Guerre et Paix (PV Kaalys)

Début Novembre 1762, Cordont

Keetech survolait une vaste plaine grisâtre longeant l’océan, aux abords de la frontière qui séparait les deux états rivaux qu’on nommait le Royaume Sélénien et l’Alliance des Cités libres. La Saurienne possédait une connaissance lapidaire de la politique humaine, cependant elle la comprenait suffisamment pour savoir que de vives tensions existaient entre ces deux camps adverses.

Et cette impression se confirma lorsqu’en passant à proximité d’une modeste bourgade nommée Cordont, désormais réduite à un champ de ruines qui ne laissait apparaitre qu’un immense trou béant ; elle aperçut un attroupement inhabituel de soldats bipèdes. Que se passait-il pour qu’ils se soient réunis près de ce qui restait de cette cité détruite ? Il s’agissait certainement des prémices d’un futur conflit car l’atmosphère semblait en effervescence et chargée d’animosité.

La reine des nuées ne put s’empêcher de soupirer en songeant que ces créatures éphémères étaient incapables d’apprendre de leurs erreurs. Jadis, leurs luttes de pouvoir perpétuelles avaient conduit son peuple à quitter Ambarhùna, leur terre originelle, et à s’exiler dans une autre contrée, située par-delà les mers et nommée le continent sauvage. Et apparemment, malgré leur exode forcé suite à l’invasion des chimères, les humains reproduisaient leurs anciennes querelles sur ce nouvel archipel.

La dragonne de l’orage avait pris le parti de demeurer neutre vis-à-vis de leurs guerres, estimant n’être guère concernée. Après tout, n’était-elle pas un dragon libre et originaire d’un autre continent que celui qui les abritait autrefois ? Par ailleurs, elle et son époux Verith s’étaient jurés mutuellement de tout mettre en œuvre afin de détruire le lien et de libérer leurs congénères de cette fusion d’âme qui les asservissaient et en faisaient les esclaves des bipèdes.

Pourtant Keetech n’éprouvait aucune haine envers ceux qu’elle nommait « les deux-pattes », contrairement au Rouge, qui se laissait souvent submergé par sa colère et son ressentiment à leur égard.

Certes, cette dernière éprouvait une légitime méfiance ainsi qu’une certaine ambivalence, faite de répulsion et de curiosité mêlée voire même d’instinct protecteur, car l’écailleuse avait pris Sinestra, une jeune prêtresse damnée sous sa protection.

Quartzécaille se posa sur le sol et replia ses longues ailes avant de se figer dans une posture hiératique qui la faisait ressembler à une impressionnante masse rocheuse. La lumière du soleil automnal faisait briller ses écailles, aussi bien celles d’un noir de jais qui recouvrait le haut de son corps que celles d'ivoire et d’ocre de son poitrail.

Les cristaux de Quartz d’un bleu céladon qui décoraient le sommet de son crâne, semblaient eux-mêmes resplendirent sous la caresse des rayons solaire et diffuser une lueur bleutée. Tandis que la fille des tempêtes savourait l'agréable chaleur de l'air et en profitait pour se prélasser, elle aperçut la forme d’un jeune dragon aux prunelles dorées, dont les écailles couleur de nacre étincelaient comme des perles au lustre velouté.

Ce dernier possédait une taille bien moins imposante que celle de la Saurienne qui paraissait titanesque, en comparaison, à cause de son âge plus avancé. Celle-ci posa sur lui un regard bienveillant et presque maternel.

Peut-être auraient-ils tous deux la possibilité de bavarder un peu, ce qui lui permettrait de se changer agréablement les idées. En effet, depuis son arrivée sur Tiamaranta l’écailleuse avait rarement l’occasion de dialoguer avec d’autres dragons que son époux Verith et sa fille Nynsith.

La fille des tempêtes songea avec une pointe de regret qu’à l’époque où elle vivait parmi les siens, celle-ci jouait un rôle important au sein de la nuée qui consistait à veiller sur les jeunes dragons en leur prodiguant des conseils avisés ou à régler les divers conflits qui éclataient inévitablement.

Au sein de son groupe de congénères, Quartzécaille était réputée pour sa sagesse, son impartialité, son esprit aiguisé ainsi que sa grande maîtrise des lois draconique. Aussi nombre de dragons se tournait vers elle afin de quérir ses conseils lorsqu’il s’agissait de résoudre un litige ou un différend. Keetech se montrait souvent sévère mais elle était juste et veillait à ce qu’aucune des parties ne soit lésée ou ne puisse obtenir réparation suite à un tort causé par autrui.

- Bonjour jeune dragon. Comment te nommes-tu ? Pour ma part, mon nom est Keetech et on me surnomme la dragonne de l’orage, dit-elle en guise de présentation.

Le jeune dragon aux écailles couleur de nacre se posa doucement à côté de Keetech et s’adressa à elle avec la politesse due à son âge vénérable et à son statut de femelle. La Saurienne apprécia cette marque de courtoisie qui lui était adressée et cette attitude respectueuse la mit dans d’excellentes dispositions d’esprit à l’égard du nouvel arrivant. Sans doute, en profiterait-elle de leur discussion pour en apprendre davantage à son sujet, partager son savoir ancestral ou lui octroyer l’un de ses judicieux conseils. Ce dernier se nommait Kaalys et portait le surnom poétique d’éclat de nacre et après s’être présenté, il s’enquit de la présence de la reine des nuées en ces lieux. Tout en s’adressant à son interlocutrice, le nacré tendit son cou en direction de Cordont.

