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Début Novembre

La journée s'achevait dans un flot paresseux composé par l'astre déclinant au delà des flots indomptés et l’émergence d'une berge d'étoiles scintillantes. La ligne d'horizon s'engorgeait de couleurs mirifiques, parsemée de nuages lourds annonciateurs d'une giboulée nocturne. Sur les hauteurs de la chaîne de montagne couvrant Délimar à la façon d'une mère protectrice et austère, les premières neiges avaient déjà eut lieu et un tapis au blanc pur s'accrochait aux roches et sentiers boueux, givrant les dernières feuilles et tapissant les ravins. Assis sur un promontoire escarpé, la haute silhouette du glacernois semblait voûtée sous le poids de ses pensées. Coudes sur les genoux et mains jointes sous le menton, son dos puissant était courbé tandis que ses épaules frémissaient parfois d'un sursaut nerveux, d'une tension latente. Alors que les yeux polaires fixaient l'ombre menaçante de l'Océanique avec une consternation lacée d'incrédulité, ses lèvres se pinçaient d'une sourde frustration.

L'incompréhension le dévorait et sans être capable de trouver seul ses réponses, une colère gonflait en son poitrail avec le besoin de plus en plus pressant d'en hurler toute l'intensité. Ses pensées étaient une véritable catastrophe en terme de cohésion, mettant à rude épreuve l'esprit logique et cartésien du soldat. Les données qu'il possédait ne suffisaient pas à satisfaire le nombre croissant de questions qui lui venaient et alors qu'un embouteillage se présentait sous la forme d'une migraine lancinante, le contact frais et soyeux d'une truffe sur son bras le fit légèrement tressaillir. Son regard vrilla aussitôt des yeux d'un noir abyssal et il sentit un frisson de peur instinctive couler le long de son échine. Un sentiment primaire qu'il ravala avec une colère froide, presque une indignation à s'émouvoir de la sorte. Au visage impassible et presque hostile dans sa méfiance, l'homme se fendit lentement en un pâle sourire d'excuse silencieuse alors qu'il se redressait de sorte à pouvoir passer un bras autour de l'encolure puissante de la créature.

Il avait l'impression de plonger le membre dans un flot d'énergie grésillante. Loin d'en souffrir, il se sentit étrangement galvanisé à ce contact et laissa ses doigts parcourir la fourrure nébuleuse avec une admiration grandissante. L'immense Loup le fixait avec ce même calme paisible qu'il arborait depuis leur première rencontre, à peine quelques heures plus tôt. Il sentait le trouble de l'humain et patientait le temps qu'il s'apprivoise à sa présence, le suivant comme son ombre à bonne distance, puis de plus en plus proche lorsqu'il avait fini par s'isoler sur cette corniche, à plusieurs lieues de la grande cité. Il l'avait observé et finalement avait initié un contact. Il fut satisfait de ne pas être rejeté, même si le temps ne jouait pas contre lui, étant un être d'essence immortelle, ce n'était pas le cas de son élu. Ainsi, à son accolade, il tourna la tête pour poser la gueule sur son épaule et ferma les yeux dans cette étreinte encore maladroite et prudente. Bien, ils progressaient ; de cette façon, il lui sera plus aidé de le veiller et de le protéger.

De son côté, Sigvald Elusis digérait la nouvelle avec beaucoup de lenteur et de difficulté. L'apparition aux abords des écuries l'avait surpris, puis légèrement paniqué. Une telle créature ne devait pas lui être destinée, il n'était pas un membre de la lignée directe des Svenn, ceux dont la pureté du sang et du cœur les liait directement à l'esprit-lié du Loup. Tryghild aurait du être l'élue... elle qui portait si bien l'héritage de son père et de ses ancêtres. Elle qui pensait avec un « nous » et guère avec un « je ». Elle était la définition de la meute, l'image de l'alpha. Le cœur du guerrier s'alourdit encore et il poussa un long soupir avant de se hisser debout à la seule tension de ses cuisses. Il déplia sa longue et puissante silhouette et vint poser une main sur le dos de l'animal mystique, cherchant inconsciemment sa présence. Il était temps de rentrer, son absence n'avait que trop durée et la nuit tombait bien plus vite maintenant que l'hiver se présentait à eux. Le loup sembla comprendre l'intention de son maître et s'éloigna en premier sur le sentier escarpé, laissant dans son sillage une brume constellée qui, dans les derniers rayons du soleil, se moira de parme et de carmin. Sigvald songea à une nébuleuse lointaine, troublé.

A mesure qu'il descendait, les contours de Délimar se précisèrent jusqu'à présenter toute la beauté austère dans l'architecture puissante et inexpugnable de ses murs extérieurs. Le couvre-feu n'avait pas encore lieu bien que la nuit soit complète lorsqu'il fut aux portes colossales de la forteresse. Les gardes en faction se mirent au garde à vous alors qu'il les saluait en retour avant de s’enfoncer dans les quartiers circulaires de l'Océanique. Les chantiers avançaient à grands pas, largement aidés par la contribution massive de tous les habitants en état de travailler. Chacun y mettait du sien, sans regards aux origines et à de possibles privilèges de naissance ou de rang. Lui-même passait son temps sur les carrières et les menuiseries, mettant à profit sa taille et sa force pour soulever les charges lourdes et entreposer les ressources raffinées. L'exercice physique lui plaisait, il était aussi bénéfique à son rôle principal et lui permettait d'oublier l'inaction imposée par la Paix. Pour autant, ses pas ne ralentirent pas alors qu'il dépassait quelques ateliers encore ouverts malgré l'heure tardive. Il remonta la vaste rue pavée jusqu'au Quartier du Palais avec l'intention de trouver sa promise ; Tryghild Svenn. Suivant d'une foulée légère et inépuisable, l'immense Loup Éthéré semblait invisible à tous ceux qu'ils croisaient, exception faite de quelques cousins et autres privilégiés de l'esprit-lié du Loup qui ouvraient alors de grands yeux abasourdis sans oser s'approcher ou aborder Sigvald dont l'expression sinistre aurait de base coupé court à toute initiative du genre. Il n'avait simplement pas le temps.

Ainsi, lorsque les gardes en poste autour du Palais du Peuple lui annoncèrent que l'Intendante avait pris congé quelques heures plus tôt, il éprouva un mélange de soulagement et d'agacement. Le premier sentiment venait du simple fait que leur conversation se déroulerait dans un cadre plus intime, puisque sa fiancée devait probablement se trouver dans ses appartements. Le second quant à lui naissait de la perte de temps à effectuer des allers-retours inutiles et bien qu'il soit le seul en faute pour avoir soudainement quitté sa routine habituelle pour s'isoler dans les montagnes, le trouble qu'il éprouvait depuis lors continuait à obscurcir son jugement et le rendait plus orageux qu'à l'habitude. Il remercia sèchement ses hommes pour l'information et tourna les talons pour sortir du Quartier centrale et rejoindre le second anneaux de Délimar ; celui uniquement constitué de résidences. A mesure qu'il approchait de sa destination, ses pas se firent plus lents, voire réticents avant qu'il ne s'arrête devant la porte qui le séparait de sa promise. Sourcils légèrement froncés, il regarda la rue engloutie de ténèbres, puis toqua deux fois avant d'entrer dans la demeure. Il n'avait pas réellement besoin de s'annoncer, personne à part un membre de la famille proche de l'Intendante n'oserait pénétrer ici à cette heure et sans invitation.

Le silence l'entoura et il resta quelques minutes dans le hall sans bouger, sans parler. Il sentait la créature attendre dehors, dissimulée dans les ombres du bâtiment. Elle ne pouvait pas entrer dans un lieu aussi petit et n'en avait pas forcément envie non plus. Il s'agissait d'un loup après tout et il était déjà étonnant qu'il l'ait suivit jusqu'au cœur de la cité. Des bruits parvinrent aux oreilles de Sigvald qui s'arracha à ses pensées pour entrer plus en avant et confronter la farouche guerrière qui deviendrait, d'ici peu, sa compagne. Parler n'avait jamais été son fort, ainsi il appréhendait déjà le sujet délicat -à ses yeux- qu'il apportait. Il la trouva dans son salon et l'observa depuis l'encadrement de la porte, incapable de retenir l'ombre d'un sourire adoucit à sa vue. Toujours silencieux, sa haute carrure comblait l'ouverture et s'il n'avait heureusement pas besoin de se pencher pour le franchir, il baissa tout de même la tête afin de fixer le sol, songeur et indécis.

« - J'ai besoin de te montrer quelque chose... aurais-tu... »

Il releva la tête pour l'observer et aussitôt l'évidence le frappa dans le regard qu'il échangea avec elle : quelque chose s'était passé durant son absence. Elle n'était pas dans son état habituel et le coeur du soldat s'arrêta de battre quelques secondes. Une ride d'inquiétude barra son front alors qu'il engloutissait la distance entre eux et l'attrapait doucement aux épaules pour la garder à bout de bras. Il la savait capable de se braquer et il ne voulait pas avoir à lui courir après pour obtenir ses réponses en même temps qu'il sauverait le mobilier mis à saque.

Ses yeux pâles la fixèrent avec intensité, se gorgeant autant de ses traits nobles et fiers dotés d'une beauté sauvage, indomptée, que pour essayer de décrypter la gravité de l'incident. La ville n'était pas en état d'alerte, donc cela ne concernait pas la sécurité immédiate de leur territoire et il n'avait pas vu la Garde Loup sur le pied de guerre donc l'on avait pas attenté à la vie de l'Intendante ou de ses proches... alors quoi ? Qu'est-ce qui pouvait assombrir les yeux de son amie ? Les pires possibilités, en passant par les plus farfelues lui vinrent à l'esprit, mais aucune n'était satisfaisante. Aucune n'était logique. Enfin, il s'ébroua mentalement et la couvrit davantage de son ombre massive, les sourcils à présent clairement froncés. Il n'y avait qu'une seule façon de le savoir et il s'y plia d'une voix sourde, tendue d'inquiétude :

« - Dis-moi ce qu'il s'est passé. »

Autoritaire, il ne s'en rendit compte qu'après avoir assené l'ordre et il sembla le regretter aussitôt. Elle n'était pas une subordonnée, elle n'était pas une régulière croisée dans la rue. Elle était non seulement son Intendante, mais sa fiancée. Pour toutes ces raisons, il se montrait injuste envers elle. Il fit donc un effort évident pour se détendre, adoucissant la poigne qu'il maintenait sur les épaules musclées de la brune et prit une profonde inspiration.

« - Non. Plus important... comment te sens-tu ? As-tu besoin de quoi que ce soit avant que l'on en discute ? »

Là, c'était beaucoup mieux normalement. Avait-il rattrapé son erreur ? Il lui lança un regard prudent, puis leva une main vers son visage et vint cueillir une mèche sombre pour lui dégager la joue. Se montrer délicat était un art dont il était peu familier aussi il semblait marcher sur des œufs alors qu'il venait caresser le velours de sa peau après avoir peigner sa chevelure de ses doigts. Il continuait de la fixer avec cette même intensité, plein de révérence et d'adoration. Il lui prit le visage en coupe de sa main, effleurant la pommette d'un pouce. Son autre main avait lentement glissé le long de son bras pour venir ceindre sa taille, prêt à l'enlacer et à la retenir si elle finissait par exploser de colère. Tout simplement prêt à la soutenir physiquement si ses mots ne suffisaient pas à la convaincre qu'il le faisait mentalement.

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Elle avait quitté l’armure pour une tenue plus confortable, non seulement pour le corps, mais également pour l’esprit. Lorsqu’elle officiait, jamais Tryghild ne se séparait de ce caparaçon, comme un rappel physique de la charge qu’elle portait sur les épaules, et qui passait avant tout. Elle n’escomptait jamais l’oublier, et ne le voulait pas un instant, mais elle avait parfaitement conscience d’être faillible, comme tout autre être humain, aussi n’était-ce pas de trop qu’un objet inanimé, objectif, puisse venir se poster comme une effigie, un rappel silencieux. Cependant, quand elle quittait la citadelle de l’intendance, elle redevenait simplement Tryghild Svenn. La cangue disparaissait, lui laissant l’opportunité d’un peu de calme et de tranquillité, sans toutes les inquiétudes quotidiennes et la crainte de ne pas être à la hauteur des attentes qu’on plaçait en elle. Là, dans cette pièce à vivre, il n’y avait qu’elle, et la possibilité de laisser de côté ses soucis pendant quelques heures salvatrices avant de devoir les retrouver de nouveau pour les affronter, encore et encore. Aujourd’hui, pourtant, les soucis la poursuivaient même dans son sanctuaire, ce qui n’avait rien d’habituel, tout en restant un bris de sa promesse tacite. Elle en arrivait à nourrir l’idée de quitter le calme de la maison Svenn pour à la citadelle et amorçait déjà son départ lorsque Sigvald apparut dans son champ de vision.

La surprise gagna ses traits, pendant quelques brefs instants avant qu’elle ne se rembrunisse. Son champion et fiancé était une vision positive, et néanmoins, cela lui rappelait de façon plus criante encore la situation délicate de Calastin. Son regard clair s’attarda sur la haute silhouette, consciente qu’elle allait probablement devoir briser davantage la sacralisation de cette demeure, mais ne pouvant guère y couper. Sans doute était-ce également un poids supplémentaire de savoir que son fiancé y perdrait également. Mais au moins était-il lui-même un habitant de cette demeure, ou tout du moins le serait-il pleinement dans quelques mois tout au plus, et donc qu'il bénéficiait de ce qui se trouvait sous ce toit, tant en termes matériels qu'en termes spirituels. Ou n'en bénéficierait pas si cela disparaissait. Avait-il même cette vision ? Oh peu importait, peut-être pas, mais pour elle en tout cas, cela comptait. Il voulait lui montrer quelque chose hein ? Avec un peu de chance, ce serait moins préoccupant que ce qu'elle, elle avait à lui dire. On pouvait toujours rêver, non ? Elle croisa son regard, les prunelles claires et pâles chargées de soucis, de la gravité de tout ce qui était en jeu dans le dilemme politique et militaire auquel elle faisait face. Et lui était un soutient dont elle ne pouvait se passer, car si elle doutait d'elle-même, elle ne doutait en revanche pas un instant de ses capacités à lui. Ou de celles d'Ilhan. Ou de Nyko.

