestre de Caladon ? Je ferais à votre convenance mais souffrez que je ne vous appelle pas par votre prénom car je réserve une telle familiarité aux personnes de mon entourage proche et je ne saurais feindre une intimité inexistante entre nous.

Le ton employé était calme et assertif, dépourvu de la moindre trace d’animosité ou d’une quelconque froideur. Nolan ne faisait qu’énoncer la vérité, Aldaron représentait un étranger, une figure impersonnelle avec laquelle celui-ci s’apprêtait à négocier comme il l’aurait fait avec n’importe quel politicien occupant la même fonction.

Après cela, le couronné prit place dans le siège qui faisait face à celui où se tenait son interlocuteur, arborant une posture hiératique, un port de tête altier et une figure impassible. Désormais, Nolan Kohan l’adolescent, le fils de Korentin disparaissait et seul subsistait la figure intemporelle de l’Empereur, représentant et symbole vivant de sa nation, dont les sentiments personnels devaient s’effacer au profit de la raison d’Etat. Et ses objectifs actuels étaient d’œuvrer afin de préserver la paix, et de veiller à la sécurité ainsi qu’aux intérêts de ses sujets.

- Concernant l’annexion de Cordont par Caladon, en l’espace d’une semaine j’ai eu la possibilité d’élaborer certaines hypothèses. Néanmoins, j’ai pour habitude de ne jamais présumer d’une chose avant de disposer d’éléments concrets, permettant de la confirmer ou de l’infirmer afin de ne pas tomber dans le piège de la surinterprétation. Aussi aimerais-je entendre l’explication de votre bouche même au lieu de me perdre en supputations, dit-il sans quitter du regard l’elfe à la peau sombre.

Le jeune empereur éprouvait une profonde méfiance vis-à-vis du dirigeant de Caladon, aussi faisait-il preuve d’une extrême prudence lors de ces négociations et son visage marmoréen ne laissait transparaître aucune de ses émotions.

- Le chaos est une échelle dites-vous ? Cette citation aussi imagée soit-elle ne saurait se passer d’explications plus approfondies. Pourriez-vous détailler les mécanismes de votre pensée je vous prie afin que je puisse comprendre où vous voulez en venir,  poursuivit le jeune humain du même ton calme et parfaitement maîtrisé qu’il employait depuis le début de leur conversation.

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    Les épaules du Bourgmestre s'élevaient, dans un geste las, douce crispation musculaire, avant de retomber. Un haussement d'épaule asthénique pour manifester son désintérêt pour les titres et son manque d'envie à s'échiner plus que de mesure en la matière. Depuis la catastrophe de Cordont, son énergie avait été dépensée à porter le faix de ses responsabilités et l'épuisement ne lui donnait ni le dynamisme ni l'appétit de s'escrimer dans une vaine bataille. Les prunelles d'émeraude de l'elfe pouvaient se targuer d'être lisses dans leur expression, preuve qu'il comprenait qu'on lui reprochait là son rôle d'absent et qu'il ne voulait pas fustiger le Roi des Hommes de son amertume. Nolan n'était ni le premier, ni le dernier à lui faire grief de ses doléances en la matière. Son fils biologique avait poussé ce cri du cœur, des siècles bien avant, de n'avoir eu de père à rendre fier. N'avait-il pas été l'Indigne pour son peuple ? L'enfant devenu père trop tôt pour être capable d'assumer les rôles qu'on voulait le voir endosser si solidement. Probablement était-il aussi dur avec Nolan qu'on l'avait été avec lui. Puisqu'à n'en pas douter, ce jeune homme portait sur ses clairs cheveux une couronne qu'il n'aurait jamais du consommer si tôt. Aldaron en avait bien conscience, tout comme il savait pertinemment qu'il n'apprenait pas de toutes ses erreurs. « A votre guise. » convint-il, loin de se formaliser là-dessus. Il pouvait le titrer à son gré, lui-même répondait déjà à bien des noms. Pour ce qui était du reste, peut-être y reviendraient-ils au cours de leur conversation. Pour l'heure, l'elfe ne discernait pas d'intérêt à poursuivre dans cette voie. Il avait été bien plus présent que Nolan pouvait le penser... Seule la guerre entre entre le nord et le sud de Calastin l'avait sorti de l'ombre à laquelle il appartenait, pour une lumière inattendue et inusitée, dans laquelle il n'excellait qu'à la force de son esprit-lié et de ses propres convictions, héritée de la Caste de Dragonniers et d'Achroma Seithvelj.

    Et quand on parlait du loup glacernois... Il n'avait pas espéré une réaction si hypnotisée de la part de Nolan à la vue d'Ivanyr, au cœur de sa garde personnelle. L'humain s'en sortait mieux que lui, c'était certain. Aldaron avait senti son cœur cesser de battre, littéralement, dans le poste de garde de Caladon lorsqu'il avait croisé les prunelles singulières d'Achroma, pour la première fois. Seul le graärh Purnendu avait pu le remettre sur pieds et le ramener de la mort où il avait sombré, sous le joug de l'émotion. Il avait été bien plus proche de l'Aîné que ne l'avait été Nolan, jadis. L'affection mutuelle, qui avait pris naissance entre eux, semblait avoir traversé l'au-delà sans tarir... Elle s'était même renforcée et sacralisée. Il était naturel qu'il en soit plus impacté. Toutefois, il trouvait très prometteur l'intérêt que Nolan vouait à l'Aîné. Peut-être y aurait-il quelque chose à creuser, là dedans, car à n'en pas douter, si Nolan souhaitait s'approcher Achroma, ce ne serait qu'avec la bénédiction d'Aldaron et de Purnendu, le guérisseur. Tout deux savaient que l'état de santé mentale d'Ivanyr était désastreux qu'il ne valait mieux pas tirer trop sur la corde fragilisée de son passé, après les derniers événements. L'elfe tenait bien trop à son vampire pour le jeter en pâture au milieu de personnalités politiques. Un jour, il pourrait user que l'image héroïque du dragonnier pour porter du crédit à ses actes, lorsque tous constateraient qu'Achroma Seithvelj cautionnait la Triade mais... Pas maintenant. Vraiment pas maintenant. Il jaugerait de tout cela ultérieurement, tout en gardant à l'esprit que s'il en entrevoyait l'intérêt stratégique, tout politicien qu'il était, jamais il ne sacrifierait Ivanyr sur l'autel des jeux de pouvoirs... Et encore moins sans l'avis du principal intéressé, quand bien même sa Lame Blanche lui avait offert d'user de lui à sa guise.

    Aussi avait-il pris la liberté de le faire miroiter aux yeux du couronné, pour en jauger l'attrait de l'appât et se trouvait satisfait de la curiosité aguichée qu'il voyait naître dans les prunelles ambrées de son vis-à-vis. Il aurait pu faire passer une fille de joie devant le roi qu'il aurait obtenu moins de succès. Les cœurs des Hommes étaient tous les mêmes : il y avait toujours un levier à actionner pour les manipuler et la Triade avait eu des siècles à vivre parmi ces Hommes pour les connaître. Le Marché Noir ne fonctionnait pas aussi bien pour rien... S'il voulait manipuler Nolan ? Il ne le savait pas vraiment lui-même. Sa part de chaos se serait plu à jouer ainsi, juste pour l'amour jeu perfide, tel un marionnettiste cruel et dérangé. Les torturés devenaient d'excellents tortionnaires et Aldaron avait eu extrêmement mal à Morneflamme. Sa part bien plus humaine s'y refusait catégoriquement. Son cœur blessé et aigri rêvait encore du jour où il pourrait admirer la lignée Kohan comme au temps jadis. Il espérait, sans se l'avouer à lui-même, que Nolan parvienne à le mettre en défaite et à user de cette victoire contre le roi du Marché Noir comme un tremplin. Ni blanc, ni noir, Aldaron était un être plein d'espoir et de déraison, comme un panier de fruits mûrs et taris mêlés. Somme toutes, il était terriblement humain. Immaculé et corrompu à la fois, pétri de bonnes intentions et des tourments lugubres. Amère.

    La première question de Nolan eut le don d'apaiser ses craintes à son sujet, ravi qu'il était de le voir étudier la situation plutôt que de foncer tête baissée dans ses suppositions biaisées. Les traits de son visage se détendirent frugalement pour un peu plus de douceur, comme s'il cherchait à l'encourager à poursuivre dans cette voie. Probablement était-ce son caractère paternel qui ressortait, s'exprimant au travers de son allure régalienne, pour en arrondir les angles trop rigides. Il le laissa poursuivre et achever ses demandes. « Votre père vous a-t-il parlé de Morneflamme ? » l'interrogea-t-il à son tour, jaugeant dans son regard de la réponse, plus qu'au travers de ses mots. Au fond, il se moquait bien qu'il daigne lui confier ce que Korentin avait pu avouer à son fils. Cela faisait partie de leur intimité, le seul mot qui comptait dans sa parole, c'était le nom de cette prison et ce qu'elle pouvait évoquer, dans son horreur tabou. « L'échelle du Chaos est, pour moi... Un continuum entre l'utopie et Morneflamme. Le premier est un rêve irréaliste où le naïf se perd en oubliant que le cœur des hommes est aussi composé de sa part complexée et étouffée de chaos. Le second est une confusion bestiale, régie par des lois que la raison et les mœurs ne sont même pas capables d'imaginer tant elles dépassent l'entendement. » Il marqua une pause, la temps que le frisson glacial lui parcoure l'échine à la mémoire brûlante de la prison. Morneflamme avait toujours eu, dans le for intérieur de chacun, ce caractère cauchemardesque... Et plus encore pour ceux qui avaient traversé cette calamité. L'éclat de ses prunelles se ternissaient, un bref instant, d'un morcellement contenu, avant qu'il ne reprenne vie. Ses mots ne faisaient qu'effleurer la réalité, l'englobant dans un euphémisme courtois et réservé.

    « Chaque jalon est comme le barreau d'une échelle qu'on peut décider de monter ou de descendre et je place Morneflamme en haut. Le chaos, dans le cœur, des hommes nous préserve de la candide société idéale, ainsi ne pourrons-nous jamais toucher cet extrême, aussi désiré soit-il. Mais pour ce qui est de l'autre... Il n'y a que nos actions pour nous en préserver ou nous y mener. » Sa tête se penchait légèrement sur le côté, mesurant un instant l'impact de l'éclairage qu'il avait pu apporter sur cette image. Lui semblait-il suffisant ? Ou devait-il expliquer plus encore ? L'elfe jugeait que si cela n'était pas assez parlant pour l'humain, celui-ci serait bien à même de le signaler. Il l'avait déjà bien fait une fois. « Soyez assuré de la ferme volonté qui est mienne de refuser remettre les pieds à Morneflamme. » Cela pouvait sembler être une vérité naturelle et pourtant, si Nolan l'avait bien suivi, il comprendrait qu'Aldaron était un homme comme les autres, qu'il avait aussi sa part de chaos et que celle-ci, destructrice ou créatrice, pouvait tout autant agir en dépit de ses bonnes intentions. Aucun dirigeant ne saurait incarner la pure perfection et s'il décriait la décadence de la lignée Kohan dans les actes de Korentin et de Fabius, il était tout autant conscient d'être, lui-même, une pièce défectueuse dans ce système. Sa clairvoyance redoutable tenait en respect sa folie et la force de son esprit le faisait marcher aussi droit que possible. Il était terriblement pessimiste au sujet de la nature humaine, mais qui ne le serait pas après avoir vu la monstruosité dont elle était capable, dans son plus simple appareil ? Morneflamme l'avait marqué d'un sceau impossible à effacer pleinement. Un sceau que portaient tout ceux qui avaient survécu à la prison.

    « Lorsque la voix de Luna Kohan a résonné au milieu des décombres, elle n'a rassuré qu'une infime part des rescapés : les Séléniens. Si sa volonté était de garantir que le Royaume avait été avisée de la situation et viendrait en aide à Cordont, force est de constater que les rescapés de l'Alliance l'ont saisi avec bien plus de craintes après les vives émotions et la douleur, vous en conviendrez ? » Il resta à le mirer un instant, lui octroyant le temps nécessaire pour comprendre où il voulait en venir. Il n'avait pas envie de berner ce roi, il n'en avait aucun intérêt sur l'instant. Ses actes avaient été dirigés par des intentions honnêtes, alors, autant qu'ils se comprennent. La sincérité n'était pas toujours un fardeau. « Je ne jette pas la pierre à votre sœur : il nous arrive, même à nous, dirigeants, d'avoir des paroles malheureuses dont on ne mesure pas l'entier impact, ou dont on ne peut prévoir l'interprétation subjective. » Les événements qu'ils avaient subis étaient amplement de l'ordre de ceux qui pouvaient conduire à des erreurs. « Comme l'onde sur l'eau perturbée, cela se propagerait et les hommes qui ont peur prennent les armes : il me fallait enrailler cela. J'ai donc pris la décision d'annexer Cordont à la Cité libre de Caladon, d'une part pour assurer à l'Alliance que vous ne représenterez pas un danger, et d'autre part pour vous faire entendre qu'il vaut mieux que nous prenons conjointement des décisions à l'avenir et que les actions unilatérales, qu'elle soient de Luna ou de ma part, ne peuvent mener qu'à une guerre. J'ai pris Cordont, par acte symbolique, pour vous alerter de la gravité de la situation et vous faire venir à moi, inévitablement. » Ainsi se trouvaient, l'un et l'autre, sous cette tente à parlementer. Il entrecroisa ses doigts pour poser ses mains assemblées sur son ventre, installé dans le fond de son assise.

    « Je ne peux ignorer les craintes de mon peuple et de l'Alliance quant à ce que représente les abîmes inexplorées de Calastin et la présence du nord en ce lieu. L'intendante de Délimar n'est pas encore présente, mais cela ne saurait tarder. Tenir les remparts de Cordont hors de votre portée est encore la seule promesse que je puisse lui arguer pour que sa raison surpasse sa colère et sa peur. » Tout en apaisant également les inquiétudes des caladonniens. Cordont était un accès vers les profondeurs qu'aucun des camps ne voulait voir entre les mains de l'autre et ce qui était vrai pour l'Alliance, l'était d'autant pour le Royaume. « Je n'occulte pas que vous puissiez rencontrer pareille inquiétude mais... Il existe une différence significative entre vous et moi. Nous, dirigeants de l'Alliance, sommes le peuple, élus par le peuple et dépendants de sa volonté. Si cela me permet d'avoir la confiance des miens, je ne suis qu'un homme qui peut être destitué si mes décisions, mes positions, ne sont pas approuvées. Ce n'est pas moi ou Tryghild Svenn qu'il vous faudrait convaincre pour demeurer maître à Cordont avec promesses de bonnes intentions. C'est tout le peuple de l'Alliance. » Un peuple qui s'était insurgé contre la lignée Kohan. Il serait bien mal aisé que de parvenir à une confiance renouvelée. « A contrario, il n'y a qu'un seul homme que l'Alliance ait à convaincre. » Nolan. Il fallait bien que la Royauté ait un avantage. Chaque système avait ses forces et ses lacunes et Aldaron n'était pas le genre d'homme à récrier contre la monarchie. N'était-il pas le roi dans l'ombre, le roi du Marché Noir ? « J'ai annexé Cordont, parce que c'était encore la situation la plus stable et la plus propice pour parvenir à un accord. »

    L'elfe se redressait dans son assise avant de conclure sur ses palabres : « Je ne désire pas le sang et le fer, Empereur. Vous êtes le seul à être entré dans cette tente avec une arme. » Ondine Eau-dormante. Ou bien était-ce pour se rassurer par sa présence ? Aldaron, lui, ne portait qu'une armure, symbole de la protection.

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Revoir Achroma ressemblait à un songe éveillé, à cet instant évanescent, situé à mi-chemin entre le sommeil et l’éveil, où l’on doute de la réalité des formes indistinctes qui nous entourent. L’Ancien s’était tenu face à lui, silhouette longiligne, au visage diaphane nimbé du nuage vaporeux de ses longs cheveux neigeux. Semblant tout droit venu du passé, ce souvenir d’enfance avait resurgi devant lui et le rêve s’était mué en chair. Certaines rencontres, bien que d’une extrême brièveté, pouvait apposer leur marque au fer rouge sur l’âme tandis que d’autres, vieilles de plusieurs années, sombraient dans l’oubli. Pour Nolan, celle avec le vampire des glaces appartenait sans l’ombre d’une hésitation à la première catégorie.

Pourtant cette bulle d’éternité, emprisonnée hors du temps, ne pouvait perdurer éternellement et la voix d’Aldaron, aux intonations adamantines, brisa l’enchantement, faisant retomber l’adolescent des cimes éthérées où son esprit et ses émotions l’avaient égaré. Et c’est à regret, le cœur habité à la fois par la joie de retrouver son sauveur, qu’il croyait disparu à jamais, et la tristesse de voir ce dernier quitter la tente que le jeune empereur reporta son attention sur Aldaron. Reverrait-il à nouveau Achroma ? Il l’ignorait. Une part de lui-même le désirait ardemment et une autre le craignait par-dessus-tout…

La nuit inoubliable où le dragonnier opalescent l’avait arraché des griffes d’Aldakin du Néant et ramené à son père, le garçonnet, épuisé par les nombreuses émotions ressenties et le voyage sur le dos de Silarae s’était endormi peu de temps après son retour auprès de Korentin. Et à son réveil, le vampire nordique était déjà reparti, faisant naitre à l’intérieur du cœur de cet enfant de huit ans l’ineffable regret de n’avoir pas pu le remercier ni même lui dire au revoir. Les années s’étaient écoulées sans que leurs routes ne se croisent à nouveau et à la figure idéalisée, luminescente du sauveur s’était superposée l’image horrifiante et emplie de noirceur du bourreau.

Achroma avait-il réellement commis toutes ces atrocités dont on l’accusait au nom du Tyran blanc ? Encore aujourd’hui, malgré les évidences, une part de lui-même ne parvenait pas à accepter cette cruelle réalité. Était-ce la faiblesse de l’esprit humain qui lui faisait intégrer certaines choses et en rejeter d’autres considérées comme trop insoutenables ? Néanmoins, en dépit d’une part d’incrédulité induite par l’idéalisation, des éclairs de lucidité l’obligeaient à admettre que le dragonnier déchu avait bel et bien commis les crimes innommables dont on l’accusait. La plus éblouissante des lumières et les ténèbres les plus profondes coexistaient chez cet être singulier, à l’aspect aussi pâle que la neige vierge et aux mires bleutées, à l’éclat aussi glacé que les glaciers immortels des contrées enneigées qui l’avaient vu naitre.

Nolan songea qu’en revoyant inopinément le vampire ressuscité, une partie de son souhait d’enfant venait de se réaliser et que son cœur en était déjà comblé, mais que s’il pouvait le revoir une dernière fois afin de le remercier de l’avoir sauvé autrefois, alors celui-ci serait exaucé au-delà-de ses espérances.

Demeuré seul avec le bourgmestre de Caladon, le couronné interrogea son vis-à-vis à propos du titre qui lui siérait le mieux durant cette entrevue politique, désireux qu’il était de maintenir une distance relationnelle avec ce dernier. En guise de réponse, l’elfe au teint cendreux se contenta de hausser les épaules, dans un geste empreint de langueur et de lassitude, comme pour signifier son désintérêt de la chose avant d’ajouter un laconique « à votre guise ».

- Fort bien, alors je vous nommerez Bourgmestre de Caladon, trancha l’adolescent, estimant ce titre approprié à la nature de leur relation et qu’il n’y avait guère lieu de s’attarder davantage sur ce sujet qui finalement ne revêtait qu’une importance dérisoire au regard des grandes questions qui les préoccupaient.

Au fur et à mesure de leur conversation, les traits de son interlocuteur s’adoucirent avec parcimonie sans toutefois abandonner leur masque d’acier, semblant indiquer au souverain Sélénien qu’il cheminait dans la bonne direction.

Soudain, Aldaron l’interrogea à son tour, évoquant le nom glaçant de la prison de Morneflamme, cet abîme d’horreur indicible où tant d’âmes damnées avaient sombré, perdant toute notion d’humanité, pour errer à travers la nuit la plus noire. Korentin y avait passé quatre longues années et à son retour ce dernier n’était plus que l’ombre de lui-même, un homme brisé au regard empli d’une étrange gravité. Pas une seule fois, l’ancien Roi d’Aldaria n’avait prononcé ce nom honni en présence de son fils, comme s’il s’agissait d’un mot frappé d’interdit ; du reste les paroles aussi éloquentes soient-elles pouvaient elles décrire les affres endurés par les captifs de cette geôle ?