Quartzécaille darda ses prunelles oblongues, couleur céladon, en direction des ruines de la cité détruite et mira les campements de bipèdes agglutinés autour des ruines. Elle ignorait les raisons exactes pour lesquelles les humains se déchiraient mais cette dernière pouvait ressentir les vives tensions qui existaient entre les deux camps et son instinct lui disait qu’il s’agissait d’une énième lutte de pouvoir. Depuis la nuit des temps, le peuple des Hommes paraissait obsédé à l’idée d’assouvir sa soif de puissance et de s’approprier les multiples ressources qui se trouvaient prisonnières des entrailles de la terre. En survolant ces campements de soldats et à la vue de cet énorme cratère, si profond qu’elle n’en apercevait pas le fond, l’écailleuse avait deviné qu’il s’agissait de l’enjeu de ce conflit. Nul étonnement ne naquit dans son esprit tant elle connaissait la nature belliqueuse de ce peuple ; après tout, n’était-ce pas la raison qui avait conduit ses congénères à l’exode vers le continent sauvage ?

D’un ton calme mais néanmoins empreint d’une certaine gravité, elle répondit à la question du jeune dragon.

- Je survolais l’ile de Calastin lorsque j’ai aperçu ces hordes de bipèdes attroupés autour de cet énorme trou. J’ai décidé de m’arrêter ici quelques heures pour me reposer avant de reprendre mon vol, mais même si j’ignore les raisons exactes de leurs différends, je subodore que les bipèdes cherchent à s’approprier le pouvoir et les ressources qui sommeillent à l’intérieur de ce cratère. Je peux aussi ressentir la tension qui imprègne l’atmosphère et qui est semblable à l’électricité qui charge l’air juste avant l’éclatement de l’orage. J’ignore s’ils parviendront à éviter de faire se déchaîner la tempête et déferler les éclairs sur leurs propres têtes.

Si elle en croyait la parole des dragons ancestraux et les images oniriques qui imprégnaient sa mémoire draconique, les guerres bipèdiques étaient inéluctables et la seule alternative souhaitable pour les siens consistaient à les abandonner à leur funeste destin. Et depuis son arrivée sur Ambarhùna et sur Tiamaranta, Keetech constatait que les anciens ne l’avait guère trompé sur le comportement des bipèdes, même si elle attendait encore de rencontrer ceux qui démentirait cette conviction, car en dépit sa défiance à leur égard son esprit restait suffisamment ouvert pour concéder qu’il devait existait des exceptions au sein de cette race.

- Et toi jeune Kaalys éprouve tu de l’intérêt ou de l'inquiétude pour le sort de ces créatures ?

Keetech observait avec attention ce jeune dragon aux écailles couleur de nacre qui par certains aspects lui rappelait irrésistiblement sa fille Nynsith, la dragonne de la faim. Pourtant, ces deux écailleux semblaient n’avoir, a priori, aucun point commun et la placidité qui émanait de Kaalys tranchait avec le tempérament belliqueux de sa progéniture. Même la couleur de leur corps différait et si Nynsith arborait le bleu abyssal des profondeurs marines, le nacré, quant à lui, possédait la blancheur opalescente de magnifiques perles. Mais peut-être que leur point commun résidait dans leur jeunesse, car à en juger par sa taille Kaalys devait être âgé d’environ dix ans, tout comme sa fille.

La dragonne de Quartz eut une pensée émue à l’idée que quelques années auparavant celle-ci n’était encore qu’un dragonnet. Désormais, il s’agissait d’une jeune adulte qui prenait progressivement son indépendance et explorait ce nouvel archipel par ses propres moyens ; toutefois, cette autonomie n’avait en rien  amoindri la force de leur lien mère-fille. Nynsith savait qu’elle pouvait toujours compter sur le soutien et l’amour inconditionnel que lui vouait sa mère, même si celle-ci se montrait souvent sévère envers elle et lui faisait moult remontrances visant à tempérer ses instincts prédateurs.

En observant Kaalys, la reine des nuées songea que ce dernier avait probablement grandi sans ses parents, comme la majorité des dragons-liés et qu’il ne connaissait pour seul univers que celui des bipèdes, contrairement aux dragons sauvages élevés en liberté. Que pouvait ressentir un jeune dragon dans une telle situation ? Se sentait-il écarteler mentalement entre deux mondes et incapable de s’identifier complètement à chacun d’entre eux ? Voilà qui éveillé sa curiosité et suscitait en elle bien des questionnements.

Sans compter que les paroles du jeune dragon concernant le désir de paix et de protection qui animaient les bipèdes, semblable à l’instinct maternel qui conduit une mère à protéger ses petits, même au péril de sa propre vie, avait touché une corde sensible et éveillé la compassion de la Saurienne.
A ses pieds, Keetech voyait le nacré se tordre le cou dans l’espoir de capter son regard céruléen, ce qui semblait peine perdue en raison de leur différence de taille ; mais cette attitude pleine de spontanéité, presque enfantine, fit naître en elle une pointe d’attendrissement et celle-ci lui répondit d’un ton paisible :

- Oui, répondit la Saurienne. Les créatures pensantes sont animées par un instinct de survie et d’autoconservation et c’est ce qui pousse une mère à se battre pour protéger sa progéniture car sans cela son espèce s’éteindrait. La force vitale habite tous les êtres et c’est ce qui leur permet de se mettre en action ou de combattre pour leur survie, en soi elle n’est ni bonne ni mauvaise et joue même un rôle dans la croissance et la perpétuation des espèces. Ce qui pose problème c’est lorsque ces pulsions vitales ne sont pas canalisées voire perverties, conduisant à l’agressivité ou à des guerres insensées.