Ses lèvres pâles s'entre-ouvraient sans qu'elle ne parvienne à trouver le souffle ou les mots pour expliquer, et un instant plus tard Sigvald avait engloutit la distance entre eux, la couvrant de son ombre. Elle cligna des yeux, légèrement perturbée d'être ainsi pêchée comme un petit poisson. Craignait-il qu'elle ne se fasse mal ? Enfin, c'était ridicule. Elle releva la tête vers lui, sourcils sombres froncés, barrant l'arrête de son nez et son front d'une ligne dure et nerveuse. Tryghild restait silencieuse, à l'observer, prenant dans son inquiétude et s'excusant mentalement de devoir le mettre ainsi au supplice d'attendre ses réponses, et pour autant, sa façon d'être eut raison d'une part des tensions qui l'habitait. Son côté autoritaire ne la menaçait pas, son père aussi avait toujours été très directif à l'égard de ses enfants comme de sa femme, c'était sa façon à lui de montrer l'intérêt et l'attention qu'il leur portait. De toute façon, leur peuple avait toujours été rude, ils n'étaient pas comme les sudistes, mous et mièvres, alors le voir agir autrement aurait sans doute eut pour seul effet de la gêner et de la mettre mal à l'aise. Sa gaucherie lui arracha l'ombre d'un sourire, et elle lui tapota la main un bref instant pour essayer de le rassurer sur ce qu'elle pouvait penser de son attitude, aussi peu doué que lui quand il s'agissait de relations humaines. Maladroitement, la nordique posa une main sur son épaule, pressant légèrement sur les muscles puissants développés par le maniement des armes tandis que son fiancé lui faisant pencher la tête sous les caresses qui parcouraient ses cheveux. En s'accrochant parfois dans quelques nœuds.

Un lourd soupir secoua sa puissante silhouette et elle vint se reposer sur lui, laissant peser le poids de son corps forgé à la guerre sur le sien. En fille du nord, elle était trop fière pour avouer combien la situation lui pesait et combien elle avait peur, elle n'avait de toute façon pas les bons mots pour s'exprimer et donner corps à ce qui la rongeait, alors elle se contentait, un bref instant, de lui laisser porter son poids, en attendant qu'elle se relève, et ne reprenne sa charge en silence comme il se devait. Plusieurs minutes passèrent, puis elle se releva enfin, pour le regarder une fois de plus dans les yeux, franchement. Se détachant de lui, elle lui fit un geste las, et s'assit à même le sol, en tailleur, soutenant ses bras sur ses cuisses. Ainsi installée, elle rompit enfin le silence.

« J'ai besoin de certitudes, Sigvald, et je n'en ai pas »

Lentement, elle entreprit de lui conter par le menu tout ce qui s'était passé, depuis l'apparition d'Aldaron l'informant de la chute de Cordont, jusqu'à son annexion, la discussion qu'elle avait eut avec Nyko pour les premiers arrangements, puis ce qui devrait être très bientôt fait pour pouvoir venir en aide à la ville. Le général aurait une grande part à fournir dans tout cela évidemment, notamment par son expertise militaire et par l'image qu'il devrait montrer… Tout comme elle avait attendu de Nyko qu'il lui donna, plus qu'un avis, des conseils tirés de sa vision et de son expérience, elle effectuait la même démarche avec Sigvald. Elle ne savait pas ce qu'il penserait de tout cela, mais il était son conseillé au même titre que les autres. Lorsqu'elle en eut finit, elle soupira de nouveau, comme pour laver ses poumons et son esprit de la bourbe. Puis elle se releva pour faire les cent pas, incapable de rester tranquille plus longtemps.

« Tu sais tout… nous sommes peut-être à l'aube d'une nouvelle guerre. Ou peut-être pas, cela déprendra de la façon dont Sélénia se comportera »

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Ils s'observèrent longuement sans qu'aucun mot ne soit échangé. L'inquiétude grandissait dans le cœur du guerrier, mais il n'osait pas presser davantage sa compagne. Il rongeait son frein alors qu'elle gardait le silence, puis sursauta légèrement à la sentir s'appuyer contre lui et s'abandonner à son étreinte. Une embrassade qu'il n'hésita pas une seule seconde à lui offrir, fermant ses bras puissants autour d'elle pour l'enfouir contre son torse et lui apporter tout le soutient dont elle semblait avoir terriblement besoin. La barre soucieuse en son front persista et il lui caressa donc la tignasse sombre d'une grande main rêche alors qu'il observait le mur en face de lui. Il était rare de la découvrir aussi accablée et son inquiétude grimpa d'un niveau supplémentaire sans qu'il puisse se raisonner cette fois. Gorge serrée, il il sentait son cœur battre plus vite bien que le tempo resta aussi fort et régulier.

Lorsqu'il la sentit remuer, il défit l'étau de ses bras et l'observa s'écarter avec un léger regret au creux de l'estomac. Il avait aimé le partage de leur chaleur, la sensation de son corps athlétique contre le sien. La douceur de ses cheveux et son parfum qu'il apprenait encore à connaître et reconnaître. Son regard vint à s'adoucir et il l'accompagna dans son assise au sol, n'ayant l'un et l'autre aucun besoin de formalité. Le confort de cette habitation, son intimité, suffisait à leur permettre d'abaisser défense et étiquette. Tendant une main, il vint cueillir l'une des siennes pour l'enfermer au creux de sa paume chaude et sèche. Attentif, il l'écouta lui conter ce qui pesait sur sa conscience et alors que le flot s'épaississait dans les trames politiques et les conséquences plus vastes rendues à toute l'île, Sigvald sentait une froide colère naître au creux de ses tripes.

Le sentiment naissait de l'injustice d'une telle catastrophe et des nombreuses victimes innocentes qui en résultaient. Il était ensuite alimenté par les actions d'Aldaron, mais aussi du manque d'objectivité de Nyko et de l'inconscience juvénile de la Princesse Sélénienne. Enfin, le sentiment sourdait avec un arrière goût amer aux relents de désillusion. De sa main libre, il se frotta une joue mangée de barbe et la fixa encore de longs instants sans parler, son pouce caressant le dos de sa main en de petits gestes circulaires distraits. Lorsqu'il cilla enfin, ce fut quand elle se releva pour entamer les cent pas au milieu de la pièce. Avec un vague sourire, le glacernois finit par se hisser avec souplesse sur ses deux pieds pour partir en direction de la cuisine où il récupéra une cruche de vin rouge, deux gobelets ainsi qu'une planche épaisse de découpe qu'il chargea de fromage, de jambon séché et d'une demie miche de pain.

Lorsqu'il retourna dans le salon, il s'installa sur la table de bois massif et disposa le frugal repas en son centre. Sigvald commença par servir le vin à la robe profonde et riche, puis leva son verre en une salutation silencieuse et bu quelques gorgées avant de soupirer d'aise et de s'installer plus confortablement.

« - Sélénia ne déclarera pas la guerre. »

Elle voulait des certitudes ? Il lui en donnait. Nul doute n'allumait son regard au bleu limpide et nulle hésitation ne faisait trembler sa voix profonde, rocailleuse. Il lui fit signe de se poser et de partager la collation tardive pour qu'il ne reste pas le seul attablé. Prenant son couteau de chasse, il coupa du pain et une belle lamelle de viande, ajouta un peu de poivre au cinq baies et une couche de fromage, puis tendit la tartine à sa promise. Lorsqu'il fut assuré qu'elle prenait au moins une bouchée, il commença à préparer son propre repas et pendant ce temps, développa davantage sa pensée :

« - L'Empire a subit bien trop de pertes lors de la dernière guerre. Que ce soit en terme d'hommes que de ressources et de territoires. Le peuple est mécontent, beaucoup de fermiers se sont vus saignés à blanc, trop de familles se sont déchirées entre ceux restant dans l'Empire et ceux préférant les Cités Libres. Le trône des Kohan est fragilisé avec à sa tête un enfant et aucun héritiers de confirmés, que ce soit pour Nolan ou ses deux sœurs. »

Il marqua une légère pause pour prendre une bouchée, puis alors qu'il mâchait lentement et réfléchissait à la suite, il étendit ses longues jambes sous la table pour les croiser avec nonchalance.

« - Les vampires ne vont pas se mêler de cette histoire, d'autant qu'ils ont assez de soucis avec les Graärh sur leur île, sans parler de toutes leurs disputes internes puériles. Les Elfes quant à eux vont se contenter de hausser des épaules, quand bien même la présence du Dragonnier Ataliel aux côtés de la Princesse puisse porter à confusion. L'Empire va se retrouver tout seul pour gérer cette situation de crise et n'aurait aucun intérêt à entrer en guerre maintenant. »

Sigvald appuya bien sur le dernier mot et fixa de nouveau la jeune femme avec un léger sourire sans joie, un brin cynique alors qu'il ajoutait :

« - Il y a plus à parier qu'il va attendre de savoir exactement ce qu'il se trouve dans les grottes avant de se décider sérieusement. Il lui sera impossible de soulever des troupes décentes parmi la population s'il n'a pas un dossier en marbre pour appuyer une dépense aussi colossale pour les coffres impériaux. Il a besoin de preuves solides pour galvaniser les paysans. Afin d'appâter les bourgeois et nobles, il lui faudra la promesse de richesses et de puissances à la clé. Hors pour ce qu'on en sait, les grottes pourraient ne contenir que du vent, des golems grincheux et d'autres saloperies du genre ! Il n'y a rien à craindre pour l'heure de l'Empire. »

Il haussa des épaules avant de prendre une seconde bouchée, sourcils légèrement froncés.

« - Même en prenant en compte le manque de sang froid du Bourgmestre et la naïveté de la petite Princesse, il suffit de considérer les faits. L'on peut comprendre que l'un et l'autre aient paniqué dans un moment pareil... je n'ose imaginer l'horreur vécue dans les décombres d'un tel cataclysme lorsque l'on a pas connu celle de la guerre. Princesse Luna devait être hystérique à ce moment, car malgré son rang de Dragonnier, elle n'est encore qu'une enfant. Concernant le Bourgmestre, même en prenant en compte tout ce qu'il a déjà traversé ainsi que son age, il n'est qu'un marchand qui joue dans la politique depuis peu. C'est encore moins un stratège militaire. Annexer la ville était un mouvement précipité, voire paniqué alors qu'il aurait suffit de jouer le même jeu que la Princesse en alertant la population que Délimar arrivait, ou que les troupes mercenaires de Caladon étaient déjà en route. Une escalade stupide en somme. »

Sigvald soupira et se redressa dans son assise, venant récupérer son gobelet de vin pour se désaltérer. Son pragmatisme s'écoulait d'un ton paisible, assuré de la logique de ses propos considérant le peu d'information qu'ils possédaient au final.

« - Cependant, ce sont des actions que l'on pourra aisément mettre sur la faute d'un choc né de la violence du cataclysme et de la souffrance morale face à toutes ces pertes. Après tout, chaque parti aura tout intérêt à jouer les autruches sur ce qu'il s'est dit ce jour là afin de poursuivre des négociations sur des bases plus saines. »

Il se tut enfin et l'observa avec intensité avant de tendre une main par dessus la table pour appeler à la sienne afin de pouvoir la lui serrer tendrement.

« - Concernant les préparatifs, de quoi veux-tu discuter en détails ? As-tu une idée particulière une fois que je serais à Cordont ? »

Il n'avait pas grand chose à ajouter concernant le dernier sujet. Tout ce qu'il pourrait dire serait quelques ajustements, sélectionner quels artisans seraient les mieux adaptés ou encore calculer avec elle le nombre de soldats nécessaire pour la mission. De toute, il voulait surtout entendre les directives qu'il aurait à tenir face à Nolan, car il n'y avait aucun doute quant au tête à tête qu'il réclamerait au jeune Empereur. Pour ce qui était d'Aldaron, il préférait encore laisser Ilhan se charger du saumon ! Les discours venimeux sous vélin de velours, la politique et la diplomatie n'étaient pas sa tasse de thé. Après, il serait bien forcé de garder un œil sur les deux hommes si jamais un sujet plus militaire s'abordait lors des négociations et comptes rendus.

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Elle allait et venait sans jamais toucher les objets de la pièce, mais manquant plusieurs fois de le faire, le pas lourd, nerveux, les muscles crispés. Comme un fauve en cage, Tryghild tentait de trouver une échappatoire à ce qui pesait sur ses pensées et son cœur par l’effort physique, même minime, sans que cela ne suffise en l’instant. Le poids qu’elle ressentait avait beau n’être que psychologique, il était ainsi bien plus difficile à vaincre qu’un adversaire de chair et de sang. L’Intendante s’arrêta subitement, inspirant profondément, gonflant ses poumons d’air tandis que les bruits discrets du retour de son fiancé venaient à ses oreilles, la faisant finalement se tourner vers lui. La vision qui se présentait à elle la laissa perplexe. Comment pouvait-il penser à manger dans un moment pareil ?! C’était complètement déstabilisant, de le voir agir avec un tel naturel alors qu’elle venait de lui faire part de nouvelles qui lui faisait craindre un nouveau conflit armé. Bras ballants, elle resta sans voix, incapable de raccrocher les chariots entre ce qu’elle avait dit et le déjeuner qui était installé sur la table de bois, devant ses yeux. Plusieurs clignements d’œil plus tard, elle approchait, interdite, coincée entre ses angoisses et l’impavidité de son fiancé. L’affirmation, ferme, la fit froncer les sourcils mais elle le laissa parler, attendant de savoir ce qui le rendait aussi sûr de lui. Elle s’assit face à lui, ne le lâchant pas du regard, et soupira en le voyant lui tendre sa création culinaire. Malgré elle, elle se relâcha, lui prit la tartine avec un remerciement las, et croqua un bout, avec une petite moue contrariée quand le fromage partit de côté sur la tartine, essayant de se faire la belle. Elle le remit droit tant bien que mal en le calant du pouce et mâcha en l’écoutant.

Le point de vu présenté par Sigvald était rassurant mais elle ne s’ôtait pas un doute qui continuait de la ronger. Les Kohans avaient déjà fait preuve d’une grande agressivité et d’un manque d’esprit tactique probant face aux Almaréens, quelques années plus tôt, en pleine période de crise. Peut-être se comporteraient-ils de semblable manière, cette fois, surtout avec une crise qui, si on effectuait cette sordide comparaison, était bien moindre que la précédente. Pourtant, elle aurait voulu être capable d’y croire comme lui semblait y croire. Pour autant, elle n’était pas certaine que continuer à extrapoler serait productif, en vérité, ils seraient forcés de constater directement sur place, avec les éléments provenant de chaque partie dans cette histoire terrible. Si Sigvald avait raison, ce serait parfait, mais par esprit pratique, elle serait forcée de se préparer tout de même en cas de guerre. Cela ne ferait qu’encourager l’activité de la ville, et ne nuirait pas à leur économie comme cela pouvait le faire à Sélénia ou Caladon, tant ils étaient tournés vers elle. Avec un léger sourire, elle lui abandonna une de ses dextres, tenant la tartine en équilibre de l’autre. Malgré tout, son fiancé lui avait rappelé des éléments qu’elle avait laissé totalement de côté, et pour cela, elle lui était très reconnaissante, à lui et à son esprit pratique. Soupirant tout bas, elle lui serra doucement la main et à la question, sembla reprendre vie. Elle se redressa légèrement, ramenant les épaules en arrière, et reprit enfin la parole, la mine concentrée, une légère barre crispée entre les sourcils, le long de l’arrête du nez, qui accentuait son profil sévère.

