Durant l’énoncé des propositions du jeune empereur, Aldaron adopta une attitude silencieuse, semblant absorbé dans une méditation soucieuse et lorsqu’enfin ce dernier prit la parole afin de répondre à sa dernière question ; sa voix feutrée aux accents lointains donna une réponse immédiate, comme désireuse d’asséner une criante vérité : « Parce que je n’agis pas pour mon image ». S’agissait-il d’une insinuation à peine voilée à l’encontre du dirigeant de Sélénia ?
Dès après, l’elfe aux cheveux de lait et à la peau cendré détourna son regard en direction du battant de la tente battu par la pluie et le vent, comme pour mirer le carré de morosité du monde extérieur qui se trouvait à la fois si proche et pourtant si lointain. Le lustre de ses prunelles végétales était obscurci par un nuage de mélancolie et de lassitude et une grande impression de solitude émanait de lui, ressemblant en tout point à celle qu’il arborait lors de l’arrivée du jeune empereur.
Le bourgmestre de Caladon tentait-il par-là de lui signifier que celui-ci se sentait acculé, empêtré dans des palabres interminables et cherchait à fuir par la pensée une situation insoluble ?
Nolan, lui-même se sentit gagné par ce sentiment d’impuissance face à ces négociations qui pataugeaient et se résumaient à un dialogue de sourds, lui faisant craindre qu’ils ne puissent parvenir à un accord pérenne. Pourtant, en son for intérieur, le monarque Sélénien ne parvenait guère à se résoudre à une telle issue et décida d’attendre la suite des paroles de son interlocuteur avant de se prononcer sur une éventuelle résolution de leurs différents ou la survenue d’un nouveau blocage.
Enfin après quelques instants de silence pensif, Aldaron darda ses émeraudes à l’éclat incisif sur son vis-à-vis et répondit à sa question sur l’esclavage à Caladon. L’empereur-enfant l’écouta sans l’interrompre et analysa le bien-fondé d’une telle explication. Cependant, il jugea son argumentation peu convaincante, notamment en raison du caractère trop déterministe de son assertion concernant l’abolition de l’esclavage à Caladon.
En effet, prédire le futur avec certitude s’avérait une tâche impossible en raison de la multiplicité de facteurs aléatoires susceptibles d’inférer sur le cours des évènements. Sans compter que si Caladon possédait des valeurs liées à la liberté, celles-ci coexistaient avec d’autres valeurs en rapport avec le commerce et l’esclavage représentait une manne financière précieuse pour cette cité-état qui vouait un véritable culte au lucre. Peut-être que l’esclavage représentait la face sombre de Caladon, sa part de chaos et d’ambiguïté. Tout comme une même société pouvait afficher un puritanisme rigoureux en surface, et dissimuler la plus sordide prostitution au sein de ses bas-fonds. Par ailleurs, l’adolescent éprouvait le sentiment que son interlocuteur, par une pirouette intellectuelle, éludait la réponse à sa question et évacuait la problématique actuelle de l’esclavage à Caladon en abordant un futur hypothétique où celle-ci aurait disparu. Toutefois, ce dernier ne s’en formalisa pas outre mesure et abandonna l’idée de se lancer dans un débat enflammé à ce sujet, préférant se concentrer sur la suite de la discussion.
- Je partage votre point de vue quant à la richesse et la diversité culturelle des peuples et le fait que si un homme issu d’une culture différente tentait de gouverner une autre cité que la sienne, celui-ci l’a rendrait probablement malheureuse en raison des multiples incompréhensions qui en résulteraient. Cela dit, il existe peut-être des exceptions, vous par exemple, vous êtes un elfe mais vous avez vécu la majeure partie de votre existence parmi les Hommes.
En effet, le bourgmestre Caladonien représentait un individu pour le moins singulier et ses traits reflétaient la grâce éthérée du peuple Sylvain, son esprit en revanche paraissait empreint de syncrétisme culturel, à l’image de cette cité qu’il gouvernait et dont il était devenu une figure emblématique.
