Début Novembre
La journée s'achevait dans un flot paresseux composé par l'astre déclinant au delà des flots indomptés et l’émergence d'une berge d'étoiles scintillantes. La ligne d'horizon s'engorgeait de couleurs mirifiques, parsemée de nuages lourds annonciateurs d'une giboulée nocturne. Sur les hauteurs de la chaîne de montagne couvrant Délimar à la façon d'une mère protectrice et austère, les premières neiges avaient déjà eut lieu et un tapis au blanc pur s'accrochait aux roches et sentiers boueux, givrant les dernières feuilles et tapissant les ravins. Assis sur un promontoire escarpé, la haute silhouette du glacernois semblait voûtée sous le poids de ses pensées. Coudes sur les genoux et mains jointes sous le menton, son dos puissant était courbé tandis que ses épaules frémissaient parfois d'un sursaut nerveux, d'une tension latente. Alors que les yeux polaires fixaient l'ombre menaçante de l'Océanique avec une consternation lacée d'incrédulité, ses lèvres se pinçaient d'une sourde frustration.
L'incompréhension le dévorait et sans être capable de trouver seul ses réponses, une colère gonflait en son poitrail avec le besoin de plus en plus pressant d'en hurler toute l'intensité. Ses pensées étaient une véritable catastrophe en terme de cohésion, mettant à rude épreuve l'esprit logique et cartésien du soldat. Les données qu'il possédait ne suffisaient pas à satisfaire le nombre croissant de questions qui lui venaient et alors qu'un embouteillage se présentait sous la forme d'une migraine lancinante, le contact frais et soyeux d'une truffe sur son bras le fit légèrement tressaillir. Son regard vrilla aussitôt des yeux d'un noir abyssal et il sentit un frisson de peur instinctive couler le long de son échine. Un sentiment primaire qu'il ravala avec une colère froide, presque une indignation à s'émouvoir de la sorte. Au visage impassible et presque hostile dans sa méfiance, l'homme se fendit lentement en un pâle sourire d'excuse silencieuse alors qu'il se redressait de sorte à pouvoir passer un bras autour de l'encolure puissante de la créature.
Il avait l'impression de plonger le membre dans un flot d'énergie grésillante. Loin d'en souffrir, il se sentit étrangement galvanisé à ce contact et laissa ses doigts parcourir la fourrure nébuleuse avec une admiration grandissante. L'immense Loup le fixait avec ce même calme paisible qu'il arborait depuis leur première rencontre, à peine quelques heures plus tôt. Il sentait le trouble de l'humain et patientait le temps qu'il s'apprivoise à sa présence, le suivant comme son ombre à bonne distance, puis de plus en plus proche lorsqu'il avait fini par s'isoler sur cette corniche, à plusieurs lieues de la grande cité. Il l'avait observé et finalement avait initié un contact. Il fut satisfait de ne pas être rejeté, même si le temps ne jouait pas contre lui, étant un être d'essence immortelle, ce n'était pas le cas de son élu. Ainsi, à son accolade, il tourna la tête pour poser la gueule sur son épaule et ferma les yeux dans cette étreinte encore maladroite et prudente. Bien, ils progressaient ; de cette façon, il lui sera plus aidé de le veiller et de le protéger.
De son côté, Sigvald Elusis digérait la nouvelle avec beaucoup de lenteur et de difficulté. L'apparition aux abords des écuries l'avait surpris, puis légèrement paniqué. Une telle créature ne devait pas lui être destinée, il n'était pas un membre de la lignée directe des Svenn, ceux dont la pureté du sang et du cœur les liait directement à l'esprit-lié du Loup. Tryghild aurait du être l'élue... elle qui portait si bien l'héritage de son père et de ses ancêtres. Elle qui pensait avec un « nous » et guère avec un « je ». Elle était la définition de la meute, l'image de l'alpha. Le cœur du guerrier s'alourdit encore et il poussa un long soupir avant de se hisser debout à la seule tension de ses cuisses. Il déplia sa longue et puissante silhouette et vint poser une main sur le dos de l'animal mystique, cherchant inconsciemment sa présence. Il était temps de rentrer, son absence n'avait que trop durée et la nuit tombait bien plus vite maintenant que l'hiver se présentait à eux. Le loup sembla comprendre l'intention de son maître et s'éloigna en premier sur le sentier escarpé, laissant dans son sillage une brume constellée qui, dans les derniers rayons du soleil, se moira de parme et de carmin. Sigvald songea à une nébuleuse lointaine, troublé.