« Oui, j’ai un peu réfléchi et… tu vois, ce que tu viens de faire là, c’est ça que je veux que tu fasses là-bas. Rassurer les gens. Tu es en charge de la délégation, donc je veux que tu fasses bien passer le message que nous ne sommes pas là pour nous battre à moins qu’on vienne nous menacer. Dans un premier temps, l’objectif principal est d’aider Cordont et ce qu’il reste de ses habitants. Les protéger. Ensuite, que tu donnes voix à nos intérêts. Même si Ilhan sera plus adapté pour parler avec Aldaron, ce n’est pas le seul interlocuteur. Il y a Nolan, des conseillers, des capitaines, qui regardent Cordont, même de loin et tu leur feras plus d’effet face au spectre d’une crise militaire. Tu es un vétéran reconnu et respecté…  »

Son image le servirait beaucoup, pensait-elle, de même que la façon dont il abordait les choses, son calme et son stoïcisme.

« Je veux que tu parles avec Nolan pour tranquilliser les choses, au moins jusqu’à des négociations plus poussées. Recueils ses premières volontés, elles montreront quel chemin il désir emprunter. Tu as le champ libre pour aider à sécuriser le gouffre et le passage vers les souterrains comme tu l’estimes nécessaire. De plus, je souhaitais proposer une alternative à l’annexion de Cordont par Caladon. S’ils ne se mettent pas d’accord, Délimar pourrait tuteller Cordont en lieu et place de Caladon. Nous n’avons que deux raisons à cela. La première, pour éviter des discussions inutiles et la présence de trop de troupes différentes sur place. La seconde par pur altruisme. Cordont n’est pas le meilleur lieu pour combattre, l’avantage stratégique est plus minime que dans d’autres villes de la région. Une fois la ville rebâtie, et re dynamisée, elle pourra se défendre elle-même… »

Bien entendu, il y avait encore une autre alternative, mais qui lui plaisait un peu moins. Celle d’accepter la présence des Baptistrels comme garants des intentions de chacun. Mais ce serait s’en remettre à des mages. Si on ne trouvait aucune autre possibilité elle y viendrait, mais seulement à ce moment-là, pas avant.

« Il y a autre chose cependant. Je voudrais que tu portes une invitation à Nolan, à venir ici, à Délimar, pour discuter avec moi. Il sera forcé de négocier également avec nous puisque nous assurerons la défense de l’alliance sur le long terme. Mais comme je n’ai pas l’intention de me déplacer, lui devra bien le faire… et cela prouvera peut-être un peu sa bonne foi… ou commencera de le faire, au moins  »

Elle lui serra de nouveau la main, et la libéra pour pouvoir manger correctement, et sans que le fromage ne reparte en balade hors de la tranche de viande. Après plusieurs bouchées destinées autant à lui remplir l’estomac qu’à reposer sa langue et lui permettre d’organiser ses pensées, elle bu une gorgée de vin, et reprit enfin. Elle avait presque autant parlé que lui, et tous deux n’étaient pas spécialement doués pour ça.

« Tu l’escorteras avec Nyko sur le retour. Et tu me feras un rapport complet des forces présentes et des potentielles menaces autant militaires que pour les survivants… As-tu des questions ou des conseils à me donner ?  »

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Si parler de façon générale était une véritable corvée pour lui, tenir une conversation avec sa promise apportait une contrepartie suffisante pour que l'exercice devienne supportable. Il ne pouvait décrocher son regard du sien et ne ratait pas la plus infime de ses mimiques, que cela soit du froncement de son nez droit au pincement de ses lèvres expressives. Il suivit la chute lente et languide d'une mèche de cheveux, l'observa s'échouer sur un front barré de soucis, puis s’accrocher au sourcil froncé d'inquiétude. Il s'amusait de voir le muscle de sa mâchoire rouler à ses mastications. Il adorait la légère carnation sur ses joues alors qu'elle s'enflammait à son discours et ne pu s'empêcher de compter les battements de son cœur alors qu'il dépliait ses doigts pour venir caresser l'intérieur velouté de son poignet. Il frissonnait à la vue des lèvres humides qui se mouvaient, laissant parfois entrevoir ses perles blanches et si le guerrier préservait pour sa part une expression calme et attentive, si l'ardoise de ses yeux restait acérée de concentration, il ne pouvait s'empêcher de gorger sa mémoire de tous les infimes détails qui composaient sa promise. Il lui venait l'envie de surplomber la table et de l'embrasser, de plonger la main dans les mèches sombres pour y faire plus de nœuds alors qu'il viendrait savourer les parfums de la tartine à même sa langue. Pour autant, il ne bougea pas et se contenta d'écouter.

Depuis l'enfance, on lui avait inculqué l'absolu : être son protecteur. D'aussi loin que remontait ses souvenirs, il se devait d'obéir à ses désirs, de l'épauler dans chacune des étapes de sa vie. Depuis le Protectorat jusqu'à la longue traversée des Océans. Il l'avait supportée, conseillée, mais toujours un pas en arrière. Il avait, toutes ces années, contemplé son dos sans jamais oser se tenir sur le même palier qu'elle. Il avait serré les poings lorsqu'elle avait épousé le Prince Thelem. Il avait tu les braises de sa jalousie et endossé le rôle de Champion, puis de Général. Il n'avait pas bougé quand elle avait porté le voile de son deuil, restant sur le palier comme un bon loup de garde. Lorsqu'elle était venue le chercher, le tirant de sa veille stoïque pour le prendre comme compagnon, un pan entier de son existence s'était effondré. Ses repères s'étaient brouillés, floutés dans l'incertitude et la redéfinition de sa place. Et même si cela faisait plusieurs semaines qu'ils en étaient là ; lui pouvant s'afficher à ses côtés, pouvant lui tenir la main et l'écouter dans l'intimité de son salon ; il éprouvait encore un malaise à agir de la sorte. Ainsi, c'était au secret de ses expression impavides qu'il savourait ce privilège, s'offrant parfois le luxe de quelques initiatives avec toujours la maladresse de cette peur : celle de dépasser ses prérogatives. Lorsqu'elle se tu, le glacernois vint à ciller et se décrocha de sa contemplation pour croiser de nouveau son regard clair et vif. Un pâle sourire étira ses lèvres, bien que ce fut avec regret qu'il la laissa retirer sa main, mais il ne chercha pas à la retenir et se contenta de replier le bras de son côté de la table.

« - Je vois. Considères ton désir comme un absolu. Je ferais tout ce qui est en mon pouvoir pour rassurer le peuple de Cordont et l'attirer dans les jupons bienveillants de Délimar. »

La tâche serait aisée, surtout si l'on considérait les autres prétendants à cette place. Entre Sélénia qu'ils avaient rejeté pour rester indépendants et Caladon qui n'avait que des mercenaires et des marchands à proposer ; comment pouvait-on refuser l'aide et la protection d'une cité aussi désintéressée et communautaire que l'Océanique ? Les survivants auraient tout à gagner sur l'instant, mais aussi au long terme. Ils comprendraient les lourds sacrifices que Délimar s'infligera à les aider ; le retard dans la construction de la cité fortifiée, le drain des ressources premières, le frein à son économie. Autant d'énergie et de moyens qui seront entièrement dévoués à Cordont et ses survivants. Même sans être un indécrottable naïf, Sigvald voulait croire en la reconnaissance qui leur serait montrée plus tard. La trahison des Kohan ne se reproduirait pas sur un sol neutre... n'est-ce pas ? Une ombre de doute plana dans l'acier de son regard avant qu'il ne cligne des yeux et ne pousse un soupir. Décrassant ses poumons du miasme de ses sombres pensées, il finit par se lever et vint à contourner la table pour se tenir derrière Tryghild. Après une hésitation où ses mains effleurèrent les épaules de la jeune femme, il finit par faire peser le poids de ses dextres et vint caresser sa gorge avant d'attraper ses cheveux et de les lui torsader.

« - Je convoquerai Nolan dès mon arrivée sur place. Nous aurons une discussion à cœur ouvert, loin des labyrinthes linguistiques de la politique et l'ombre des faux-semblants diplomatiques. J'apporterai notre meilleur bière et une bouteille de notre hydromel le plus parfumé afin d'apporter à notre rencontre la sincérité du dialogue. Nous discuterons et ensuite j'apprendrai à le connaître au cours d'un duel amical. »

Tout en parlant, il avait entamer un massage ferme et habile sur les épaules, la nuque et les trapèzes de sa promise. Il la savait terriblement crispée et cherchait un moyen de l'apaiser là où ses paroles ne pouvaient agir. S'il calmait le trouble en son cœur, il fallait bien quelque chose de plus physique pour apaiser son corps tendu. Légèrement penché au dessus d'elle, il fixait la courbe velouté d'une joue, constatait la longueur de ses cils sombres et ne pu s'empêcher d'avoir un bref sourire en remarquant un petit grain de beauté sur sa tempe, à l'orée de ses cheveux.

« - Je promets de ne pas te le casser. »

Taquin, il soupira avant de refermer ses grandes paluches sur sa nuque et l'invita à pencher la tête en avant alors qu'il jouait déjà des pouces sur ses vertèbres. Ses doigts massaient le cuir chevelu, embrouillant un peu plus sa crinière sombre de part et d'autre de son visage à présent dissimulé à ses yeux attentifs. Dommage, il voulait encore l'observer. Ses pensées, pour autant s'organisaient et assimilaient, décortiquaient les ordres de Tryghild tout en croisant ses connaissances et ajoutant sa propre expérience de tacticien sur la situation. Il était vrai que Cordont n'était absolument pas un point stratégique en cas de conflit, cependant ce même désavantage s'avérerait être une aubaine pour la sécurité du gouffre : une fois sur place et la zone aménagée, ils posséderaient une bonne visibilité sur toute action commise à leur égard. Restait à savoir ce que les grottes leur réserverait...

« - Pour Kohan, je pense lui rappeler combien notre code d'honneur sait nous être une arme à double tranchant. Notre parole, lorsqu'elle est donnée, nous condamne à poursuivre malgré les pertes et conséquences qui sont appliquées. Pour les souterrains, s'ils offrent réellement des richesses magiques ; nous n'y prêterons aucun intérêt contrairement à Sélénia et tous les autres royaumes. Au contraire, nous avoir comme vigiles assurera qu'aucune mauvaise utilisation n'en soit faite. De même, si ce sont des richesses purement minières, nous nous sommes révélés suffisamment autonomes sur cet aspect pour ne pas pêcher d'avarice contrairement à Caladon et ses marchands assoiffés... »

Le dernier commentaire fut grondé avec mépris avant qu'il ne se racle la gorge pour se reprendre. Son dégoût pour la cité tentaculaire lui était parfois incontrôlable, mais il ne pouvait pas nier qu'elle était nécessaire pour l’essor global de l'Archipel. Il aurait simplement préféré qu'elle soit moins corrompue. Avec un autre soupir, il préféra changer de sujet.

« - Faire venir Nolan jusqu'à toi est un bon choix. L'avoir loin des conseillers de son père, loin de tous les regards de l'Empire pourrait lui permettre d'être plus franc et honnête. Il verra ce qu'est Délimar, ce que sont nos objectifs et quelles sont nos capacités en ce qui concerne la gestion d'un peuple et l’essor d'une cité née depuis des gravas. »

Il relâcha ses épaules et vint lui peigner doucement les cheveux, les lui rabattant sur les omoplates avant de la contourner et de poser un genoux au sol. Il lui ramassa les mains au creux des siennes, captant son regard pour ne plus le lâcher.

« - Tu as bien agis. Tes décisions furent rapides et précises, tu as su les rendre optimales et combler au plus urgent. Je n'ai rien de plus à ajouter et pourtant, tu es encore inquiète... Qu'il y ait une guerre n'est plus de ton fait dès l'instant où tu as décidé de préserver la paix par tes actions. Je comprends ton inquiétude, mais ne la laisse pas peser sur ta conscience. Tu as bien agis, Tryghild. Pour ton peuple. Pour Cordont. Pour nos valeurs. »

Sigvald esquissa l'ombre d'un sourire.

« - De plus, si jamais Sélénia venait réellement à sortir les griffes, il nous suffirait d'aller chatouiller les burnes caillouteuse des quelques golems endormis sous sa capitale pour régler le soucis, non ? »

Son visage redevint grave et il ajouta :

« - Ce qui me fait penser qu'il faudrait envoyer des équipes de reconnaissance dans les Collines au nord et sur les falaises côtières pour essayer de trouver une entrée naturelle aux grottes et voir ce qu'il se cache sous nos propres pieds... »

Si lui avait l'idée, même peu sérieuse, d'utiliser les golems comme arme de destruction massive alors à n'en pas douter que d'autres l'avaient eut bien avant lui.

« - Ces choses ont été mises là à un moment donné... voire gravées depuis des stalactites ou des stalagmites déjà existants. Quoiqu'il en soit, il a bien fallu que quelqu'un s'en occupe et donc entre dans ces grottes, non ? Il suffit de trouver cette entrée... ou d'en créer une dans le cas contraire. Qu'en penses-tu ? »

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Un duel amical ? Un instant, l’Intendante eut un doute, sans doute pas si absurde, sur l’issue qu’aurait pareil traitement, et sur l’importance de ne pas voir pareille joute prendre place après la boisson. Certes, la disparition pure et simple de Nolan Kohan l’arrangerait, mais ça ne signifiait pas qu’il fallait la courtiser volontairement ! Perturbée par les conséquences bien davantage que par l’idée en elle-même, Tryghild coula un regard en coin à son fiancé sans s’ouvrir de son manque d’enthousiasme. Non que ce fut insultant à l’égard de Sigvald, c’était juste objectif, en fin de compte. Coite, elle se laissa masser par les mains calleuses du général, tête sensiblement penchée en avant, des mèches de cheveux lui ombrant le visage. La promesse qu’il lui faisait témoignait plus encore de la rationalité de ses craintes, lui arrachant une inclinaison des lèvres un bref instant, avant qu’elle ne grimace discrètement quand il lui tira un peu les cheveux. D’une main, elle chassa la boucle vagabonde, et en profita pour le regarder plus franchement. L’ombre d’un certain humour fit pétiller son regard pâle avant qu’elle ne se laisse de nouveau faire, secouant un instant la tête. Il avait intérêt oui à ne pas le casser… La situation serait tout de même terriblement compliquée s’il finissait sur un bûcher, sa mort dans un duel, même amical, ne ferait que rajouter de l’huile sur le feu, et elle se retrouverait avec un dilemme encore pire sur les bras ! Grognant légèrement, comme une petite oursonne, la louve pencha plus franchement la tête en avant alors qu’il s’occupait de sa nuque. Le massage crânien lui faisait beaucoup de bien, et elle se prit à fermer les yeux pour l’apprécier davantage sans se soucier de savoir dans quel état serait sa chevelure après ça.