- C’est sans doute également pour cette raison que le Sud s’est insurgé contre moi car je n’arrivais pas à comprendre les cités-libres en raison de certaines divergences culturelles et que je les rendais malheureuses. Le Nord possède une culture et une mentalité très différente de celle de la Délimar qui compte parmi son peuple de nombreux Glacernois, Alayiens et Lyssiens. Quant à Caladon, celle-ci a toujours été profondément attaché à son indépendance et à ses valeurs issues du libéralisme.
Puis, il haussa doucement les épaules et poursuivit :
- Dès lors, il est préférable que Calastin se soit scindée en deux parties distinctes afin de permettre à chacun de poursuivre sa route et de trouver l’équilibre ainsi que le système politique qui lui convient.
Sa voix s’acheva dans un souffle. Il s’agissait d’un constat amer mais froidement lucide et après l’idéalisme venait le temps des désillusions et enfin la dure acceptation de la réalité. Le jeune Kohan avait-il fait preuve de naïveté ou d’arrogance en croyant pouvoir réunifier le grand Empire qui, n’eut été la trahison de Fabius, devait revenir à Korentin ? Peut-être les deux.
- Mon père s’est battu avec acharnement durant des années pour récupérer son héritage qui lui avait été arraché en raison de la perfidie de Fabius. Leurs guerres incessantes ont marqué mon enfance et c’est grâce à la signature d’un traité divisant l’Empire en deux Royaumes distincts, Gloria et Aldaria, qu’un semblant de paix a pu être retrouvé. Si mon père s’était acharné à tenter de regagner l’entièreté de son héritage dérobé de nombreuses vies auraient été perdues. Parfois il faut savoir renoncer et sacrifier quelque chose pour obtenir une chose encore plus précieuse. Il a décidé d’abandonner cette lutte qui aurait causé des tourments et d’innombrables morts dans les deux camps si elle s’était poursuivie, car Fabius possédait de nombreux partisans, afin d’obtenir la paix et se concentrer sur la prospérité de son Royaume.
Nolan poussa un profond soupir et ses prunelles ambrées se rivèrent sur son interlocuteur, le mirant avec gravité.
- Le monde que vous décrivez serait un monde morcelé, empli d’instabilité et de chaos. Plus rien ne ferait trait d’union entre les individus hormis des alliances éphémères où les alliés d’hier seraient susceptibles de devenir les ennemis de demain au gré d’intérêts changeants. Je ne sais pas si un tel état serait souhaitable, de la même façon que la renaissance d’un grand Empire réunifiant tous les peuples risquerait de conduire à l’hégémonie et ne permettrait pas à la diversité de s’exprimer. Cela dit, le regroupement de plusieurs nations sous la bannière d’un empire n’est pas forcément une mauvaise chose et peut jouer un rôle de stabilisation face au chaos, elle peut également représenter un facteur de protection face au risque de conflits qui résulteraient d’un morcellement trop important des peuples. Je suppose que tout est question d’équilibre.
Les paroles suivantes d’Aldaron concernant les Baptistrels laissèrent le monarque sélénien pensif et après un instant de silence, ce dernier répondit d’un ton calme:
- Ce n’est pas tant que j’adhère aveuglement à la vérité des maitres Baptistrels, je sais pertinemment qu’il n’existe aucune vérité universelle mais je crois qu’une part de moi envie leur pouvoir, ou plutôt celui que je leur prête et qui me fait croire sans doute à tort qu’il les met à l’abri du mensonge et de la trahison. Je suis conscient que ces magiciens possèdent leurs propres limites et que si je m’obstine dans cette voie afin de me rassurer en me raccrochant à une sérénité illusoire, des hommes et des femmes de la Délimare risquent de se sentir heurtés dans leur sensibilité et d’en souffrir. Dès lors, je préfère renoncer à cette idée voire même à faire appel aux maitres Baptistrels car je conçois que leur présence à l’intérieur des souterrains puisse compliquer la collaboration avec les Délimariens et envenimer nos relations. Je suis même prêt à faire un pas supplémentaire envers l’intendante en demandant à mes hommes de renoncer à l’usage de magie et d’objets magiques au sein de ces galeries dans l’espoir que ce geste contribue à apaiser quelque peu les tensions entre nos deux nations.