La fille des tempêtes darda à nouveau ses mires d’un bleu de givre sur les campements humain dont la forme se devinait dans le lointain. En entendant les paroles suivantes du dragon lactescent, un voile pensif obscurcit son regard. Les dragons en raison de leur sagesse devaient-ils guider les bipèdes afin de leur éviter de se déchirer ? Autrefois, certains de ses congénères nourrissaient un tel but et désiraient protéger les bipèdes envers et contre tout, y compris leur propre folie. Cependant, Kaalys ne se trompait guère en disant que tous les dragons ne pensaient pas ainsi car la plupart estimait que les deux-pattes devaient régler leurs conflits par eux même ; c’était l’une des raisons qui avaient conduit son peuple à un exode massif jusqu’au continent sauvage.

Elle poussa un profond soupir avant de répondre :

- Autrefois, Ambarhùna appartenait aux dragons sauvages, nous y vivons en paix et heureux puis un jour les bipèdes sont arrivés et tout a commencé à changer. Rapidement, ils se sont emparés des terres, proliférant et les ravageant par des guerres perpétuelles. C’est la raison pour laquelle après avoir tenté de cohabiter avec eux durant des siècles les dragons sont un jour partis vers la mer en quête d’une nouvelle terre d’asile. Aujourd’hui, je constate que rien n’a changé et que les bipèdes n’ont toujours pas assimilé les leçons du passé puisque la menace de la guerre plane toujours sur eux. Pourtant, une chance immense leur a été laissé par certains dragons qui croyaient encore en eux et ont abandonné leurs œufs sur l'ancien continent dans l'espoir qu'ils en fasse bon usage.

Keetech demeura silencieuse et ses mires azurées se couvrir d’une ombre pensive. Est-ce que tout espoir était perdu pour les bipèdes ? Son époux le dragon de l’Ire estimait que c’était le cas et qu’il fallait se tenir à l’écart des bipèdes ainsi que du lien considéré à ses yeux comme une hérésie ainsi qu’un véritable fléau pour le peuple Draconique.

- Pour l’instant, je ne fais pas vraiment confiance aux bipèdes et je préfère demeurée à l’écart de leurs conflits car la plupart d’entre eux ont déçu mon peuple et de nombreux dragons ont péri en raison de leur loyauté à leur égard, dit-elle calmement. Mais je pense que tout espoir n’est pas perdu, du moins pour certains d’entre eux. J’attends de voir comment les évènements vont se dérouler avant d’émettre un avis définitif car pour l’instant il est difficile de se prononcer quant au sort de ses bipèdes et de déterminer s’ils se battront ou non. Et toi, désires tu les guider et les aider à surmonter leurs conflits ?

Le jeune Kaalys l’écoutait, semblant boire ses paroles avec cette ferveur innocente que ressentaient généralement les jeunes sauriens face à leurs ainés. Keetech elle-même avait souvent quêté les conseils avisés des dragons ancestraux, vieux de plusieurs millénaires, et dont la sagesse était reconnue par l’ensemble de la communauté. Aussi loin qu’elle se souvienne et dès sa prime jeunesse cette dernière avait recherché des informations concernant les règles qui régissaient les duels entre dragons et le meilleur moyen de solutionner les litiges, octroyant à chacun ce qui lui était dû, tout en sanctionnant tout manquement à l’ordre. A travers le regard émerveillé du nacré, la reine des nuées retrouvait une part de son enfance et se revoyait face à sa mère, la matriarche de sa nuée, qui lui contait les anciennes légendes draconiques et les exploits de ses ancêtres. C’est ainsi qu’elle avait débuté son apprentissage de jeune dragonne et ressenti la fierté d’appartenir à une race aussi illustre. Le jeune écailleux, ressentait-il à son instar ce sens aigu de la justice et ce désir de changer le monde afin d’y imprimer sa marque aussi infime soit-elle au regard de l’univers ? Cet élan animait Verith, celui-ci qui s’était battu sur le continent sauvage dans le but d’évincer ses rivaux et d’accéder à la prospérité. Ce dernier avait également lutté pour gagner son cœur en lui prouvant sa valeur…et son amour.

- En effet, il est difficile de ne pas se mêler des affaires des bipèdes lorsqu’on partage la même terre, et cela explique l’exode massif des dragons vers le continent sauvage, une contrée vierge de bipèdes où ils pourraient vivre en paix sans être dérangés par des sempiternels conflits et voir leur terre originelle mise à feu et à sang.

Jadis Ambarhùna était la terre des dragons et l’arrivée des bipèdes avaient modifié leur paisible existence, les obligeant à se départir de leur neutralité et à s’intéresser même de manière indirecte aux affaires bipédiques ; à partir du moment où leurs deux espèces partageaient le même continent, prôner une politique non interventionniste, du moins de manière radicale, n’aurait plus fait sens en raison de l’influence des actions des bipèdes sur l’environnement et le mode de vie des dragons.

-     A l’époque où les dragons et les bipèdes se côtoyaient sur Ambarhùna, les dragons étaient impactés par leurs conflits et obligés d’intervenir, même de manière indirecte, pour préserver ce qui leur était cher et leur continent. Se voiler la face à ce sujet serait assimilable à une politique de l’autruche. Les dragons qui étaient excédés par les guerres des bipèdes et avaient perdu tout espoir de les arrêter ont choisi une solution radicale, à savoir s’envoler vers l’océan et partir en quête d’un nouveau continent où ils pourraient vivre en paix et recommencer à zéro. Ces dragons qui constituaient la grande majorité ont donc fait le choix de se détourner des bipèdes mais certains ont continué à leur accorder une part de confiance en laissant quelques œufs sur le continent en signe d'espoir.