« Certes… »

Il n’avait pas tort, concernant le gouffre. L’activité de Délimar produisait sa propre richesse sans avoir à chasser toujours plus, car elle avait été construite sur un système d’autosuffisance éprouvé depuis très longtemps. Le contexte, de plus, se prêtait assez bien à leur chemin de vie : la guerre ne vidait pas leurs coffres. Alors oui, une quelconque richesse minière de ce sol ne serait pas utilisée contre Sélénia ou Caladon. Au pire, elle serait exploitée pour permettre à Cordont de se relancer. Tryghild ne chercha pas à abonder dans le sens de son fiancé, pas plus qu’elle ne chercha à le faire changer d’avis. Elle comprenait, d’un côté comme de l’autre, ou tout du moins elle essayait, dans le cas de la ville marchande. Elle resta tout aussi silencieuse concernant l’image que Délimar donnerait, car en substance, il avait compris ce qu’elle voulait faire et savoir qu’il l’approuvait était la seule chose qui l’intéressait. Les doigts passés dans ses cheveux tiraillaient sur ses nœuds mais heureusement, Sigvald n’insistait pas quand ceux-ci résistaient, ne rendant pas l’instant déplaisant. Machinalement, elle se passa les doigts dans les bouches du haut du crâne pour les faire retomber de côté, tandis qu’il revenait la contourner. Tryghild lui abandonna ses mains et elle plongea les yeux dans les siens, pas particulièrement choquée par son comportement. Les compliments reçus lui tirèrent un sourire tendre, un peu las, qui peignit de très légères rides aux coins de ses yeux. Il avait raison, la guerre ne serait pas de son fait, elle n’avait simplement pas à l’esprit son unique conscience mais bien les vies en jeu.

« Merci »

Un léger éclat de rire lui secoua les épaules, alors qu’elle prenait une expression incrédule. Une blague évidemment, mais son absurdité la détendit davantage.

« Bonne idée. Descendre via le gouffre de Cordont serait périlleux. Outre cela, il faut savoir si ce qui se trouve là-dedans peut être atteint autrement que par la béance »

Au coup d’œil qu’ils échangèrent, il fut clair qu’ils avaient pensé à la même chose. Il était hors de question de laisser les golems être utilisés comme une arme pour commettre un génocide. Non seulement c’était ignoble, mais très loin des codes d’honneur qu’ils maintenaient à Délimar. Elle le considéra, alors qu’un pli irrité revenait lui barrer le front, et elle le tira finalement pour qu’il se relève et qu’ils s’installent tous deux par terre au même niveau. Lorsqu’elle s’assit en tailleur face à lui, elle avait une trace légère des gravures de la chaise incrustée sur les bras. L’Intendante s’appuya sur ses cuisses et décocha un regard vers son compagnon. En mettant un tel homme à la tête de la sécurité du sinistre elle s’assurait déjà un certain capital tranquillité et sympathie. L’un comme l’autre n’était pas négligeable. Sans être contraint par une image quelconque négative, comme Sélénia, beaucoup d’anciens sudistes ne comprenaient pas son peuple et avait des préjugés sur eux. Un instant, elle se fit la réflexion qu’Ilhan devait vraiment déteindre sur elle pour qu’elle commence à voir les choses ainsi. C’était le but de son apprentissage, mais dans un sens ? ça lui faisait aussi un peu peur. Elle ne voulait pas devenir politicienne, juste bien faire son office. L’un n’allait pas sans l’autre, toute la question était d’y prendre goût ou non, et dans son cas, elle ne le voulait pas. Elle avait l’impression que cela lui ferait perdre de son naturel, chose qui l’angoissait énormément. Bien qu’Ilhan ait apaisée sa vision négative de cette caste humaine, elle n’en restait pas moins farouche.

« Je ne sais pas qui a pu construire ces golems, ni pourquoi exactement. Peut-être par magie. Toujours est-il que jusqu’à preuve du contraire, ils sont une menace pour les villes et les villages de Calastin, en espérant que ce soit la seule île ainsi surélevée. Peut-être qu’en demandant aux Graarh nous saurions, mais je doute qu’ils nous en parlent. Pour eux, nous sommes des envahisseurs »

Ils ne pourraient compter que sur eux-mêmes, leurs capacités, leurs connaissances, leur facilité à apprendre. Elle soupira légèrement, puis poursuivit sur sa lancée.

« J’avais demandé à Nyko s’il était possible de faire transporter un exemplaire de ces golems géants par navire jusqu’ici mais il ne pense pas que ce soit faisable. Les ingénieurs devront effectuer leurs analyses sur place. Quant à créer une ouverture pour rejoindre ces sou sols, même si le périmètre est circonvenu au mieux, il serait toujours possible de creuser ailleurs… de toute façon, on ne sera fixé qu’après avoir laissé les spécialistes s’en occuper »

Pendant qu’elle parlait, elle jouait avec l’une de ses mains, distraitement. Cela lui occupait les siennes, et elle appréciait la chaleur de sa peau contre son propre derme, qui paraissait froid en comparaison. Sans doute n’était-ce qu’une impression, mais elle participait de l’aura que Sigvald revêtait pour elle. Avec lui, elle parlait plus qu’avec n’importe qui d’autre. Et elle ne se sentait pas aussi fatiguée par ces discours, elle ne se sentait pas aussi maladroite et bête. Il y eut un silence, pendant lequel elle savoura simplement sa présence, et l’assurance qu’il dégageait. Puis quand elle se sentit de nouveau capable, elle reprit la parole :

« Tu voulais me parler de quelque chose ? Tu reviens plus tard, d’habitude… »

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Ce n'était pas grand chose, mais l'entendre rire le soulagea bien au delà des mots. Il n'aimait pas la voir se rendre malade à ce point et tout aussi injustement, il rejetait la faute sur le Bourgmestre Leweïnra pour ses actions inconsidérées. Bien sûr, jamais il ne trahirait le fond de ses pensées alors qu'il l'observait avec tendresse et une pointe d'amusement au fond de ses prunelles d'ardoise. La suite lui fit cependant légèrement pencher la tête de côté avec une certaine interrogation avant qu'il ne comprenne le quiproquos et se fustigea mentalement. Il n'avait pas eut l'intention de proposer une fouille de la campagne autour de Cordont afin d'y trouver de potentielles entrées pour les souterrains et pour être honnête, il se montrait plutôt réticent à diviser ses troupes pour cette tâche alors que les troupes Séléniennes ne tarderaient pas à envahir l'autre moitié des ruines, depuis le nord. Cependant, l'idée qu'il avait originellement eut pour Délimar s'appliquait très bien à Cordont et s'ils pouvaient trouver une autre issue qui ne serait pas contestée, alors c'était parfait.

Tiré vers le haut, il se leva à la seule traction de ses cuisses et l'accompagna pour s'installer au sol. La voir toujours aussi active lui arracha un maigre sourire et il croisa les bras en étendant les jambes devant lui, paisiblement adossé au mur. Tête appuyée contre la pierre froide, il ferma à moitié les yeux tout en l'observant avec une attention accrue. Le rapport sur les Golems le fit légèrement se rembrunir et il fut secrètement heureux que ces saloperies soient bien trop grandes à transporter, car l'idée d'en avoir un dans sa Cité le mettait particulièrement mal à l'aise. Il y avait encore beaucoup trop d'éléments inconnus pour qu'il accepte de bon cœur cette décision, cependant puisqu'elle n'était pas réalisable il ne serait à rien d'y revenir et de verbaliser sa réserve. Si jamais le sujet revenait sur le tapis avec davantage d'appuis, alors il poserait son veto. En attendant, la mention des Graärh le fit légèrement tiquer et éveilla en lui une idée bien déplaisante à laquelle il n'avait pas encore porté d'attention. Il décida de la laisser encore un peu de côté, le temps qu'elle mâture et se concentra sur le reste de la conversation.

« - Appliquons aussi cette idée à notre cité. Autant fouiller les alentours et voir si des grottes ou des fissures mèneraient à ce genre de grottes et aux calamités endormies qu'elles abritent. Nous ne devons pas alarmer le peuple, la paranoïa et l'angoisse sont les pires poisons qu'une société peut connaître. Pendant mon absence, je voudrais que tu organises des patrouilles et de faux exercices d'entraînements avec le tiers des troupes restantes. Prétexte un renforcement des forces armées suite aux tensions qui viennent de renaître avec Sélénia. Demandes à mes officiers de sélectionner les plus fidèles et surtout les moins loquaces de nos soldats pour cela. Qu'ils passent au peigne fin les plages et les falaises, l'érosion de l'eau sur la roche nous fournira probablement plus de pistes. »

Même s'ils l'avaient déjà fais avant d'établir l'Océanique, leur objectif alors n'était pas le même et ainsi quelques détails auraient pu leur échapper. Il préférait être sûr que de douter à jamais. Et puis ils ne mentiraient pas tout à fait au peuple : les soldats sélectionnés iraient effectivement s'entraîner. D'une pierre deux coups. Un lourd soupir secoua ses épaules musclées alors qu'il baissait les yeux sur sa main papouillée par les doigts de sa fiancée. Cette vision parvint à lui arracher un sourire et il referma sa dextre sur les siennes pour les piéger un instant, taquin. Quand il la relâcha, il lui caressa la peau et savoura sa douce fraîcheur naturelle en comparaison de la sienne ; sèche et chaude. La question le tira de sa contemplation et il releva les yeux sur elle, un instant surpris et ayant visiblement oublié la raison de sa venue. Il ne lui fallu que la caresse mentale et discrète d'Amarok pour qu'il s'en souvienne et hoche la tête en signe de négation.

« - Cela peut attendre encore un peu. »

Il sembla hésiter, leva son regard sur le plafond et pesa le pour et le contre avant de prendre lentement la parole. Il était évident qu'il réfléchissait en même temps que les phrases coulaient de ses lèvres.

« - Tryghild... Je ne crois pas au hasard... Et le fait que les Golems se soient réveillés pile pendant cette Rencontre des Sciences me paraît bien trop gros pour n'être qu'un malheureux incident. Imagines ! Il y avait là toutes nos têtes pensantes en plus de quasiment toutes les hautes personnalités des trois peuples. Dignitaires et Érudits Elfiques, Conseillers Vampiriques, Princesse et Bourgmestre humains... En plus de la fleurs de nos recherches scientifiques et culturelles. »

Il posa finalement un lourd regard sur elle, le visage fermé d'une expression sombre, voire soucieuse. Il n'aimait absolument pas où sa théorie le menait et pourtant n'était-ce pas une possibilité à envisager ? Terrible si elle se révélait exacte, mais que l'on ne pouvait pas ignorer même dans son hypothétique cohérence. Toujours penser au pire permettait bien souvent de sauver des tas de vies, a contrario la vie semblait bien plus sombre et déprimante. Un sacrifice personnel qu'il était prêt à endosser pour le bien général.

« - Et si... Et si quelqu'un savait déjà comment réveiller ces choses ? Tu me parlais des Graärh et de leur réticence à nous aider... il est vrai qu'à part les Elfes, tous les autres peuples -et nous compris- les traitent comme des animaux primitifs et les soumettent à l'esclavage. »

Une autre pause alors qu'il se relevait et commençait à faire les cent pas. Mains croisées dans les dos, ses talons claquaient sur le sol de pierre à chacun de ses demi-tour, le pas militaire parfaitement réglé.

« - Nous sommes arrivés désespérés sur cette Archipel et nous avons pris comme acquis les terres qui se présentaient à nous, puis avons refusé le droit à ce peuple de revendiquer ses territoires. Nous n'avons pas écoutés et nous leur avons laissé les pires rebuts de nos sociétés : les vampires au nord et les pirates au sud. Serait-ce trop tordu que de les penser capable d'exercer une telle vengeance sur nous ? Ces Golems sont là depuis longtemps, n'est-ce pas ? Et avant nous, il n'y avait qu'eux... En toute logique, ils sont donc les seuls à savoir les utiliser. »

Il s'arrêta enfin devant elle et la fixa en silence avant de soupirer et de passer une main sur son visage.

« - Pardonnes moi, je suis probablement trop paranoïaque. Comment pourraient-ils posséder un tel savoir lorsque l'on constate la frugalité de leur mode de vie ? Peut-être existait-il une autre race sur l'Archipel et qu'elle aura naturellement disparue au fil des siècles passés. »

Se penchant légèrement, il lui tendit une main et força un sourire pour l'enjoindre à se mettre debout. Lorsqu'elle fut sur ses deux pieds, il lui repoussa les cheveux afin de dégager son front et y déposa un tendre baiser.

« - Allons dans la cours arrière, j'ai une surprise pour toi... »

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La ville de Délimar ne souffrait pas de la guerre, elle se réalisait grâce à elle. Aussi, effectuer des manœuvres destinées à sécuriser la campagne environnante ne serait pas particulièrement difficile. N'importe quelle unité de l'armée terrestre ou de l'amirauté pouvait s'en charger avec efficacité et ne rien y perdre. Le principe de sélectionner des individus qui ne parleraient pas lui parut un instant étrange, troublant : aucun soldat ne viendrait trahir la citadelle. Pourquoi alors vouloir spécialement des individus discrets ? Puis elle forma sa propre hypothèse sans porter ses doutes à sa connaissance. Il ne s'agissait pas de la loyauté de ses hommes, il s'agissait des étrangers. Même avec les hommes les plus loyaux au monde, il y aurait forcément des discussions, des échanges que les étrangers viendraient à entendre et ils y auraient des rumeurs, peut-être des espions. Rien qui ne serve leur cause et leurs attentes. Alors mieux valait que ceux qu'elle choisirait sachent tenir leurs langues. Forte de cette compréhension, elle décida de ne pas aborder plus amplement le sujet, n'en voyant tout simplement pas le besoin. Elle hocha simplement la tête, le laissant poursuivre. Mais cela n'alla, en fin de compte, pas plus loin. Le conseil resta tout de même, et elle se contenta d'apprécier son assurance et sa capacité à ne pas s'enferrer sur une seule considération… elle aurait aimé être aussi prompte que lui à une telle discipline. Voir sa main capturée dans la sienne lui arracha l'ombre d'un sourire, et elle lui abandonna sa dextre de bon cœur. Sa réponse face à la curiosité qu'elle évoquait la laissa plus étrillée encore, mais elle ne le pressa pas, n'ayant jamais été éduquée dans la culture de l'impatience.

«  Ah ?  »

Avait-il autre chose à lui dire ? Quelque chose qui lui serait venu subitement ? Tête légèrement penchée sur le côté, de façon très subtile, à peine esquissée, inconsciente de sa part en vérité. Elle était réellement curieuse de ce qui trottait dans l'esprit de son fiancé. Cependant, quand il s'exprima enfin, la nordique fronça de nouveau les sourcils, perturbée par sa paranoïa. Sans le dénigrer, elle avait du mal à accepter une telle idée d'emblée, à chaud, là tout de suite, et l'observa d'un regard rendu acéré par le doute instinctif.