Le souverain Sélénien avait conscience qu’il lui faudrait affronter une part d’incertitude et surmonter sa méfiance si celui-ci désirait sortir de l’impasse et que ce pas fait en direction de la Délimar pouvait les aider à faire preuve d’une plus grande tolérance mutuelle.
Le couronné écouta sans sourciller la remarque sarcastique de l’elfe à la peau cendrée qui demeura ensuite un moment silencieux tout en lui lançant un regard lourd de sous-entendus.
- Est-ce que j’ai beaucoup d’aplomb ou d’innocence d’avoir fait une telle proposition après vous avoir tapé sur les doigts ? Les deux je suppose, dit-il en affichant un léger sourire.
La suite du discours du dirigeant de Caladon fut du même acabit, mêlant allégrement tentatives d’intimidation et sarcasmes, visant à décrédibiliser la contrepartie demandée, ce qui eut pour effet de faire naitre un léger agacement chez le jeune humain bien que celui-ci n’en laissa rien paraitre et conserva un masque imperturbable. Toutefois, ce dernier ne pouvait occulter le fait qu’une telle demande génèrerait une certaine réserve voire une franche hostilité chez certains membres de l’Alliance.
- Fort bien, puisqu’il semblerait qu’une telle demande de ma part soit susceptible de créer plus de mal que de bien et serait dommageable aux intérêts d’autres parties, je suis prêt à y renoncer intégralement. Je ne suis pas un homme orgueilleux et borné au point de m’entêter dans mes erreurs et de refuser de me remettre en question quand quelqu’un m’en fait état. Au contraire, dès l’instant où l’on me démontre que j’ai tort et que je suis susceptible par mon attitude de causer des dommages à autrui je suis capable de faire totalement marche arrière et de revenir sur ma décision initiale. Dès lors, je me contenterais de sécuriser ces terres et d’informer l’Alliance sans rien demander en échange, ce qui aura pour effet de prouver ma bonne volonté à Caladon en lui permettant d’économiser l’argent d’une troupe de mercenaires tout en rassurant mon peuple.
Il ne s’agissait point de paroles prononcées à la légère, le jeune monarque s’il n’était guère à l’abri de l’erreur, en raison de sa nature perfectible, s’avérait également capable de réviser entièrement un jugement ou une opinion préconçue pour peu qu’on lui fournisse la preuve de leur caractère erroné, faisant preuve par cette attitude d’humilité et d’ouverture d’esprit.
Leurs palabres se poursuivirent sur le même ton acerbe et se résumaient désormais à un rapport de force plutôt qu’à une conciliation où chacun d’entre eux tenterait de trouver un terrain d’entente. Aldaron réitéra ses mises en garde concernant la Délimare et insista sur le fait que son soutien était une nécessité si le jeune empereur désirait réellement la paix.
- Je ne cherche pas à lier la Délimare à Sélénia ni à les amadouer pour obtenir d’eux une quelconque faveur, si la séparation entre nos nations a eu lieu c’est pour une bonne raison. Tryghild Svenn est une femme dotée d’un grand sens de l’honneur et j’admire ce qu’elle accomplit pour son peuple. Malgré la dureté de ses mots et la colère qui gronde en elle, je sais que c’est avant tout une femme qui a beaucoup souffert. Si l’occasion m’est donnée de la rencontrer, j’aimerais lui exprimer mes sincères regrets pour tout ce qu’elle a enduré à cause des membres de ma lignée même si je n’en suis pas directement responsable.
Nolan ressentait une profonde lassitude de ce procès d’intention que ne cessait de lui faire l’elfe cendreux depuis le début de leur entrevue où peu importe la teneur de ses paroles ou ses actes, il était d’avance jugé coupable et condamné. A quoi bon s’échiner à dialoguer ou tenter de convaincre quelqu’un aussi fermé d’esprit et engoncé dans ses certitudes ?