C’était le choix qu’avait fait Skade, la matriarche de l’orage, et la mère de Verith. Le cœur déchiré, elle s’était envolé vers la mer en direction du continent sauvage, abandonnant l’œuf qui contenait son fils Cymbor, afin de laisser une deuxième chance aux bipèdes mais privant le dragon de l’Ire d’un frère.

Les bipèdes également avaient fui Ambarhùna suite à l’invasion des chimères et découvert ce nouvel archipel où ils espéraient vivre en paix, sans la présence de ces horribles créatures…mais pour combien de temps ? Keetech ressentait un mauvais pressentiment à ce sujet et savait combien la paix et la sécurité pouvaient se révéler éphémères et illusoires.

- Tu n’as pas tout à fait tort jeune Kaalys, quand les dragons et les bipèdes partagent la même terre, le non interventionnisme total est un leurre. Cette position n’est défendable que si les deux espèces vivent sur des continents séparés, sans contact possible. Malgré mon désir de demeurer neutre et à l’écart de leurs guerres, j’ai déjà été amenée à intervenir dans leurs affaires. A mon arrivée sur Ambarhùna, en volant vers le nord en quête de mon époux, je suis arrivée près d’une ville nommée Estelin et j’ai vu les elfes en train de lutter contre les chimères afin de défendre leur Royaume assiégé. En voyant ces fragiles créatures combattre avec l’énergie du désespoir et en ressentant l’aura malfaisante qui émanait des chimères, j’ai déchaîné la puissance de mes éclairs et fait déferler la tempête pour les chasser. Et ma fille Nynsith a repoussé les chimères qui attaquaient la capitale des vampires.

La dragonne de l’orage se remémora le jour de cette bataille et le combat qu’elle avait mené contre ces créatures maudites. A l’époque, elle pensait que ce qui l’avait poussé à agir et à prendre parti pour les elfes était le dégoût que les chimères lui inspiraient, mais peut-être ressentait-elle également une part de compassion envers les bipèdes, même si elle peinait à se l’avouer.

- Sur le continent sauvage, les dragons se battent en duel pour régler leurs conflits ou pour éprouver leur force mais les combats à mort sont très rares. De plus, à ma connaissance il n’existe pas de guerre en les nuées de dragons, même chez celles qui sont rivales.

La sagesse issue de la mémoire ancestral leur avait appris que la guerre était une mauvaise chose et ne pouvait conduire qu’à l’extinction de leur race s’ils n’y prenaient pas garde ; toutefois, même le peuple des dragons comptait ses bannis et ses renégats et certains d’entre eux méprisaient les lois ou les traditions draconiques.

- J’ignore si tous les liés accepteraient ce devoir de guide et de protection. Est-ce que cela ne dépend pas également de la personnalité et des objectifs du lié en question ? demanda la saurienne en mirant le nacré de ses immenses prunelles bleutés. Peut-être même que certains liés sont animés d’un désir de faire la guerre et entraînent leur dragon-lié dans leurs conflits.

C’était justement l’un des points que le Rouge reprochait aux bipèdes et pour lequel ce dernier ressentait une telle haine à leur égard, lui qui avait perdu sa mère Skade, son frère Cymbor et sa sœur adoptive Estelen.

Les paroles suivantes de Kaalys amusèrent la reine des nuées qui le couva d’un regard maternel et répondit calmement :

- En vérité, si tu étais plus grand et plus fort tu pourrais te dresser face aux bipèdes et t’emparer de ce lieu, le décrétant comme ton territoire. Certains dragons puissants pourraient agir de la sorte et s’accaparer un endroit qu’il serait difficile, voire impossible, de leur reprendre à moins d’user de la force. Au fond, la frontière est sans doute mince entre le désir de s’approprier un lieu afin de le protéger et celui de le posséder pour y asseoir sa domination.

Les dragons pouvaient être animés de motivations ambiguës et parfois les intentions les plus pures et les cœurs les plus attentionnés pouvaient faire naitre des tyrans, enfermés dans leurs certitudes, et persuadés d’œuvrer pour le bien alors qu’ils engendraient le malheur autour d’eux.

Keetech mirait ce jeune dragon nacré avec l’indulgence bienveillante qu’éprouvaient certains dragons plus âgés vis-à-vis de l’impétuosité et l’idéalisme de la jeunesse. Car Kaalys faisait preuve d’innocence dans son fervent désir de protéger les bipèdes, méconnaissant les réalités susceptibles de faire échouer cette généreuse entreprise. Empêcher les guerres et veiller au bien-être de ces créatures pouvaient se révéler une tâche extrêmement ardue et l’amènerait sans doute à se poser un jour la question du libre-arbitre. Pouvait-on empêcher des individus de s'entretuer, si cela allait à l’encontre de leur volonté, au risque de nuire à leur liberté individuelle et de faire preuve d’un protectionnisme confinant à la domination ? La dragonne de l’orage ne connaissait pas la réponse à cette épineuse question, pour autant que celle-ci existe réellement, tant il existait de points de vue divergents à ce sujet.

De par la complexité du problème, il lui semblait impossible d’aboutir à une résolution définitive et cette dernière se méfiait des certitudes hâtives. Elle-même se révélait un être complexe, doté d’une multitude de facettes, ce qui se reflétait au sein de ses questionnements et des sentiments ambivalents qu’elle ressentait à l’égard des bipèdes.

