La foule est enthousiaste. Ça parle, ça rigole, ça s’esclaffe. Il y en a dans tous les sens, de chaque côté, à chaque coin de rue. L’ouïe se perd dans tout ce vacarme vivant.  Les simples mots ont du mal à prendre place et ils se transforment en sonorités qui s’accumulent les unes sur les autres, avant qu’on ait le temps de les comprendre. Dans ce tumulte sonore, il n’y a pas que les langues, mais aussi les tintamarres des cloches des échoppes. Elles sonnent pour attirer les foules. Des troubadours et des fanfarons sont aussi de la partie, ils claquent, frappent et soufflent dans leurs instruments pour jouer des mélodies à la limite de la cacophonie.


Des enfants jouent et courent à travers les jupes de leurs mères, ils se glissent habilement derrière les passants. D’autres enfants plus grands, utilisent ce don d’habileté pour glisser leur main dans quelques besaces et la ressortir, poignée fermée sur la bourse remplie de pièces d’or qu’ils viennent de soutirer.


Ça sent bon le pain chaud, le cumin et le clou de girofle. Les légumes sortis s’étalent en farandole de couleur et de fraicheur. Une marmite posée sur des braises ameute les foules. On sert de la soupe d’Arkange, un produit très répandue dans la région on en trouve beaucoup dans les cultures. C’est une coloquinte qui contrairement aux autres a une écorce foncée et la chair dorée. Elle a un gout sucrée prononcée dont le monde en raffole. Cuisinée en potage, elle garde sa couleur dorée et ressemble à la texture du miel. Si on y ajoute certaines herbes, elle peut devenir un produit exceptionnel qui redonne de l’énergie à celui qui la boit. Grâce à sa couleur, on raconte que ceux qui s’en abreuvent obtiennent force et chance, d’où le nom qu’on a attribué à l’ingrédient principale « Arkange. » Deux fermières s’affairent autour de la marmite et remplissent les terres cuites qu’on leur tend de la mixture. Beaucoup de pauvres et d’enfants font la queue pour profiter de ce repas. C’est un mets qui s’offre, il est blâmé celui qui fait payer un produit aussi ordinaire et symbolique.


Pas à pas, Eloi avance dans cette grande allée bondée et continue de découvrir l’étendue du marché de Caladon. Toutes les échoppes sont protégées par de grands tissus colorés au cas où le mauvais temps arriverait. Du bleu, de rouge, du vert, du jaune, des motifs, des rayures, c’est aussi explosif qu’un feu d’arc-en-ciel. Les marchands sont affairés entre leurs hurlements face à la foule et leur bras qui mécaniquement remplissent les sacs, récupèrent les pièces et rendent la monnaie. Autant d’automatismes qu’une horloge. Certains prennent le temps de discuter avec leur clientèle, d’autre passe de client en client sans avoir le temps de relever les yeux. Des fruits, des légumes, de la viande, du bétail, du poisson, des épices, des herbes, des céréales, il y a tout ce qu’un habitant de Caladon souhaite trouver.


La première partie du marché constitue l’ensemble de l’alimentaire et elle s’étend déjà sur deux kilomètres. Ensuite, ce sont les tissus et les batiks. Les impressionnants rouleaux déroulent les soies et les laines sous les yeux des passants. On trouve aussi du cuir et des chaussures, des peaux de bêtes, des besaces et des chapeaux. Quelques bijoux font de l’œil aux passantes, ils sont plus rares sur les marchés, mais de ce fait, la plupart ne sont pas aussi beaux et rares que ce que les vendeurs prétendent. Eloi le sait, les attrape-nigauds font la fortune des marchands. Finalement, le marché ressemble bien à celui de Sélennia à part qu’il est plus grand et surtout plus diversifié dans ses produits. Ici, toutes les espèces se côtoient, des nains, quelques elfes, de nombreux graarhs, des humains. C’est un vrai panel de mixité culturelle et de genre.


Les échoppes de tissus s’étendent sur un kilomètre environ. On trouve en troisième et dernière partie les marchands d’antiquités, les artisans, les libraires et les vendeurs d’objets particuliers. De nombreux colporteurs viennent ici présenter leurs trouvailles et richesses venant de chaque recoin du monde où ils seraient soi-disant passés. Sur cette étape du marché on rencontre moins de passants et beaucoup plus de mages. Quelques curieux et collectionneurs sont quand même présents, mais il faut avoir une bourse remplie et un peu de culture pour pouvoir s’intéresser à ces derniers commerces. Ici aussi on trouve de tout. Fioles, potions, ingrédients et objets ésotériques, pierres, manuscrits, bâtons, plumes, instruments de recherche… Le marché de Caladon regorge de richesses. Pour avoir le temps de faire le grand tour du marché, il faut compter la moitié d’un lever de soleil. Si on prend en considération les arrêts sur quelques échoppes, prendre l’ensemble de la matinée n’est pas si déraisonnable que ça.


Eloi se rappelle l’enfance passée  au côté de Darhdjo. Le vieil homme l’emmenait souvent sur les marchés pour tenir la boutique. Eloi passait beaucoup de temps à l’observer en train de vendre ses manuscrits. Il avait l’art et la manière de mentir et d’inventer des histoires incroyables aux passants, ses mots étaient choisis avec beaucoup de précision et de poésie pour faire rêver ceux qui, par la suite, achetaient ses babioles avec beaucoup d’espoir. La vieille bique n’avait pas été un voleur pour rien. Ce souvenir lui arrache un sourire. Un trio d’enfant passe en le bousculant sans même le voir, ils jouent à vivre des aventures héroïques comme leurs histoires contées. Eloi ressent une nostalgie qui s’empare de lui du bout de ses pieds jusqu’à son cou. Lui aussi faisait partie d’un trio il y a longtemps.