Puis, celui-ci ajouta d’un ton ferme en dardant ses mires de topaze sur son vis-à-vis :
- De la même façon que je ne souhaite pas lier la Délimare à Sélénia, je ne désire pas que Sélénia se voit imposer un lien non désiré par qui que ce soit.
En effet, l’attitude d’Aldaron à son égard le laissait perplexe et son désir de lui imposer son soutien, en le faisant passer pour une extrême nécessité, passant outre ses réticences, lui faisait craindre que ce dernier ne tente d’exercer sur lui une tutelle implicite en le transformant en fantoche. Certes, d’un point de vue rationnel, le jeune empereur pouvait admettre que le bourgmestre Caladonien constituait un négociateur plus habile et un interlocuteur plus approprié pour dialoguer avec la Délimare ; pourtant la part de lui-même, plus émotionnelle, ne parvenait pas à se résoudre à accepter son soutien. Sans doute car l’elfe s’y prenait d’une très mauvaise manière en faisant preuve d’un autoritarisme agressif à son égard au lieu de chercher à le rassurer afin de gagner sa confiance. Aussi l’empereur-enfant se mura-t-il ensuite dans une attitude de silence hostile, ne descellant pas les pétales de ses lippes.
« Nolan ». Les mots d’Aldaron étaient presque inaudibles et l’entendre prononcer à nouveau son nom fit un naitre un tressaillement chez l’adolescent et son palpitant s’accéléra.
Dès après l’elfe aux cheveux opalescents détacha la fibule d’argent, qui retenait l’emblème de Caladon et l’insigne de sa fonction, et la déposa sur la table avant de se lever.
Le couronné suivit du regard cette silhouette longiligne, drapée dans sa cape bleu irisé, qui marcha d’un pas lent jusqu’à un coin sombre de la tente. Que cherchait-il à faire ? L’instant d’après, l’elfe cendré revint sur ses pas et posa ses deux mains sur le dossier de la chaise avant de lui poser une question pour le moins surprenante.
Le jeune Kohan demeura muet, ne sachant que répondre et sentant sourdre en lui un certain malaise. Sans lui laisser le temps de s’appesantir davantage sur cette singulière entrée en scène qui frappait de par son caractère aussi brutal qu’inattendu ; Aldaron poursuivit, semblant répondre lui-même à la question posée comme s’il se livrait à un étrange soliloque. Un sourire paisible s’afficha sur ses lèvres lorsque celui-ci avoua avoir commis de telles atrocités, dévoilant la part obscure de sa personnalité.
Afin de le rassurer et de lui montrer ce qui se cachait sous la surface des apparences, l’elfe à la peau cendreuse avait accepté de se départir de son armure de dureté et de mettre une part de son âme à nu, en montrant les failles et les aspérités, les blessures et les stigmates de sa captivité.
Cependant derrière ce mélange de provocation et de cruauté, tel un ultime rempart destiné à protéger son intimité, Nolan devinait la grande fragilité intérieure de l’elfe et l’indicible peur qui se tapissait dans les tréfonds de son être.
Dévoiler ainsi une partie de son intériorité et certains des aspects les plus noirs de son passé représentait un acte courageux et une sorte de sacrifice. Sans doute, Aldaron avait-il deviné qu’il s’agissait du seul moyen de gagner la confiance du jeune empereur mais aussi du plus douloureux et effrayant car touchant à sa part la plus vulnérable. En offrant sa psyché en pâture, il lui conférait le pouvoir de le blesser ; heureusement, l’adolescent n’était guère animé de mauvaises intentions à son égard. Sans doute même préférait-il connaitre le véritable visage de son vis-à-vis : celui qui se dissimulait derrière le masque charismatique du politicien et du négociant et qui représentait un être abimé dont le reflet brisé laissait entrevoir de multiples facettes.
La suite du discours de l’elfe cendré ne fut qu’un enchainement de questions paraissant moins s’adresser à son interlocuteur que visant à démontrer son propos. A savoir que les actes représentaient le fondement de sa personnalité et qu’il était déterminé à agir pour préserver ce qui, à ses yeux, constituait le souverain bien.