La fille des tempêtes l’écouta avec attention lorsque ce dernier lui révéla connaitre plusieurs couples-liés et perçut la fêlure de sa voix à l’évocation du dernier nom, Aiasil, probablement celui d’une dragonne. Tant de douleur et de tristesse transparaissait soudain chez le nacré que Keetech ressentit une pointe de mélancolie sourdre en elle. A n’en point douter, ce doux prénom devait appartenir à une proche parente, comme une sœur, une cousine ou sa bien-aimée voire d’une amie très chère à son cœur. Que lui était-il arrivé ? Était-elle morte ou grièvement blessée ?

La reine des nuées se remémora la colère et la souffrance qui habitaient le cœur de son compagnon, Verith le dragon de l’ire. Ce dernier avait perdu toute sa famille et sa douleur nourrissait son désir de vengeance à leur égard et son incapacité à leur pardonner le mal qu’il leur imputait. Ce petit dragon blanc, si doux et si pur, pourrait-il un jour laisser la haine l’envahir et corrompre son âme si celle-ci était meurtrie par d’immenses chagrins ?
Ensuite avec fougue et passion le saurien aux écailles opalescents poursuivit qu’il connaissait ces couples de liés et qu’eux ainsi que leurs dragons aspiraient à la paix. D’après lui, c’était même ce qui fondait l’essence de leur choix. Toutefois, ces paroles firent naître plusieurs questionnements au sein de l’esprit de la reine des nuées.

- Penses-tu sincèrement que faire la guerre ou non soit une simple question de volonté ? Est-ce que pour toi il suffit de vouloir pour pouvoir ? Peut-être qu’ils sont sincères dans leur désir de paix, mais si une guerre devait se déclarer en dépit de leur désir de paix, ils seraient forcés de se battre pour se protéger ainsi que leurs familles n’est-ce pas ? De même, des combats sont parfois nécessaires afin de défendre ses valeurs ou ses idéaux. Bien évident, les choix individuels interviennent mais pas seulement.

Après tout, en quittant le continent sauvage pour se rendre sur Ambarhùna en quête de son compagnon, Keetech avait renoncé à la sécurité et la paix instaurée par son peuple et en embrasant la cause du Rouge, elle savait devoir à présent combattre à ses côtés. Pourtant, malgré tout, l’idée de devoir probablement affronter un jour des dragons liés afin de servir la cause de l’anti-lien lui déchirait l’âme, elle qui depuis toujours œuvrait à protéger ses congénères.

Les paroles du jeune écailleux avait fait éveillé une autre question que celle-ci lui communiqua d’un ton calme.

- Tu dis que ces couples de liés et leurs dragons veulent la paix sinon ils ne seraient pas choisis. A tes yeux, le lien est-il véritablement un choix ? C’est possible que cela soit le cas pour des dragons adultes, libres de leur destinée et capables de faire un choix éclairé, mais pour les dragons dont l’œuf n’a pas encore éclot ?

En tout cas, la question méritait d’être posée et la dragonne de Quartz était curieuse de connaitre l’opinion de son vis-à-vis sur la question.
D’un ton naïf, ce dernier lui demanda si elle n’éprouvait pas le désir d’asseoir sa domination sur le cratère béant qui menait aux souterrains de Calastin. Keetech réfléchit un bref instant avant de répondre :

- Pour l’instant, je préfère rester en retrait et me contenter de les observer. Peut-être que malgré tes craintes, ces frêles créatures parviendront à trouver un accord et à éviter d’en venir aux armes. A mes yeux, ces derniers sont semblables à des enfants et à de jeunes dragonnets, mais si ceux-ci n’ont pas la possibilité de faire leurs propres expériences et de chercher à résoudre leurs différends par leurs propres moyens ils n’apprendront jamais à voler de leurs propres ailes ? Cependant, si tu tiens à les guider et à les aider mais que la puissance physique te manque, peut-être possèdes-tu d’autres armes, comme ton intelligence ou tes qualités de cœur ? Tous les combats ne se gagnent pas par la force et parfois l’intelligence et le savoir offre une véritable puissance.

Kaalys était encore jeune, innocent et l’écailleuse s’amusait de sa candeur ; toutefois, ce dernier se posait maintes questions pertinentes et ses réflexions laissaient deviner un esprit aiguisé et une grande ouverture d’esprit sur les problèmes du monde. Si celui-ci poursuivait dans cette voie prometteuse, sans doute saurait-il se révéler un guide sage et éclairé pour les bipèdes.

Soudain, les mires dorées du jeune dragon se portèrent sur l’horizon et la fille des tempêtes put y lire une indicible mélancolie. Quelques minutes plus tard, comme s’il devinait la question muette de Keetech, le nacré évoqua sa sœur Aiasil et lui demanda si Verith possédait des informations à son sujet:

Ses mots emplirent la dragonne de l’orage de tristesse et de compassion. Perdre un être cher représentait une cruelle épreuve et elle-même ignorait comment elle réagirait si Verith son bien-aimé et Nynsith la chair de sa chair lui était arraché. Succomberait-elle à l’attrait de la violence, dévorée par la haine ou son esprit tourmenté deviendrait-il la proie de la folie ?

Un frisson glacé parcourut son échine à cette pensée et cette dernière tenta de retrouver sa sérénité avant de reporter son regard de saphir sur le jeune Kaalys.