Nolan demeura muet un bref instant, et ses prunelles d’or sombre rencontrèrent les émeraudes du Bourgmestre de Caladon dont le regard scrutateur semblait chercher à sonder les tréfonds de son âme. Puis descellant les pétales de ses lippes, l’empereur-enfant répondit d’une voix calme :

- Mon père ne m’a jamais parlé de Morneflamme. Toutefois, ce nom ne m’est pas inconnu, précisa-t-il, devinant la question muette de son vis-à-vis.

Dès après, l’elfe lunaire poursuivit ses explications, donnant moult éclaircissements sur la métaphore employée précédemment tout en utilisant l’analogie avec la prison infernale de Morneflamme pour appuyer son propos et témoigner de sa ferme volonté de ne jamais atteindre cette extrémité.

- Vos explications sont suffisantes, merci de m’avoir éclairé sur votre interprétation de l’échelle du chaos. Pour ma part, plus qu’une échelle le déferlement des passions qui habitent le cœur des Hommes m’évoque l’image d’une roue qui prise dans son mouvement se mettrait à tourner de plus en plus rapidement, jusqu’à ce que son essieu se brise et qu’elle soit réduite en charpies. Les extrêmes ne sont jamais souhaitables et un univers privé de tensions où régnerais un calme total serait un monde mort, vide de mouvements où les manifestations de la vie ne pourraient pas s’exprimer. Mais je concède que l’extrémité du chaos ne peut mener qu’à la destruction et à l’anéantissement total si nous n’avons pas la sagesse de nous arrêter à temps et nous laisser entraîner dans cette fameuse roue où la puissance des forces en jeu peut nous faire perdre le contrôle des événements.

Les émotions tapies dans les méandres de l’âme humaine possédaient une telle force que lorsqu’elles surgissaient, telles des vagues déferlantes, celles-ci pouvaient ravager des continents entiers ou annihiler des nations. Le lustre des mires dorées du jeune empereur se ternit au souvenir de la destruction d’Aldaria, sa patrie d’origine et de tous ceux qui avaient péri en combattant les chimères. Pourrait-il jamais supporter de revivre un aussi terrible traumatisme ? Si les Hommes avaient survécu miraculeusement, traversant l’Océan à bord de leurs embarcations, étaient-ce pour s’entretuer au sein de ce nouvel Archipel ? Nolan était un enfant de la guerre qui en dépit de sa jeunesse avait déjà connu plusieurs affrontements sanglants. La guerre l’avait  privé d’êtres chers et fait grandir trop vite, l'amputant d’une partie de son innocence d’enfance.

La pensée de la violence de ses propres émotions fit également naitre la peur en lui, il se savait capable d’éprouver des sentiments nobles tout comme de brûler de la plus sombre des haines. N’avait-il pas haï de toute son âme Lorenz Wintel, le prince noir tenu pour responsable de l’empoisonnement de Korentin au point de vouloir le tuer de ses propres mains ? Et cette partie sombre qui sommeillait à l’intérieur de lui l’avait frappé d’effroi. Était-il humain, trop humain, tiraillé entre son désir d’atteindre les cimes inaccessibles de l’élévation morale absolue et la froide lucidité que son cœur blessé pouvait un jour devenir aussi noir que l’obsidienne.

- Puisque nous arrivons à un constat similaire et que nous sommes d’accord sur ce point, voyons comme trouver ce fameux point d’équilibre, capable de nous préserver de cet état de chaos où la bestialité prendrait l’ascendant sur toute considération morale et humaine tout en permettant aux forces vives de s’exprimer et de créer le mouvement propice à toute créativité. De la même façon que les déesses jumelles Vie et Mort sont complémentaires et indissociables, tel le revers d’une même médaille, et toutes deux nécessaires au grand cycle de l’existence.

Ensuite Aldaron poursuivit ses explications concernant l’annexion de Cordont, justifiant son acte par la crainte inspirée aux membres de l’Alliance par les paroles de sa sœur Luna Kohan avant de mirer le jeune empereur un instant, comme s’il cherchait à analyser l’effet produit sur lui par ses propos.

- Il est vrai qu’aux yeux d’un certain nombre des membres de l’Alliance j'incarne l'archétype du tyran et que ceux-ci s’imaginent que je profiterais de la moindre brèche pour tenter d’envahir les Cités Libres et rétablir l’Empire par la force, contre la volonté des peuple, et en usant des armes. Pourtant telle n’est pas ma volonté.


Le Couronné faisait preuve de sincérité en disant de ne pas souhaiter entrer en guerre avec l’Alliance des Cités Libres ; en effet, tenter de reconquérir le sud de Calastin en lui livrant un combat acharné serait long et coûteux, et causerait de nombreuses pertes humaines dans les deux camps. Sans compter que même s’il y parvenait, au sacrifice de nombreuses vies, ce dernier devrait sans cesser batailler pour endiguer des soulèvements internes et à terme une nouvelle scission serait inéluctable. La réunification de l’Empire, en admettant qu’elle soit possible, ne pouvait se faire que s’il parvenait à asseoir sa légitimité sur l’ensemble de l’ile et en respectant la volonté des peuples qui l’habitaient. Le Nord de l’Ile lui était demeuré fidèle mais le sud le rejetait violemment en l’accusant d’être le représentant illégitime d’une lignée impériale dégénérescente. Les Kohan, ces Rois maudits, aussi fascinants que décadents, aussi adulés que décriés, aussi adorés que haï et dont Nolan représentait le dernier héritier mâle. Nolan l’Indigne ? L’illégitime ? Le maudit ?

L’adolescent ressentait encore une profonde amertume du rejet dont il avait fait l’objet par ceux qu’il considérait naguère comme son peuple et qui fut vécu comme une véritable trahison, ainsi que de voir son image noircie au-delà de l’imaginable, le représentant sous les traits d’un tyran dégénéré au mépris de tout réalisme, d’entendre son nom conspué et son héritage familial insulté.

Le monarque écouta la suite des explications de son interlocuteur, sans l’interrompre et la dernière parole de ce dernier fit naître un pli cynique sur ses lippes. Le seul à être entré armé à l’intérieur de la tente ? La seule possession de son épée-légendaire suffisait-elle à le faire percevoir comme un agresseur potentiel ? Était-il condamné à ce que le moindre de ses gestes, tout anodin soit-il soit interprété comme une menace par les habitants du Sud de Calastin ?

- Croyez-le ou non mais je n’ai rien du monstre que certains se plaisent à dépeindre et à agiter comme un épouvantail afin d’attiser la haine et la peur entre les peuples. Certes je ne suis pas exempt de défauts, je veux bien l’admettre et ceux qui disent de moi que je suis impulsif, arrogant et irréfléchi ont raison. Je corresponds à cette description mais je ne me reconnais absolument pas dans un portrait aussi noir que celui dressé par certains membres de l’Alliance. Vous m’avez exposé vos raisons d’annexer Cordont afin d’apaiser les craintes des habitants de l’Alliance et d’assurer ma venue pour que nous puissions négocier dans le but de parvenir à un accord. Car vous en convenez, une telle situation ne saurait demeurer que temporaire le temps que nous parvenions à une solution pérenne et satisfaisante pour nos deux nations. Tout comme vous, je ne désire pas le fer et le sang et si je suis ouvert au dialogue et prêt à négocier,  sachez que je me montrerai intransigeant quant à la sécurité de mes sujets et qu’en tant que représentant de mon peuple je rejetterais toute proposition visant à léser leurs intérêts de quelque manière que ce soit. Je ne suis pas élu et ce n’est pas la crainte de la destitution qui guide mes actes mais le désir sincère de servir mon peuple afin de veiller à sa protection et à son bien-être.

Nolan se tenait figé dans une posture roide, qui couplé à son port de tête altier lui conférait une image de dignité souveraine. Une fois encore ses prunelles ambrées rencontrèrent les mires de jade et de givre du bourgmestre de Caladon et il poursuivit d’une voix, où malgré ses efforts pour conserver des intonations neutres, une légère amertume était perceptible.

- L’épée peut revêtir différentes significations, elle peut servir à blesser mais également, à l’instar de l’armure, à protéger les êtres chers. De plus, je considère que l’épée est dépourvue de volonté propre et que ce qui compte ce n’est pas l’objet lui-même mais les intentions de la main qui l’anime. Si je suis entré armé dans cette tente, Ondine-eau dormante n’a pas quitté son fourreau et pourrait symboliquement représenter la puissance incarné par l’Empire et qui suscite tant de peur chez les habitants de l’Alliance. Or posséder un pouvoir ne veut pas dire que l’on va en user dans un but offensif car l’épée de par son usage double peut servir aussi bien à attaquer qu’à se défendre. Par ailleurs, j’ajouterais que la présence à mes côtés de mon épée légendaire, qui est se transmet de génération et en génération et m’a été léguée par mon père, possède une forte symbolique pour moi et donne encore plus de poids à ma volonté de non-belligérance. J’aurais pu entrer ici désarmé mais en entrant armé ce que je tente d’exprimer, c’est que ma volonté de paix ne résulte pas d’une absence d’armement ou d’une impossibilité d’attaquer mais d’un choix éclairé. Je pourrais faire la guerre si je le voulais car j’en ai les moyens mais j’ai choisis de me battre pour la paix et c’est là toute la différence.


Après cette tirade, l’empereur-enfant se tut un court instant, mirant son vis-à-vis afin de déchiffrer sur ses traits l’effet produit par ses paroles avant d’ajouter d’un ton qui se voulait maîtrisé.

- Bien, j’ai dit ce que ce que j’avais à dire. A présent, poursuivons et si vous le voulez bien j’aimerais tout d’abord entendre la proposition de Caladon.

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    L'image de la roue était parlante, plus encore que l'échelle, selon le message à faire passer. Du moins, pour le commun de la population, elle évoquait mieux le dynamisme de l'action et de la stagnation. Il s'imaginait la roue d'un moulin. Si le flot était trop puissant et important, elle se cassait. Mais s'il n'y avait pas d'eau ou si le cours n'était assez prompt, le blé n'était pas transformé en farine et la famine pointait le bout de son nez, marque de déclin. La figuration représentait alors mieux les dangers des extrêmes et la nécessité d'un équilibre propice au développement et à la richesse mais elle donnait l'impression qu'il ne suffisait que de ralentir ou accélérer le débit de l'eau pour réguler les vagues et creux naturels qui traçaient l'activité d'un fleuve. Cela était plus compliqué que cela de passer d'un état à un autre et en ceci, l'idée d'une échelle était plus parlante car elle comportait des jalons. Il était mal aisé de monter ou de descendre trois barreaux d'un coup. A chaque fois, il convenait de passer par un niveau ou deux intermédiaires pour parvenir à l'objectif. Ainsi, si Aldaron avait tant craint qu'on vienne à monter rapidement l'échelle du chaos, c'était parce qu'il savait que la route était encore longue pour en redescendre. L'elfe avait connu Morneflamme. Il avait connu cet extrême dans sa vie personnelle, et aujourd'hui encore, il était très haut dans les jalons de l'échelle du chaos. Il en était descendu, il avait fait cet effort, jour après jour, année après année, mais il n'était pas encore revenu à un équilibre et ne savait pas vraiment s'il y parviendrait un jour. Ainsi leur deux images étaient complémentaires. Si celle de Nolan reflétait plus une notion d'avertissement aux dangers des extrêmes, celle d'Aldaron soulignait combien la moindre variation, même sans atteindre les extrêmes, apportait son lot de difficulté à revenir à l'équilibre.

    Quoiqu'il en soit, ils s'accordaient sur cette notion, et c'était un bon point pour faire avancer les négociations qui s'en suivraient. Partager des valeurs relevait d'un consensus sibyllin et d'une compréhension commune, aussi justifia-t-il l'annexion de Cordont et la situation alambiquée qui en découlait. Il acquiesça d'un signe de tête entendu. Scellant ses lèvres pour l'écouter à son tour, il nota les attentes de la Couronne, mentalement, comme il en avait tant eu l'habitude à ses siècles de vie de marchand. Comprendre les besoins de l'autre pour argumenter dessus, être force de conviction et de persuasion, s'appuyer et rebondir sur ce que Nolan lui exprimait étaient autant de tremplins auxquels il était préparé. Son esprit-lié du saumon ne lui avait jamais fait défaut sur cela et il trouvait presque amusant que l'avenir de l'île de Calastin repose sur une banale affaire de négoce. « Je suis fort aise de vous savoir renoncer aux armes. La proposition de Caladon dépend de vos attentes, Empereur. Nous sommes des marchands pris entre deux feux. » rappela-t-il, conscient que sa position d'intermédiaire pourrait mettre Caladon dans de beaux draps s'il n'arrivait pas à calmer Délimar et Selenia. « Qu'on dise que vous êtes impulsif, arrogant et irréfléchi est une erreur et que vous le preniez pour vrai l'est d'autant plus. Si vous étiez impulsif et irréfléchi, vous n'auriez pas accepté le statu quo de trêve que nous avons formulé à votre arrivée et vous auriez sorti les armes face à la provocation de Caladon plutôt que de vous présenter à cette entrevue. Si vous étiez arrogant, c'est votre image froissée par l'Annexion que vous défendriez, mais dans vos mots, je n'entends que le peuple et sa protection. Vous n'avez pas remis en cause le geste qui a été le mien que prendre cet accès vers les souterrains, car vous en comprenez l'utilité et l'impossibilité de faire autrement sans guerre. Du moins, j'ose le supposer par votre absence d'argumentation sur le sujet. Alors, si vous êtes réellement arrogant, vous êtes aussi capable d'apaiser ce trait et de le faire passer au second rang. A partir de là, ce n'est plus un défaut qu'il est possible de vous reprocher. »

    Le tranchant glacial de ses prunelles d'émeraude soulignait, avec une netteté chirurgicale, qu'il n'était pas en train de le brosser dans le sens du poil, quand bien même cela aurait pu en donner l'impression. Il cherchait à rétablir une vérité falsifiée et lui montrer qu'au delà des a priori de son peuple, il avait sa propre idée de qui était Nolan. Il n'était pas tout les caladonniens. Il avait son histoire personnelle et dans celle-ci, il y avait eu les Kohans, pendant 450 ans. En son for intérieur, il se disait que discuter en tête à tête avec le Roi des Hommes, pour l'avenir de Calastin, avait quelque chose de grisant quand on savait d'où l'elfe venait. En quittant le royaume des siens, il avait été à la rue. Il avait été le mendiant chanceux d'afficher le joli minois inné à sa race pour être pris en pitié par des paysans. Il avait passé son existence à monter les échelons, jusqu'aux titres de noblesse. Il avait côtoyé la Cour de Gloria mais ce qu'il avait reproché à Korentin... Son indifférence et son désintérêt, Nolan venait le combler, peut-être sans s'en rendre compte. Il aura fallu pour cela qu'il devienne le dirigeant d'une autre faction plutôt que d'être resté aux côtés de la lignée royale. C'était triste en un sens... Mais à présent, sa voix pouvait être entendue. Était-ce égoïste ou narcissique ? Probablement, il n'était pas exempt de défauts. « Aucun de l'Alliance ne vous a titré de Tyran. Nous avons tous encore en tête les effluves tourmentée de la Théocratie pour savoir, en toute objectivité, que vous n'arrivez pas à la cheville du Blanc. Avant son règne, notre subjectivité aurait pu nous pousser à cette exagération déplacée... Mais soyez assuré qu'aucun de nous le pense sincèrement. L'affirmer revêt d'un caractère si erroné que ce serait s'assurer le discrédit de notre pensée... Peut-être est-ce toutefois plus facile pour vous de croire être injustement rejeté, blâmé d'un trait que chacun s'accorderait à ne vous en voir qualifier. » Se faire passer pour la victime, il faisait cela très bien... Aussi le prévenait-il qu'il valait mieux ne pas chatouiller la corde sensible. Il n'était pas ici question de ternir ou bafouer les protestations du Sud en les rabaissant à des cris puérils et infondés. S'agissait-il de la façon dont Nolan avait perçu la rébellion ? Une crise d'adolescence d'enfants ingrats ?

    Ses sourcils se fronçaient délicatement à la marque infantilisée que l'Alliance se coltinait aux yeux impériaux. « Si je peux passer outre votre dédain ou votre incompréhension des réclamations du Sud, ce ne sera pas le cas de l'intendante. Fort heureusement, il n'y a, ici, que vous et moi. » Il n'avait pas la moindre idée de l'argumentation qu'il aurait du tenir si la fille Svenn avait été là. « Caladon et moi-même sommes probablement les agents les plus flexibles pour parvenir à un accord. Nous pouvons être l'intermédiaire bien moins impliqué sentimentalement par le goût amer de la trahison réciproque. Caladon ne s'est insurgée que pour obtenir son indépendance. Elle n'a pas de grief à porter à votre lignée. Que ce soit de vous... Ou même de Délimar, nous refusons la tutelle d'une autre entité que nous-même. Assurément est-ce notre point de rivalité avec l'Océanique, qui voudrait chapeauter l'Alliance. » Il marqua une pause, pour appuyer son propos avant d'entamer : « Caladon vous propose d’entériner l'Annexion de Cordont. Je crois... Qu'il s'agit de la seule position favorable à chacun, pour que ne vienne aucunement l'heure des débordements. Nous établirons les frontières et assurerons que les souterrains ne soient pas clandestinement explorés. Nous interdirons, ici, les manœuvres visant à détruire l'Alliance et l'Empire, par des moyens sournois. » Comme chatouiller des golems sous l'une des trois villes. « En prenant définitivement la direction de Cordont, j'aurai entre les mains l'argument de la maîtrise pour vous rendre la monnaie sur votre investissement : mon soutien. Il y a quelques mois, je me suis déplacé en personne auprès de l'Océanique pour argumenter en faveur de l'Armistice. Je le referai aujourd'hui avec la même ferveur. »

    Ce n'était pas de vains mots et cela le mettait suffisamment dans l'embarras à titre personnel lorsqu'il aurait à répondre, d'une manière ou d'une autre, au sentiment de trahison de Délimar. Il allait en passer du temps à rassurer Tryghild... Ça l'épuisait déjà, rien que d'y penser. « Comprenez bien qu'être à la tête de Cordont, c'est être dans une situation délicate, celle du tampon entre deux forces. Cela ne me plaît pas, en dépit des bénéfices, mais je n'ai pas le choix. J'ai annexé cette ville à Caladon, non pas à l'Alliance. Cet acte me met en porte-à-faux vis-à-vis des miens et je l'ai fait pour vous. Il aurait été plus simple d'annoncer une annexion commune, telle un rempart contre vous. Cela aurait été également l' scellement de possibles négociations et le premier pas vers la guerre. Ce constat fait... La véritable question est à vous retourner : que peut vous offrir Caladon pour répondre à votre désir légitime de protéger votre peuple ? Quelles sont vos conditions pour concéder cette nécessaire annexion ? Quel degrés de confiance êtes-vous prêt à nous accorder tout en vous sentant rassuré ? Quel équilibre ?... Puisque nous en parlions un peu plus tôt. »

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Nolan écoutait les paroles de son interlocuteur, tentant de cerner la vision du chaos qui était la sienne à travers ses représentations. Les explications imagées et détaillées d’Aldaron lui en apprenaient plus sur la psyché de ce dernier que sur la réalité objective d’un tel processus. L’elfe au teint grisâtre avait illustré ses propos par le biais de la métaphore d’une échelle dont il fallait gravir les échelons, ce qui laissait supposer la nécessité de l’action volontaire de l’individu afin d’atteindre graduellement les niveaux supérieurs. Son vis-à-vis se figurait-il un tel processus d’emballement comme résultant de l’action des Hommes et dès lors contrôlable ? L’empereur-enfant se remémora les précédents propos du bourgmestre où il avait justifié son geste d’annexion de Cordont comme une tentative d’éviter la guerre en rassurant ses compatriotes et un moyen de faire venir le dirigeant Sélénien à lui dans le but de négocier. Ce qui le frappait dans un tel raisonnement était le fait que le bourgmestre Caladonien paraisse à ce point persuadé de pouvoir exercer un aussi grand contrôle sur les émotions de ses compatriotes mais également sur l’empereur Sélénien. Que ce serait-il passé si son geste s’était révélé impuissant à rassurer les membres de l’Alliance ou si l’adolescent avait cédé à la pression psychologique en préférant déclarer la guerre plutôt que de choisir la voie des négociations ? Le cœur des Hommes pouvait se révéler imprévisible et peut-être qu’un jour Aldaron l’apprendrait à ses dépens. De même, la phrase de ce dernier disant qu’il avait annexé Cordont pour assurer à l’Alliance que Nolan ne représentait pas un danger interpellait le jeune empereur. Certes, celui-ci était animé de bonnes intentions mais comment son vis-à-vis pouvait-il nourrir une telle certitude ? Ne risquait-il pas de pêcher par excès d’orgueil en croyant pouvoir si bien connaitre ou manœuvrer les êtres ? Verrait-il un jour ses règles se briser et ses certitudes s’envoler ?