« Peut-être... »

Si elle ne le rejetait pas simplement, c'était par pur respect pour son intellect et son expérience. Pourtant, une telle supposition lui posait de graves problèmes. Elle n’était pas assez pessimiste pour imaginer, en toute conscience, un acte aussi monstrueux par ce qu’il représentait. Malgré sa méfiance, malgré ce qu’il s’était passé avec l’empire, elle n’allait pas aussi loin, parce que cela représentait un abysse beaucoup trop profond pour elle. C’était un pur manque d’imagination, une impossibilité de sa part, et c’était donc instinctivement qu’elle s’en éloignait. C’était une forme de vilénie qu’elle pouvait attribuer aux Chimères, aux vampires, pas aux humains, encore moins aux Graarhs, à tort ou à raison. Et surtout, il y avait les doutes qu’elle nourrissait en rapport avec les natifs et leurs mœurs. Mais dans le même temps, malgré tout, elle ne voulait pas rejeter les inquiétudes de son fiancé et général. Qu’elle ne puisse imaginer une chose ne voulait pas dire que cette chose n’existait pas.

«  Peut-être, Sigvald. Je n’ai pas de réponses, mais une étude plus approfondie nous en donnera peut-être ? Je peine à imaginer cela. Mais je n’imaginais pas que les Kohans nous trahiraient un jour également. Je ne peux qu’espérer notre succès à trouver des éléments de réponses et je me dis que nous non plus, nous ne savions pas ce que recelait notre continent autrefois… »

Cela laissait cependant à penser. Une île comme Calastin avait des ressources, elle était plus viable au développement d’un peuple que Néthéril par exemple, plus douce de climat et de faune. Pourtant, aucun clan Graarh n’y habitait. Fallait-il penser que les îles sur lesquelles les natifs vivaient étaient, malgré les apparences, les îles les moins dangereuses ? Le froid, la chaleur et les créatures étaient des maux dont ils pouvaient se prémunir dans une mesure suffisante, mais le reste ? L’inconnu ou le titanesque ? Mais ils n’accepteraient pas de partager ces secrets-là et à raison… Elle ne les blâmait pas. Eux aussi se refermaient sur eux-mêmes lorsqu’on les attaquait. Ils n’appréciaient pas les étrangers, ne faisant que les tolérer au sein de Délimar, en quoi était-ce différent ? Certains pourraient arguer, c’était sans doute toujours possible, surtout chez les politicards mais pour elle en tout cas, c’était relativement clair. L’idée lui arracha un soupire lourd, la faisant s’affaisser sur elle-même un bref moment.

«  Je ne voudrais pas que cela semble opportuniste, car ça ne l’est pas, mais je désirais réellement étudier l’hypothèse d’abolir l’esclavage Graarh au sein de notre patrie. Pourtant je n’aurais d’autre argument que ma bonne foi pour ensuite leur demander des informations. Ils douteraient légitimement. Pour autant, je pense qu’établir un dossier pour une motion visant à suspendre les autorisations de possessions serait un bon début… mais je m’égare »

Le sujet était autre. Il méritait d’être discuté pleinement, pas comme un collatéral de leur situation actuelle. Ce n’était cependant pas vraiment le meilleur moment pour ça. Retombée dans le silence, elle leva pourtant les yeux vers lui, et accepta l’invitation. Surprise de cette marque d’affection à laquelle elle n’était guère habituée, Tryghild cligna un instant des yeux, confuse et hésitante. Avec une certaine gaucherie, l’Intendante tandis la main pour prendre la sienne, et y glisser les doigts mais ne parvint qu’à les entortiller et se bloquer à moitié, obligée de secouer la dextre pour se libérer avant de retenter une approche avec autant de sérieux qu’elle mettait à son entraînement martial ou ses devoirs envers Délimar. Satisfaite, elle sembla se détendre, et prit la direction de l’extérieur en sa compagnie. Sur le chemin, elle lui décocha un regard clair de curiosité bonne enfant, titillée de savoir de quoi il s’agissait et ce qui l’avait conduit à elle en cette heure. De quoi s’agissait-il ? Pouvait-elle le lui faire dire un peu plus tôt ? Non, le connaissant il garderait le secret jusqu’au bout.

Débouchant à l’extérieur, devant les grilles de fer et de pierre, elle entre ouvrit les lèvres pour le taquiner, mais le son mourut rapidement. Elle resta à observer droit devant elle, avec de grands yeux, immobile, stupéfaite…

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Il souhaitait avoir tort. De tout son cœur blessé par d'innombrables guerres et pertes, il préférerait que sa théorie n'en reste qu'au stade de pensée absurde, alimentée par sa paranoïa et rien de plus. Les guerres perdaient déjà bien assez de sens à ses yeux, car là où jadis les conflits se réglaient sur des plaines, loin des habitations civiles et des champs arables, ils venaient aujourd'hui prendre place aux pieds des cités et aux portes des villages d'innocents. Les monarques se cachaient et les piétons mourraient par milliers, les récoltes se perdaient et le bétail s'amenuisait. Que restait-il au vainqueur si ce n'était le goût de la cendre et l'odeur des charniers ? Rien. Une victoire amère, sans consistance. Sans valeurs. Pour toutes ces raisons, même s'il ne voulait pas prendre en considération l'idée d'un attentat concernant l'affaire de Cordont, il était cependant bien forcé de la contempler dans toute son horreur afin qu'ils soient préparés au pire. Il fallait toujours, toujours s'imaginer la plus horrible des machinations, car malheureusement ainsi était fais le cœur des Hommes.

Raffermissant sa volonté, le Général chassa cette répugnante hypothèse et se concentra sur les paroles de la jeune femme, pesant le pour et contre concernant la pertinence d'une abolition d'esclavage sur les graärh. Il était vrai que ces créatures montraient une certaine intelligence et que le petit nombre engagé par Délimar se révélait extrêmement polyvalent, voire même qu'ils apprenaient bien plus vite qu'un humain lambda. L'idée en elle-même ne lui semblait pas grotesque, après tout ils avaient aboli l'esclavage pour les autres races alors pourquoi pas celle-ci ? Il était effectivement dommage qu'une telle motion tombe après l'incident de Cordont et il ne faisait aucun doute que nombre de personnes qui s'y intéresseraient verraient là une action opportuniste et non pas altruiste de leur part, mais quelle importance ?

« - Ce qui compte, ce sont les résultats. On s'en fout de ce que penseront les gens sur l'instant... nous aurons au moins fait quelque chose de constructif. Nous avons perdu Glacern lorsqu'elle fut donnée aux Elfes qui eux-même avaient alors tout perdu. En venant ici, nous avons volé des terres et avons traités les locaux comme des bêtes parce que nous étions acculés... »

Sigvald riva son regard au sien avec sévérité, toutefois ce sentiment n'était pas dirigé contre sa fiancée, mais bien contre lui-même. La dureté de ses mots lui était destinée alors qu'il réalisait combien il avait œuvré à l'encontre de ses propres principes.

« - Protéger le peuple, assurer sa pérennité... peut-on dire que l'on est rendu suffisamment proche de cet objectif pour commencer à songer au reste ? Maintenant que nous avons sécurisé nos appuis, ne serait-il pas sage de nous projeter dans l'avenir et penser à une réelle cohabitation ? »

Que ce soit avec les Graärh, l'Empire ou les autres peuples, cela n'avait plus réellement d'importance. L'Archipel était bien trop petit pour continuer à se quereller, sans parler l'ombre des Chimère qui collait à leur sillage et apportait encore parfois des cauchemars glacés au Général. L'Archipel était bien trop pauvre en ressources, sur le long terme, pour qu'ils vivent chacun de leur côté en ignorant les voisins. Sourcils froncés en une mine soucieuse, il se détourna pour marcher en direction de l'extérieur. Il n'avait plus réellement envie d'aborder ce sujet, il était trop vaste et philosophique pour qu'il n'éprouve pas un profond malaise. C'était comme se tenir devant un gouffre insondable avec les bords qui s'effritaient sous les pieds. Sigvald avait peur qu'en s'y penchant de trop, il ne tombe indéfiniment dans une spirale d'angoisses et de théories obscures. Rien de bon n'arriverait d'une telle mentalité. Il se devait de rester aux choses concrètes, à ce qu'il pouvait comprendre, circoncire et contrôler.

Doigts entrelacés aux siens, il n'avait rien fais pour l'empêcher de le tenir ainsi et n'avait pas non plus cherché à l'aider lorsqu'elle avait rencontré des difficultés à le faire. Seul l'ombre d'un sourire attendrit avait ourlé ses lèvres alors qu'il poursuivait sa marche vers la cours arrière. Cette dernière était commune à la demeure voisine, divisée en deux par des piliers et des arches où poussaient des lierres grimpants. Sentant son regard sur lui, il avait un instant baissé les yeux et manqué d'éclater de rire à voir ce regard clair, innocent et brûlant de curiosité. Et bien en voilà une expression qu'il découvrait pour la première fois ! Si Tryghild aimait autant les surprises, il se promit de lui en réserver plein d'autres à l'avenir... juste pour la voir encore arborer un sentiment aussi rafraîchissant et candide. Taisant tout commentaire, Sigvald avait poussé le portail en fer forgé et laissa sa promise passer la première de sorte à ne pas lui boucher la vue.

Et quelle vue ! La cours était seulement éclairée par le soleil déclinant, nimbant la pierre pâle de ses derniers rayons cramoisis. Les ombres s'étendaient depuis les colonnades en d'immenses coups de pinceaux d'encre profonde, légèrement poudrés et estompés. Au milieu de la place, fièrement dressé sur les dalles planes, se tenait Amarok. Aussi grand qu'un cheval, poitrail ouvert en une noble posture, ses yeux d'un blanc lunaire fixaient les deux spirits de son créateur avec une bienveillance palpable. Sa queue se mit à remuer avec joie alors qu'il approchait de Sigvald pour venir le saluer comme un membre de sa meute et lécha sa gorge avant de mordiller son menton avec quelques grognements enjoués. Le Glacernois sembla d'abord surpris par cette salutation, mais bientôt plongea les doigts dans l'épais collier nébuleux de la créature pour lui rendre cette singulière accolade. La robe aussi sombre que les ténèbres diffusait une brume opaque parsemée d'étoiles éphémères, troublant sa haute silhouette prédatrice à chacun de ses mouvements.

« - Voici Amarok, il s'agit... et bien, je pense qu'il s'agit de la manifestation de l'Esprit du Loup. Il est venu me trouver plus tôt dans la journée, arrivant depuis l'Est d'une foulée paisible. Je semblai être le seul à réellement le voir, tous ceux n'étant pas béni par Loup ne percevaient qu'une haute silhouette ténébreuse et inconsistante. Troublé, je suis sorti pour prendre le temps de réfléchir à ce que cela pouvait bien signifier. »

Le ton grave et pensif, Sigvald passa une main entre les oreilles dressées de l'immense loup, lui caressant la nuque pendant que l'animal tournait son museau sur Tryghild et l'observait avec une grande attention. Ils purent échanger un moment de communion, d'intimité même avant que la créature ne jappe et n'approche la Svenn avec un enthousiasme encore plus débordant. Il lui lécha la joue et fourra sa truffe contre son épaule avant d’aplatir son poitrail au sol, croupe relevée et queue battant l'air en un flot brumeux scintillant. Il se releva d'un bond et retourna lécher et mordiller la jeune femme en grognant d'aise et de joie à découvrir un nouveau membre à sa meute.

« - Il t'a reconnu... fille du Loup. »

La voix tendre, Sigvald les observa tous les deux avec un sourire qui disparu bien assez vite.

« - C'est toi... c'est toi qui aurait dû le recevoir, Try... c'est toi la fille de Havard et l'héritière du sang ayant pactisé avec son créateur. Notre Protecteur. »

Il serra les poings et fronça les sourcils. Pourquoi était-il celui béni par le Loup alors qu'il n'était qu'un outil pour Délimar !? Il était le champion de Tryghild, le bras armé de son peuple et rien de plus. Celle qui aurait mérité pareil don et reconnaissance aurait dû être elle. Il ne pouvait nier la joie et la fierté qu'il éprouvait à recevoir un compagnon aussi symbolique et précieux, toutefois il culpabilisait et ce goût amer qui teintait son allégresse le plongeait dans une détresse plus grande encore.

« - Toutefois... n'est-ce pas la preuve que nous agissons dans notre droit ? IL veille toujours sur nous et vient même nous offrir l'une de ses créations. IL reconnaît nos actes et nos efforts... IL nous récompense. »

Il caressa le flan vaporeux de l'immense Loup et soupira, le cœur comme l'esprit incertains sur les sentiments qu'ils devaient arborer.

descriptionLes racines de notre héritage [pv Tryghild] EmptyRe: Les racines de notre héritage [pv Tryghild]

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Dire qu’elle était surprise aurait été un réel euphémisme. Elle l’était, bien sûr, et bien plus également. Pétrifiée, la nordique resta de longs instants sans comprendre réellement ce qu’il se passait. Quelle était cette créature ? D’où venait-elle ? Est-ce qu’elle était apparue pendant qu’ils discutaient ? Cela seul semblait expliquer pourquoi Sigvald n’avait rien mentionné et n’avait pas été alarmé, autrement il était certain que son champion aurait réagit à une menace. Perturbée, elle jeta un coup d’œil sur celui-ci et ne fut que plus confondue de le voir aussi calme. Mais enfin, ne voyait-il pas ce qu’il y avait devant eux ? De nouveau, son regard se porta sur la créature, en la voyant approcher. La suite l’a fit plus confuse encore en voyant qu’elle interagissait avec son fiancé comme si tout allait bien et que tout était parfaitement normal. Où avait-on vu que tout était parfaitement normal ? Il y avait quelque chose qui ressemblait à un loup géant fondu dans le ciel qui s’accolait à Sigvald et celui-ci le caressait, en quoi était-ce la définition de normal ? Il lui manquait une sévère explication, là tout de suite ! Bras ballant, presque littéralement, elle se remit à fixer le général dans l’espoir qu’il lui explique ce qu’il se passait, s’accrochant à lui comme une naufragée à un rocher en pleine tempête. Vu qu’il agissait naturellement, il avait une explication, n’est-ce pas ? N’est-ce pas ?

Apparemment il en avait une. La recevoir provoqua en elle un mélange de soulagement profond, de curiosité et d’incompréhension. A sa décharge, il était un peu difficile d’accepter l’idée d’une manifestation d’un esprit souverain de la nature apparaissant d’un seul coup comme cela. Et Sigvald s’interrogeait sur la signification de cela ? Est-ce qu’il n’aurait pas été plus judicieux de se demander comment c’était possible ? Ils ne vivaient pas à l’ère des légendes bon sang ! Sans voix, elle continuait d’observer le grand loup avec une expression mitigée, peinant décidément à faire la paix avec sa présence. Lorsque la créature tourna le regard sur elle, l’Intendante frissonna et si elle n’amorça pas de geste de recul c’était uniquement par habitude des bêtes et parce qu’elle était plus perdue qu’apeurée. Plongeant le regard dans celui de l’être éthéré, elle ressentit quelque chose qui approchait son âme, ou une chose approchant de son âme. Ou son esprit. Elle n’en savait rien, mais le contact l’affola au début mais il n’était pas agressif et il l’apaisa rapidement. L’expérience était très étrange, et elle fut tout de même plus à l’aise lorsque la langue humide vint lui caresser la joue. L’évidence du plaisir et de l’appréciation de la créature achevèrent de la détendre, et elle esquissa un sourire vague et timide, un peu incertain, alors qu’elle tendait les mains pour caresser la fourrure étoilée. Rapidement, sa chaleur la gagna et elle joua avec lui.