- Quelle tristesse que ta sœur ait dû endurer de telles épreuves, j’ignore ce qu’est le lien car je suis une dragonne libre mais je sais pertinemment que la souffrance de perdre les êtres les plus chers à mon cœur serait insoutenable…

C’était l’une des raisons pour laquelle l’écarlate haïssait autant les bipèdes, leur reprochant de mener les dragons à la mort ou à la folie en leur imposant la servitude du lien et une terrible brisure d’âme en cas de perte de leur lié…

- Verith ne m’a jamais parlé d’Aiasil mais je lui poserais la question lorsque lui et moi nous reverrons. Et si j’apprends la moindre chose à propos d’elle je te contacterai pour t’en informer.

Elle se concentra ensuite sur l’esprit de Kaalys afin de s’en faire une empreinte mentale qui lui permettrait de le recontacter à l’avenir.

- Grâce à la télépathie, nos esprits peuvent se rejoindre et communiquer entre eux et même s’échanger des informations.

Les paroles de la Saurienne semblaient laissées le jeune Kaalys songeur comme si leur discussion éveillait en lui de multiples questionnements sur le monde qui l’entourait et l’origine des conflits.

En l’écoutant, Keetech se surprit à penser à sa fille Nynsith avec qui elle se montrait souvent sévère car désireuse de lui inculquer la sagesse et le sens de l’honneur. Toutefois, la dragonne de la faim possédait une personnalité diamétralement différente de celle du saurien aux écailles blanchâtres.

Le moins qu’on puisse dire c’est que ces deux jeunes dragons étaient comme le jour et la nuit. Là où Kaalys se questionnait et cherchait le moyen de résoudre les conflits, de manière pacifique, Nynsith croyait aux vertus de  la force brute et plébiscitait la loi du plus fort.

D’ailleurs, mieux valait que Keetech garde un œil attentif sur sa fille car bien que celle-ci soit adulte et prenne peu à peu son indépendance ; elle avait encore besoin de l’affection et des conseils de sa mère pour éviter de s’égarer dans des chemins tortueux.

Le nacré, quant à lui, avait probablement grandi seul, privé de l’amour de ses parents ainsi que du soutien d’une nuée draconique et sans pouvoir partager ses états d’âme avec ses congénères. Et désormais, à en juger par l’indicible tristesse qui se lisaient dans ses mires dorées, il était séparé d’Aiasil, la dernière famille qui lui restait et errait solitaire à travers l’archipel. D’une certaine façon, son histoire était tragique et inspirait la compassion.

Le jeune dragon acquiesça aux paroles de Quartzécaille concernant la complexité du choix de faire ou non la guerre et le fait qu’un tel dilemme ne dépendait pas uniquement de la volonté des individus.

- Le monde n’est ni entièrement blanc ni entièrement noir jeune Kaalys et parfois les guerres sont inéluctables mais ceux qui livrent bataille ne sont pas forcément de mauvaises personnes ; parfois ils ne l’ont fait que pour protéger ou préserver ce qui leur était cher ou pour se défendre contre leurs ennemis. La sagesse est de parvenir à déterminer quand il est nécessaire de se battre ou quand d’autres alternatives moins meurtrières peuvent être trouvées, mais à cause de leur aveuglement certains êtres sont incapables de parvenir à faire cette distinction, mettant des terres à feu et à sang et précipitant les leurs dans des conflits inutiles. C’est là le véritable drame, des combats vains et des vies gâchées inutilement...

La deuxième question de l’écailleuse sembla désarçonner le dragon opalescent qui demeura pantois et plissa les yeux, comme plongé dans une intense réflexion, avant de prendre la parole pour formuler une réponse qui bien qu’hésitante était criante de sincérité et renforçait son côté attendrissant.

Ce dernier décrivit ce qui s’était produit lorsque la coquille de son œuf s’était brisée et son sentiment que lui et son lié étaient destinés l’un à l’autre et que c’était peut-être ce geste qui avait conduit à son éclosion.

A son tour, la reine des nuées tenta de se remémorer ce qu’elle avait éprouvé avant de sortir de sa coquille et elle se rappela les rêves qui habitaient sa mémoire Draconique, le mugissement des vagues et le grondement de l’orage…avant de naitre elle connaissait tout cela, grâce à sa connexion avec la mémoire ancestrale de ses ainés. Le souvenir de sa mère se rappela à son esprit et elle sentit sourdre une profonde nostalgie dans son cœur. Quand rêverait-elle les siens et le continent sauvage qui l’avait vu naitre ? Sans doute pas avant que ne cesse cette lutte acharnée que menait le dragon écarlate contre la magie du lien.

- Ainsi tu avais le sentiment d’être en quelque sorte destiné à ce bipède même avant ta naissance ? Décidément le lien est bien mystérieux et à l’origine il n’existait pas. Quelqu’un la créé, une créature issue d’une ancienne race aujourd’hui oubliée et nommé le Tarenth. Je l’ai déjà rencontré et il ne ressemble à aucun autre bipède, il émane de lui une puissante aura et sa voix possède des sonorités hypnotiques. Le lien a été créé grâce à la magie mais il peut aussi être détruit…

La fille des tempêtes se rappelait cet étonnant voyage au pays des défunts où elle avait rencontré le Tarenth, Cymbor le frère décédé de Verith ainsi que fait l’étrange découverte de sa vie antérieure. Les souvenirs enfouies dans les tréfonds de la mémoire Draconique leur réservaient encore bien des surprises et peut-être qu’en remontant à la source, ils en apprendraient plus sur le lien et le passé de leur race.