L’empereur-enfant savait qu’il existait souvent une part d’aléatoire et incertitude dans le déroulement des événements et que la prévisibilité totale était un leurre. Ce dernier craignait également les débordements d’affects qui pouvaient parfois se montrer aussi puissants qu’incontrôlables, semblables au déchaînement des éléments. Et c’était également sur ce phénomène que reposait sa mise en garde.  

- Je n’envisageais de recourir à la voie des armes qu’en ultime recours et non en premier, aussi négocier me paraissait être la stratégie la plus appropriée. Il est heureux que sur ce point nos avis concordent.

Le couronné n’était ni un belliciste ni un militariste et préférait privilégier la voie des négociations afin de trouver un accord susceptible de solutionner cette crise sans effusions de sang et cela s’avérait d’autant plus vrai que le spectre du précédent conflit planait toujours autour d’eux.
Le jeune Kohan réfléchit aux paroles suivantes de l’elfe cendré concernant son caractère. Correspondait-il vraiment à l’image que son peuple se faisait de lui et à laquelle il adhérait ? En partie oui, mais sa personnalité complexe ne se limitait pas à ses traits de caractère peu flatteurs et ce dernier venait de prouver qu’en certaines occasions il était capable de se comporter autrement que comme un gamin immature et irréfléchi et savait faire preuve de réflexion et de tempérance.

- Disons que ceux qui pensent ça n’ont que partiellement raison. La personnalité est à la fois stable et dynamique. Nous possédons certains traits de caractère fixes mais nous sommes également capables de souplesse et d’adaptation en fonction du contexte et de notre interlocuteur. Alors oui, je sais que j’ai tendance à me montrer parfois impulsif, irréfléchi et arrogant mais je suis conscient de ces faiblesses et j’ai tout fait pour les tempérer, notamment dans ce contexte de négociations dont l’enjeu est si important. C’est la raison pour laquelle je suis capable ici, en dépit de certaines tendances de mon tempérament de me montrer plus réfléchi et moins arrogant qu’à l’accoutumée. Par ailleurs, ce type de jugement revêt un caractère fort subjectif : par exemple, vous pouvez considérer qu’attendre les négociations plutôt que de choisir la voie des armes est un acte réfléchi alors que pour un autre déclarer les hostilités et tenter de rependre Cordont par la force représentait la seule alternative judicieuse.

La suite de leur conversation dériva sur l’image qu’entretenait les membres de l’Alliance à propos de l’empereur Kohan. En raison de la guerre et des griefs que certains nourrissaient envers sa lignée, l’adolescent croyait, peut-être à tort, que certains le percevaient et le dépeignaient comme un individu tyrannique voire monstrueux.  Cependant, les paroles rassurantes d’Aldaron permirent à l’adolescent d’opérer une distanciation salutaire vis-à-vis de sa vision biaisée et de l’émergence d’affects négatifs qui en résultait.

- Je suis bien aise d’apprendre qu’aucun membre de l’Alliance ne me noircit exagérément. En effet après la guerre qui a eu lieu je craignais de me voir diaboliser au sud de Calastin et que les dirigeants de l’Alliance n’entretienne une vision manichéenne du conflit. La réalité est plus nuancée et les causes des guerres sont souvent complexes et multiples, mais il est facile de céder à cette tentation en divisant le monde en deux camps, les bons et les mauvais…Ma crainte de me voir ainsi blâmé provient en partie des propos très virulents tenus par l’Intendante de la Delimar envers ma lignée et dès lors j’avais l’impression, sans doute biaisée, que j’étais haï au Sud de Calastin et que l’on me percevait très négativement en raison de mon ascendance mais vous venez de clarifier la situation en me disant que personne ne me qualifiait de Tyran, bien que je ne doute pas qu’il existe hélas des personnes aux idées radicales qui nourrissent de tels aprioris, tout comme il en a aussi du côté sélénien. Toutefois, j’ose espérer qu’elles sont minoritaires et ne reflète pas l’avis de la majorité qui est plus modéré.

Aldaron gardaient ses mires smaragdines rivées sur l’empereur-enfant et leur éclat acéré ainsi que les frémissements musculaires de son visage régalien révélaient ses émotions. Ses traits arborèrent une expression pleine de sévérité et ses sourcils se froncèrent tandis qu’il évoquait le dédain supposé du jeune monarque à l’égard des réclamations du Sud. Nolan crût bon de clarifier à son tour cette perception erronée.

- Mes propos peuvent laisser penser que je fais preuve de dédain ou d’incompréhension vis-à-vis des réclamations du Sud mais la réalité se révèle autrement plus complexe. En vérité, je suis capable de comprendre les revendications et le désir des peuples du Sud de pouvoir élire leurs propres représentants ainsi de ne plus subir le joug de l’Empire. En soi ce sont des motifs que je juge légitimes et compréhensibles. Cependant, en dépit du fait que je sois capable de l’accepter intellectuellement dès lors que je l’envisage de manière neutre, la manière dont j’ai vécu la scission sur le plan émotionnel est bien différente. Je l’ai ressenti comme une défection de la part de Caladon et une trahison de la part de la Délimare et cela m’a profondément blessé. Alors loin de moi l’idée de remettre en cause le droit à l’autonomie du Sud mais j’en ressens encore de l’amertume et celle-ci rejaillit dans mes paroles car il s’agit pour moi d’un sujet sensible.


Par chance, la suite de leur discussion s’orienta rapidement sur la suite des négociations, ce qui fit naître une pointe de soulagement dans le cœur de l’adolescent guère désireux de s’épancher davantage sur ce sujet scabreux de la scission de Calastin.

Aldaron exposa la proposition de Caladon, proposant au jeune empereur une contrepartie en échange de son accord. Nolan l’écouta attentivement, analysant la situation et réfléchissant au bien-fondé d’un tel marché. Durant cet exposé, ce dernier ressentait un vague malaise à l’idée que son interlocuteur paraissait traiter le destin de Calastin comme un vulgaire négoce. Était-il si léger au point de jouer ainsi avec la vie de milliers de personnes ? Sans compter que l’adolescent ressentait la désagréable sensation de se faire acheter et manipuler. Rapidement, il parvint à la conclusion qu’une telle proposition présentait plusieurs points sujets à caution et qu’elle soulevait plus de problèmes qu’elle n’en résolvait.

- Je suis navré mais je me vois dans l’obligation de rejeter la proposition de Caladon d’entériner l’annexion de Cordont pour divers motifs que je compte vous exposer ainsi que formuler la proposition de Sélénia par la suite. Mais je vais commencer par le commencement. Le premier point qui me pose problème avec le fait d’entériner l’annexion de cette ville est l’atteinte à la liberté des habitants de Cordont qui en sont les propriétaires légitimes et le fait que cette annexion s’est faite unilatéralement sans consultation préalable de cette population. Caladon a défendu avec âpreté son droit à l’indépendance mais je constate qu’elle cherche à en priver d’autres. Si l’annexion provisoire de Cordont pouvait peut-être se justifier dans un certain contexte et que j’ai pu entendre vos raisons, je ne tiens pas à ce qu’elle perdure dans le temps et j’estime que nous devons œuvrer pour qu’ils puissent retrouver leur indépendance et leur autonomie le plus rapidement possible.


En effet, si Nolan pouvait comprendre qu’Aldaron, en apprenant l’arrivée des troupes Séléniennes sur le lieu de la catastrophe, ait cherché à rassurer ses habitants et à se prémunir d’une éventuelle annexion de la part de l’Empire des souterrains, il ne voyait pas de motif valable pour que Caladon entérine l’annexion de Cordont dès lors que celui-ci ne revendiquait nullement ce territoire. A ses yeux, Cordont était une ville neutre et devait conserver son indépendance ; sans oublier qu’en tant que dirigeant d’une faction rivale il ne pouvait écarter toute forme d’impérialisme de la part de Caladon et devait se montrer très vigilant.

- Le deuxième point qui me pose problème est celui de votre neutralité. Vous prétendez être un agent neutre, certes je peux concéder que Caladon ne nourrit pas les mêmes griefs vis-à-vis de ma lignée que la Delimar, cependant je considère que vous êtes malgré tout une partie prenante et par ailleurs vous avez été également impliqué dans le précédent conflit. Dès lors à mes yeux vous n’êtes pas habilité à jouer le rôle de tiers neutre et impartial que vous prétendez avoir. De plus, cela supposerait que je vous accorde une confiance qu’il n’est pas possible que j'octroie à Caladon dans la mesure où celle-ci demeure une puissance rivale. Vous n’êtes pas neutre politiquement et votre position de Bourgmestre vous obligera à défendre prioritairement les intérêts de Caladon, y compris au détriment des miens et de ceux de la Délimare. Sans compter qu’une annexion à long terme poserait problème car vous votre mandat ne s’exerce que pour un temps limité. Qu’est-ce qui me prouve que votre successeur sera animé des mêmes intentions pacifiques ? C’est un risque que je ne suis pas prêt à prendre.

Le couronné était plus que dubitatif face à cette étrange proposition. Comment l’elfe à la peau cendreuse pouvait imaginer jouer un tel rôle et surtout que son interlocuteur allait l’accepter ? Conservant son calme et ne laissant rien transparaître des sentiments et des questionnements qui l’agitaient, celui-ci poursuivit :

- Un autre point problématique serait la fiabilité des informations. Si vous seul avez accès aux souterrains comment pourront nous vérifier leur exactitude ? A part nous fiez à vos dires ? Là aussi, moi ainsi que la Délimare serions privés d’un moyen de contrôle et de surveillance de vos agissements à l’intérieur des souterrains.

L’empereur-enfant ne faisait aucunement confiance au bourgmestre de Caladon et n’était pas prêt à remettre le destin de son peuple entre les mains d’un individu qui lui paraissait si peu fiable et dont les intentions demeuraient troubles.

- Sans compter que votre proposition d’annexion définitive donnerait une position hégémonique à Caladon et déséquilibrerait le rapport de force aussi bien vis-à-vis de l’Empire que de la Delimare et que cela générait de nombreuses tensions des deux côtés. Et comme vous l’avez souligné, une telle posture vous mettrez en porte à faux envers les vôtres et vous risqueriez de vous retrouver en situation de conflit d’intérêt. Cette position serait trop instable et insécurisante pour moi et je la pense intenable sur le long terme. Sans oublier qu’elle contreviendrait aux principes de l’Alliance car vous n’avez pas été élu par l’ensemble des gens du sud donc en quoi seriez-vous légitime pour la chapeauté de la sorte ? Je préfère vous voir trouver un terrain d’entente avec l’intendante de la Delimare et de mettre de côté vos ambitions personnelles afin d’assurer au mieux la Co-gouvernance de l’alliance. Maintenant que je vous ai exposé les raisons pour laquelle je ne peux accepter la proposition de Caladon, je vais vous exposer celle de Sélénia.

Le monarque sélénien prit une inspiration avant de formuler cette proposition qu’il avait mûrement réfléchit durant la semaine qui s’était écoulée. Ce dernier espérait ardemment que ses arguments sauraient convaincre son vis-à-vis. Après tout, il s’agissait du destin de Calastin et il devait se montrer ferme sur sa position et lutter pour défendre les intérêts des siens. Afin de l’aider à se montrer convaincant durant cet exposé, Nolan décida d’user de son esprit-lié du Coq dont les pouvoirs lui conférait une aura d’autorité et attirait la loyauté et le respect d’autrui.

- La proposition de Sélénia est la suivante. Je souhaiterais que vous annonciez publiquement la rétrocession de Cordont à ces ayant droits, à savoir ses habitants, à mes yeux les seules personnes légitimes à revendiquer ce territoire. Nous pourrions entériner cette décision en ratifiant un nouveau traité réitérant le statut neutre de cette cité et conservant les anciennes frontières. De plus, je souhaiterais que nous mettions en place ensemble, vous, moi ainsi que la Delimar un plan de reconstruction de Cordont car ses pauvres gens ont tout perdu dans la catastrophe et j’estime que c’est notre devoir de grandes puissances de les aider sans demander la moindre contrepartie.

En effet, le couronné estimait qu’il s’agissait de leur responsabilité d’aider les habitants de Cordont à reconstruire leur cité dévastée par la catastrophe sans chercher à piller les éventuelles richesses que comportaient leurs souterrains ou à s’accaparer leurs terres afin d’en retirer un quelconque intérêt stratégique. Par ailleurs, ce dernier anticipait le fait qu’Aldaron tenterait peut-être d’asseoir son influence sur Cordont en offrant à ses habitants meurtris de l’or ou des fausses promesses et l’adolescent désirait éviter ce cas de figure.  

- La relation complexe entre moi et la Delimar que vous avez évoquée et certains de vos arguments ne sont pas dénués de fondement et je pense aussi que nous avons besoin d’un tiers neutre et impartial pour nous aider à surmonter cette crise et sécuriser les souterrains car c’est là ma priorité et je suis réticent à voir ce lieu exploré de manière anarchique au risque de réveiller d’autres Golems ou d’autres dangers. C’est la raison pour laquelle je souhaiterais que ceux-ci ne soient accessibles qu’à des personnes neutres et sans lien avec les conflits d’intérêt qui nous opposent. Je pense notamment à l’Ordre des Baptistrels car ceux-ci  répondent aux garanties de neutralité et d’impartialité que je recherche et de par leur rôle pacifique ils peuvent jouer un rôle de médiateur et nous aider à apaiser les tensions, tout en assurant la sécurité dans les souterrains. Par ailleurs, en raison de leur serment de vérité ils répondent également aux garanties de fiabilité et de transparence et pourront nous informer sur le déroulement des opérations sans que nous remettions leur parole en doute.

Nolan considérait que l’Ordre des maitres Baptistrel constituait un tiers neutre et impartial bien plus approprié que l’elfe à la chevelure neigeuse dont l’attitude inconséquente le questionnait et dont il ne parvenait pas bien à cerner la personnalité. De plus, Aldaron éveillait en lui une certaine méfiance et il craignait que sous un discours en apparence pacifiste et désintéressé ce dernier ne dissimule une volonté de puissance et le désir de contrôler la destinée de Calastin.

- En échange de la signature d’un tel accord, je ferais preuve de bonne volonté et me montrerais plus impliqué dans les échanges nord/sud. Je ferais également mon possible pour améliorer mes relations aussi bien avec Caladon qu’avec la Délimar. Cette crise et la découverte de ces Golems ainsi que de la terre creuse de Calastin m’a fait prendre conscience qu’au-delà de nos rivalités il existe aussi une inter-dépendance entre nos peuples car nous vivons sur la même île et c’est la raison pour laquelle nous devrions renouer le dialogue et envisager des pistes de solution pour gérer conjointement les menaces communes. Tout à l’heure, vous parliez d’empêcher de monter l’échelle du Chaos, mais plutôt que de se limiter à cela, pourquoi ne pas envisager de trouver un moyen de la redescendre tout doucement ?

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    Les propos de l'Empereur trouvèrent un écho d'approbation lorsqu'il évoqua ses traits de personnalité et ses sentiments vis-à-vis de la rébellion du sud. L'elfe à la peau sombre acquiesçait de signes de tête, parfois, indiquant là qu'il saisissait le fil de son raisonnement et qu'il pouvait accepter qu'on pensa de la sorte. Il n'approuvait pas la totalité de son propos, mais globalement, il pouvait se montrer empathique et admettre que Nolan ait put être la proie à pareilles appréciations subjectives. Son regard de glace se figea sur lui, émeraude tranchant au refus pur et simple de Selenia de concéder la moindre parcelle des revendications de Caladon. Voilà qui était curieux... Et terriblement dérangeant. N'avait-il pas assez expliqué pourquoi il ne pourrait en être autrement ? Que l'Annexion était une nécessité que l'Empire ne pourrait contrer au risque de voir Delimar hurler sa colère par les armes, et Caladon de suivre pour reprendre ces terres dangereuses ? Et bien... Qu'à cela ne tienne, il répéterait. Il n'était, au fond, pas pressé par le temps. Il n'y avait pas le feu au Lac. Pas encore... L'effet très atténué de l'esprit-lié de Nolan, sur sa psyché forgée à la dureté de la vie dans le volcan de Morneflamme, il arracha un bref sourire, lorsqu'il le sentit. Que croyait-il faire sur lui, cet enfant ? Lui imposer autorité et loyauté sur la proposition de Selenia ? Comme il était adorablement naïf... L'esprit paternel d'Aldaron fut ému de voir ce chaton essayer de faire ses premières griffes sur lui. Il avait presque envie de l'encourager et il dut serrer délicatement le médaillon noir de la chaîne de l'esprit pour garder le contrôle de lui-même et ne pas pouffer de rire... Non vraiment ? Il essayait de mettre du poids sur son esprit pour le faire flancher ? La seule chose qu'il récoltait, c'était son attendrissement paternel... Ah... Les jeunes humains ne cesseraient jamais de le surprendre. Il avait envie de l'adopter, de lui faire des papouilles et de lui apprendre comment il faut s'y prendre, en vrai. A défaut de céder à son insupportable crise de la quarantaine, Aldaron préféra entendre l’entièreté de la proposition de Selenia ainsi que sa... Contrepartie ?

    « Dois-je en conclure que si je n'accepte pas la proposition de Selenia, vous refuserez un rapprochement avec le Sud de Calastin ? Ce sont des palabres, Empereur, des promesses sans consistance et entre nous soit dit... Si réellement vous souhaitez que nous redescendions les jalons de l'échelle du chaos ensemble, cette promesse ne nécessite pas que je vous concède votre proposition. Disons... Qu'en agissant en accord avec les principes que vous m'exposez comme étant les vôtres, c'est ce à quoi vos démarches aboutiront forcément... Accord ou non. Et... Si nous nous sommes insurgés contre le Nord, c'est que nous rejetions un lien avec vous. Je trouve curieux que vous me l'offriez en contrepartie. C'est comme si vous n'aimiez pas les fraises et que je vous offrais une tarte de ce fruit en argumentant qu'avec un peu de blé et de sucre, cela passera mieux. » Il haussa les épaules : « Peut-être que oui... Peut-être que non. Comprenez qu'il soit mal aisé pour moi de jauger de la contrepartie que vous me soumettez et que son incertitude concrète et bénéfique me fait la réduire à peau de chagrin. » L'avenir seul lui confirmerait si cette implication dans les échanges Nord/Sud se montrerait fructueuse et rentable. Faire cohabiter des personnes avec un système politique si différent, favoriser les partenariats... Soit cela passait, soit cela cassait. Si Nolan venait avec ses doigts malhabiles négocier un échange avec Délimar, il y avait fort à parier que l'Empereur se prendrait un revers de baffe... Et les paluches des Nordiques n'étaient pas minces. Il laissa le temps d'un silence, afin que Nolan comprenne qu'Aldaron n'était pas contre un accord de cet acabit, mais qu'il trouvait risible ce qui était offert en échange aux Cités Libres.