Nolan l’écoutait, l’esprit en proie à de multiples questionnements et le cœur empli de sentiments ambigus. Aldaron était un bourreau ou une victime ? Un salvateur ou un traitre ? Eprouvait-il du dégout ou de la pitié ? Peut-être les deux à la fois ainsi qu’une profonde compassion. La réalité était complexe et pleine de nuances et un même individu pouvait être à la fois un monstre et un martyr, tout comme plusieurs sentiments contradictoires pouvaient s’entremêler. Une chose était certaine, Aldaron avait vécu des choses atroces dont nul ne ressort indemne et l’adolescent désirait par-dessus tout que de telles ignominies ne se reproduisent plus jamais.
Le bourgmestre de Caladon poursuivit son discours et vint poser ses deux mains sur la table avant de se pencher au-dessus de l’adolescent dans une proximité troublante. Ensuite, il lui révéla ses véritables intentions et le simili procès qui se dissimulait derrière ses négociations. Les paroles sibyllines de l’elfe ne firent naitre en lui que de la perplexité tant elles ressemblaient à un délire de toute puissance. Comment Aldaron pouvait-il s’arroger le droit de décider qui étaient les bons et les mauvais et sur base de quels critères, somme fort subjectifs, parvenait-il à le déterminer ? Fonctionnait-il sur un mode binaire qui scindait le monde en deux catégories, les « gentils » à protéger et les « méchants » à détruire ? Toutefois, l’adolescent n’avait guère envie de polémiquer à ce sujet et préféra se lever de son siège car la proximité physique de son vis-à-vis faisait naitre en lui un certain malaise.
Il marcha dans la tente d’un pas lent, les mains croisés derrière le dos et dit d’un ton calme :
- Je préfère que vous me disiez la vérité en face et connaitre vos véritables intentions vis-à-vis à moi, c’est désormais chose faite.
Nolan garda le silence un long moment, se concentrant sur le bruit de la pluie battante et le grondement du tonnerre qui résonnait dans le lointain, sans doute prémisse d’un violent orage.
- Vous me demandez d’essayer de m’en sortir n’est-ce pas ? Je vous répondrais que mon but n’est pas de sauver ma tête si je suis mauvais pour le peuple. Au contraire, quel intérêt ?
Il poussa un profond soupir avant de poursuivre :
- Vous pensez que la couronne est tout ce qui m’intéresse n’est-ce pas ?
Ayant achevé sa phrase, le jeune empereur revint vers la table et retira sa couronne qu’il déposa juste devant Aldaron :
- Et si je vous répondez que je ne suis pas heureux d’être empereur et que la couronne si elle peut ressembler à un privilège est également un terrible fardeau ? Si le pouvoir permet d’accomplir de grandes choses, il y a aussi un prix à payer car chaque médaille possède son revers et un grand pouvoir signifie aussi d’immenses responsabilités. Regardez-moi, je n’ai que 17 ans, qu’est-ce que vous croyez que je ressens au fond de moi ? A mon âge, certains sont incapables d’assumer la charge d’une famille alors que moi ce n’est pas du sort d’une famille mais de milliers que je dois m’occuper et vivre avec l’angoisse de prendre la mauvaise décision alors que tant de vies sont en jeu.
Pourquoi lui révélait-il toutes ces choses intimes ? A quoi bon, le bourgmestre de Caladon serait probablement incapable de le croire ou même de les comprendre, à ses yeux, comme pour tant d’autres le jeune Kohan ne représentait rien d’autre que l’héritier d’une lignée décadente et était né sur un sommet qu’il n’avait jamais dû gravir. Mais la contrepartie d’un tel « pouvoir » était le sacrifice de sa liberté, de l’insouciance de sa jeunesse et même de la possibilité de choisir sa propre destinée. C’est Orfraie, également née princesse, qui lors d’une discussion nocturne dans le parc du palais, lui avait laissé entrevoir les mirages de la liberté et une possible délivrance du fardeau de la Couronne…un jour peut-être. Elle qui avait renoncé à son devoir de princesse en refusant un mariage arrangé imposé par son père afin de choisir son destin.