Se tournant vers Sigvald, elle s’apprêtait à le taquiner quand elle fit son expression perdant immédiatement son sourire et l’observant avec une gravité qui se teinta d’une affection peinée. Un moment, elle resta silencieuse, l’observant sans cesser de caresser la fourrure du grand loup près d’eux. Puis, elle étendit une main, et toucha l’un de ses poignes, le frôlant… puis attrapant son poignet d’une dextre de fer, plongeant son regard dans le sien.

« Oui, je pense qu’il nous soutient et que nos actions trouvent grâce à ses yeux. Notre pacte avec lui est respecté  »

Sa poigne s’adoucit, et elle remonta pour lui saisir l’épaule sans cesser de le regarder. Son autre main vint se placer sur l’épaule qu’il avait encore libre, abandonnant un moment Amarok. Passé le choc premier, oui, cette créature semblait bien être issue de l’esprit loup et c’était un très bon augure pour eux. L’incertitude de Sigvald la peinait mais elle y reconnaissait également là les qualités qui l’avait conduit à s’unir à lui et à prendre comme nouveau père pour son enfant.

« Tu es le champion de la ville, tu guides nos troupes pour moi, avec moi et tu me protèges. Tu es tout à fait légitime à recevoir le don de notre protecteur Sigvald. Au contraire, je trouve naturel qu’il t’ait choisi. Il te donne une aide supplémentaire pour remplir ton devoir au mieux… S’il te plaît, ne doute pas de toi… ni de lui. Contre l’avis de tous, il a béni mon ancêtre en reconnaissant ses qualités. Aujourd’hui, s’il discerne en toi ce que les autres ne peuvent voir, qui sommes-nous pour juger ?  »

De nouveau, elle sourit, et le relâcha pour se tourner vers le grand loup. Non, si l’esprit du loup avait décidé d’envoyer son émissaire auprès de Sigvald alors c’était une très bonne chose, et cela la réconfortait de savoir qu’elle ne s’était pas trompée en lui remettant le manteau de général. Il était à sa place. Et qui de mieux pour compléter le couple dominant de leur meute ? Secouant la tête, elle revoyait l’expression de son fiancé et ne pouvait s’empêcher de sentir une boule chaude diffuser un sentiment de calme dans sa poitrine.

« Peut-on monter sur son dos ? Veux-tu que nous allions dans la campagne un peu, toi, moi et lui ?  »

Elle sentit un léger frémissement sur sa peau, signe avant-coureur que, bientôt, elle deviendrait invisible contre son grès. Cela ne lui fit pas douter de son envie d’accompagner Sigvald. Peut-être y avait-il aussi un encouragement à renforcer leurs liens dans l’apparition soudaine du loup éthéré. Lui souriant avec assurance, elle l’invita d’un petit signe de la tête d’invitation.

« Partant ?  »

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Son cœur était lourd, chargé de sentiments qu'il n'avait pas l'habitude de concevoir si violemment. Jusqu'à aujourd'hui, sa conviction avait été inébranlable et ses doutes toujours gardé sous contrôle. Il n'avait jamais failli quant à assurer ses devoirs envers la maison Svenn, ni à assumer ses responsabilités aussi lourdes furent-elles par moment. Le chemin qu'il se devait de suivre lui avait été tracé dès la naissance et jamais il n'avait eut à s'en écarter. Il n'en avait jamais éprouvé le désir. L'idée même ne lui avait pas une seule fois effleuré l'esprit. Chacun de ses choix s'était fais avec la franchise et la détermination d'un cœur limpide, lavé de doutes et de conflits. Sa définition du bien et du mal était parfaitement clair, tout comme les limites de son libre-arbitre. Les vampires et la magie étaient une corruption de l'Homme. Quant à lui, il vivait et mourrait pour Tryghild, que cela soit de sa main ou en la protégeant. Aveuglément, il avait suivit Havard d'aussi loin que remontent ses souvenirs et alors que son enfance était remplie de souvenirs où le dos du Héro Glacernois emplissait ses mires juvéniles tandis qu'il marchait dans son ombre, lui avait espéré obtenir, ne serait-ce qu'un peu, la reconnaissance de cet homme de légende. Jusqu'à la fin. Jusqu'à le perdre définitivement. Alors pourquoi n'arrivait-il pas à ignorer cette ombre dans son cœur ?

Silencieux, son regard s'était davantage assombri et prenait un lustre ardoise, voire orageux, troublé par la situation indédite qui se présentait à lui. Rien n'aurait pu le préparer à ce dilemme et sans précédent pour se guider, il perdait lentement mais sûrement pieds. Il n'avait pas cessé d'effleurer le flanc du grand loup magique, le geste devenu mécanique et distant lui occupait le corps à défaut de calmer son esprit. Il en oubliait jusqu'à son entourage immédiat, aussi le contact de Tryghild le fit se crisper d'un long frisson et il s'arracha à la danse des étoiles éphémères pour mirer la jeune femme avec surprise. Il oubliait parfois combien elle était forte, mais elle se rappelait toujours à lui avec cette franche candeur, certes abrupte et maladroite, mais dont le cœur restait honnête, cramponné à ses convictions sans faillir. Lorsqu'elle lui affirma que l'Esprit Sacré du Loup approuvait effectivement leurs actes par la présence d'Amarok, le Général sembla s'apaiser quelque peu. Si leur théorie était exacte, alors une partie de ses doutes n'avaient plus lieu : il avait respecté ses engagements. Il était un bon glacernois. Toutefois, Tryghild l'était tout autant, alors pourquoi ?

La réponse lui fut donnée avec une conviction inébranlable qui lui réchauffa le cœur et sembla dissiper l'ombre froide logée dans son cœur. Ce fut un rayon de lumière et il eut l'esquisse d'un sourire serein alors qu'il hochait la tête en signe d'accord. Qui était-il pour douter de la clairvoyance de l'Esprit du Loup ? Il était intimidant d'être la cible d'une telle confiance, mais il se promit de ne plus jamais flancher et de faire tout ce qui était à sa portée pour ne jamais décevoir l'attente de leur protecteur. Fort d'avoir une nouvelle raison d'avancer, un nouvel objectif à atteindre jusqu'à son dernier souffle, Sigvald leva une main vers sa fiancée avec l'intention de lui saisir la taille pour la rapprocher de lui, mais elle se détourna vers Amarok dès qu'elle eut finit son discours et lui, il laissa sa dextre retomber le long de son corps. La voir s'émerveiller sur la créature lui réchauffa davantage encore le cœur et il fut entièrement satisfait à simplement l'observer, inconscient qu'il la couvait d'un regard tendre. Lorsqu'elle se tourna vers lui et posa sa question, il haussa des sourcils avant d'arracher ses yeux de sa silhouette pour observer pensivement l'animal magique.

« - Excellente question. »

Il n'avait pas pensé un seul instant à transformer une créature aussi noble et à la symbolique aussi forte en un vulgaire moyen de transport. Pourtant Amarok sembla plus que ravis à l'idée et poussa plusieurs jappements et grognements d'aise alors qu'il remuait furieusement de la queue et venait leur repeindre à tout deux le visage à grands coups de langue. Soufflant un rire bref, Sigvald essuya son menton du surplus de bave avec le bas de sa chemise et força ensuite le loup à fermer le museau en le lui muselant d'une main douce, visiblement amusé et attendrit par l'affection dont il était la cible. Le même frisson gagna le Général qui leva le nez vers le ciel de plus en plus sombre et déjà parsemé par endroit d'étoiles blêmes et tremblotantes. D'ici peu, Tryghild et lui deviendraient invisibles et s'il avait obtenu récemment le contrôle de cette contrainte, elle lui demandait toutefois énormément d'énergie. Désirant passer le corps de gardes à la porte Nord sans risquer de causer des palpitations aux soldats en faction s'ils venaient à la franchir, invisibles, sur le dos de la créature, le Général relâcha le museau de son compagnon et lui posa la question en le fixant droit dans les yeux.

« - Peux-tu nous laisser monter sur ton dos ? »

Il se sentait bête, sur l'instant, à s'adresser de la sorte à un animal. Jusqu'à présent le Loup avait semblé le suivre et le comprendre instinctivement, mais l'information qu'il souhaitait transmettre était trop complexe et les conséquences d'une erreurs trop risquées. S'il montait sur son dos sans son accord, ne risquait-il pas de le vexer et de le perdre ? La créature évanescente dressa les oreilles et pencha la tête de côté avant qu'elle ne lève le museau vers le ciel et ne pousse un hurlement doux et mélodieux, plein de cette mélancolie indicible et poignante. Durant la mélopée, sa haute silhouette sembla devenir de moins en moins consistante et alors que sa brume étoilée s'étendait autour de lui, elle sembla progressivement prendre la forme d'un second loup. Lorsque le chant d'appel fut terminé, deux Amarok se tenaient dans la cour. Parfaitement identiques, du moins pour l’œil humain étant donné leur nature mystique, ils se mirent à remuer de concert la queue et vinrent se positionner en parfaite synchronisation de part et d'autre des deux glacernois. Celui proche de Tryghild lui fourra une truffe froide dans le cou avant de frotter le museau, puis la tête contre sa mâchoire avec affection. Quand à Sigvald, il eut droit à un nouveau peignage de barbe et manqua de tomber au sol lorsque l'immense loup posa ses pattes avant sur ses épaules, le surplombant quelques secondes pour lui grogner avant de le bousculer affectueusement.

« - Mh... Je crois que l'on a notre réponse. »

Abasourdit par l'exploit qui venait de s'offrir à ses yeux, il fit un sourire à la jeune femme et repoussa fermement l'animal pour qu'il arrête de vouloir engager une séance de lutte avec lui. D'un bond souple, il se hissa sur le dos d'Amarok et plongea les mains dans son épais collier de poils sombres. Aussi grand qu'une monture glacernois, il était toutefois plus fin sans pour autant faillir à porter sur son dos la masse de muscles que représentait Sigvald. Ce dernier sentit la silhouette nébuleuse s'adapter parfaitement à son assise, la lui rendant confortable et « sur-mesure ». Nul besoin de selle ou d'étriers, il savait d'instinct que la créature ne le laisserait pas tomber et qu'elle aurait juste besoin d'une impulsion de son corps pour la guider. Fasciné, le guerrier tenta de préserver une expression neutre, mais le pétillement dans ses yeux trahissait son émerveillement. Emprunt de respect, il caressa la nuque d'Amarok et remonta jusqu'à l'arrière d'une oreille qu'il gratta. L'animal gronda de bien être et pencha la tête pour recevoir davantage d'attention.

« - Tu disais la campagne ? Pourquoi ne pas faire une course jusqu'au sommet de la Colline Chauve ? »

Il eut un sourire carnassier et observa quelques secondes Tryghild, s'assurant qu'elle soit prête, avant qu'il ne serre les cuisses et presse les flancs du loup de ses talons en signe de départ. L'animal s'avança par petites foulées le temps de sortir de la cour, puis de descendre la grande avenue jusqu'aux portes. A cette allure, il ne leur fallu qu'une poignée de minutes pour les atteindre et Sigvald salua les Gardes et leur demanda d'ouvrir la porte de service. L'instant d'après, ils étaient hors de Délimar et n'avaient devant eux que la route à la terre tassée par les milliers de pas la parcourant chaque jour ainsi que les ornières profondément creusées de part et d'autre par autant de charrettes et caravanes.

« - Prête ? »

Il lui jeta un coup d’œil avant de pousser un cri bref, signalant le départ aux deux montures. Les loups bondirent aussitôt, synchronisés sur le départ avant de se plier à la volonté de leur cavalier et d'écouter aveuglément chacune de leur directive. De cette façon, le gagnant sera célébré sur ses compétences et sa connaissance du terrain. La Colline Chauve était la plus haute à proximité de Délimar et portait ce nom car son sommet était une grande clairière, donnant à sa silhouette couverte de bois dense le grotesque d'une calvitie. La forêt qui occupait la majeur partie de sa surface était heureusement entretenue par les chasseurs de l'Océanique et le sol, dépourvu de ronces ou de déchets naturels jugés dangereux, offrait aux deux cavaliers un terrain idéal pour leur course de vitesse et d'obstacles.

Le vent frais et nocturne fouettait le visage du glacernois qui courbait le dos sur la nuque d'Amarok pour offrir le moins de résistance possible, épousant au mieux sa silhouette afin de faciliter leur chevauchée et gagner contre Tryghild. L'animal avait la gueule entrouverte sur un souffle puissant et régulier, ne semblant pas affecté par le poids qu'il transportait, ses bonds étaient grands alors que ses réceptions s'effectuaient en douceur avant qu'il ne reparte de plus bel. L'odeur des sous-bois après l'automne entoura Sigvald lorsqu'ils entrèrent sur les flancs de la colline et il guida le loup sur les sentiers de chasse sans une once d'hésitation, connaissant les lieux par cœur. Il savait que Tryghild était bien plus nerveuse que lui et qu'elle n'hésiterait pas à traverser le sous bois en faisant fi des branchages et des obstacles, taillant son chemin avec force... comme elle le faisait pour tout le reste. Il devait donc prendre des raccourcis s'il voulait gagner leur petit duel, conscient que sa large stature le desservirait s'il utilisait de la même tactique.