    Il se demandait si Sélénia n'était pas une paresseuse qui ne voulait pas qu'on bouscule son confortable quotidien et qui n'acceptait de bouger le petit doigt pour les autres que si cela lui était profitable à elle également. Car il allait sans dire que cette concession pouvait rapporter aux deux parties, là où la concession de Caladon que d'abandonner son annexe était une perte pure et dure de contrôle. En quoi cette contrepartie était-elle équitable ? L'amertume d'être traité avec dédain et désintérêt envenima sa bouche d'une saveur âcre et renforça sa sensation que le Nord n'avait jamais fait que manger sur le dos des possessions et la richesse de Caladon sans jamais lui offrir la moindre satisfaction en retour. « Bien. Avant de vous répondre, il me faut vous rappeler, à toutes fins utiles, que le principe d'une négociation est de parvenir à un accord. Cela implique d'écouter la proposition de l'autre et d'arguer ensuite pour des assouplissements visant à satisfaire les deux parties. Ce à quoi, au terme de ma proposition, je vous ai très largement laissé le passage et l'opportunité de me réclamer ce que vous jugiez nécessaire. Réclamer la primeur proposition à Caladon pour la refuser intégralement... Je vous avoue être septique sur votre façon de procéder et sur votre sincère volonté à parvenir à un accord. Mais soit. Je vais mettre cela sur le compte de votre jeune âge... Vous êtes néanmoins prévenu, à présent. » Il ne tolérerait pas une nouvelle fermeture aussi abrupte. « Commençons donc plutôt sur la proposition de Sélénia : cela ne me dérange pas. Il aurait peut-être été préférable de commencer par là dès le début plutôt d'entamer des négociations sur une porte close. » Une chance qu'Aldaron ne soit pas susceptible et tienne sincèrement à trouver un terrain d'entente. Ses premières concessions, il les faisait maintenant.

    « Certes, vous ignoriez le contenu de ma proposition avant que je ne l'expose mais il est tout à fait à votre main de mettre de l'eau dans votre vin, une fois que celui-ci vous est servi... Ce que je vais faire. » Il manqua de rajouter un 'moi' de circonstances, puisque sous cette tente, il y en avait visiblement un qui était plus prompt que l'autre à faire un pas dans sa direction. Que Nolan comprenne bien : il n'était plus son roi. Il ne pouvait pas ordonner et lui laisser des miettes. Aldaron ne manquerait pas d'expliquer les raisons pour lesquels ils n'avaient pu aboutir à un accord... Et ça ne serait pas faute de lui avoir tendu la main. « Contrairement à ce que vous affirmez, je n'ai jamais prétendu être un tiers impartial et sans allégeance. C'est justement parce que je suis partial qu'annexer Cordont est un moyen d'apaiser les craintes du Sud qui peuvent voir en vous ou en ceux qui vous entourent et vous conseillent, des profiteurs. Je pense que vous ne l'avez pas assez bien compris, je vais donc le répéter de façon plus concise : si l'Alliance ne possède pas le territoire de Cordont, la guerre éclatera. Il y a bien trop de dangers sous ces terres pour que l'Alliance accepte de perdre le contrôle de cet endroit. Cordont était une très petite ville et il ne reste qu'une dizaine, peut-être une vingtaine de survivants. Vous semble-t-il réaliste de croire que ces hommes puissent tenir le front d'une poignée de belliqueux qui pourront venir du Nord ou du Sud pour forcer le passage ? Moi, je ne le crois pas et je crois aussi qu'il serait très cruel de leur remettre ce fardeau, même avec tout l'accompagnement que nous pourrions leur offrir. Vous parlez du manque d'éthique du geste d'Annexion de Cordont, j'aimerais que vous m'affirmiez qu'il ne serait pas moins éthique que de leur imposer de rester ici. Avez-vous discuté avec eux pour connaître leur avis sur la question ? Auriez-vous envie de vivre, vous, là où une catastrophe macabre a frappé ? Ou l'odeur de la mort apporte ses relents putrides depuis les cavernes ? Sur une terre que vous ne connaissez que depuis moins d'un an et qui se révèle terriblement dangereuse ? Accepteriez-vous qu'on vous oblige à rester ici et à recevoir le rôle de la neutralité la plus drastique alors que les intérêts du Nord et du Sud transformerait votre nouvelle maison en champ de bataille à la moindre bavure ? Accepteriez-vous qu'on vous oblige à rester près de ce trou noir et béant desquels bêtes et plantes sortent sans que nous n'en connaissions la nature ou la dangerosité ? Il est beau de parler d'éthique, Empereur, mais il est plus important encore de savoir écouter le cœur du peuple. » Ce dont la lignée Kohan avait cruellement manqué.

    « Je vous propose une annexion provisoire d'un an, renouvelable en accord avec l'Alliance et l'Empire en fonction des besoins et de la dangerosité de l'endroit, à l'issue de laquelle Caladon rétrocédera ses terres à ses habitants qui le souhaitent. Bien entendu, Caladon participera au relogement provisoire des victimes ainsi à la réhabilitation de Cordont par la suite. Cela nous laissera le temps de sécuriser les lieux et de leur rendre une terre habitable où ils pourront envisager leur avenir en toute quiétude. Voilà qui devrait répondre à votre 'problématique d'éthique' mais également à votre crainte de voir mon successeur ne pas suivre les mêmes désirs pacifistes que moi. Cela répond aussi à votre volonté de voir ces terres revenir à leur neutralité et j'en conviens. Pendant cette période de transition, quelles garanties souhaitez-vous obtenir pour vous assurer que nous tenions notre parole pacifique ? Je pourrais, par exemple, accepter la présence de forces armées de l'Empire sur ces terres temporairement caladonnienes afin que vous vous assureriez conjointement à Délimar et à Caladon qu'aucun clandestin, de quelque drapeau qu'il soit, ne vienne à explorer ces terres sans accord de ses autorités. Je ne vous demandais pas votre confiance aveugle, Empereur. Je vous demandais ce que vous souhaitiez que nous mettions en place pour pallier à cette rivalité latente. Je vous ai donné un exemple, à vous de me dire s'il vous convient ou si vous désirez autre chose. » Quel était de dernier argument de Nolan à l'encontre de l'annexion ? Ah oui...

    « Quant à mes ambitions personnelles... Je crains que vous ne parliez que de mirages illusoires dont vous ignorez beaucoup. Vous m'indiquiez, en entrant, que nous n'étions pas intime et voilà que soudain, il vous prend de connaître les ambitions qui sont celles de mon cœur. C'est... Amusant. C'est Délimar qui souhaite chapeauter l'Alliance. Caladon ne fait que refuser et se place en opposition. Nous ne nous sommes pas insurgés contre vous pour nous voir attribuer d'autres maîtres. Cela ne signifie pas que nous voulons devenir celui des autres. Du moins est-ce ma position personnelle. Je ne me sens pas légitime à diriger l'Alliance et je n'ai pas cette ambition, rassurez-vous. Je ne suis devenu bourgmestre que lors de la guerre, parce que j'estimais avoir le pouvoir et l'influence suffisante pour que l'Armistice vienne. Pour que le sang cesse de couler. Il me tarde de retourner dans le confort de l'ombre, au terme de mon mandat. Là est mon ambition, Empereur, voyez comme elle est bien loin de ce que vous peignez. Ce que je dis à vous, je l'expliquerai avec la même simplicité à l'intendante. » Achroma y était beaucoup dans ce désir viscéral, qui était le sien, de sortir de la sphère publique de la politique. Il y avait joué son rôle, il avait obtenu l'Armistice pour tout l'amour qu'il vouait au peuple des Hommes et qui ne pouvait pas souffrir qu'il s’entre-tuent encore. Jadis, il avait soutenu la rébellion de Korentin Kohan... Aujourd'hui, il ne désirait plus voir ce peuple s'arracher les tripes de nouveau. « Vous avez suffisamment à vous préoccuper de vos relations avec l'Alliance pour vous inquiéter de ma relation avec Delimar. Je saurai la gérer et raffermir nos liens. Je n'ai rien à leur cacher, rien à leur voler, rien à trahir. Si nous sommes des Cités rivales, nous sommes aussi une Alliance en laquelle j'ai foi. »

    Il laissa l'air entrer longuement dans ses poumons avant de pousser un soupir et d'achever sur le dernier point : « Quant à l'exploration et la sécurisation des souterrains, je suis prêt à accepter que l'ordre Baptistral y soit convié. Je suis... Peu assuré que Délimar, Cité anti-magie, permette de laisser des mages explorer seuls ces cavernes, aussi impartiaux et fiables soient-ils. Toutefois, je crois aussi que l'intendante est une femme capable de mettre également de l'eau dans son vin, s'il s'agit de la seule issue. A cet effet, je tiens à vous proposer une alternative afin que vous puissiez l'étudier. Elle n'est pas incompatible avec l'Ordre, en vérité. Elle peut la remplacer ou la suppléer. » Il leva une main, pensive, contre ses lèvres, cherchant un instant par quel bout prendre son élocution. « Tiamaranta est une terre où il n'y avait pas de dragons, pas d'intermédiaire pour transférer la magie depuis les confins du plan astral jusque la trame. Pourtant, avant notre arrivée, les Graärhs étaient tout autant capables de magie et celle-ci ne semble pas s'être accrue depuis, en la présence des dragons. En dépit de cela, des golems étaient capable de vivre et de bouger, ce qui me laisse penser que ces terres sont habitées par une autre magie, qui a son propre fonctionnement. Différent du nôtre. » Eloi était un talent sélénien que le Marché Noir avait volé au profit de Caladon et qui était une tête remarquable. C'était lui qui lui avait suggérer cette hypothèse dont le bourgmestre entrevoyait tout le potentiel.

    « Aussi... Si je peux comprendre votre désir de confier la mission de l'exploration à une organisation neutre... Il serait néanmoins dommage de sacrifier l'efficacité de ce travail, par besoin de tiers externe à la cause de Calastin. Il y a, à Selenia, un scientifique qui a co-animé avec moi ce congrès, maître Valeirs. Il a survécu à la catastrophe et il connaît les golems avec une passion propre et terriblement utile. Comme de très nombreux scientifiques qui ont étudié de près ou de loin des golems, que l'Ordre méconnaît au plus haut point. Il serait une perte que de ne pas profiter des sciences et lumières de votre propre peuple et du nôtre. Il y a, à Délimar, des almaréens capable de réduire la magie à Néant, de s'en protéger, de l'étouffer. J'ai foi que leur savoir soit d'une utilité cruciale dans cette quête, même s'il conviendra d'adapter leurs boucliers pour les conformer à cette autre magie. Ainsi avons nous une base pour essayer de neutraliser les cœurs de golems. San compter que leurs remarquables bâtisseurs remplaceraient des golems par de solides colonnes pour éviter que Calastin s’effondre, un jour ou l'autre. Caladon, quant à elle, procède une richesse ethnique et accueille en son sein, quelques rares graärhs, indigènes de ces terres. Lorsque j'ai tenté d'entrer dans l'esprit de l'un des golems en furie en vue de l'apaiser d'une magie elfique... Il pensait. Et ses mots étaient de la langue graärh. Il est permis de croire qu'il y a sous notre terre des vestiges de leur civilisation... Dont la compréhension échapperait totalement à des novices, aussi mages doués soient-ils, que sont les baptistrels. » Sa tête se pencha légèrement sur le côté, songeur : « Il serait préjudiciable de se priver d'autant de sciences, de possibilités, de capacités au profit de la neutralité. Je n'avais pas abordé l'exploration des souterrains dans ma proposition, car je trouvais préférable d'y aller pas à pas... Mais soyez certain que je ne l'imaginais pas autrement qu'ensemble. Vous disiez vouloir vous rapprocher du sud, je vois là un beau moyen de mettre à profit notre union de manière plus concrète que des promesses évasives. Ainsi vos propres hommes pourrons vous confier les découvertes. Nul mensonge. Nul secret. » Voilà qui était répondu sur chacun des points évoqués par Nolan. Là où l'Empereur voyait des problème, l'elfe cherchait des solutions. Ainsi ils sortiraient de l'impasse.

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Installés au sein de leur siège, les deux dirigeants se regardaient en chiens de faïence, dissimulant leurs émotions derrière des masques marmoréens et impassibles. Seules leurs mires, de jade et de givre pour le bourgmestre et de topaze pour le jeune empereur, révélaient leurs ressentis. Adoptant une posture défensive, et tentant de jauger les intentions de son vis-à-vis, l’adolescent lui proposa de débuter par la proposition de Caladon.

Cependant, en l’entendant énoncer les conditions de cette dernière, au lieu d’éprouver un sentiment de soulagement, Nolan avait senti ses craintes s’accentuer ainsi que sa défiance envers Aldaron. Quelles étaient les véritables intentions de cet Elfe à la peau cendrée ? Eviter la guerre comme ce dernier le prétendait ou assouvir sa soif de pouvoir en contrôlant ce lieu hautement stratégique qu’il avait annexé unilatéralement ? Le jeune empereur se sentait dérouté, empêtré dans ses incertitudes et incapable de déterminer le vrai visage de son vis-à-vis dont le masque ambivalent, mélange d’ombre et de clarté, le troublait. Il craignait que derrière ses prétentions pacifistes le bourgmestre Caladonien ne dissimule des visées impérialistes et sa demande d’entériner définitivement l’annexion du Cordont ne faisait qu’accentuer cette ambiguïté.

Le souverain Sélénien désirait assurer la protection des siens, en prévenant toute menace, quelque qu’elle soit, envers la pérennité de l’Empire et redoutait qu’une annexion durable de Cordont par Caladon se révèle à l’avenir lourde de conséquences. Que ferait-il si cette proposition représentait le premier pas vers une tentative d’affaiblir et d’empiéter ensuite sur le territoire de l’Empire ? Caladon n’était pas une cité alliée, au contraire, il s’agissait d’une rivale voire d’une ennemie et le couronné ne pouvait occulter ce fait, d’autant plus que de nombreuses zones d’ombres planaient sur la personnalité d’Aldaron ainsi que sur son passé. Or face à cet individu ô combien énigmatique, celui-ci craignait de prendre la mauvaise décision…d’autant plus que plusieurs arguments énoncés lui semblaient fallacieux.

Inquiété par la volonté du dirigeant de Caladon de conserver le territoire de Cordont et y voyant une menace pour la sécurité de l’Empire ainsi que pour l’indépendance des Cordontais, l’adolescent se mura dans une position défensive et refusa net sa proposition, préférant enchainer directement sur celle de Sélénia, plutôt que de tenter d’en négocier les conditions.

Ce début de négociation se déroulait sous le sceau de la suspicion mutuelle et les deux dirigeants bien que proches physiquement, en prônant deux positions opposées, paraissaient séparés par un fossé d’incompréhension. A cet instant, plus que jamais, le jeune Kohan ressentait l’ineffable solitude qui habitait l’âme des Rois.

En dépit de l’apparence d’assurance et de fermeté que ce dernier tentait d’afficher, le monarque de Sélénia demeurait un adolescent de 17 ans accablé par le poids de la responsabilité écrasante qui reposait sur ses épaules et inquiet à l’idée de précipiter les siens dans un chaos innommable.
Durant son exposé des revendications Séléniennes, le bourgmestre l’écouta sans l’interrompre avant de prendre la parole pour le questionner à propos de la conditionnalité de la contrepartie proposée.

-  Je me suis mal exprimé à ce propos, répondit le jeune homme. En effet, je souhaite sincèrement faire des efforts pour redescendre l’échelle du chaos et initier des rapprochements avec le Sud et je le ferais peu importe qu’il y ait un accord ou non car cela est cohérent avec mes principes. Toutefois, n’étant pas à l’origine de la volonté de scission,  je pense que constater qu’il existe une ouverture de la part du Sud et un désir réciproque de rapprochement m’encouragera à entamer et à poursuivre des efforts dans ce sens.

Depuis la fin de la guerre-éclair qui s’était déroulée quelques mois auparavant, le Nord et le Sud de Calastin s’observaient avec méfiance gardant chacun les yeux rivés sur la frontière, sans s’attaquer, mais la peur et l’animosité subsistaient entre les deux nations ainsi qu’une séparation ressemblant à un épais mur de glace. Or un tel contexte, assimilable à une guerre froide, se révélait préjudiciable à une bonne entente ainsi qu’à un rapprochement durable entre ces deux peuples. Et Nolan en sa qualité d’empereur possédait le pouvoir d’initier un mouvement de rapprochement, ne serait-ce qu’en montrant l’exemple à ses sujets.

« Et... Si nous nous sommes insurgés contre le Nord, c'est que nous rejetions un lien avec vous. »


Cette partie de la phrase d’Aldaron fit hausser un sourcil à l’Adolescent. Voilà qui était fort déplaisant à entendre. D’autant plus qu’ils étaient tous deux occupés à palabrer sur l’avenir de leurs nations et tentaient de trouver un terrain d’entente malgré leurs différences de conceptions. Conservant un calme olympien et sans se laisser déstabiliser par des mots aussi offensants, le couronné demanda :

- Je présume qu’en parlant d’un lien vous sous-entendiez un lien de subordination car il s’agissait là du seul motif de l’insurrection et non pas du rejet d’un lien de quelque nature que ce soit avec moi n’est-ce pas ? Je ne souhaite pas recréer une tutelle implicite au sein de l’Alliance si c’est là votre crainte mais m’impliquer dans divers projets communs, créer ou resserrer des liens commerciaux, diplomatiques, etc. Toutefois, je peux comprendre votre scepticisme à ce sujet en l’absence d’une quelconque certitude quant aux bénéfices attendus. Dans ce cas puisque cette contrepartie suscite une réserve de votre part, quelles seraient les attentes du Sud ?

En effet, le jeune Kohan espérait que la prochaine réponse d’Aldaron l’éclairerait à ce sujet et lui permettrait de proposer une contrepartie plus adaptée.

Ensuite Nolan demeura silencieux, écoutant l’elfe cendré dont l’aigreur transparaissait dans les propos. Ce dernier décida de partir de la proposition de Sélénia plutôt que de débuter ces négociations par une porte close et formula des réponses à l’encontre de certains arguments soulevés par le couronné.

En entendant l’argument de la partialité du bourgmestre Caladonien, l’empereur sentit l’amertume sourdre dans son cœur. Le souverain Sélénien devait se montrer très circonspect envers les dirigeants de l’Alliance des Cités libres, quand bien même ceux-ci prétendraient être bien intentionnés à son égard, car celle-ci n’était pas son alliée. Derrière son discours en apparence bienveillant, Aldaron pouvait conspirer à sa destitution ou tenter de l’amadouer et de le manipuler en invoquant son ancienne allégeance aux Kohan. Quoiqu’il en dise l’elfe aux cheveux neigeux avait choisi son camp, et ni son soutien ni sa loyauté n’allaient à Nolan.

A la pensée de cette défection et de cette rencontre orchestrée dans d'aussi fâcheuses circonstances, une part de lui-même fut envahie par la déception et la tristesse.

D’ailleurs par quel mystère Aldaron qui avait servi sa lignée fidèlement durant tant de siècles se retrouvait-il à présent à la tête de Caladon ? La question lui brulait les lèvres mais il ne descella pas leurs pétales, préférant rester muet à ce sujet. Peut-être le questionnerait-il plus tard.

- Certes je peux comprendre que votre allégeance soit de nature à atténuer les craintes du Sud mais comprenez qu’elle éveille les miennes et me font douter du fait que vous défendiez mes intérêts comme il se doit, au contraire un tel arrangement risquerait de tourner constamment en ma défaveur en raison des possibles divergences d’intérêts entre nos deux nations. Comprenez que l’Alliance est une puissance rivale et que je doive faire preuve d’une grande prudence envers elle ainsi que ses dirigeants.  Et quand bien même vous voudriez assumer ce rôle de tiers neutre je doute que vous soyez en mesure de maintenir une posture aussi ambivalente, qui vous dessert à la fois aux yeux de certains des vôtres mais aussi des miens. Sans compter que vous ne pouvez pas prendre de décision sans l’aval de votre Conseil. Si demain, celui-ci décidait de me déclarer la guerre, vous seriez obligé de le suivre et en cas de refus de votre part vous pourriez être destitué.  Donc de la même façon que vous doutez du bénéfice de la contrepartie que j’avais proposé je suis également en droit de douter du retour sur investissement concret que vous me promettez, ne serait-ce car en tant que politicien vous n’êtes pas entièrement libre de vos décisions.

