15 Novembre 1762
Une étrange routine commençait à prendre forme. Chaque matin, il s'en allait récolter des plantes médicinales fraîches à quelques foulées du camps, connaissant assez la flore pour ne pas gaspiller les précieuses heures à sa disposition en recherches futiles. Lorsqu'il revenait, il usait de son savoir de guérisseur ainsi que son esprit-lié du raton-laveur pour concocter de puissants remèdes et cataplasmes qu'il confiait ensuite aux baptistrels, médecins et mages médicaux qui œuvraient dans la tente. Aux heures les plus chaudes, il battait en retraite dans la tente qui lui était allouée afin de se reposer, manger et méditer. Il ne rechignait pas à recevoir des visites pendant ces périodes, mais elles devaient avoir une raison précise autre que le badinage. Bien sûr, ni Aldaron, ni Ivanyr étaient soumis à cette règle tacite car le graärh se plaisait toujours en leur présence et ce, malgré les incidents survenus quelques jours plus tôt. Lorsque la température baissait, Purnendu s'en allait prendre un bain et brossait sa fourrure avant d'enfiler une tenue légère malgré la saison. Son épais poil ne souffrait pas du froid, du moins pas celui auquel il se confronterait sur cette île. La chaleur, la sueur et les parasites lui étaient bien plus nocifs et il n'était pas rare de voir le fauve cendré venir tresser des feuilles de citronnelles dans sa crinière.
En fin d'après midi, il effectuait généralement une seconde sortie dans les bois épais pour aller chercher quelques fruits tardifs, noix fraîches et racines juteuses. Il préparait ensuite un gruaux au lait de brebis, puis agrémenté de miel et des ingrédients de sa récolte du jour avant de s'en aller vers l'immense tente de l'hospice. C'était là que les infirmières étendaient les linges bouillis et stérilisés, là que les plantes médicinales étaient séchées et surtout là que les orphelins passaient le plus clair de leur temps. Ils souffraient pour beaucoup de fractures, d'amputations et d'autres blessures aussi impressionnantes que saisissantes pour des corps aussi petits et fragiles. C'était justement cette fragilité qui avait joué contre eux dans cet incident, mais le traumatisme le plus lourd était la perte de leurs parents, la destruction de leur maison et l'oublie progressif du goût de leur vie d'antan ; simple et insouciante. Alors Purnendu les avait pris sous son aile et passait plusieurs heures à leurs côtés. Il leur donnait le gruaux en collation sucrée, puis s'asseyait avec eux pour jouer les grosses peluches. Avec sa fourrure propre et bien brossée, il ravissait les enfants qui se blottissaient contre lui et jouaient avec sa longue queue pour y accrocher rubans et grelots avec quelques rires encore timides.
Il leur racontait principalement des histoires, des légendes ou simplement décrivait les grandes étendues d'ailleurs. Par tous les moyens, il tentait de les distraire de leur misère et offrait finalement une ronronthérapie groupée, accueillant les petits dans ses pattes pour un grand câlin. Il les berçait et faisait leur toilette à grands coups de langue. Pour certains, il changeait leur bandages, aidait à ressouder des os ou à calmer des souffrances physiques. Son sort unique accélérait quant à lui la régénération des corps fatigués, mais aussi le repos des jeunes esprits. Lorsqu'ils s'endormaient, il les veillait alors tendrement et révisait pour sa part les connaissances obtenues grâce aux autres médecins stationnés à Cordont. Enfin, quand le soleil déclinait, il commençait à rapporter les enfants dans leur tente et les bordait avant de retourner vaquer à ses propres affaires. Il y avait toujours Ivanyr à surveiller et le Bourgmestre à épauler psychologiquement. Il le sentait à bout de nerfs, usé par une vie qui ne lui avait probablement jamais convenue et qui, aujourd'hui plus que jamais, lui pesait énormément. Alors il l'écoutait, prenait le rôle de confident et orientait ses doutes et ses hésitations vers d'autres voies, d'autres choix. Il ne savait pas si cela ferait la différence au final, mais prêter une ou deux paires d'oreilles ne faisait jamais de tort.
En ce matin brumeux, la routine avait été la même. Le gruaux fumait encore dans le plat qu'il transportait depuis sa tente jusqu'à l'arrière de l'hospice. Sa haute silhouette ne passait pas inaperçue, que cela soit à cause de sa fourrure de cendre ou sa taille et carrure impressionnantes. Surveillant ses pas, il mit quelques secondes à réaliser qu'une paire d'yeux le fixait avec insistance et finit par relever la truffe en direction d'une fine et délicate silhouette. Il dressa les oreilles puis esquissa l'ombre d'un sourire qui se voulait engageant, veillant à ne pas montrer ses crocs dans le retroussement de ses babines. Il s'agissait d'une femelle assez jeune, à peine formée à l'âge adulte si il se référait à ses lectures sur l'anatomie humaine. Car c'était bien ce qu'elle était : une humaine. Des cheveux blond, une peau de pêche et des yeux bleus. Le vent ne soufflait pas en sa faveur, il ne pouvait donc pas capter son parfum unique, véritable empreinte olfactive pour ceux de sa race. Alors Purnendu se contenta de pencher la tête de côté, la détailla avec grande attention avant de fixer un moment la tente d'Hospice, puis de revenir à elle. De sa voix profonde et ronronnante, il l'interpella :
« - Tu as faim ? Alors viens, il y en aura assez pour tout le monde. »
Ses habits semblaient d'excellente facture et il ne voyait aucune blessure physique sur son être. Cependant, l'on ne pouvait pas leurrer le graärh qui voyait dans les yeux doux de la petite humaine un trouble profond et beaucoup de tristesse. Avait-elle perdue des proches ? C'était très probable vu les circonstances sinistres de Cordont. Et quand bien même elle n'était pas orpheline ou en deuil ! Si un cœur soupirait, il ne pouvait pas feindre l'ignorance. Avec ce sourire indéfinissable aux lèvres, il l'invita encore à l'approcher, puis à l'accompagner vers l'arrière de l'immense tente.
« - Aujourd'hui, j'ai trouvé des noisettes et des mûres. Elles sont tardives et un peu acide, mais avec du miel, je suis sûr qu'elles seront appréciées par les enfants. »
Très content de sa trouvaille, sa longue queue angora ondoyait dans son dos à la façon d'un point d'interrogation indolent.
« - Les feuilles sont déjà en train de sécher, je pourrais m'en servir pour faire de puissantes infusions contre les maux de gorges ou les débuts de diarrhées. Avec le froid, vous autres humains avez tendances à développer ce genre de syndromes... quelle idée de ne pas avoir fais pousser plus de fourrure sur vous. »
Taquin, il lui fit un clin d’œil avant de se courber pour passer sous les grands cordages qui servaient à étendre le linge. Aujourd'hui, ils étaient pratiquement vides et le fauve songea à les transformer en aire de jeu lorsqu'ils auront terminé leur repas.
« - Oh d'ailleurs, je m'appelle Purnendu. Je suis un guérisseur. Enchanté de faire ta connaissance, sona batan (1). »
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(1) Sona batan : Bouton d'or.