A mesure qu'il descendait, les contours de Délimar se précisèrent jusqu'à présenter toute la beauté austère dans l'architecture puissante et inexpugnable de ses murs extérieurs. Le couvre-feu n'avait pas encore lieu bien que la nuit soit complète lorsqu'il fut aux portes colossales de la forteresse. Les gardes en faction se mirent au garde à vous alors qu'il les saluait en retour avant de s’enfoncer dans les quartiers circulaires de l'Océanique. Les chantiers avançaient à grands pas, largement aidés par la contribution massive de tous les habitants en état de travailler. Chacun y mettait du sien, sans regards aux origines et à de possibles privilèges de naissance ou de rang. Lui-même passait son temps sur les carrières et les menuiseries, mettant à profit sa taille et sa force pour soulever les charges lourdes et entreposer les ressources raffinées. L'exercice physique lui plaisait, il était aussi bénéfique à son rôle principal et lui permettait d'oublier l'inaction imposée par la Paix. Pour autant, ses pas ne ralentirent pas alors qu'il dépassait quelques ateliers encore ouverts malgré l'heure tardive. Il remonta la vaste rue pavée jusqu'au Quartier du Palais avec l'intention de trouver sa promise ; Tryghild Svenn. Suivant d'une foulée légère et inépuisable, l'immense Loup Éthéré semblait invisible à tous ceux qu'ils croisaient, exception faite de quelques cousins et autres privilégiés de l'esprit-lié du Loup qui ouvraient alors de grands yeux abasourdis sans oser s'approcher ou aborder Sigvald dont l'expression sinistre aurait de base coupé court à toute initiative du genre. Il n'avait simplement pas le temps.
Ainsi, lorsque les gardes en poste autour du Palais du Peuple lui annoncèrent que l'Intendante avait pris congé quelques heures plus tôt, il éprouva un mélange de soulagement et d'agacement. Le premier sentiment venait du simple fait que leur conversation se déroulerait dans un cadre plus intime, puisque sa fiancée devait probablement se trouver dans ses appartements. Le second quant à lui naissait de la perte de temps à effectuer des allers-retours inutiles et bien qu'il soit le seul en faute pour avoir soudainement quitté sa routine habituelle pour s'isoler dans les montagnes, le trouble qu'il éprouvait depuis lors continuait à obscurcir son jugement et le rendait plus orageux qu'à l'habitude. Il remercia sèchement ses hommes pour l'information et tourna les talons pour sortir du Quartier centrale et rejoindre le second anneaux de Délimar ; celui uniquement constitué de résidences. A mesure qu'il approchait de sa destination, ses pas se firent plus lents, voire réticents avant qu'il ne s'arrête devant la porte qui le séparait de sa promise. Sourcils légèrement froncés, il regarda la rue engloutie de ténèbres, puis toqua deux fois avant d'entrer dans la demeure. Il n'avait pas réellement besoin de s'annoncer, personne à part un membre de la famille proche de l'Intendante n'oserait pénétrer ici à cette heure et sans invitation.