Les paroles de l’elfe à la chevelure lactescente évoquant le sort qu’il croyait que le monarque réserverait aux malheureux survivants de Cordont laissa Nolan pantois, et lui fit prendre conscience que le bourgmestre de Caladon interprétait ses intentions ainsi que sa personnalité d’une manière totalement erronée. Si telle était sa perception alors celui-ci se méprenait grandement sur les valeurs et la mentalité du jeune empereur ; certes on pouvait concéder à ce dernier des maladresses mais le suspecter de faire preuve d’insensibilité et d’une telle négligence vis-à-vis de ces déshérités représentait une conception à mille lieues de la réalité.

Visiblement, leur discussion semblait emplie de non-dits, de malentendus et de fausses interprétations et le souverain jugea bon de les rectifier poliment. Après tout, il serait malvenu de blâmer Aldaron pour ses difficultés de compréhension et son incapacité à cerner sa personnalité, lui-même peinait à sonder les intentions et la psyché de son vis-à-vis, et seul un dialogue profond permettrait de surmonter leur incompréhension réciproque.

- Je n’ai jamais cherché à obliger qui que ce soit à rester à cet endroit. Au contraire, j’avais le sentiment que ma proposition de leur restituer leurs terres leur ferait justice en leur rendant le territoire spolié sans leur accord et les rétabliraient dans leurs droits et leur légitimité. Et de mon point de vue c’est cette restitution qui leur aurait conféré la possibilité de rester ou de partir s’ils le désiraient et non pas l’inverse. Et croyez bien que mon désir le plus cher était de leur laisser cette liberté et de veiller à leur sécurité et non pas de leur imposer une existence misérable et dangereuse.

Par ailleurs, j’avais également abordé dans ma proposition l’idée d’un plan de reconstruction géré par les trois nations pour les aider à retrouver un environnement viable et que je n’ai pas eu le temps de présenter, ce que je comptais faire par la suite, mais qui prévoyait le maintien de troupes le temps nécessaire à la sécurisation du lieu ainsi que la reconstruction d’une ville habitable pour les habitants de Cordont. De la manière dont je l’imaginais, les terres auraient été restituées à leurs propriétaires légitimes et étant donné leur situation de précarité et leur incapacité à gérer ce lieu, nous aurions mis en place un statut de co-tutelle sur ce territoire que nous aurions géré à trois, tout en préservant sa neutralité, le droit à la propriété des Cordontais et en prenant à notre charge l’intégralité des frais de reconstruction, le bien-être des survivants ainsi que la surveillance des frontières et du cratère jusqu’à ce que la situation se régularise. Pas à un seul instant, je n’ai envisagé de les laisser livrer à leur triste sort tout en leur faisant endosser un tel fardeau.  Mais cela me paraissait tellement évident que j’ai omis de détailler mon cheminement de pensée car je pensais à tort que vous aviez le même, ce qui a donné lieu à ce malentendu.

Durant leurs échanges, tous deux expérimentaient les difficultés inhérentes à une communication faussée, prisonniers de leurs visions biaisées, incapables de s’écouter et de se parler vraiment, de se comprendre,  et de se voir tel qu’ils étaient, projetant au contraire l’un sur l’autre leurs préjugés, ce qui les rendaient incapables d’accéder à l’univers mental de l’autre.

- En entérinant l’annexion de Cordont à Caladon est-ce que vous désiriez uniquement soulager ses habitants meurtris d’un fardeau trop lourd pour leurs frêles épaules et non pas dérober leurs terres et vous les approprier afin de servir vos intérêts personnels ? Vous ne vouliez pas leur imposer une existence de douleur en leur confiant le rôle de devenir les gardiens de ce lieu mais au contraire leur permettre de choisir une vie meilleure ? hasarda-t-il en mirant le  visage couleur de cendre à l’expression régalienne de son interlocuteur.

- Il semblerait qu’il règne une grande incompréhension entre nous et celle-ci génère de nombreux malentendus, des crispations et des blocages. Je crois que si nous voulons parvenir à nous entendre et à aboutir à un accord nous devrions apprendre à mieux communiquer et à dépasser certains de nos préjugés mutuels.

En effet, aux yeux d’Aldaron le jeune monarque Sélénien devait ressembler à un freluquet, venant à peine d’achever sa puberté, incapable de négocier avec le dirigeant d’une autre faction ainsi que d’assumer les responsabilités du pouvoir. Et pour Nolan, le bourgmestre Caladonien arborait l’image d’un politicien ambigu, extrêmement charismatique, mais dont il redoutait que ce dernier ne dissimule de la duplicité et une volonté de toute puissance derrière des intentions prétendument pacifiques.

Les deux dirigeants réussiraient-ils à s’affranchir, au moins partiellement, des doutes, des aprioris ainsi que de leur méfiance mutuelle afin de diminuer l’abime de malentendus qui les séparait et parvenir à opérer un rapprochement même balbutiant ? Parviendraient-ils à s’entendre, à concilier leurs deux positions si différentes, à les compléter jusqu’à ce qu’elles fusionnent en un ensemble harmonieux ?

Nolan l’espérait ardemment et œuvrerait dans ce sens jusqu’à parvenir à un accord équilibré en dépit la relation complexe et de la rivalité latente qui existait entre l’Alliance et l’Empire.

Ce dernier écouta avec attention les nouvelles propositions de Caladon avant de prendre la parole d’un ton posé :

- Je constate que vous avez consenti à de nombreuses concessions et je vous en remercie. Vous avez mis de l’eau dans votre vin et il serait inéquitable de ma part de vous imposer tous les efforts et de n’en fournir aucun. Puisque vous avez fait la moitié du chemin alors je ferai l’autre moitié. Je suis prêt à accepter l’annexion provisoire de Cordont ainsi que le délai d’un an demandé car je comprends qu’il s’agit d’une grande concession de votre part et que vous avez à cœur la sécurité de votre peuple ainsi qu’éviter la guerre. Puisque celle-ci serait inéluctable en cas de refus de ma part alors je n’ai guère d’autre choix que d’accéder à votre requête malgré les vives inquiétudes qu’elle m’inspire.

Le jeune empereur poussa un profond soupir avant de poursuivre :

- Tout à l’heure vous m’avez exposé les craintes du Sud et à présent c’est à moi de vous révéler les miennes, si je me suis montré si réfractaire à la première proposition formulée par Caladon, outre les divers problèmes envisagés, c’est qu’elle éveillait en moi de nombreuses peurs. L’Alliance est une nation rivale et peut redevenir une ennemie à l’avenir, il s’agit d’un risque difficile à éluder pour moi. Dès lors, je ne peux laisser définitivement entre ses mains un endroit aussi stratégique que ces souterrains qui sont susceptibles de constituer une arme pour me détruire. N’oubliez pas que tout comme vous j’ignore ce qui se cache dans les tréfonds de ce cratère et que je dois faire preuve d’une grande vigilance. Mon objectif n’était pas de priver l’Alliance d’une légitime sécurité mais de me prémunir du potentiel danger qu’elle constitue pour moi et mes sujets. Est-ce que vous me comprenez ?

Nolan espérait que ses propos trouveraient un écho de compréhension chez Aldaron et guettait d’éventuels signes d’empathie sur ses traits de cendre rosée. Pour ce jeune empereur, il n’était guère aisé de se départir de sa méfiance et de la peur d’une menace future émanant de l’Alliance ; toutefois, ce dernier avait conscience que la négociation d’un accord acceptable pour les deux parties impliquait des concessions de part et d’autre.

- Je souhaiterais avoir des garanties de votre part que Caladon ne cherchera pas à annexer d’autres terres que celles de Cordont et que les frontières actuelles entre l’Empire et l’Alliance ne seront pas substantiellement modifiées par cette annexion. En effet, je ne peux écarter la possibilité d’une menace impérialiste et d’une tentation expansionniste de la part de Caladon et en tant qu’empereur de Sélénia je me dois de la juguler le cas échéant. Par ailleurs, même si j’accepte l’annexion provisoire de Cordont, je désire être informé et avoir mon mot à dire concernant la gestion de ce territoire, en particulier s’il y va de la sécurité de mon peuple. Quant à votre exemple de laisser des forces armées de l’Empire sur ces terres pour en assurer la surveillance et informer l’Alliance ; en effet, il s’agirait pour moi d’un moyen de veiller à ce que vous teniez votre parole pacifique ainsi que d’apaiser les craintes de mes sujets quant à vos intentions. Toutefois, l’intendante de la Délimare ne risque-t-elle pas de s’opposer à la présence de troupes Séléniennes sur ce territoire ou craindre que je tente de m’en emparer par la force ?

Ensuite, le Bourgmestre Caladonien dévoila ses ambitions personnelles et ses paroles le faisait apparaître sous un jour nouveau aux yeux du couronné comme si à la lumière de ses nouvelles informations ses actes revêtaient une signification différente.

- Ainsi amener la paix a été votre seule motivation à l’accession du poste de Bourgmestre et vous n’êtes pas animé par le goût du pouvoir, au contraire c’est une sorte…de fardeau pour vous ?  Je suppose que vous êtes habité par des grands idéaux et possédait un important sens du devoir n’est-ce pas ?

L’adolescent gardait ses prunelles d’ambres dardées sur son vis-à-vis attendant une réponse qui peut-être continuerait à lui révéler cette facette inattendue de la personnalité d’Aldaron. Quel singulier individu se dissimulait derrière ce visage pierreux qui restait souvent indéchiffrable et ses mires de givre ?

- J’aimerais vous poser une autre question si vous le permettais. Vous dites que les Caladoniens se sont insurgés contre moi car ils ne voulaient pas de maître et que cela ne signifie pas qu’ils désirent devenir celui des autres, mais dans ce cas pourquoi pratiquent-ils l’esclavage ?

Le ton employé était calme et dépourvu d’ironie, Nolan désirait juste avoir une réponse de son interlocuteur au sujet de ce qui à ses yeux représentait un curieux paradoxe. En effet, le monarque sélénien, farouchement opposé à l’esclavage, s’interrogeait sur la mentalité des habitants de cette cité libre qui proclamaient leur attachement à la liberté…mais n’hésitaient pas à priver d’autres êtres de la leur, au nom de l’argent-roi. Son jeune cœur se serrait à cette idée et en vertu de son idéalisme, celui-ci s’était toujours opposé à un tel commerce au sein de son Empire.

Le couronné écouta les informations dévoilées par l’elfe aux cheveux de nacre au sujet des Golems ainsi que son hypothèse concernant la présence d’une magie inconnue sur les terres de Tiamaranta, en dépit de l’absence de dragons. Certains savants Séléniens étaient parvenus à la même conclusion au terme d’une brève exploration de l’archipel mais d’innombrables mystères subsistaient au sujet de ces contrées.

- Si j’ai bien compris vous souhaiteriez que les souterrains soient explorés conjointement par nos trois nations et que nous mettions nos talents en commun afin accroître notre efficacité ? Tout à l’heure, en l’absence d’informations de votre part au sujet de la gestion des souterrains je me suis figuré que vous vouliez vous les approprier au profit de Caladon uniquement. En effet, la présence de mes propres hommes à l’intérieur de ses galeries me permettra d’obtenir des garanties de fiabilité concernant les découvertes faites à cet endroit. En raison de sa symbolique et de sa neutralité Cordont représentait un lieu de rassemblement abritant un important congrès scientifique concernant le Golem et censé réunir nos trois peuples. Quel dommage que cet événement se soit achevé par une telle catastrophe. Je suis favorable à une exploration conjointe des souterrains et de la mise en commun de nos ressources, néanmoins selon moi celle-ci ne doit pas se faire au détriment de la sécurité et je souhaiterais que l’accès aux souterrains soit rigoureusement contrôlé pour éviter que des personnes malintentionnées pénètrent en ces lieux. Les Baptistrels en raison de leur capacité à lire le chant-nom pourraient nous aider à en protéger l’entrée.

Nolan se tut un bref instant et ses prunelles dorées se couvrirent d’une ombre rêveuse:

- Il me vient à l’esprit une autre idée qui pourrait aider le Nord et le Sud à se rapprocher, à mettre leurs talents en commun ainsi qu"à dépasser leur rivalité latente. Vous aviez parlé de la construction d’une ville habitable et d’une réhabilitation de Cordont. J’aimerais prendre ce projet de construction d’une ville viable à ma charge et plutôt que réhabiliter Cordont, dont le nom est désormais entaché par une funeste mémoire, j’aimerais ériger à proximité de ce territoire une nouvelle cité capable d’accueillir les talents issues de nos trois peuples et de leur permettre de mener à bien cette tâche d’exploration et de recherche qui pourraient s’étendre sur plusieurs années. Mon souhait est que cette ville dont je serais le créateur puisse devenir à terme une nouvelle cité libre multiculturelle et neutre, qui ne serait affiliée ni à l’Alliance ni à l’Empire,  et dont l’une des missions serait d’être la gardienne de ces souterrains et d’œuvrer dans un esprit de paix à l’essor de la recherche scientifique et culturelle. Une fois achevée et capable de jouer son rôle de gardienne des souterrains et de ce lieu, nous pourrions lui confier cette charge en toute sérénité ainsi que la gestion du territoire. Les terres des Cordontais seraient rétrocédées à ceux qui le souhaitent ou devenir la propriété de cette nouvelle ville en cas d’abandon de leur part. Par ailleurs, cette nouvelle cité pourrait jouer un rôle primordial dans l’essor économique de la région car Cordont était une modeste bourgade au potentiel de développement limité.

A son arrivée sur Calastin, le jeune empereur avait créé sa capitale, Sélénia la majestueuse, qu’il considérait alors comme le joyau de son Empire. Désormais, ce dernier espérait que cette nouvelle ville qu’il souhaitait édifier serait amenée à jouer un rôle primordial dans le futur en œuvrant à la paix et au rapprochement entre le Nord et le Sud. Peut-être qu’à côté des ruines meurtries de Cordont s’élèverait une magnifique cité, symbole de paix et d’espoir, capable de leur prouver que de la destruction peut naître une belle création.

A présent, il lui restait un dernier point à éclaircir auprès d’Aldaron. Nolan prit une grande inspiration et demanda en contemplant les gemmes verdâtres de son vis-à-vis :

- Tout à l’heure, vous m’avez dit que pour moi vous étiez même prêt à vous mettre en porte à faux envers votre communauté, ce sont vos mots. Pourquoi êtes vous prêt à encourir un tel risque et une telle compromission dans le seul but de m’assurer votre soutien ?

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    « Parce que je n'agis pas pour mon image. » Sa voix n'avait été qu'un souffle lointain, comme une parole lancée en plein blizzard. Les mots étaient étouffés alors qu'ils avaient le plus de sens. Pendant la réponse apportée par Nolan, l'elfe à la peau sombre avait détourné le regard et ses prunelles miraient le pan d'ouverture de la tente, la sortie. Le vent et la pluie battante en soulevaient le fragile tissu tendu, dévoilant brièvement le gris brumeux au dehors. S'il avait envie de partir ? Oui, probablement. Il n'avait jamais aimé les prisons, encore moins depuis Morneflamme. S'il avait écouté le jeune empereur du début à la fin sans l'interrompre, il n'avait pas répondu aux nombreuses questions qui jalonnaient ses palabres. Seule la dernière obtenait une réaction immédiate et sibylline. Il se souvenait de son entrevue avec Autone et Eleonnora. La rousse lui avait soumis l'idée d'accepter les propositions de Sélénia et de préserver l'image du Roi. S'il avait été lui-même, Aldaron aurait campé sur ses positions et aurait eu l'aplomb charismatique de mettre au défi le Roi des Hommes de venir chercher Cordont s'il voulait seulement y mettre un orteil. Il y aurait eu la guerre, sûrement. Ils auraient perdu ou ils auraient gagné... Qu'importait ? Le Nord aurait marché sur un territoire annexé par le Sud. Parfois, il se demandait pourquoi il s'échinait à garder la paix. Sa nature chaotique aurait apprécié de mettre le feu au poudre. La destruction et la construction étaient les deux faces d'une même pièce. Il n'arrivait cependant pas à s'y résoudre. Peut-être parce qu'il avait encore de l'espoir pour Nolan... Il vint reposer ses yeux sur l'empereur et l'éclat de l'émeraude brillait d'une indescriptible énigme, laissant planer un étrange moment inintelligible et hors du temps. Le silence se faisait à la fois lourd et léger, porteur d'une gêne naturelle et pourtant libérateur. Pensif, il ne comptait pas les secondes qui s’égrenaient dans le sablier. Les hommes vivaient si vite et les elfes si lentement. Lui, n'était ni l'un ni l'autre. Et le silence lui faisait du bien.

    Le tranchant verdoyant de ses iris se reforma et l'ouverture de ses lèvres vint rompre l'attente alors qu'il énonçait point par point, d'une voix égale : « L'esclavage sera aboli à Caladon, ce n'est qu'une question de temps. De la même manière que la tolérance ethnique n'est pas née du jour au lendemain mais pas à pas. Caladon se forge à nos valeurs. Nous ne souhaitons pas être maître d'une autre nation que la nôtre, là était mon seul propos. Délimar est extrêmement riche de sa culture, Caladon l'est tout autant, chacune à sa manière singulière. Je suis persuadé que si un Caladonien gouvernait Délimar, il ne la comprendrait jamais assez. Il la rendrait malheureuse et le serait tout autant de frustration. Si un homme de Délimar gouvernait Caladon, il n'y verrait qu'un fossé immense à réformer et purifier. Ce serait un échec. Si quelqu'un venait à gouverner l'Alliance avec un tel parti pris de rivalité, il ne ferait que tarir leurs richesses réciproques. Voilà bien longtemps que le peuple des Hommes n'est plus un seul peuple, une seule voie. Sa diversité, sa manière si rapide d'évoluer le font explorer différentes branches qui parfois fusionnent, parfois divergent... Cela, je l'ai compris le jour où votre père a été mis à la porte de son propre héritage par un complot fallacieux. Il n'y aura jamais plus un Royaume des Hommes. Il a éclaté le premier. Le suivant sera celui des vampires... Puis celui des elfes. L'imaculation va les précipiter plus rapidement que je ne le pensais. Les races ne voudront plus rien dire. Seuls les intérêts communs, les buts communs, les fois communes les uniront et les déchireront. » Un vague soupir souleva son torse. Il n'y aurait jamais de paix, jamais de guerre. Toujours les deux. Morneflamme lui avait fait voir les monstres qui se cachaient sous ces soucis et ces idéologies biaisées. « Pour ce qui est de l'exploration... Il m'avait semblé que mon annexion était une preuve suffisante pour vous affirmer que je ne souhaitais pas qu'ils soient accessibles au tout venant. Puisque ce n'est pas assez clair, je réitère cette déclaration : nul n'explorera sans avoir l'aval des autorités. Vous semblez beaucoup vous en remettre aux baptistrels... Ce ne sont que des hommes avec leur vérité et je doute que Délimar accepte que ses hommes et femmes se fassent sonder le chant-nom par des magiciens... Mais soit. Je vous laisse le privilège de leur annoncer. »

    L'ironie suintait de sa dernière phrase même si elle n'était pas exposée de façon agressive. Il était las d'argumenter sur le sujet des baptistrels : ils n'étaient pas la réponse à tout, surtout lorsque l'une des Cités Libres haïssait la magie. Mais si Nolan ne voulait pas le comprendre de lui, qu'il aille dont exposer cette fantaisie, servie à toutes les sauces, à Délimar. Aldaron connaissait suffisamment l'Intendante pour savoir que l'épée de l'Alliance avait été un réel sacrifice pour elle lorsqu'elle avait été enchantée par un Cawr. Il la savait capable de cette concession mais il savait aussi que cela remplirait la jauge de ce qu'elle serait en mesure d'accepter et qu'elle se montrerait plus dure face à toute proposition complémentaire. « Je trouve surprenant que vous craignez que Caladon marche sur d'autres cités neutres quand vous même annoncez vouloir investir dans un territoire qui n'est pas le vôtre, à votre unique charge et dresser une cité dont 'vous serez le créateur'. Vous avez beaucoup d’aplomb, ou d'innocence, pour me taper sur les doigts d'avoir bafoué la propriété des biens des Cordontais. » Il appuyait son regard sur lui à la force d'un long silence qui semblait en souligner grandement le fond de sa pensée. Même s'il n'en prenait ombrage, tout ceci était bien paradoxal. « Cette ville tombée est bordée à l'est par la mer, au nord par une colline escarpée dans laquelle il n'avait pu être creusé qu'un tunnel pour rejoindre la route de Sélénia, au sud par le territoire de l'Alliance... Ne reste que des terres à l'ouest. Elles-mêmes appartenant à une peuplade neutre. A qui allez vous imposer vos immeubles et vos rêves ? Croyez bien que je ne participerai pas à cette mascarade qui fera, au mieux, beaucoup rire l'Intendante et mon Conseil, au pire, rougir de colère. Lorsque je parlais de lien avec vous, je parlais évidement du lien de subornation... Mais plus en avant de cela, je suis étonné de vous entendre aussi candidement annoncer tous ces rapprochements que vous envisagez, alors qu'il y a quelques minutes encore, vous pensiez être nommé 'Tyran' par le sud. J'avoue avoir du mal à vous suivre. Vous êtes tantôt optimiste, tantôt pessimiste sur nos relations. Tantôt confiant, tantôt récalcitrant... Ne pourriez-vous pas tout simplement être réaliste ? » La demande était sincère et ferme. Il avait la sensation de lui remettre les deux pieds sur terre plus souvent qu'à son tour.