- Si je le pouvais j’échangerais cette couronne sans l’ombre d’une hésitation contre la vie de mon père. Ce n’est pas moi qui devrais être Roi mais lui et si je règne malgré mon jeune âge c’est en raison de sa mort prématurée. Mon père était un grand homme et un grand Roi et j’ai peur de ne jamais parvenir à l’égaler. Le pouvoir ne m’intéresse pas, il est illusoire, tout comme l’or, les diamants et le prestige. Certes, ces illusions nous attirent par leur éclat éblouissant mais dès qu’on les possède on s’aperçoit de leur profonde vacuité.
Puis, à son tour, le souverain Sélénien s’approcha d’Aldaron et lui dis avec le même calme olympien que ce dernier avait employé précédemment :
- Si je suis mauvais pour le peuple et que je n’apporte que la souffrance autour de moi, vous n’aurez pas besoin de me faire tomber car je suis prêt à abdiquer de moi-même. A quoi bon sacrifier ma propre liberté et ma jeunesse si je suis incapable de veiller au bien de mon peuple et de le rendre heureux ? Cela voudrait dire que j’aurais fait ce sacrifice en vain. Alors certes, vous pensez surement que je suis un piètre empereur et un négociateur malhabile et vous avez raison de le penser car je manque cruellement d’expérience. La seule chose que je puis dire c’est que j’ai l’espoir de m’améliorer et de devenir un bon empereur. Porter la Couronne et diriger un peuple est une tâche d’une extrême difficulté et rien ne prépare à régner ! On ne nait pas empereur mais on le devient à force d’efforts et d’expérience et je ne veux pas renoncer sans avoir essayé et faillir à la promesse que j’ai fait autrefois à mon père. Je veux me montrer digne de sa confiance et des espérances de mon peuple.
Après cela, l’adolescent reprit la couronne qu’il avait déposée sur la table et la reposa sur sa tête, ressentant à nouveau sa lourdeur peser sur lui, telle une chape de plomb.
- Parfois le plus dur n’est pas de partir mais de rester, dit-il d’une voix adoucie.
Abandonner l’Empire ? Fuir loin de toutes ces responsabilités qui le forçaient à grandir trop vite et lui dérobaient peu à peu son insouciance. Pas une journée ne se passait sans que celui-ci n’y pense et ne lutte intérieurement contre cette idée. Mais quelles seraient les conséquences d’une telle défection ? L’empire imploserait-il en plusieurs cités libres qui se livreraient des guerres perpétuelles ? Des nobles se battraient-ils pour obtenir le pouvoir, faisant éclater une guerre civile ? Et pour l’Alliance des Cités libres, qui ne devait son unité qu’à son objectif anti-Kohan, cette abdication sonnerait-elle le glas de leur fragile unité ?
- Si votre soutien est une nécessité pour que la paix advienne et qu’elle est bonne pour le peuple, pour tous les peuples alors je suis prêt à l’accepter, quand bien même l’idée de dépendre de vous me déplait en tant qu’homme. Vos mots de politicien et vos arguments de négociant étaient impuissants à me convaincre car ce que j’attendais depuis le début c’était de connaitre celui que vous étiez vraiment à l’intérieur. Et si j’en crois vos actes passés et vos principes, alors vous saurez prendre la bonne décision et agir dans le bien de tous.
Ensuite Nolan s’éloigna à nouveau de la table et darda ses prunelles dorées sur son interlocuteur :
- Avez-vous autre chose à ajouter ? Si tel n’est pas le cas je pense que nous en avons terminé et j’aimerais me retirer.
Dehors la pluie tombait à verse et un vent humide s’engouffrait à travers la porte de la tente, accentuant son impression de malaise. Nolan n’éprouvait qu’une seule envie, partir très loin et en finir enfin avec cette entrevue des plus pénibles.