Keetech resta pensive un long moment avant de prendre la parole car le souvenir de Skade, la matriarche ancestrale et la mère des tempêtes, faisait toujours naitre en elle un sentiment de mélancolie.
Après son arrivée sur Ambarhùna, celle-ci s’était liée à un vampire et avait péri…

- Skade une puissante dragonne de l’orage et la mère de Verith s’était liée à un bipède avait de disparaitre, répondit la saurienne. C’était une dragonne sauvage et libre mais elle a choisi de faire confiance à un vampire et d’unir son âme à la sienne. Hélas, cette histoire s’est terminée de manière tragique pour elle.

La reine des tempêtes hocha la tête avec gravité quand Kaalys parla de partir à la recherche de sa sœur disparue et lui répondit :

- Fais ce que tu crois juste de faire, mais tu dois garder à l’esprit que parfois il n’existe pas d’individu aussi introuvable que celui qui justement ne désire pas être retrouvé. De même que le plus sourd est celui qui ne veut pas entendre…

Si Aiasil se murait dans le silence, ignorant les appels de son frère, peut-être était-ce tout simplement car son âme meurtrie tentait de retrouver la paix et la rédemption dans cette retraite solitaire, en se coupant de tout, y compris des êtres chers. Et Keetech craignait qu’en la recherchant et en espérant renouer avec elle, Kaalys ne rencontre une cruelle désillusion et ses paroles sibyllines, sans être moralisatrices, contenaient une sorte de mise en garde afin de préserver son jeune cœur encore idéaliste.

- Et il est vrai que ta sœur n’est peut-être plus celle de ton souvenir car parfois les épreuves changent les gens, en bien ou en mal…De même qu’une intense souffrance peut conduire des sages à la déraison ou de tragiques évènements corrompre même les âmes les plus pures.

La dragonne de Quartz espérait ardemment que le nacré puisse retrouver sa sœur bien-aimée et ne soit pas victime de son rejet ou ne découvre que les épreuves avaient brisé son esprit et que celle-ci n’était désormais plus que l’ombre d’elle-même. Mais malgré tout une lueur d’espoir subsistait dans cet océan d’incertitude et de peines.

- Quoiqu’il en soit tu ne pourras vraiment le savoir que le jour où tu la retrouveras. Malgré ta peur qu’elle ne soit plus l’Aiasil de tes souvenirs, la véritable question que tu dois te poser est de savoir si tu préfères surmonter ta peur et te confronter à la réalité afin d’être fixé ou continuer à vivre dans le doute.

La rencontre inattendue entre Kaalys et Quartzécaille ainsi que la conversation qui en découlait se poursuivait inlassablement. Chaque question semblait en amener une autre et mettre en exergue un nouveau problème. Keetech ressentait une joie profonde à la pensée de pouvoir contribuer à l’érudition et au développement de l’esprit de réflexion d’un jeune dragon. Elle-même appréciait cette confrontation d’idées et cette ouverture à d’autres points de vue qui se révélait très enrichissante.

Progressivement, leur discussion dériva sur le Lien, sujet polémique par excellence et propice à la discorde entre les dragons libres et liés. Fort heureusement, l’écailleuse se montrait plus tempérée que son époux Verith quant à sa conception, bien qu’elle soit défenderesse de l’anti-lien. Le nacré rapporta à son aînée certaines idées, inspirées par leur conversation, et qui n’étaient pas dénuées d’intérêt. Une ombre pensive parcourut les mires céruléennes de la Saurienne avant qu’elle ne prenne la parole à son tour.

- Tout est possible jeune Kaalys. La magie des dragons est très puissante et nous en ignorons toute l’étendue. Et même si c’était impossible maintenant rien ne prouve qu’à l’avenir cette idée ne deviendra pas réalité grâce aux efforts de ceux qui la défende. Bien des esprits visionnaires et créatifs ont fait évoluer leur société grâce à des idées innovantes, parfois en se heurtant aux résistances de leurs concitoyens. Je pense que tout ce qui n’évolue pas est souvent voué à disparaître et cela est sans doute valable aussi pour le Lien.

Décidément, leurs palabres prenaient une tournure amusante et Keetech tentait de répondre aux questionnements de Kaalys de la manière la plus objective possible, même si à bien y réfléchir la disparition du Lien, faute d’évolution, représenterait une aubaine pour les partisans de l’Anti-Lien.
Cependant, il existait une différence fondamentale entre rejeter en bloc le Lien et dénoncer certains de ses méfaits. Un Lien librement consenti et qui ne représenterait pas un asservissement des créatures mythiques serait déjà plus acceptable aux yeux de la tempétueuse et pourrait représenter un compromis entre deux points de vue radicalement opposé.

Pro-Lien ou Anti-Lien ? Entre ses deux positions tranchées, une infinité de nuances existait et de là découlait de multiples possibilités. Kaalys en envisageant de modifier le lien grâce à la magie faisait indubitablement preuve d’ouverture d’esprit et de réflexion.

Ensuite le dragon aux écailles opalines questionna la fille des tempêtes pour en apprendre davantage concernant la disparition de Skade la Matriarche. Aborder un sujet aussi douloureux n’était guère simple pour la Saurienne, toutefois celle-ci décida malgré tout de répondre à la légitime curiosité du nacré.

- Skade est morte. Elle s’est laissée mourir, sans doute à cause de la perte de son Lien avec son lié. Lorsque leur Lien se brise, certains dragons sont si meurtris qu’ils préfèrent en finir avec la vie ou sont détruits à jamais, errant comme des âmes en peine avec le sentiment d’être amputés d’une partie essentielle d’eux-mêmes. C’est l’un des méfaits du Lien que dénonce Verith mon époux et qui contribue à son rejet de cette magie.