    « Quant à penser que l’intendante de Délimar risque de s’opposer à la présence de troupes Séléniennes sur ce territoire ou craindre que vous tentiez de vous en emparer par la force... Cela dépend de nombreux paramètres... Il s'agit d'une terre Caladonienne par annexion. Par conséquent, la manière dont est garantie la sécurité de ce lieu ne dépend que de la juridiction de Caladon. » Et plus précisément du Bourgmestre de Caladon, qui détenait le pouvoir exécutif. Dans les faits, cela ne serait pas aussi simple que cela, dans la mesure où Délimar avait aussi un intérêt légitime à désirer assurer la protection de Cordont. Mais la tolérance qu'il acceptait d'accorder aux troupes Séléniennes, il la validerait d'autant plus avec celles de Délimar. « Si j'affirme à l'Intendante que ces terres sont suffisamment gardées, jusqu'à preuve de ma défaillance... J'aurais raison. Or... Je n'aurais pas raison et savez-vous pourquoi ? Parce que Caladon n'a pas d'armée. Elle a de l'or pour lever une armée de mercenaires mais c'est là que le bas blesse. C'est là où mon Conseil ne me suivra pas. Vous l'avez dit vous-même : quelque soit mon désir et mes intentions, si mon Conseil désapprouve, je devrais m'y plier. Piocher dans les richesses de notre ville pour satisfaire les demandes de la Couronne, Caladon l'a fait pendant des siècles et des siècles. Nous avons toujours été une cité qui, par sa capacité à faire marcher merveilleusement bien le commerce, savait subvenir à ses entiers besoins. La seule chose que l'Empire nous apportait, ce n'était que le prélèvement de taxes plus ou moins salées. Notre insurrection sur Calastin vient de notre désir nous émanciper de... Vautours venant manger sur notre dos. » Il leva un index pour couper court à une éventuelle protestation : « Je ne fais que vous rapporter les mots des caladoniens, Nolan Kohan, et ceux que mon Conseil formulera. Je préfère vous en avertir par avance. Cela ne signifie pas qu'il s'agit de mes mots personnels. »

    L'elfe sentait la présence d'Ivanyr, là, au dehors. Son lié était tout près, il aurait voulu simplement le rejoindre et laisser cette discussion longue et pénible de côté. Au fond, n'était-ce pas cela qu'il regardait un peu plus tôt, pendant que Nolan parlait ? Il le voyait, son inséparable, il le sentait même à travers la toile brunie de la tente. Plus encore maintenant que le glyphe rehaussait ses esprit-liés à une force supérieure. La satisfaction engourdissante de son lien sublimé le saisissait, au cour d'une brève seconde. Et s'il emmenait Achroma sur Nyn-Tiamat pour renouer avec ce lieu pur qui lui avait fait tant de bien ? Se concentrer... Il devait se concentrer. Ce n'était pas ce totem-là qu'il devait savourer, pour l'heure, mais l'autre, celui qui avait fait de lui un marchand hors pair. Après un silence destiné à ancrer son propos, il reprit d'une voix tout aussi égale : « Quoiqu'il en soit, si Caladon n'est pas en mesure d'accepter de vous servir de tirelire pour satisfaire votre contrepartie... Il nous resterait la possibilité de réclamer à Délimar de venir sécuriser nos terres. La demande serait très embarrassante à faire pour moi, mais soit, admettons que j'aille solliciter cela à l'Intendante... Comment pourrais-je alors lui affirmer... Qu'elle n'a pas son mot à dire sur la façon dont je sécurise mes terres ? J'y serais bien mal à l'aise. Peut-être acceptera-t-elle la présence de troupes Séléniennes.... Ou peut-être pas. Envisageons donc cette problématique, puisque vous la soulevez. Comment résoudre cela ? » C'était une possibilité à ne pas négliger : en l'absence de position claire de Délimar à l'heure actuelle, il était encore préférable de se préparer à rebondir : « Et bien... On regarde se qui se fait autour de soi et on cherche l'inspiration. Délimar sera flattée d'être la mienne... Voyez-vous... A Délimar, la magie n'est pas bien vue... Mais pour autant, elle est tolérée. Chaque tête paie le tribu de son indésirabilité en fonction de son potentiel de magie. Un elfe paie plus qu'un humain pour entrer. Et un mage plus qu'un impuissant. Tout à l'heure je vous disais que je serai prêt à tolérer vos hommes, cela ne les rend pas moins indésirable. Voyez-vous où je veux en venir ? »

    Penchant la tête sur le côté après sa question, il jaugea de l'esprit de Nolan à le suivre. « Pour chaque tête que vous ferez venir sur les terres annexées de Caladon, afin de garantir votre parfaite sérénité, vous paierez une taxe correspondant aux charges d'une tête de mercenaire Caladonien. » Une négociation commerciale, rien de plus simple pour un lié du saumon et pour une fois, il n'exagérait pas. Il demandait l'exact prix de ce qu'il vendait... Alors qu'il était si doué pour en arracher d'avantage. « Ainsi, Délimar sera assurée de nos forces, en plus s'amuser que ce soit remis à vos dépens. Caladon n'aura pas à débourser d'argent, ce qui... Entre nous soit dit, sera toujours le meilleur des arguments pour avoir l'aval de mon Conseil pour la Paix que nous recherchons. Et vous... Vous serez pleinement rassuré, votre méfiance soulagée de voir qu'avec ou sans la présence de vos troupes, je tiendrai parole. Tout le monde a ce qu'il veut, n'est-ce pas merveilleux ? » C'était ironique, au fond. Il se doutait bien que l'égo de Selenia serait blessé de se plier à pareille demande.. Et il y avait fort à parier que les égos de chacun viennent compromettre la paix, dans cette histoire. Une chance qu'Aldaron ne soit pas affublé d'une pareil tare. « Mh... A moins que votre peuple n'aime pas vraiment cela. Vous aurez alors le choix entre le contrarier ou revoir vos prétentions à la baisse. » Tout n'était que contrariété... C'était fâcheux. A chaque pas fait en avance venait sa contrepartie. Comme s'il était inévitable qu'ils se prennent les pieds dans une corde. « Vous semblez croire que Delimar est un pays que vous pourrez facilement dompter, amadouer... Que vous pourrez lier à Sélénia aussi candidement. Laissez-moi vous dire que vous risquez fort de déchanter. » Il lui souhaitait bien tout le contraire et son regard las le soulignait... Mais en toute lucidité, ça n'était pas gagné : « Mon soutien n'est pas une denrée que vous pouvez vous permettre de trier ou d'assaisonner à votre goût. Vous vous rendrez bien vite compte qu'il s'agit d'une nécessité. Ce n'est pas à moi de vous séduire ou de vous caresser dans le sens du poil, Nolan Kolan, car c'est vous qui aurez besoin de moi, si vous désirez vraiment la paix. » Sa mine sombre ne faisait que marquer combien l'elfe aurait préféré que ça ne soit pas le cas, qu'il puise rester en dehors de tout cela.

    « Mais peut-être devriez-vous d'abord vous brûler un peu les doigts. Dans ce cas, je vais vous laisser faire : essayez juste de ne pas trop les offenser, que je puisse recoller les morceaux, mh ? » Il était même possible que Délimar refuse la présence de troupes Séléniennes juste pour mettre l'héritier Kohan dans l'embarras... Et lui, il rêvait d'utopie, d'une ville de sa création, évidement pour combler son orgueil, qui accueillerait les richesses de leurs trois nations. Voulait-il aussi une pluie de confettis et de niais chants d'harmonie? Etait-il vraiment certain de comprendre le sud ? D'être capable de faire un pas vers eux ? Ses sourcils se fronçaient délicatement d'une peine qui l'étreignait. Autone lui avait dit d'essayer de négocier. C'était ce qu'il faisait... Mais il était un marchand et il avait depuis longtemps appris que certains marchés ne pourraient jamais être conclus. C'était la raison pour laquelle il usait de la force de son esprit-lié du saumon... Mais celui de son inséparable le déconcentrait, dans un même temps. Que n'aurait-il pas donné pour sortir de cette tente, et prendre Achroma avec lui pour s'installer dans un coin paumé de la campagne et y élever des chèvres ? « Vous arrondissez les angles de vos propos, en arguant que je vous ai mal compris ou que vous vous êtes mal exprimé, quand je vous mets le nez sur l'une de vos incohérences, mais il n'en demeure pas moins vrai que vous avez beaucoup de paroles creuses auxquels j'essaie désespérément de donner du sens depuis tout à l'heure. Vous ne pourrez pas avoir ce discours avec eux... » Avec Délimar, tout ceci serait plus direct, il n'y aurait pas de longs discours et d'enrobages de pensées. Les nordiques se montraient souvent bruts de décoffrage. « Nolan... » La familiarité était étiolée dans son souffle avec beaucoup de tempérance alors qu'il levait délicatement une main. Ses doigts cendrés, encore émaciés par Morneflamme, se refermèrent sur un fibule d'argent, épinglé à sa cape, qui portaient l’emblème de Caladon et l'insigne de sa fonction de Bourgmestre. Sans la moindre hésitation, il la retira et la posa sur la table avant de se lever. Le peu d'importance qu'il attachait à l'objet, qu'il délaissait provisoirement, ne faisait que prouver par les actes ce que ses mots avaient énoncés plus tôt : il n'était pas un homme en quête de pouvoir pour le pouvoir. Il n'était pas certain que Nolan soit capable de retirer sa couronne avec autant de désintérêt qu'Aldaron.

    Se détournant de sa place, la haute silhouette enveloppée d'un drapé bleu irisé s'éloigna jusqu'à l'ombre de la tente, d'un pas lent. Par quel bout devait-il prendre tout cela ? Nolan était un jeune homme qui avait besoin d'être rassuré. Peut-être n'était-ce que ça la clé. Il entendait encore la petite voix d'Autone en train de lui demander de faire un effort... Mais ça le chagrinait d'autant plus qu'il devait offrir en pâture quelques pans de sa personnalité. Et il n'en avait pas envie, humainement. N'était-ce pas normal de vouloir garder pour soi l'intimité de ce que l'on est ? Et ce d'autant plus quand on était un être aussi ambiguë de lui ? Pourtant, il le devrait. Ce qu'il était ne représentait qu'une infinie étendue d'eau à la surface lisse, aux yeux du Kohan. Il ne pouvait voir ce qui se cachait en dessous. C'était à lui de lui montrer suffisamment... Mais pas trop. Lui-même avait peur, toujours, qu'on usa de ses confidences pour lui faire du mal. Morneflamme lui avait enseigné que les monstres étaient partout. D'un pas lent, il revint à la lumière et posa ses mains sur le dossier de sa chaise abandonnée. « Avez-vous déjà explosé un crâne humain à mains nues ? » Il était vraiment en train de lui poser cette question ? Il fallait croire que de toutes les façons d'entrer en matière, il en avait choisi une des plus singulières... Mais au final, c'était celle qui était à son image. C'était pleinement lui, cet effet de stupéfaction dérangeant, le charisme qui requièrent toute l'attention de son auditoire en une poignée de mots surprenants. « Non, bien sûr... Si vous avez déjà tué quelqu'un, peut-être lui avez-vous utilisé votre épée pour lui couper la tête ou trancher son flanc. C'est plus rapide, plus net. Il n'y pas pas de suppliques à entendre, vous n'avez pas à réitérer plusieurs fois votre geste, jusqu'à ce qu'il abdique enfin. » Ce gamin avait-il déjà planté son épée au travers d'un corps ou avait-il était protégé derrière sa garde à s’entraîner sur des mannequins ? Il avait bien du faire cela au moins une fois, non ? Un sourire paisible s'installa sur son visage lorsqu'il annonça. « Moi, j'ai déjà fracassé un crâne. Plusieurs même. Me prenez-vous alors pour un meurtrier ? Pour un monstre ? » L'instant de malaise ne dura qu'un instant avant qu'il n'enchaîne : « Et si je vous dis que j'ai fait cela à Morneflamme pour ne pas mourir... Me prenez-vous pour une victime ? Ressentez-vous de la pitié ? De la peine ? De la compassion ? »

    Voyait-il la bête blessée qu'avait été Korentin, également, à sa sortie de prison ? Enfant, avait-il été troublé par le regard de son père amaigri drastiquement ? « Et si je vous dis que je l'ai fait pour sauver votre père ? Que c'était plus facile pour moi, elfe, d'avoir la force de le faire, d'être la main de votre père ? Me prenez-vous pour un meurtrier... Ou me prenez-vous pour un soldat loyal ? Me prenez-vous pour un héros, un salvateur ? » N'était-ce pas à ce genre de soldat qu'on offrait une médaille ? Mais de médaille, l'elfe n'avait jamais eu. Il n'avait guère couru après la reconnaissance, il s'était même terré à l'ombre pour panser ses plaies, il avait su que Korentin n'en aurait jamais plus. Il avait méprisé ses fidèles. Glacernois en premiers. Probablement était-ce la raison pour laquelle le Bourgmestre parvenait tant à comprendre leur sentiment douloureux. « Ressentez-vous de l'estime, de la reconnaissance à mon égard d'avoir permis à votre père de vivre ? De survivre ? » Avait-il seulement envisager la chose sous cet angle ? Morneflamme avait transformé les animaux en bêtes et les bêtes n'étaient pas loyales. Mais certaines l'avaient été. Aldaron l'avait été. « Si je vous dis que votre père a brisé des crânes avec moi à mains nues ? Si je vous raconte qu'il s'acharnait, comme nous tous, sur ses victimes pour être certain qu'elles étaient mortes et qu'elles ne reviendraient l'égorger quelques secondes plus tard, elles-même, pour leurs survies... Me prenez-vous pour un blasphémateur ? Me prenez-vous pour un félon et un traître ? » Son regard se perlait de défi à oser le croire. Mais n'était-ce pas ce qu'il croyait à pleurer la trahison du Sud ? « Ressentez-vous de la rancune, du dégoût ? » Penchant la tête sur le côté, il jaugea de l'expression de son visage : « Pourtant... Dans toutes ces histoires aussi vraies l'une que l'autre, le fait authentique est un meurtre. Un crâne brisé. Une vie ôtée. Selon qui l'ont est, selon nos valeurs, selon les circonstances, les excuses et les palabres, on ne voit pas le geste de la même manière. Mais l'acte en est le fondement et je suis un homme d'actes. Ce que j'exprime autour, la façon dont les enjolive ou les horrifie, dont je les vends... Ce ne sont que des mots. »

    Il retira ses mains du dossier de sa chaise pour s'en détourner, contourner la table d'un pas lent, mesuré, calculateur : « Un jour je peux être votre allié, un jour je peux être votre ennemi, un jour la main tendue, un jour l'épée qui vous tue. Un jour, vous serez en confiance et le suivant, je vous ferai peur. Tout déprendra de la façon dont vous seront présentés mes actes. En témoigne l'annexion de Cordont... Que vous ont dit vos conseillers ? Les gens qui vous entourent ? » Ça avait bien du faire jasé et il avait suffisamment de longueur d'oreilles pour savoir qu'elles avaient sifflé douloureusement. On crachait si vite sur son nom, son honneur... C'était si triste. « N'attendez pas de moi une relation stable, je suis imprégné de chaos. » Morneflamme l'avait noyé dans le chaos et il en restait marqué. Un humain se remet bien plus vite de cela... Si toutefois il y arrive. Mais pour un elfe... Il faudrait sûrement des siècles. L'échelle était si haute. Et...Il était vraiment en train de parler de relation avec Nolan ? Comme un couple ? Aldaron jouant le rôle de l'infidèle ? C'était drôle quand on regardait la scène avec plus de distance. « C'est cela ma vie : des mensonges sous des vérités... Des vérités sous des mensonges. Si vous voulez voir qui je suis, regardez mes actes. Regardez ce que j'ai fait. Regardez ce que je fais. Et vous saurez ce que je ferai. Quoiqu'il arrive et à jamais, je suis l'homme qui fera ce qui doit être fait... Pour descendre cette échelle. » Peut-être aurait-il à faire tomber Nolan pour cela... Ou au contraire le préserver pour que l'Alliance ne se déchire pas une fois leur but commun anti-Kohan serait atteint. L'avenir changeait à chaque seconde... Mais Aldaron irait toujours vers ce même idéal : la prospérité. Les personnes qu'il jugerait bonnes pour ce monde, il les garderait, il les protégerait, il leur prouverait par mille fois sa loyauté. Celles qu'il jugeait néfaste, il leur mettrait la tête sous l'eau. « J'ai sauvé votre père. » Face à Fabius... Il avait empêché que cette branche s'éteigne.Sans le marché Noir, ils n'auraient pas survécu. « Et je vous ai sauvé vous. J'ai payé, j'ai financé tant de projets, tant de constructions, tant de batailles pour que nous survivions. Pour que nos soldats aient des armes pour combattre le Tyran, puis les chimères. Et lorsque j'ai cru pouvoir me reposer, enfin, ici, sur ces nouvelles terres, la guerre a encore éclaté. Je l'ai arrêtée. Qu'importe le camp auquel j'appartiens... »

    Il posa ses deux mains sur la table, près de Nolan, se penchant au dessus de lui : « Mon acte a été l'Armistice. Je suis le Bourgmestre de Caladon, et je suis surtout Aldaron. » Il désigna d'un geste de menton le fibule sur le bois : « Cet insigne n'est pas ma propriété. Il n'est pas mon ambition. Je sers le peuple. Tous les peuples. Je ne suis en haut que pour faire tomber les têtes qui leur font du mal. Il ne tient qu'à vous d'en faire partie... Ou non. Je n'ai pas encore statué à votre sujet. Je vous ai seulement mis à l'épreuve. Tâchez de vous en sortir. » Officiellement, l'annexion de Cordont avait visé à le sommer de venir et ce négociations étaient le tribunal dont il était le juge. Officieusement, c'était le Marché Noir son épreuve. Il avait voulu son honnêteté, la voici ! Et servie avec un calme si olympien qu'il en était troublant.

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Durant l’énoncé des propositions du jeune empereur, Aldaron adopta une attitude silencieuse, semblant absorbé dans une méditation soucieuse et lorsqu’enfin ce dernier prit la parole afin de répondre à sa dernière question ; sa voix feutrée aux accents lointains donna une réponse immédiate, comme désireuse d’asséner une criante vérité : « Parce que je n’agis pas pour mon image ». S’agissait-il d’une insinuation à peine voilée à l’encontre du dirigeant de Sélénia ?

Dès après, l’elfe aux cheveux de lait et à la peau cendré détourna son regard en direction du battant de la tente battu par la pluie et le vent, comme pour mirer le carré de morosité du monde extérieur qui se trouvait à la fois si proche et pourtant si lointain. Le lustre de ses prunelles végétales était obscurci par un nuage de mélancolie et de lassitude et une grande impression de solitude émanait de lui, ressemblant en tout point à celle qu’il arborait lors de l’arrivée du jeune empereur.

Le bourgmestre de Caladon tentait-il par-là de lui signifier que celui-ci se sentait acculé, empêtré dans des palabres interminables et cherchait à fuir par la pensée une situation insoluble ?