Soudain, des cris au loin le font sortir de ses songes. Il y a de l’agitation et ça se rapproche. « Arrêtez-le ! » « Stop ! » « Ecartez-vous du passage, vous gênez ! » Eloi s’écarte du chemin comme les autres passants et trois silhouettes passent en courant devant lui. Le temps semble s’arrêter quand la troisième personne passe à proximité de son visage. Il remarque ses cheveux longs et blonds en pagailles qui flottent dans l’air, ses yeux verts émeraude et son regard téméraire.  Elle est fixée sur son objectif et passe à une allure vive devant lui sans le voir. Lui par-contre, la reconnue. « Bellys » En une fraction de seconde ces trois silhouettes sont déjà loin. Si Bellys est là, Clödth l’accompagne. Pris d’une étonnante énergie, Eloi emprunte une rue adjacente et tente de les rattraper en coupant par les ruelles. Grâce à sa mémoire, il connait le plan exact de Caladon et anticipe le trajet des trois fuyards. Encore un escalier à descendre et comme il l’a prévu, il se retrouve en face des trois qui ne semblent pas vouloir arrêter leur course. Il brandit son bâton et effectue un geste de commande. Le premier homme s’immobilise net dans son mouvement. Les deux autres, surpris, tentent de s’arrêter, mais le trop plein d’élan leur fait finir la course dans un buisson.



Eloi observe l’homme qu’il a immobilisé, il a la dégaine d’un voleur de seconde zone, mal vêtu, mais sacrément armé. Deux dagues aux mollets, un stylet dans la main et trois disques tranchants à la ceinture. Il se retourne vers les deux autres qui se relèvent tant bien que mal des buissons feuillus. La jeune fille enlève les feuilles emmêlées dans ses cheveux et son visage s’illumine quand elle le voit. « Clödh, regarde ! C’est Eloi. » Elle lui saute au cou puis Clödh vient les rejoindre avec un sourire chaleureux. Les deux hommes se font une accolade.


- Comment se fait-il que tu sois plus grand que moi ? Demande Clödh avec humour. La dernière fois tu ne dépassais pas mes épaules.



- Nous avions sept ans Clödh. Que faites-vous ici ?



- A Caladon ? Tu as devant toi des soldats de la garde. Nous faisions une ronde au marché jusqu’à ce que ce voleur nous tombe dessus. Il a lâchement dévalisé la bourse d’une femme après l’avoir poignardée. Ces types sont de la pire espèce. Même les vampires ne sont pas aussi sadiques.



Bellys s’approche du voleur toujours figé dans son action et fouille dans sa besace. Elle en sort une bourse remplie de pièces d’or et l’accroche à sa ceinture. Elle le regarde longuement puis lui crache à la figure. « Tu ne seras peut-être pas jugé pour tes crimes, mais crois-moi on t’a à l’œil. » Elle se retourne ensuite vers Eloi avec une expression de pur bonheur.


- Très impressionnant ton tour de magie. Tu fais ça tout le temps de suivre les courses poursuites et d’arrêter les méchants ?



- Vous êtes passés à côté de moi et je t’ai reconnue. Je ne connais aucune fille qui ait les mêmes yeux que toi ni ce regard si affirmé. J’étais certain en te voyant que Clödh serait à tes côtés. Vous n’êtes pas jumeaux pour rien. Des inséparables.




Il se retourne vers Clödh.




- Je suis à Caladon depuis peu et je ne pensais pas tomber sur vous. C’est une véritable surprise. J’ai tellement de questions à vous poser !



Ce dernier vient poser sa main sur l’épaule de son compagnon.



- Nous aussi Eloi. Tu es parti il y a onze ans. Bellys a toujours cru en toi et moi j’essayais de ne pas penser au pire. Mais les morts sont tellement nombreuses. C’est une chance inespérée de se retrouver mon frère.    Il marque une pause.
Comme je te l’ai dit Bellys et moi sommes soldats maintenant et nous sommes en plein travail. Pour nous trouver, passe à la taverne de Sandryna. Il est rare les soirs où nous n’y sommes pas. On se racontera nos aventures comme avant.



Il se dirige vers le voleur toujours immobilisé et le dépouille de ses armes. Bellys vient vers Eloi, de nouveau elle lui fait une accolade.



- Je suis heureuse de te savoir en vie, tu nous as beaucoup manqué, à moi et à mon frère. Merci de nous avoir aidés à stopper ce voleur, tu as l’air d’aller bien. N’oublie pas de venir à la taverne.



Elle lui dépose une bise sur la joue et lui frotte les cheveux de manière à le décoiffer. Elle s’éloigne avec son frère et il leur fait un dernier geste de la main avant de les voir disparaître derrière les murs des habitations.


Eloi regagne l’escalier qu’il était en train de descendre lors de sa course pour cette fois-ci le remonter. Avant de partir il jette un dernier regard vers l’homme immobile et le délivre de ses chaînes. Le sort qu’il lui a jeté a enfermé son corps dans un espace hors du temps cependant il ne lui a pas retiré ses sens. Il était en capacité d’écouter, de voir et de sentir. Reste à savoir s’il tentera de se venger de Bellys qui l’a gratuitement humilié et de Clödh qui l’a dépouillé. Eloi prend le temps de mémoriser chaque élément physique de cet homme, s’il réapparait, il le saura. La vigilance est de mise.


Eloi regagne le marché en ayant du mal à contenir les sentiments qui se bousculent dans son esprit. Ses retrouvailles lui ont donné une énergie incroyable et participer à l’arrestation d’un voleur lui a donné goût à l’adrénaline. Chaque jour, ajoute son lot de surprise et de découverte, Caladon semble combler tous ses désirs.