Lorsqu'il émergea dans la clairière, Amarok vint lentement passer de la course aux longues foulées avant de passer au pas. Le blond, quant à lui, se redressa et lui gratta la nuque en remerciement avant qu'il ne soit captivé par la beauté des derniers rayons de soleil sur la ligne lointaine de l’horizon. Le ciel était enflammé, les nuages irisés. Le pastel se disputait à l'obscurité d'un bleu profond, dilué par l'avancée inexorable de la nuit. Regard porté au loin, il entendit l'approche du second loup nébuleux et, par conséquence, de la jeune guerrière. Il en avait oublié de vérifier si elle était arrivée avant lui ou non, mais cela n'avait plus d'importance alors qu'il s'arrachait à la contemplation du soleil déclinant et qu'il la regardait elle. D'ici quelques instants, ils deviendraient tous les deux invisibles et les interactions physiques seraient au mieux difficiles et au pire embarrassantes. Il tendit donc une main vers elle pour l'inviter à s'approcher et quand les deux montures furent flanc à flanc, il glissa la main contre sa joue pour la lui cueillir. Il l'observa et s'approcha d'elle pour souffler contre ses lèvres, yeux plongés dans les siens, épaules puissantes massées pour qu'il soit à peine plus haut qu'elle :

« - Je suis fier de t'avoir comme Intendante. Je suis honoré de pouvoir, d'ici quelques mois, t'appeler ma femme... mais par dessus tout, je suis comblé de te compter comme celle que j'aime. »

Il ferma les yeux et combla l'espace qui les séparait, l'embrassant longuement alors que sa main quittait sa joue pour glisser à sa nuque et la lui saisir fermement, mais doucement. Il la lui pressa pour l'inciter à pencher la tête en arrière et vint dans le même temps approfondir le baiser, distillant à l'échange plus de fougue et de désir alors que l'aspect du Loup faisait disparaître leur corps à l'image du soleil engloutit à l'horizon.

descriptionLes racines de notre héritage [pv Tryghild] EmptyRe: Les racines de notre héritage [pv Tryghild]

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Le son profond vibra jusque dans ses os et plus encore, touchant quelque chose d'impalpable en elle, le contour d'anciennes blessures, et de certaines plus récentes encore en guérison. La nostalgie pesa sur elle pendant quelques instants, portée par le chant du loup, la ramenant vers Glacern la Lointaine, La Regrettée et vers son passé, les figures de son père et de sa mère, le visage naïf de son frère, et les silhouettes de tous ceux qu'ils avaient perdus. Sur l'instant, elle pouvait presque les sentir, qui veillaient encore sur eux et une étrange pensée s'insinua en elle. Peut-être que leurs disparus ne revenaient pas tous par la roue de la réincarnation, peut-être que certains restaient quelque part dans le Royaume de Mort, et pourquoi pas auprès de leurs esprits ? Si elle regardait assez profondément, assez sincèrement en Amarok, verrait-elle son père l'observer en retour, ses yeux graves et son expression sérieuse, sa silencieuse fierté ? Verrait-elle ses frères d'armes chassant avec l'esprit du loup ? Un très léger soupire quitta des lèvres à peine entre-ouvertes, et elle se rapprocha légèrement de Sigvald pour baigner dans sa présence apaisante. Gorge légèrement serrée, Tryghild sourit néanmoins devant le dédoublement inattendu du grand loup astral. Elle laissa l'un des deux venir près d'elle et crispa légèrement les épaules et le cou à la sensation froide de la truffe qu'on y passait, avant de refermer les bras autours du grand museau, caressant la fourrure éthérée avec gaucherie. L'affection de la créature et son attitude amicale l'amadouait, dénouant de très profondes tensions en elle que nul cœur humain, aussi dévoué fut-il, ne pouvait atteindre mais que la présence de l'envoyé du loup venait couvrir d'un baume impalpable, mais qu'elle sentait tout de même, venant faire taire le lancinant tiraillement qu'elle portait, lui alourdissant les épaules de sa présence. Elle sourit, puis rit lorsque le second loup vint bousculer Sigvald.

«  Oui, nous l'avons. Ne le faisons pas attendre  »

Pouffant légèrement, elle le regarda monter sur le dos d'Amarok et se tourna vers la version du loup qui l'attendait. Tryghild posa ses mains sur la fourrure vaporeuse, laissant un instant son regard se perdre, son esprit s'estomper, se contentant de chercher la sensation sous ses doigts, dans le silence doux de la soirée. Puis l'Intendante l'agrippa fermement et sauta d'un bond pour enlacer les flancs de ses cuisses musclées. Correctement installée, la jeune femme vint caresser l'échine puissante du loup et le remerciant de son aide. Elle avait, fort heureusement, l'habitude de monter à cru, et pourtant ce n'était pas tout à fait la même chose, car le physique d'Amarok n'était pas le même que celui d'un équidé. S'installant pendant quelques instants, elle sentit son assise s'adapter naturellement à la prise qu'elle lui apposait et fut surprise de constater qu'un moment plus tard, elle n'avait plus la moindre différence avec ses habitudes. Souplement, elle se pencha en avant, à moitié allongée sur sa monture et vint l'étreindre, perdant son visage dans son collier de fourrure touffue et soupirant doucement en sentant la présence de la créature l'entourer, protectrice. Comme Sigvald l'était. Oui, tous deux étaient bien alliés. Sous ses bras, elle sentait la gorge vibrer d'un grognement et elle se pressa contre le loup plus vigoureusement encore, sentant comme Amarok partageait son excitation à l'idée de courir à l'extérieur de la ville. C'était comme s'il avait ressentit ses sentiments et qu'il y répondait, une sensation curieuse, perturbante pour elle qui se retrouvait confrontée à des événements surnaturels. Elle ne pouvait cependant nier qu'elle avait hâte de cette chevauchée, et elle ne pouvait nier non plus qu'elle aimait le fait d'avoir une monture qui partageait ce sentiment. Se redressant finalement, elle avança légèrement sur son assise, et caressa une nouvelle fois la fourrure du grand loup avant de se tourner vers son fiancé.

«  C'est un défi ?  »

Son regard se fit farouche, son sourire fut celui d'une louve alors qu'elle le suivait sur le chemin qui quittait la demeure de sa famille puis le long de l'avenue. Cela faisait très longtemps qu'elle n'avait pas fait de courses. Par le passé, à Glacern, ils avaient eut des compétitions, aux jours les plus forts de l'été, quand il n'y avait rien d'autre à faire d'immédiat ou d'urgent, et elle ne s'était pas mal placée dans les courses équestres, même si elle n'était pas la meilleure. Outre cela, elle se distinguait également dans d'autres disciplines sportives, mais elle avait aimé monter depuis son plus jeune âge et avait continué avec assiduité, pour pouvoir voyager avec l'armée, et également parce que cela la rapprochait de son grand-père, qui avait été son premier tuteur en la matière. Lorsqu'il avait disparut, lorsque son groupe n'était jamais revenu, elle avait noyé son deuil dans la frappe du vent, dans le hurlement de l'air courant entre les hauts pics enneigés, elle avait fait galoper sa monture jusqu'à l'épuisement, perdue dans la neige et la roche, sa rage la protégeant du froid comme de la tristesse. Son frère était un piètre cavalier, mais en toute justice pour ce pauvre Aristarkh il était piètre guerrier et dirigeant également, il n'avait simplement pas hérité du bon tempérament pour supporter sa place et ses devoirs. Mais aujourd'hui, elle ne chevaucherait pas pour tenir la peine à distance, ni pour regarder la mort en face. Elle chevaucherait avec son compagnon pour partager avec lui ce moment intense, vibrant, pour nouer davantage leur lien, lui offrant son temps, créant avec lui des souvenirs qui la porterait ensuite. Ils passèrent ensemble la grande porte, et elle inspira profondément lorsque le vent vint faire ondoyer sa chevelure, lui créant des boucles intempestives. Son coeur sembla gonfler d'un profond sentiment de bien être qu'elle ne savait pas tout à fait expliquer. L'air lui-même avait une autre odeur, un autre parfum, plus riche et profond que celui vif et frais de l'iode marine.

«  Prête  »

Un instant plus tard, ils fendaient la campagne et s'engouffraient dans la forêt. Immédiatement après leur entrée dans le bois, l'odeur se fit plus prégnante. Un mélange d'humus lourd et puissant, de terre, de feuille en décomposition, de musc animal vint emplir ses sens. Le monde se réduisait à la course du grand loup, au chemin accidenté, risqué, qu'ils prenaient ensembles, bravant les dangers de la forêt avec ardeur. Faisant corps avec Amarok, elle se joua des branchages et des pierres, ne remarquant qu'à peine quand une serre végétale traçait un sillon carmin sur sa peau. Son cœur battait vite et fort, son souffle se calquait sans le vouloir sur celui de sa monture, haletant, tandis que son corps entraîné à l'effort physique intense se plaisait à foncer ainsi sans penser à rien d'autre. Un moment, une éclaircie se fit au-dessus de sa tête, mais elle était tellement prise par la course qu'elle ne se rendit pas compte qu'elle avait dépassé leur objectif. Lorsqu'elle comprit enfin, il lui avait fallut se défaire de la fièvre qui l'habitait, l'envie de courir plus vite, plus loin, de se perdre dans le vent, de laisser parler cette impulsion qu'elle devait contrôler lorsqu'elle siégeait comme Intendante. Mais alors que la course d'Amarok venait à son terme l'isolation et l'obscurité prirent le pas sur son enthousiasme et si elle ne craignait pas la nuit et les dangers, elle restait une femme de meute, et l'absence de celle-ci la confondait. Là, quelque part, peut-être tout près d'elle, Sigvald attendait. Lisant presque ses pensées, ou bien était-ce son coeur ? Amarok se détourna de la sombre futaie pour revenir sur ses pas, trouvant là dans la clairière qu'ils avaient manqué la présence chaleureuse du prince cendré. Sur ce cercle nu, les ultimes rayons de lumière jouaient, comme un rappel de ceux qu'ils étaient tous deux face au reste du monde sauvage, et la jeune femme soupira légèrement avant de porter une pression légère sur les flancs du loup pour lui demander de s'avancer jusqu'à son fiancé. Contemplative, Tryghild l'observa quelques instants, consciente, en cet instant particulier, qu'elle ne désirait vraiment pas le voir disparaître.

«  Je...  »

Elle n'alla pas plus loin, s'approchant sur sa demande, son regard plongé dans le sien. Ses prunelles se faisaient curieuses et innocentes, alors que son fiancé s'approchait d'elle et un léger sourire timide et hésitant lui monta aux lèvres à ses paroles. Un étrange sentiment lui serra le cœur à la sensation de ses lèvres sur les siennes, et elle se rapprocha, se soutenant d'un bras sur son épaule puissante, les doigts accrochés dans ses habits tandis qu'elle répondait au baiser. Parmi tout ce qu'elle lui avait demandé, l'amour n'avait pas figuré, mais il lui offrait, en toute sincérité, l'âme sur la main comme il lui aurait offert sa vie et que pouvait-elle vouloir de plus que cela pour elle-même si ce n'était un compagnon avec lequel elle pouvait partager son affection comme sa vie. Après un instant, elle donna une impulsion et vint l'entourer d'un bras, se collant contre lui sans se préoccuper de savoir si elle risquait de tomber. Elle n'avait pas envie de le lâcher, pas envie de le voir partir, même pour quelques semaines loin d'elle… Il avait toujours été là, et elle l'avait toujours pris pour acquis, et soudainement, elle le voyait prêt à partir comme nombre de ceux qu'elle aimait et elle souffrait de l'idée de le perdre. Cette scène elle l'avait déjà vécu avec un prince et quand bien même ce n'était pas de l'amour qui l'avait liée à Thelem, elle avait porté son deuil avec sincérité. Aujourd'hui ? La peur de perdre Sigvald étrillait son être comme jamais auparavant et si elle n'avait jamais auparavant prié les déesses de lui ramener qui que ce fut, pensant que ce serait une insulte à leur honneur et à leurs voies, elle le fit en cet instant. Elle s'adressa à Vie et Mort, elle s'adressa aux Esprits-liés, les suppliant de lui laisser Sigvald encore un peu, juste un peu… qu'étaient donc quelques années d'une humble vie humaine pour ces entités ? Rien ! Ne pouvait-on lui offrir pour une fois, une seule fois, la certitude que tout irait bien, qu'il n'allait pas la quitter pour ne plus jamais revenir, l'abandonner lui aussi pour l'après Vie ? Elle se cramponnait à lui, de toutes ses forces…

«  Sigvald, vient  »

Tryghild s'était détachée de lui, l'appelant d'une voix ferme mais chargée d'émotions, et descendit d'Amarok en lui prenant la main, attendant qu'il fasse de même. Il n'allait pas dire non ! Ils avaient tous deux disparus à présent, elle ne le voyait plus, mais elle sentait sa main dans la sienne, forte et rugueuse du maniement de l'épée, de l'arc et des outils. Tirant légèrement dessus, elle l'écarta des deux loups stellaires, et vers la forêt, son cœur battant fortement dans sa poitrine. Dans le secret de son invisibilité, elle souriait, largement, défaite de sa timidité, protégée par son esprit-lié elle avait soudainement envie de sourire oui, de sourire de toute son âme aux malheurs qui s'étaient abattus sur eux depuis des années, leur arrachant tout jusqu'à ne rien laisser, ne rien laisser d'autres que ce qu'ils couvaient en eux, tout au fond et qu'ils se partageaient. Elle voulait sourire pour lui, pour ne pas l'inquiéter davantage en risquant de le déstabiliser et de lui faire perdre de son efficacité, combien elle porterait sa culpabilité et paierait de sa conscience si ces petites faiblesses venaient à le lui arracher ? Serrant sa dextre, elle le relâcha pourtant après un instant et dans un souffle, elle l'invita à courir avec elle. Pas sur le dos d'Amarok, mais tous les deux, dans la forêt, à rejoindre la rivière, dont le lit serpentait près des montagnes, à défier le vent avec elle. Puis elle courut, au travers des bois, à en perdre haleine, Amarok à leurs côtés, vigilant, tandis qu'ils poussaient toujours plus loin en avant, pour se perdre, ensemble, dans la nature, pour se donner mutuellement la chasse. Près de l'eau, dans la brume légère et aqueuse et l'herbe tendre, elle cru le percevoir et lui sauta sur le dos, rencontrant une forte résistance alors même qu'elle ne voyait que le vide et le serrait dans ses bras, pressant son visage contre sa nuque.

Son rire, si rare, résonnait comme le pépiement d'un oiseau rare bien qu'il n'en ait pas la mélodie, et retombant sur ses pieds, elle chercha de nouveau sa main pour le tourner vers elle, l'enlaçant de nouveau. Les mots n'étaient pas son fort, ou bien était-ce simplement une peur révérencieuse que de les prononcer à voix haute ? Elle l'embrassa avec force, l'attirant contre elle dans l'herbe haute et dense et chercha son visage pour lui couvrir les yeux.

«  Reste avec moi, ce soir ?  »

L'enserrant contre elle, encore essoufflée, elle passa une main dans ses cheveux, fermant simplement les yeux pour oublier qu'elle ne pouvait le voir et tâchant simplement de se concentrer sur ce qu'elle ressentait de lui. Ils étaient là ce soir, vivants et entiers, ensembles alors ils se devaient bien de célébrer tout cela, de perpétuer cette vie qu'ils brûlaient lentement de toute leurs âmes fragiles, et elle voulait toujours autant de ces souvenirs pour tous deux.

«  Aimeras-tu une fille pour héritière ? J'aimerais, je pense...  »

Sa chaleur contre elle défaisait la fraîcheur de l'eau et elle voulait se perdre en lui et ne plus penser à rien d'autres que sa présence. Farouchement, elle resta accrochée, jusqu'à ce que le jour pointe sur les corps fourbus, fatigués, allongés dans l'herbe ondoyante. Visage niché contre sa peau, un bras drapé sur lui, elle écoutait son cœur battre, puissant et régulier. Sa chevelure se répandait sur l'herbe comme une tâche sombre, emmêlée et remplie de brindilles et de feuilles. Elle se lova davantage contre lui à l'ombre d'Amarok, et soupira avant de lever les yeux pour chercher son regard.