Nolan, lui-même se sentit gagné par ce sentiment d’impuissance face à ces négociations qui pataugeaient et se résumaient à un dialogue de sourds, lui faisant craindre qu’ils ne puissent parvenir à un accord pérenne. Pourtant, en son for intérieur, le monarque Sélénien ne parvenait guère à se résoudre à une telle issue et décida d’attendre la suite des paroles de son interlocuteur avant de se prononcer sur une éventuelle résolution de leurs différents ou la survenue d’un nouveau blocage.

Enfin après quelques instants de silence pensif, Aldaron darda ses émeraudes à l’éclat incisif sur son vis-à-vis et répondit à sa question sur l’esclavage à Caladon. L’empereur-enfant l’écouta sans l’interrompre et analysa le bien-fondé d’une telle explication. Cependant, il jugea son argumentation peu convaincante, notamment en raison du caractère trop déterministe de son assertion concernant l’abolition de l’esclavage à Caladon.

En effet, prédire le futur avec certitude s’avérait une tâche impossible en raison de la multiplicité de facteurs aléatoires susceptibles d’inférer sur le cours des évènements. Sans compter que si Caladon possédait des valeurs liées à la liberté, celles-ci coexistaient avec d’autres valeurs en rapport avec le commerce et l’esclavage représentait une manne financière précieuse pour cette cité-état qui vouait un véritable culte au lucre. Peut-être que l’esclavage représentait la face sombre de Caladon, sa part de chaos et d’ambiguïté. Tout comme une même société pouvait afficher un puritanisme rigoureux en surface, et dissimuler la plus sordide prostitution au sein de ses bas-fonds. Par ailleurs, l’adolescent éprouvait le sentiment que son interlocuteur, par une pirouette intellectuelle, éludait la réponse à sa question et évacuait la problématique actuelle de l’esclavage à Caladon en abordant un futur hypothétique où celle-ci aurait disparu. Toutefois, ce dernier ne s’en formalisa pas outre mesure et abandonna l’idée de se lancer dans un débat enflammé à ce sujet, préférant se concentrer sur la suite de la discussion.

- Je partage votre point de vue quant à la richesse et la diversité culturelle des peuples et le fait que si un homme issu d’une culture différente tentait de gouverner une autre cité que la sienne, celui-ci l’a rendrait probablement malheureuse en raison des multiples incompréhensions qui en résulteraient. Cela dit, il existe peut-être des exceptions, vous par exemple, vous êtes un elfe mais vous avez vécu la majeure partie de votre existence parmi les Hommes.


En effet, le bourgmestre Caladonien représentait un individu pour le moins singulier et ses traits reflétaient la grâce éthérée du peuple Sylvain, son esprit en revanche paraissait empreint de syncrétisme culturel, à l’image de cette cité qu’il gouvernait et dont il était devenu une figure emblématique.

- C’est sans doute également pour cette raison que le Sud s’est insurgé contre moi car je n’arrivais pas à comprendre les cités-libres en raison de certaines divergences culturelles et que je les rendais malheureuses. Le Nord possède une culture et une mentalité très différente de celle de la Délimar qui compte parmi son peuple de nombreux Glacernois, Alayiens et Lyssiens. Quant à Caladon, celle-ci a toujours été profondément attaché à son indépendance et à ses valeurs issues du libéralisme.

Puis, il haussa doucement les épaules et poursuivit :

- Dès lors, il est préférable que Calastin se soit scindée en deux parties distinctes afin de permettre à chacun de poursuivre sa route et de trouver l’équilibre ainsi que le système politique qui lui convient.

Sa voix s’acheva dans un souffle. Il s’agissait d’un constat amer mais froidement lucide et après l’idéalisme venait le temps des désillusions et enfin la dure acceptation de la réalité. Le jeune Kohan avait-il fait preuve de naïveté ou d’arrogance en croyant pouvoir réunifier le grand Empire qui, n’eut été la trahison de Fabius, devait revenir à Korentin ? Peut-être les deux.

- Mon père s’est battu avec acharnement durant des années pour récupérer son héritage qui lui avait été arraché en raison de la perfidie de Fabius. Leurs guerres incessantes ont marqué mon enfance et c’est grâce à la signature d’un traité divisant l’Empire en deux Royaumes distincts, Gloria et Aldaria, qu’un semblant de paix a pu être retrouvé. Si mon père s’était acharné à tenter de regagner l’entièreté de son héritage dérobé de nombreuses vies auraient été perdues.  Parfois il faut savoir renoncer et sacrifier quelque chose pour obtenir une chose encore plus précieuse. Il a décidé d’abandonner cette lutte qui aurait causé des tourments et d’innombrables morts dans les deux camps si elle s’était poursuivie, car Fabius possédait de nombreux partisans, afin d’obtenir la paix et se concentrer sur la prospérité de son Royaume.

Nolan poussa un profond soupir et ses prunelles ambrées se rivèrent sur son interlocuteur, le mirant avec gravité.

- Le monde que vous décrivez serait un monde morcelé, empli d’instabilité et de chaos. Plus rien ne ferait trait d’union entre les individus hormis des alliances éphémères où les alliés d’hier seraient susceptibles de devenir les ennemis de demain au gré d’intérêts changeants. Je ne sais pas si un tel état serait souhaitable, de la même façon que la renaissance d’un grand Empire réunifiant tous les peuples risquerait de conduire à l’hégémonie et ne permettrait pas à la diversité de s’exprimer. Cela dit, le regroupement de plusieurs nations sous la bannière d’un empire n’est pas forcément une mauvaise chose et peut jouer un rôle de stabilisation face au chaos, elle peut également représenter un facteur de protection face au risque de conflits qui résulteraient d’un morcellement trop important des peuples. Je suppose que tout est question d’équilibre.

Les paroles suivantes d’Aldaron concernant les Baptistrels laissèrent le monarque sélénien pensif et après un instant de silence, ce dernier répondit d’un ton calme:

- Ce n’est pas tant que j’adhère aveuglement à la vérité des maitres Baptistrels, je sais pertinemment qu’il n’existe aucune vérité universelle mais je crois qu’une part de moi envie leur pouvoir, ou plutôt celui que je leur prête et qui me fait croire sans doute à tort qu’il les met à l’abri du mensonge et de la trahison. Je suis conscient que ces magiciens possèdent leurs propres limites et que si je m’obstine dans cette voie afin de me rassurer en me raccrochant à une sérénité illusoire, des hommes et des femmes de la Délimare risquent de se sentir heurtés dans leur sensibilité et d’en souffrir. Dès lors, je préfère renoncer à cette idée voire même à faire appel aux maitres Baptistrels car je conçois que leur présence à l’intérieur des souterrains puisse compliquer la collaboration avec les Délimariens et envenimer nos relations. Je suis même prêt à faire un pas supplémentaire envers l’intendante en demandant à mes hommes de renoncer à l’usage de magie et d’objets magiques au sein de ces galeries dans l’espoir que ce geste contribue à apaiser quelque peu les tensions entre nos deux nations.

Le souverain Sélénien avait conscience qu’il lui faudrait affronter une part d’incertitude et surmonter sa méfiance si celui-ci désirait sortir de l’impasse et que ce pas fait en direction de la Délimar pouvait les aider à faire preuve d’une plus grande tolérance mutuelle.
Le couronné écouta sans sourciller la remarque sarcastique de l’elfe à la peau cendrée qui demeura ensuite un moment silencieux tout en lui lançant un regard lourd de sous-entendus.

- Est-ce que j’ai beaucoup d’aplomb ou d’innocence d’avoir fait une telle proposition après vous avoir tapé sur les doigts ? Les deux je suppose, dit-il en affichant un léger sourire.

La suite du discours du dirigeant de Caladon fut du même acabit, mêlant allégrement tentatives d’intimidation et sarcasmes, visant à décrédibiliser la contrepartie demandée, ce qui eut pour effet de faire naitre un léger agacement chez le jeune humain bien que celui-ci n’en laissa rien paraitre et conserva un masque imperturbable. Toutefois, ce dernier ne pouvait occulter le fait qu’une telle demande génèrerait une certaine réserve voire une franche hostilité chez certains membres de l’Alliance.

- Fort bien, puisqu’il semblerait qu’une telle demande de ma part soit susceptible de créer plus de mal que de bien et serait dommageable aux intérêts d’autres parties, je suis prêt à y renoncer intégralement. Je ne suis pas un homme orgueilleux et borné au point de m’entêter dans mes erreurs et de refuser de me remettre en question quand quelqu’un m’en fait état. Au contraire, dès l’instant où l’on me démontre que j’ai tort et que je suis susceptible par mon attitude de causer des dommages à autrui je suis capable de faire totalement marche arrière et de revenir sur ma décision initiale. Dès lors, je me contenterais de sécuriser ces terres et d’informer l’Alliance sans rien demander en échange, ce qui aura pour effet de prouver ma bonne volonté à Caladon en lui permettant d’économiser l’argent d’une troupe de mercenaires tout en rassurant mon peuple.

Il ne s’agissait point de paroles prononcées à la légère, le jeune monarque s’il n’était guère à l’abri de l’erreur, en raison de sa nature perfectible, s’avérait également capable de réviser entièrement un jugement ou une opinion préconçue pour peu qu’on lui fournisse la preuve de leur caractère erroné, faisant preuve par cette attitude d’humilité et d’ouverture d’esprit.

Leurs palabres se poursuivirent sur le même ton acerbe et se résumaient désormais à un rapport de force plutôt qu’à une conciliation où chacun d’entre eux tenterait de trouver un terrain d’entente. Aldaron réitéra ses mises en garde concernant la Délimare et insista sur le fait que son soutien était une nécessité si le jeune empereur désirait réellement la paix.

- Je ne cherche pas à lier la Délimare à Sélénia ni à les amadouer pour obtenir d’eux une quelconque faveur, si la séparation entre nos nations a eu lieu c’est pour une bonne raison. Tryghild Svenn est une femme dotée d’un grand sens de l’honneur et j’admire ce qu’elle accomplit pour son peuple. Malgré la dureté de ses mots et la colère qui gronde en elle, je sais que c’est avant tout une femme qui a beaucoup souffert. Si l’occasion m’est donnée de la rencontrer, j’aimerais lui exprimer mes sincères regrets pour tout ce qu’elle a enduré à cause des membres de ma lignée même si je n’en suis pas directement responsable.

Nolan ressentait une profonde lassitude de ce procès d’intention que ne cessait de lui faire l’elfe cendreux depuis le début de leur entrevue où peu importe la teneur de ses paroles ou ses actes, il était d’avance jugé coupable et condamné. A quoi bon s’échiner à dialoguer ou tenter de convaincre quelqu’un aussi fermé d’esprit et engoncé dans ses certitudes ?

Puis, celui-ci ajouta d’un ton ferme en dardant ses mires de topaze sur son vis-à-vis :

- De la même façon que je ne souhaite pas lier la Délimare à Sélénia, je ne désire pas que Sélénia se voit imposer un lien non désiré par qui que ce soit.

En effet, l’attitude d’Aldaron à son égard le laissait perplexe et son désir de lui imposer son soutien, en le faisant passer pour une extrême nécessité, passant outre ses réticences, lui faisait craindre que ce dernier ne tente d’exercer sur lui une tutelle implicite en le transformant en fantoche. Certes, d’un point de vue rationnel, le jeune empereur pouvait admettre que le bourgmestre Caladonien constituait un négociateur plus habile et un interlocuteur plus approprié pour dialoguer avec la Délimare ; pourtant la part de lui-même, plus émotionnelle, ne parvenait pas à se résoudre à accepter son soutien. Sans doute car l’elfe s’y prenait d’une très mauvaise manière en faisant preuve d’un autoritarisme agressif à son égard au lieu de chercher à le rassurer afin de gagner sa confiance.  Aussi l’empereur-enfant se mura-t-il ensuite dans une attitude de silence hostile, ne descellant pas les pétales de ses lippes.

« Nolan ». Les mots d’Aldaron étaient presque inaudibles et l’entendre prononcer à nouveau son nom fit un naitre un tressaillement chez l’adolescent et son palpitant s’accéléra.

Dès après l’elfe aux cheveux opalescents détacha la fibule d’argent, qui retenait l’emblème de Caladon et l’insigne de sa fonction, et la déposa sur la table avant de se lever.

Le couronné suivit du regard cette silhouette longiligne, drapée dans sa cape bleu irisé, qui marcha d’un pas lent jusqu’à un coin sombre de la tente. Que cherchait-il à faire ? L’instant d’après, l’elfe cendré revint sur ses pas et posa ses deux mains sur le dossier de la chaise avant de lui poser une question pour le moins surprenante.

Le jeune Kohan demeura muet, ne sachant que répondre et sentant sourdre en lui un certain malaise. Sans lui laisser le temps de s’appesantir davantage sur cette singulière entrée en scène qui frappait de par son caractère aussi brutal qu’inattendu ; Aldaron poursuivit, semblant répondre lui-même à la question posée comme s’il se livrait à un étrange soliloque. Un sourire paisible s’afficha sur ses lèvres lorsque celui-ci avoua avoir commis de telles atrocités, dévoilant la part obscure de sa personnalité.

Afin de le rassurer et de lui montrer ce qui se cachait sous la surface des apparences, l’elfe à la peau cendreuse avait accepté de se départir de son armure de dureté et de mettre une part de son âme à nu, en montrant les failles et les aspérités, les blessures et les stigmates de sa captivité.
Cependant derrière ce mélange de provocation et de cruauté, tel un ultime rempart destiné à protéger son intimité, Nolan devinait la grande fragilité intérieure de l’elfe et l’indicible peur qui se tapissait dans les tréfonds de son être.

Dévoiler ainsi une partie de son intériorité et certains des aspects les plus noirs de son passé représentait un acte courageux et une sorte de sacrifice. Sans doute, Aldaron avait-il deviné qu’il s’agissait du seul moyen de gagner la confiance du jeune empereur mais aussi du plus douloureux et effrayant car touchant à sa part la plus vulnérable. En offrant sa psyché en pâture, il lui conférait le pouvoir de le blesser ; heureusement, l’adolescent n’était guère animé de mauvaises intentions à son égard. Sans doute même préférait-il connaitre le véritable visage de son vis-à-vis : celui qui se dissimulait derrière le masque charismatique du politicien et du négociant et qui représentait un être abimé dont le reflet brisé laissait entrevoir de multiples facettes.

La suite du discours de l’elfe cendré ne fut qu’un enchainement de questions paraissant moins s’adresser à son interlocuteur que visant à démontrer son propos. A savoir que les actes représentaient le fondement de sa personnalité et qu’il était déterminé à agir pour préserver ce qui, à ses yeux, constituait le souverain bien.

Nolan l’écoutait, l’esprit en proie à de multiples questionnements et le cœur empli de sentiments ambigus. Aldaron était un bourreau ou une victime ? Un salvateur ou un traitre ? Eprouvait-il du dégout ou de la pitié ? Peut-être les deux à la fois ainsi qu’une profonde compassion. La réalité était complexe et pleine de nuances et un même individu pouvait être à la fois un monstre et un martyr, tout comme plusieurs sentiments contradictoires pouvaient s’entremêler. Une chose était certaine, Aldaron avait vécu des choses atroces dont nul ne ressort indemne et l’adolescent désirait par-dessus tout que de telles ignominies ne se reproduisent plus jamais.

Le bourgmestre de Caladon poursuivit son discours et vint poser ses deux mains sur la table avant de se pencher au-dessus de l’adolescent dans une proximité troublante. Ensuite, il lui révéla ses véritables intentions et le simili procès qui se dissimulait derrière ses négociations. Les paroles sibyllines de l’elfe ne firent naitre en lui que de la perplexité tant elles ressemblaient à un délire de toute puissance. Comment Aldaron pouvait-il s’arroger le droit de décider qui étaient les bons et les mauvais et sur base de quels critères, somme fort subjectifs, parvenait-il à le déterminer ? Fonctionnait-il sur un mode binaire qui scindait le monde en deux catégories, les  « gentils » à protéger et les « méchants » à détruire ? Toutefois, l’adolescent n’avait guère envie de polémiquer à ce sujet et préféra se lever de son siège car la proximité physique de son vis-à-vis faisait naitre en lui un certain malaise.

Il marcha dans la tente d’un pas lent, les mains croisés derrière le dos et dit d’un ton calme :

- Je préfère que vous me disiez la vérité en face et connaitre vos véritables intentions vis-à-vis à moi, c’est désormais chose faite.
Nolan garda le silence un long moment, se concentrant sur le bruit de la pluie battante et le grondement du tonnerre qui résonnait dans le lointain, sans doute prémisse d’un violent orage.

- Vous me demandez d’essayer de m’en sortir n’est-ce pas ? Je vous répondrais que mon but n’est pas de sauver ma tête si je suis mauvais pour le peuple. Au contraire, quel intérêt ?

Il poussa un profond soupir avant de poursuivre :

- Vous pensez que la couronne est tout ce qui m’intéresse n’est-ce pas ?

Ayant achevé sa phrase, le jeune empereur revint vers la table et retira sa couronne qu’il déposa juste devant Aldaron :

- Et si je vous répondez que je ne suis pas heureux d’être empereur et que la couronne si elle peut ressembler à un privilège est également un terrible fardeau ? Si le pouvoir permet d’accomplir de grandes choses, il y a aussi un prix à payer car chaque médaille possède son revers et un grand pouvoir signifie aussi d’immenses responsabilités. Regardez-moi, je n’ai que 17 ans, qu’est-ce que vous croyez que je ressens au fond de moi ? A mon âge, certains sont incapables d’assumer la charge d’une famille alors que moi ce n’est pas du sort d’une famille mais de milliers que je dois m’occuper et vivre avec l’angoisse de prendre la mauvaise décision alors que tant de vies sont en jeu.


Pourquoi lui révélait-il toutes ces choses intimes ? A quoi bon, le bourgmestre de Caladon serait probablement incapable de le croire ou même de les comprendre, à ses yeux, comme pour tant d’autres le jeune Kohan ne représentait rien d’autre que l’héritier d’une lignée décadente et était né sur un sommet qu’il n’avait jamais dû gravir. Mais la contrepartie d’un tel « pouvoir » était le sacrifice de sa liberté, de l’insouciance de sa jeunesse et même de la possibilité de choisir sa propre destinée. C’est Orfraie, également née princesse, qui lors d’une discussion nocturne dans le parc du palais, lui avait laissé entrevoir les mirages de la liberté et une possible délivrance du fardeau de la Couronne…un jour peut-être. Elle qui avait renoncé à son devoir de princesse en refusant un mariage arrangé imposé par son père afin de choisir son destin.

- Si je le pouvais j’échangerais cette couronne sans l’ombre d’une hésitation contre la vie de mon père. Ce n’est pas moi qui devrais être Roi mais lui et si je règne malgré mon jeune âge c’est en raison de sa mort prématurée. Mon père était un grand homme et un grand Roi et j’ai peur de ne jamais parvenir à l’égaler. Le pouvoir ne m’intéresse pas, il est illusoire, tout comme l’or, les diamants et le prestige. Certes, ces illusions nous attirent par leur éclat éblouissant mais dès qu’on les possède on s’aperçoit de leur profonde vacuité.

Puis, à son tour, le souverain Sélénien s’approcha d’Aldaron et lui dis avec le même calme olympien que ce dernier avait employé précédemment :

- Si je suis mauvais pour le peuple et que je n’apporte que la souffrance autour de moi, vous n’aurez pas besoin de me faire tomber car je suis prêt à abdiquer de moi-même. A quoi bon sacrifier ma propre liberté et ma jeunesse si je suis incapable de veiller au bien de mon peuple et de le rendre heureux ? Cela voudrait dire que j’aurais fait ce sacrifice en vain. Alors certes, vous pensez surement que je suis un piètre empereur et un négociateur malhabile et vous avez raison de le penser car je manque cruellement d’expérience. La seule chose que je puis dire c’est que j’ai l’espoir de m’améliorer et de devenir un bon empereur. Porter la Couronne et diriger un peuple est une tâche d’une extrême difficulté et rien ne prépare à régner ! On ne nait pas empereur mais on le devient à force d’efforts et d’expérience et je ne veux pas renoncer sans avoir essayé et faillir à la promesse que j’ai fait autrefois à mon père. Je veux me montrer digne de sa confiance et des espérances de mon peuple.

Après cela, l’adolescent reprit la couronne qu’il avait déposée sur la table et la reposa sur sa tête, ressentant à nouveau sa lourdeur peser sur lui, telle une chape de plomb.