Le dragon écarlate éprouvait une grande rancœur envers les bipèdes et la magie du Lien en raison de la perte des siens. Tous, sans exception, avaient péri dans des circonstances tragiques et aujourd’hui celui-ci était prêt à tout pour protéger sa femme et sa fille, les seuls êtres chers qu’il lui restait.

Quand Keetech mit en garde le jeune dragon, ce dernier hocha la tête avec gravité et poussa un profond soupir avant de réaffirmer son fervent désir de retrouver sa sœur Aiasil. Le dragon blanchâtre était touchant dans son impétuosité et en voyant sa détermination, la reine des nuées se rappela Verith lorsqu’il lui avait annoncé son départ pour Ambarhùna afin de retrouver son frère disparu, Cymbor.

Malgré la douleur de leur séparation, Quartzécaille n’avait à aucun moment chercher à le retenir, comprenant que seul l’accomplissement de sa quête l’aiderait à trouver la paix.

- Alors tu dois suivre ton cœur et faire ce qui te parait juste. Je peux comprendre ton désir de retrouver ta sœur surtout si elle est ta seule famille.

Keetech et Kaalys possédaient ce point commun d’un profond attachement à la notion de famille, en dépit du fait que le nacré soit né sur Ambarhùna et ait grandi privé de ses parents. C’était également l’un des points que l’Ecarlate reprochait au Lien, le fait de donner naissance à des dragons amputés de leur famille d’origine et de leur mode de vie originel.

- C’est également un plaisir que de discuter avec toi et j’espère que nous en aurons souvent l’occasion. A part mon époux et ma fille, je n’ai pas souvent l’occasion de rencontrer d’autres dragons et les bipèdes demeurent très…déconcertants pour une dragonne sauvage habituée à ne côtoyer que des dragons et originaire d'un autre continent. Mais peu à peu j’apprends à connaitre ce nouvel univers.

Dire que les bipèdes représentaient des créatures étranges et déroutantes était un euphémisme et cet archipel ne ressemblait en rien au continent sauvage, la nouvelle terre d’adoption des sauriens. Là-bas, on trouvait des dragons à perte de vue et la plupart vivait en nuée ou en couple, ce qui était à mille lieux de ce mode d’existence artificiel que représentait le Lien.

Leur conversation éveillait d’innombrables choses chez la Saurienne et ravivait d’anciens souvenirs. Elle se remémora Skade, la Matriarche, cette mère fière et sévère que Verith avait tant désiré protéger, aimée…puis perdue. Keetech qui elle-même était une mère et une épouse dévouée ignorait comment elle réagirait si les deux êtres les plus chers à son cœur venaient à disparaître.  

La magie Draconique possédait d’incroyables propriétés qui restaient à découvrir et l’écailleuse, en sa qualité de mage puissante, était déterminée à en explorer toutes les arcanes.

- Kaalys, je continuerai à explorer la magie Draconique et la mémoire ancestrale de notre peuple pour découvrir le moyen de modifier le Lien…ou le détruire. Trop de vies draconiques ont été détruites et d’âmes meurtries. Il faut que cette situation cesse.

La dragonne de l’orage s’était rangée aux côtés de l’Ecarlate, motivée par l’amour qu’elle lui portait, mais son esprit restait ouvert à différentes possibilités concernant le Lien et la manière dont ses congénères pourraient s’en affranchir. Son seul désir était de protéger son peuple et de veiller à ce qu’aucun dragon n’ait plus jamais à endurer les affres de cette union d’âme. Une fusion à la fois profonde et destructrice. Mais comment ? La réponse restait encore en suspens et à écrire.

Quartzécaille hocha la tête avec gravité en entendant les paroles du nacré. Derrière sa puissante cuirasse écailleuse, Verith abritait un cœur blessé et une ire qui semblait ne jamais devoir se tarir.

- Une part de son cœur s’est brisée par le passé et j’aimerais le guérir. Mais certaines blessures, comme celles de l’âme, ne cicatrisent jamais tout à fait. Pourtant, je ne renoncerai pas à combattre les souffrances qui le hantent.

Keetech était la compagne du Colérique et comprenait la psyché de cet être énigmatique, peut-être plus que quiconque au monde. La reine des nuées aspirait à le voir trouver la paix intérieure et vaincre les tourments qui le consumaient.

La dragonne géante mira Kaalys, si jeune et si frêle, et une ombre pensive obscurcit ses mires céruléennes. En effet, cette dernière cherchait à comprendre les bipèdes mais rien ne présageait de la manière dont elle utiliserait ces connaissances. Son esprit draconique demeurait différent de celui des bipèdes et elle possédait une vision du bien et du mal qui allait au-delà de celle engendrée par l’intellect de ces créatures éphémères.

Depuis toujours, celle-ci veillait à cultiver une neutralité parfaite et son impartialité, en fervente défenderesse de l’équilibre et de l’harmonie. A l’avenir, Keetech userait peut-être de son savoir pour apaiser les conflits et concilier ces deux visions antagonistes, garante d’une paix possible ou, au contraire, incarnerait-elle, aux côtés du dragon de l’Ire, une terrible menace pour les bipèdes.

- J’espère également que nous nous reverrons. Même si tu es très différent d’elle, tu me rappelles par certains aspects ma fille Nynsith et moi aussi je me sens parfois très seule.

Verith parcourait l’archipel, hanté par la poursuite de sa quête de destruction du Lien et Nynsith, désormais adulte, recherchait son indépendance. Une part de l’instinct maternel de Keetech demeurait inassouvi et le dragon de nacre parviendrait peut-être à combler ce vide dans son cœur.