Le silence l'entoura et il resta quelques minutes dans le hall sans bouger, sans parler. Il sentait la créature attendre dehors, dissimulée dans les ombres du bâtiment. Elle ne pouvait pas entrer dans un lieu aussi petit et n'en avait pas forcément envie non plus. Il s'agissait d'un loup après tout et il était déjà étonnant qu'il l'ait suivit jusqu'au cœur de la cité. Des bruits parvinrent aux oreilles de Sigvald qui s'arracha à ses pensées pour entrer plus en avant et confronter la farouche guerrière qui deviendrait, d'ici peu, sa compagne. Parler n'avait jamais été son fort, ainsi il appréhendait déjà le sujet délicat -à ses yeux- qu'il apportait. Il la trouva dans son salon et l'observa depuis l'encadrement de la porte, incapable de retenir l'ombre d'un sourire adoucit à sa vue. Toujours silencieux, sa haute carrure comblait l'ouverture et s'il n'avait heureusement pas besoin de se pencher pour le franchir, il baissa tout de même la tête afin de fixer le sol, songeur et indécis.
« - J'ai besoin de te montrer quelque chose... aurais-tu... »
Il releva la tête pour l'observer et aussitôt l'évidence le frappa dans le regard qu'il échangea avec elle : quelque chose s'était passé durant son absence. Elle n'était pas dans son état habituel et le coeur du soldat s'arrêta de battre quelques secondes. Une ride d'inquiétude barra son front alors qu'il engloutissait la distance entre eux et l'attrapait doucement aux épaules pour la garder à bout de bras. Il la savait capable de se braquer et il ne voulait pas avoir à lui courir après pour obtenir ses réponses en même temps qu'il sauverait le mobilier mis à saque.
Ses yeux pâles la fixèrent avec intensité, se gorgeant autant de ses traits nobles et fiers dotés d'une beauté sauvage, indomptée, que pour essayer de décrypter la gravité de l'incident. La ville n'était pas en état d'alerte, donc cela ne concernait pas la sécurité immédiate de leur territoire et il n'avait pas vu la Garde Loup sur le pied de guerre donc l'on avait pas attenté à la vie de l'Intendante ou de ses proches... alors quoi ? Qu'est-ce qui pouvait assombrir les yeux de son amie ? Les pires possibilités, en passant par les plus farfelues lui vinrent à l'esprit, mais aucune n'était satisfaisante. Aucune n'était logique. Enfin, il s'ébroua mentalement et la couvrit davantage de son ombre massive, les sourcils à présent clairement froncés. Il n'y avait qu'une seule façon de le savoir et il s'y plia d'une voix sourde, tendue d'inquiétude :
« - Dis-moi ce qu'il s'est passé. »
Autoritaire, il ne s'en rendit compte qu'après avoir assené l'ordre et il sembla le regretter aussitôt. Elle n'était pas une subordonnée, elle n'était pas une régulière croisée dans la rue. Elle était non seulement son Intendante, mais sa fiancée. Pour toutes ces raisons, il se montrait injuste envers elle. Il fit donc un effort évident pour se détendre, adoucissant la poigne qu'il maintenait sur les épaules musclées de la brune et prit une profonde inspiration.
« - Non. Plus important... comment te sens-tu ? As-tu besoin de quoi que ce soit avant que l'on en discute ? »
Là, c'était beaucoup mieux normalement. Avait-il rattrapé son erreur ? Il lui lança un regard prudent, puis leva une main vers son visage et vint cueillir une mèche sombre pour lui dégager la joue. Se montrer délicat était un art dont il était peu familier aussi il semblait marcher sur des œufs alors qu'il venait caresser le velours de sa peau après avoir peigner sa chevelure de ses doigts. Il continuait de la fixer avec cette même intensité, plein de révérence et d'adoration. Il lui prit le visage en coupe de sa main, effleurant la pommette d'un pouce. Son autre main avait lentement glissé le long de son bras pour venir ceindre sa taille, prêt à l'enlacer et à la retenir si elle finissait par exploser de colère. Tout simplement prêt à la soutenir physiquement si ses mots ne suffisaient pas à la convaincre qu'il le faisait mentalement.