- Parfois le plus dur n’est pas de partir mais de rester, dit-il d’une voix adoucie.

Abandonner l’Empire ? Fuir loin de toutes ces responsabilités qui le forçaient à grandir trop vite et lui dérobaient peu à peu son insouciance. Pas une journée ne se passait sans que celui-ci n’y pense et ne lutte intérieurement contre cette idée. Mais quelles seraient les conséquences d’une telle défection ? L’empire imploserait-il en plusieurs cités libres qui se livreraient des guerres perpétuelles ? Des nobles se battraient-ils pour obtenir le pouvoir, faisant éclater une guerre civile ? Et pour l’Alliance des Cités libres, qui ne devait son unité qu’à son objectif anti-Kohan, cette abdication sonnerait-elle le glas de leur fragile unité ?

- Si votre soutien est une nécessité pour que la paix advienne et qu’elle est bonne pour le peuple, pour tous les peuples alors je suis prêt à l’accepter, quand bien même l’idée de dépendre de vous me déplait en tant qu’homme. Vos mots de politicien et vos arguments de négociant étaient impuissants à me convaincre car ce que j’attendais depuis le début c’était de connaitre celui que vous étiez vraiment à l’intérieur. Et si j’en crois vos actes passés et vos principes, alors vous saurez prendre la bonne décision et agir dans le bien de tous.

Ensuite Nolan s’éloigna à nouveau de la table et darda ses prunelles dorées sur son interlocuteur :

- Avez-vous autre chose à ajouter ? Si tel n’est pas le cas je pense que nous en avons terminé et j’aimerais me retirer.

Dehors la pluie tombait à verse et un vent humide s’engouffrait à travers la porte de la tente, accentuant son impression de malaise. Nolan n’éprouvait qu’une seule envie, partir très loin et en finir enfin avec cette entrevue des plus pénibles.

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    La rivière de ses mots coulaient pour combler le lit de leur discussion. Les premières paroles s'emplissaient enfin d'une signification certaine, une couverture souveraine et pleine de bon sens. L'analyse était critique, mais la critique n'était pas néfaste, elle était constructrice. Si Nolan avait appris cette leçon, c'était qu'il y avait de l'espoir pour lui. Unifier un peuple à tout prix, Korentin avait mis longtemps à en distinguer les effluves néfastes avant d'accepter à scission nécessaire. Probablement aussi parce que Fabius ne l'avait jamais vu sous cet œil. Il n'en demeurait pas moins vrai que le fils en avait pris bonne note et la guerre avait pu prendre fin. Aldaron n'était pas le seul protagoniste de l'Armistice. Il partageait cette heureuse victoire avec ceux qui l'avaient signé, avec lui. Si l'Empereur acceptait néanmoins qu'ils ne soient jamais une seule et même nation, c'est qu'il avait cerné l'erreur de ses aïeux. L'une des erreurs de ses aïeux. S'il s'en démarquait, probablement empruntait-il une voie sage vers la rédemption de sa lignée. L'éclat de ses prunelles verdoyantes s'adoucirent et il vint corriger avec une douceur passive : « Le monde que je décris sera tout aussi morcelé qu'hier et qu’aujourd’hui. Il n'y aura pas de mieux ou de pire. Je vous exposais que les nations ne seront plus fondées par le critère des races. Les hommes se divisent et là où l'immaculation réunit elfes et vampires, croyez-vous que les peuples qui les composent n'en deviendront qu'un seul ? Les races ne voudront plus rien dire. Seuls les intérêts communs seront souverains pour les faire se battre sous une même bannière. Il y aura des peuples, il y aura des gouvernements. Comme aujourd'hui. Mais ce ne sera plus l'empire des hommes, celui des vampires et celui des elfes. Ce seront l'empire de l'or, l'empire de l'anti-magie, l'empire des conquérants, l'empire des mages, l'empire des chants de la nature, l'empire des sages, l'empire des pacifistes, l'empire des dragonniers.... Que sais-je ? » Il haussa les épaules en bonne foi de son incapacité à prévoir l'avenir. Demain leur soufflerait les noms de ces peuples et ce qui ferait vibrer leur cœur. « Tout cela trouvera sa part d'ordre et de chaos. Vous avez raison, le reste ne sera plus qu'une épineuse question d'équilibre. » C'était là que la bas blesserait, comme souvent.

    Les renonciations tombaient, l'une après l'autre, ne lui laissant aucune satisfaction narcissique, véritablement. Son but n'était pas de l'écraser et de lui faire ployer le genou, c'était de lui montrer qu'il faudrait convenir à des concessions avec Délimar et mieux valait qu'il se soit débattu comme un fauve avec lui qu'avec eux. Le tempérament de l'empereur lui faisait entrevoir de l'espoir si, en effet, il en était parfaitement capable. S'il pouvait ne pas rester campé sur ses positions, alors les parties avanceraient toutes vers la conservation de l'Armistice. Il savait que Délimar serait intransigeante sur certains points, mais saurait aussi faire preuve de tolérance pour d'autres. Quant à Caladon, tant que cela ne touchait pas trop à son porte-monnaie et à son indépendance, elle serait la plus flexible de toutes pour parvenir à un accord. En revanche, sa dernière réplique le plongea dans une lassitude sans demie-mesure. Ainsi donc refusait-il son soutien, comme un mulet s'accroche à ses convictions bornées. Il ne devait pas s'y prendre de la bonne manière. La froideur intraitable n'aidait pas à former des liens, aussi impersonnels soient-ils. Lui qui avait cru y parvenir de la sorte se mettait le doigt dans l’œil jusqu'au coude. Il s'offrit donc, par pans sibyllins de sa psyché perturbée par la prison des monstres. Mot après mot, enrobés de ce qu'il savait faire de mieux en terme de métaphore chaotique, il avançait dans ce qu'il voulait exposer, engageant une emprunte pour y poser le pas de son pied, et il conclut d'une poigne ferme et habile sur le cœur de ses attentes. Il lui faisait son procès. Le procès d'un innocent à la lumière des crimes de ses pères, pour jauger du danger qu'il représentait, par héritage... Ou de l'espoir de renouveau qu'il pouvait incarner. Nolan trouverait-il ses mots crus si l'elfe affirmait qu'il était bien mieux que Korentin soit mort ? Par courtoisie, il lui épargnait le propos aussi violent par éthique que par vérité. Faire table rase du passé, tout en incarnant le pont avec celui-ci pour apprendre des erreurs d'antan. Nolan était encore blanc.

    La première conclusion du jeune humain le laissa stoïque. Il allait sans dire qu'il valait mieux percevoir la direction d'autrui pour mieux appréhender les pas. Savoir quand il était possible de marcher ensemble et quand les routes divergeaient. Il était aussi très difficile pour chacun de dévoiler son plan de croisière, au risque que de mauvaises intentions y placent des embuscades. Mais soit, Aldaron avait fait le choix de sa propre vulnérabilité au profit des intérêts du peuple. Il avait donné les armes pour le blesser... Enfin, le ciel semblait se découvrir d'une bien surprenante façon. De couronne et d'insigne, il n'y avait plus. Il ne restait que deux hommes pour se faire face et leurs mots criants de sincérité. Il n'y avait qu'un mal-être partagé, des plaies béantes à peine refermées que les épreuves ne feraient qu'ouvrir avant même que la cicatrisation ne soit faite. Les iris émeraude du bourgmestre restaient plantées sans faillir dans l'ambre dorée. Il goûtait à chaque sonorité de son discours, chaque expression de son regard, chaque émotion, chaque peur, chaque douleur, chaque espoir qui brillaient dans ses mires. Ses lèvres fines faisaient vœu de mutisme, refusant de le couper tant que Nolan s'en trouvait en si bel élan. Probablement n'aurait-il pas droit à ces mots deux fois. Et probablement que Nolan savait qu'il n'aurait qu'une seule chance, un seul instant pour se permettre de s'exprimer à cœur ouvert face à celui qui avait l'audace et le délire de prétendre le juger au nom du peuple martyr. La respiration du bourgmestre devenait longue et profonde et, dans la proximité physique que le jeune homme avait refermée, Nolan pouvait sentir son souffle maîtrisé et contenu effleurer son visage encore bien juvénile. Il n'était pas ce que son visage lisse prétendait. Il n'était pas l'homme sage, froid et distant. Sous le masque de grandeur, marbre solennel et puissant, il y avait de si nombreuses émotions qui s'alliaient et s'entrechoquaient. Trop même, pour un seul homme. De cette bataille psychique ne ressortait que ce souffle profond qui s'était allongé pour oxygéner ce que son agitation intérieure exigeait.

    De couronne et d'insigne, il n'y avait plus. Il ne restait que deux hommes pour se faire face et leurs mots criants de douleur étouffée, de frustration à avoir, dans les mains, tant de pouvoir et si peu d'actions pour en user. Dans l’énoncé de ses problématiques, l'humain l'avait touché, probablement plus profondément qu'il ne l'aurait voulu, qu'il ne l'aurait accepté. Mais c'était un fait : ses mots avaient empoigné son cœur, ramenant à la surface des souvenirs douloureux. Était-ce narcissique de dire qu'il se voyait en cet homme ? Qu'il se voyait du haut de son premier siècle à se voir annoncer la grossesse indésirée de celle qu'il avait séduit sans aimer ? Qu'il voyait son propre père lui réclamer d'être un politicien aguerri pour servir l'empereur des elfes ? Ses attentes qui pesaient sur son jeune âge. A peine 100 ans auprès du peuple sylvestre, c'était encore plus jeune que ne l'était Nolan. Un destin qu'Aldaron avait fui pour quoi ? Y revenir au bout du compte ? N'était-il pas ce politicien remarquable ? N'était-il pas ce père maintenant qu'il avait pris Valmys sous son aile ? Il lui avait fallu du temps pour apprendre. Mais au final, il y était revenu. Il avait fait ce chemin par lui-même et surtout, il l'avait fait avec l'environnement qu'il avait jugé le plus adéquat à sa personnalité changeante. Il avait perdu son fils biologique par ce choix. Il avait laissé Celëborn en arrière, avec sa mère. Et aujourd'hui ? Il pouvait tout affronter, tout combattre, tout sacrifier... Mais sa peur la plus viscérale était de faire face à cet enfant et de subir son rejet. Parce qu'il était le reflet de son égoïsme.

    Alors que le couronné se détournait, l'elfe reprenait l'insigne d'or laissé sur la table, manipulant l'objet entre ses doigts pour focaliser sa pensée. Lorsqu'il releva les yeux sur Nolan, son regard semblait lointain tout en étant fixé sur lui. Il avançait, vers lui autant que vers la sortie, annonçant là, le terme effectif de leur entretien. Il s'arrêta à sa hauteur pour reprendre d'une voix grave, profonde et lisse : « Partir. Rester. L'un et l'autre ont un prix élevé. Vous ne devriez pas sous estimer le tribu que l'on débourse lorsqu'on abandonne. Le plus dur, en vérité, ce n'est pas l'un ou autre, c'est de s'accrocher au choix qu'on a fait. Nombreux sont ceux qui paient plus qu'à leur tour parce qu'ils ont eu peur des conséquences de l'un, puis de l'autre. » Il appuya l'extrémité ronde de l'insigne d'or sur le torse du jeune homme, au niveau du palpitant : « Alors choisissez selon ce que votre cœur vous dit. » Il retira l'insigne pour ponctuer : « Et tenez bon. » Son regard, greffé face au sien, était à la fois dur et paternel. Fort et sensible. « Je vous aiderai pour cette fois-ci, mais je ne veux pas vous aider pour rien. » Il n'aimait pas les mauvais investissements. Ils n'étaient pas rentables pour le Marché Noir. Il devrait mettre du leste dans la bride financière qu'il infligeait à Sélénia. Une part de lui avait envie de laisser une chance à ce roi, plutôt que de l'étouffer. Il se détourna, cette fois pour quitter les lieux, mais il s'arrêta néanmoins devant le pan d'ouverture. Dehors, il percevait le temps nuageux et il sembla hésiter un instant avant de se retourner à nouveau vers Nolan. « Si vous le souhaitez, j'inviterai Achroma à aller à votre rencontre. Je ne peux pas vous promettre qu'il viendra. » Il ne l'y forcerai pas. Ivanyr avait droit à son libre arbitre. « Avisez votre garde pour qu'il passe dans vos rangs. Je ne voudrais pas déclencher un incident diplomatique en vous adressant mon mage-lame, vous comprenez ? Cela ferait un peu brouillon. » Il eut un petit sourire en coin, dérisoire, venant briser le masque froid qu'il arborait depuis le début de leur entrevue.

    « Il me faut néanmoins vous prévenir : il ne vous reconnaîtra pas. La mort l'a frappé d'amnésie et les souvenirs qu'il recouvre sont à la fois confus et... Douloureux. Je pense néanmoins que si votre reconnaissance est sincère, elle lui fera le plus grand bien. Ce monde est déçu de ne pas retrouver véritablement Achroma, cette image de héros fantasmagorique qui ne fait que desservir son humanité. Comme nous tous, il est un imparfait. Moi, je suis ravi qu'il ait été délesté des fardeaux atroces qu'il portait à ses derniers jours, après les horreurs de la Théocratie. » Il était de notoriété commune qu'Aldaron avait été proche du dragonnier, tels des amis fidèles, des frères d'armes et de larmes. C'était d'ailleurs Aldaron qui avait organisé ses funérailles. Et c'était Aldaron qui était resté devant le bûcher jusqu'à ce que les cendres, elles-même, consumées et froides, ne s'envolent aux quatre vents. « Ivanyr, c'est ainsi qu'on l'appelle. Ivanyr Veanya. C'est un homme apatride, probablement apprécierez-vous alors son objectivité et son esprit. Sa justesse. Elle m'inspire bien souvent. » Les traits de l'elfe étaient devenus subtilement doux à l'évocation de son Inséparable. Il attendit d'avoir son approbation ou son refus au sujet de la venue d'Achroma, puis il le salua d'un signe de tête et quitta la tente.

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Après que le couronné eut accepté de faire certaines concessions laissant entrevoir la possibilité d’un accord, l’atmosphère tendue qui régnait sous la tente parut soudain s’apaiser. Même la violence de l’averse et le grondement du tonnerre résonnèrent plus faiblement aux oreilles du jeune empereur. Le visage du bourgmestre Caladonien se détendit, abandonnant sa froideur marmoréenne et l’éclat de ses mires végétales se raviva. Les paroles qui s’échappèrent ensuite de ses lèvres étaient empreintes d’une douceur non feinte. Nolan l’écouta avec attention, analysant ses propos avant de répondre :

- Certes de tout temps, même au sein de sociétés unifiées, il existait des clivages et des divergences entre les membres qui les composaient et c’est ce qui faisait la richesse des communautés. Toutefois, je n’adhère pas totalement à votre idée concernant la disparition du sentiment d’appartenance à une race comme trait d’union au profit de buts et d’intérêts communs. Je pense que les identités nationales et raciales vont se transformer et prendre des formes nouvelles mais demeureront susceptibles de lier fortement les individus et de les regrouper sous une même bannière, tout comme les idéologies, qui ne les surpasseront pas mais coexisteront avec elles. Par ailleurs, une même personne peut avoir de multiples appartenances et s’intégrer dans plusieurs empires simultanément. Par exemple, quelqu'un peut se prévaloir d’une appartenance à l’Empire des Hommes et s’identifier également à l’Empire de l’or et des dragonniers. Il est possible d’épouser plusieurs idéologies et se battre pour différentes causes, du moment qu’elles ne soient pas incompatibles.

Le jeune Kohan lui-même n’était-il pas à la fois le monarque de Sélénia et le dragonnier d’Améthyste ? Ces deux bannières pouvaient faire battre simultanément son cœur et incarner ses idéaux. Cependant, tous deux tombaient d’accord sur l’essentiel, à savoir le fait que la quête de l'équilibre était indispensable.

Poursuivant leur conversation et butant sur le refus obstiné du jeune empereur d’accepter son soutien ; Aldaron n’eut guère d’autre alternative que de dévoiler sa psyché tourmentée, encore en proie aux affres du passé, et souillée par les crimes de Morneflammes, morceaux par morceaux. C’était presque un acte sacrificiel et l’adolescent s’empara de ses fragments d’âmes offerts en offrande, comprenant l’importance que ce geste revêtait pour l’elfe cendré. Ce dernier avait connu la prison des monstres, ce lieu de l’indicible horreur et son cœur en portait les stigmates indélébiles. Puis, avec un calme impassible, celui-ci révéla au dernier héritier de la lignée Kohan que le véritable but de ces négociations était de faire son procès et d’évaluer le danger qu’il représentait à l’aune des crimes de ses pères.

Les mots étaient criants de vérité et peu à peu les masques des apparences tombèrent, les insignes s’effacèrent, laissant apparaitre ce qui se dissimulaient derrière leurs visages de statues et leur expression régalienne. Penché au-dessus du souverain Sélénien, l’elfe à la chevelure opalescente plongea ses mires d’émeraudes dans ses prunelles d’or et celui-ci put sentir son souffle tiède lui caresser le visage.

Sa respiration était profonde, contenue mais, de même que ses iris couleur de forêt vierge, elle révélait le chaos émotionnel qui habitait le bourgmestre de Caladon à cet instant. Machinalement, Nolan posa la main sur sa poitrine de ce dernier, à l’endroit où se logeait le cœur, protégé derrière son armure. Sans cette muraille d’acier, peut-être aurait-il senti le palpitant d’Aldaron battre à tout rompre, submergé par un torrent d’émotions faisant éclater la carapace de glace qui l’entourait. Pourrait-il un jour tenir ce cœur givré au creux de sa main et disposer du pouvoir d’en guérir les blessures non-cicatrisées ou de le broyer en la refermant ?

Troublé, à la fois par cette proximité physique et ce tumulte intérieur qu’il devinait sous le masque cendreux de l’elfe, le couronné s’empressa de s’éloigner, instaurant à nouveau la distance afin de lui signifier le fossé qui les séparait ainsi que son désir de mettre fin à cet entretien.
Le dirigeant Caladonien reprit l’insigne qui se trouvait sur la table et le manipula brièvement avant de marcher d’un pas lent en direction de la sortie. Parvenu à la hauteur de l’adolescent, il s’arrêta et s’adressa à lui d’une voix emplie de gravité, évoquant le lourd tribut à payer pour chacun de ses choix. Nolan ferma les yeux, méditant sur ces paroles et songea à ce qui se passerait s’il renonçait la couronne et à la lancinante culpabilité qui le tarauderait en cas d’abdication ; le visage sévère de Korentin son père lui apparut en pensée et le jeune Kohan pouvait presque entendre sa voix solennelle lui reprocher un tel acte de lâcheté.

Soudain, le jeune homme sentit une légère pression s’exercer contre sa poitrine, à l’endroit où se trouvait son palpitant. Un frisson l’envahit lorsqu’il entendit les paroles sibyllines d’Aldaron. Ecouter son cœur et tenir bon ? Soulevant ses paupières, le souverain Sélénien remarqua le regard intense de l’elfe rivé sur lui et entendit la suite de son propos.

- J’agirais en fonction de mes principes et de ce que me dicte mon cœur, dit-il dans un souffle en lui rendant son regard.

Juste avant de quitter la tente, son interlocuteur se retourna et lui fit la proposition d’inviter Achroma à aller à sa rencontre s’il le désirait. Arborant un sourire empli de douceur, l’elfe cendré ajouta que l’ancien était frappé d’amnésie et répondait dorénavant au nom d’Ivanyr Veanya. En entendant ses mots, Nolan demeura pensif et silencieux un bref instant avant de répondre.

- Si Ivanyr doit venir à moi, je désire que cela soit de sa propre volonté et que la voix de son cœur soit son unique guide. S’il accepte de me rencontrer, dites-lui que je l’attendrais un peu en dehors de mon camp et que je serais seul.

Ensuite, le jeune empereur sortit à son tour et une fois dehors, celui-ci respira une gorgée d’air pur et le souffle du vent qui caressait son visage était imprégné du parfum de la pluie. En levant ses prunelles dorées vers le ciel nuageux, ce dernier songea qu’après l’averse venait l’éclaircie, tout comme l’espérance succédait à la tourmente.

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