«  Tu me reviendras, n'est-ce pas ?  »

descriptionLes racines de notre héritage [pv Tryghild] EmptyRe: Les racines de notre héritage [pv Tryghild]

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Les sentiments qu'il transportait lui étaient peu familiers et les exprimer à voix haute l'était encore moins, même si la situation semblait s'y prêter particulièrement bien. Jadis, il avait aimé une femme avec cette même intensité et le destin, cruel dans son flot inexpugnable, la lui avait ôté sans qu'il puisse partager ses derniers instants. Sans qu'il puisse lui rappeler combien il l'aimait et regretterait son départ. Aujourd'hui encore, il soupirait de son absence, surtout lorsqu'il voyait combien son fils lui ressemblait. Mais à présent qu'il tenait Tryghild dans ses bras, il ne pouvait qu'espérer qu'une telle expérience ne se reproduise pas. Ils étaient tout deux bien plus forts et la situation, aussi inquiétante soit-elle, n'était pas aussi désespérée qu'alors. Certes, la menace des chimères jetait toujours une ombre au dessus de l'Archipel et si la guerre d'indépendance des Cités Libre était encore fraîche, tout comme la perte du Prince... Non, il devait y croire, car leur Destin, lié depuis leur naissance, ne pouvait se rompre aussi aisément. Ils avaient, indépendamment l'un de l'autre, survécus à bien des combats, surmontés nombres d'épreuves. Maintenant qu'ils étaient ensemble, unis par le cœur et bientôt par les vœux, pour quelles raisons seraient-ils séparés ? Tout comme l'organix d'Havard Svenn, ils étaient bien plus forts ensemble. De plus, ils possédaient Délimar et son peuple, uni comme un seul esprit, tiendrait le front de l'adversité avec eux.

Un vague grondement d'aise lui échappa à sentir les mains de Tryghild s'accrocher à lui. Il passa un bras puissant autour de sa taille et, sans aucune difficulté, soutint son corps dans une étreinte plus intime. Jamais il ne la lâcherait, cette promesse silencieuse il la faisait sentir jusqu'à la poigne douce, mais ferme, qu'il maintenait sur sa taille, hésitant presque à la tirer sur le dos de sa monture pour l'asseoir en biais sur ses cuisses. Il voulait l'étreindre, la sentir plus proche, bien plus proche et partager la chaleur de son corps avec la sienne. Déjà leur souffle se mêlait et il gronda une seconde fois alors qu'il avalait la saveur unique de ses lippes, qu'il redécouvrait la douce caresse de sa langue. Un frisson coula de son échine et il ouvrit les yeux pour contempler l'absence de sa présence, sa vue obscurcie par la malédiction du Loup. Un sourire marqua cependant son visage austère alors qu'il laissait ses grandes mains glisser sur les hanches de la guerrière, la sentant même s'il ne la voyait plus. Les sensations se contredisaient, mais loin de le rebuter, cela affirmait davantage encore son désir de la posséder, de lui être digne. La nuit, il était le seul à pouvoir l'approcher, à pouvoir savourer ses faveurs. La nuit, le monde n'appartenait qu'à eux, sans jugements ni préoccupations : invisibles, ils n'obéissaient qu'à leurs pulsions. Et ce soir, visiblement, ils allaient courir dans les bois.

Descendant d'Amarok d'un bond souple, il tendit la main dans la direction de sa fiancée, sentit son épaule et descendit les doigts jusqu'au creux de sa dextre. Il enferma les phalanges rêches dans l'étreinte des siennes et la suivit après qu'une impulsion ait donnée le départ. La nuit n'avait de cesse de s'étendre de minute en minute, étendant d'abord les ombres pour finalement les fondre dans une obscurité égalitaire. Ses pas crissaient à peine sur le tapis de feuilles mortes et, quand il l'entendit s'élancer dans le claquement sec de quelques brindilles, il lui laissa une légère avance avant de se mettre à la poursuivre. Sourire fauve aux lèvres, ses yeux scrutaient les alentours et ses oreilles bourdonnaient tant il écoutait son environnement. Ici un bruissement, là un autre craquement. Il bifurquait et tendait parfois une main pour effleurer sa silhouette, sentant parfois ses doigts glisser dans quelques boucles fugaces, Tryghild échappant toujours de justesse à sa prise, comme une biche agile et de plus en plus désirable. Les kilomètres furent engloutis, le flanc de la colline parcouru avant que Sigvald ne s'arrête sur une courbe de la rivière, à bout de souffle. Avait-il dépassé sa compagne ? Il le pensait bien alors qu'il regardait autour de lui, poings sur les hanches. Planté dans les herbes hautes de la rive, nimbé par la brume, il releva la tête vers le ciel et observa les étoiles avec un léger pincement au cœur. Cette paix, à peine effleurée ce soir, serait-il un jour possible de la posséder plus de quelques instants ?

Un vague bruissement dans son dos, comme le souffle sur les roseaux de la rive, indiqua que quelque chose approchait à toute vitesse. Tiré de sa contemplation, une soudaine crispation gagna le corps du guerrier qui, sachant qu'il n'aurait pas le temps d'esquiver, se prépara à l'impact. Si le poids fut supportable, il vint à fléchir des genoux pour amortir sa charge sans perdre l'équilibre et passa les bras dans son dos, saisissant la louve. Un instant, il hésita à se laisser tomber dans l'eau pour qu'ils soient tous les deux immergés, mais se rappela combien les nuits pouvaient être fraîches dès que l'on prenait un peu d'altitude. Même si le temps n'avait rien à envier au climat de Glacern, il ne désirait pas prendre de risques inutiles. Et puis le rire de sa belle chassa toute pensée mesquine et il ne lui resta qu'une chaleur au creux des tripes, un sourire au coin des lèvres. Par les Dieux que ce son était aussi rare que précieux ! Quand elle montra le souhait de retourner sur la terre ferme, il la relâcha pour se tourner vers elle à son invitation, n'ayant jamais eut la foi de lui refuser la moindre requête, surtout pas lorsqu'elle était aussi innocente. Il passa les bras autour d'elle, l'enferma dans une étreinte protectrice, flatta son dos de longues caresses tandis qu'il entendait sa requête et, encore une fois, se trouvait dans l'incapacité de la lui refuser. Il gronda pour toute réponse, glissant les mains sous le galbe de ses fesses. D'une pulsion, il la souleva et se plaça entre ses cuisses, pressant leur bassin l'un à l'autre alors qu'il leur offrait, avec fougue, un nouveau baiser. Il tomba sur les genoux, sans la lâcher, puis l'allongea dans l'herbe souple de la berge. Il la couva de son ombre immatérielle, lui fit sentir d'une ondulation combien il la désirait et combien l'idée de l'accompagner ce soir ne lui déplaisait pas le moins du monde.

« - Ce soir et à jamais. »

La promesse ne fut qu'un souffle rauque au creux de son oreille avant qu'il ne laisse filer un rire doux à sa demande. Une fille ? Oui... ce serait bien. Même si elle ne récupérait qu'un dixième de sa mère, elle serait déjà promise à devenir une femme remarquable. Passant sous silence qu'il était le genre de père à énormément doter ses enfants, il se contenta de l'embrasser avant de l'étreindre longuement. Aux passions torrides et fougueuses qui couchèrent davantage les herbes, se succédèrent les caresses languides aux souffles paisibles. Il l'aima et la vénéra des heures durant, apprenant les secrets de son cœur, redessinant ceux de son corps. L'aube suivante trouva deux corps étroitement enlacés, assoupis dans un tapis de végétation froissée et à peine couvert de quelques habits tirés en guise de couvertures improvisées avant que le sommeil ne les entraîne sur son giron bienveillant. Les premiers rayons, nimbés par la brume matinale, tirèrent Sigvald de sa veille et il plia un bras pour venir caresser les cheveux de sa fiancée, puis descendre sur une épaule nue et frémissante qu'il effleura à peine. Les yeux clos, il écouta sa demande et ne répondit pas immédiatement. A la place, il laissa sa main descendre le long de son flanc, puis au creux de ses reins avant de lentement remonter la courbe sensuelle de son dos jusqu'à sa nuque. Ses doigts s'immobilisèrent quelques instants, le temps d'un souffle, avant qu'ils ne descendent et avec eux, le son de sa voix qui résonna dans un murmure :


« - Ma louve,
Même dans les nuits insondables, tu me rayonnes, intouchable.
Au plus loin des champs de bataille, ton souvenir me protège tel un camail,
Au plus profond des combats, le chant de ton rire, toujours, me guidera.
D'aucun lièvre pour retrouver mon chemin, il en est de même : nul besoin du chien.
Ainsi écoute cette promesse, entend moi, d'aucun ne se parjurera ;
De ma volonté, rien ni personne ne me fera t'abandonner.
 »

Ce n'était pas le plus beau poème qui fut inventé sur cette terre, mais il lui venait du cœur. Yeux toujours clos, il tourna la tête pour venir embrasser les boucles sombres et se tourna de sorte à pouvoir l'enfermer au creux de son second bras. Il la serra contre son torse, contre son cœur et poussa un profond soupir. Il lui serait injuste de promettre l'impossible, car il ne pouvait savoir quelles adversités lui réservait le Destin. Cependant, il pouvait jurer que tant qu'un seul souffle lui persistait, il l'emploierait à lui revenir. Les morts glorieuses avaient de beau l'instant du sacrifice, mais elles ne valaient rien si elles étaient gaspillées bêtement. Cordont ne méritait pas qu'il y perde la vie, son peuple ne souffrirait pas d'une défaite sur cette terre moribonde. Alors il ne souffrirait pas d'une défaite et ne s'engagerait pas sur une voie pouvant l'y mener. Les sacrifices avaient de beau que l'instant où ils se produisaient et une tombe ne remplissait pas l'assiette de la veuve et des orphelins qu'elle causait. Une tombe ne réchaufferait pas le lit et le cœur de Tryghild.

« - Je te reviendrai sur mes pieds, alors ne m'attends pas étendu sur un bouclier.
Garde les fagots pour notre cheminée, pas pour mon bûcher.
Ma louve,
garde ton flanc d'accessible, car c'est bien ici que je compte vieillir.
 »

Il lui passa une main sous le menton et l'observa avec une intensité qu'il ne cherchait plus à dissimuler. Un vague sourire ourla ses lèvres, emprunt d'un léger cynisme alors qu'il pensait à la maladresse de ses rimes, puis comme pour l'empêcher d'y faire la moindre réclamation, il l'embrassa longuement. Sa dextre glissa dans ses boucles sauvages, massant sa nuque alors que de l'autre, Sigvald parcourait la chute exquise de ses reins. Après de longues minutes à savourer la douceur de ses pétales, il se redressa sur un coude et la contempla entière.

« - Tu es magnifique. »

Il révéra une dernière fois ses courbes, rougissant la peau pâle sous le rêche de ses paumes avant qu'il ne s'écarte à regret et ne commence à pêcher ses vêtements, éparpillés ici et là. Il fut interloqué de trouver une botte souple pliée dans un branchage et retint un rire au souvenir de la passion qui les avait saisi la veille. Au silence paisible de cet aube tardive, il regarda autour de lui pour essayer de se repérer et hocha la tête lorsqu'il reconnu un effondrement rocheux en aval de leur position. Simplement vêtu de ses bottes et de sa paire de pantalon, il alla à la rivière pour se passer de l'eau sur le visage et les épaules, cherchant davantage à se réveiller qu'à réellement effectuer une toilette. Ce détail, il le ferait une fois de retour à Délimar, dans ses appartements.

« - Comment te sens-tu ? »

Il se redressa, une main dans les cheveux pour se les brosser en arrière, laissant le soleil pâle sécher sa gorge ruisselante d'eau. Son regard détailla la guerrière, l'observa au delà du simple constat physique : il s'intéressait davantage à son moral.

« - Veux-tu que je nous chasse le petit déjeuner ou préfères-tu rentrer ? »

S'il n'avait pas son arc, il possédait tout de même son épée et son couteau de chasse. Avec l'aide d'Amarok, il ne doutait pas que trouver un petit gibier serait une exercice aussi facile que rapide à exécuter. Étrangement, rentrer à la capitale pour organiser le départ vers Cordont ne lui donnait pas forcément envie. Un défaut quant à son devoir de Général et Sigvald ravala ce désir égoïste avec son stoïcisme habituel. Il devait se l'accorder : retarder davantage la corvée n'était pas raisonnable, surtout après la nuit qu'il venait de passer. Toutefois, si sa promise désirait un petit déjeuner au lit, qui était-il pour le lui refuser ?

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Jamais elle n'aurait prit Sigvald pour un poète et une fugitive expression incrédule passa sur son visage avant l'ébauche d'un sourire un peu timide. La poésie n'était pas un domaine dans lequel elle-même excellait, et à dire vrai elle ne s'y était jamais réellement intéressée. Elle n'avait simplement jamais eut le temps de même se poser la question, il y avait déjà tellement à faire, et qu'elle aimait faire. Et si elle avait voulu être totalement franche envers elle-même, la nordique aurait également admit qu'elle voyait cela comme une activité de femmes du sud, très loin d'elle et de son monde personnel. Pourtant, elle souriait, son cœur farouche réchauffé par ce qui transpirait dans les mots de son fiancé et par la promesse qu'il enrobait ainsi. Elle l'observait, tandis que les mires du général restaient fermées, le contemplant avec cette affection qu'elle avait développée pour lui, gorge serrée en recevant ses mots, sa promesse de revenir à elle malgré les dangers de ce monde, s'il en avait l'opportunité. Souplement, elle se serra contre lui lorsque les bras puissants se fermèrent autours d'elle, espérant viscéralement graver cet instant paisible dans sa mémoire pour le moment où il irait au loin, voulant se souvenir de sa chaleur, de la force de ses bras, de sa voix et de son cœur. Pas pour qu'il perdure après un possible trépas, car elle n'aspirait pas à sa disparition, mais bien pour pouvoir voir tout cela revivre avec plus de force encore lorsqu'il reviendrait. Peu importait si c'était dans les neiges de leur terre natale ou sur les plaines ondoyantes et vertes de Calastin, ou même en mer sur les flots d'encre et d'huile, s'ils étaient ensembles, ils pouvaient tout affronter. Ils étaient une meute, une famille et elle culpabilisait déjà de devoir se séparer de lui. Il lui fallait toute sa volonté pour se souvenir que ces pauvres âmes, là-bas à Cordont, avaient certainement besoin de sa force et de sa protection plus qu'elle pour le moment. Elle avait Délimar, et une armée entre elle et n'importe quel danger. Eux n'avaient plus rien que deux nations tournoyant et se querellant comme des charognards. Elle avait foi en lui, malgré sa peur de le perdre. Elle avait terriblement foi en lui.

La sensation de ses doigts sur son menton la surpris, elle écarquilla légèrement les yeux, suivit le mouvement en relevant la tête et resta captivée par l'intensité qu'elle lisait dans ses prunelles. Un instant, Tryghild ne su pas du tout comment réagir, tant elle était loin de recevoir pareille mire au quotidien. Leur peuple n'était pas ainsi fait, et le seul exemple qu'elle en ait réellement eut avait été son père et sa mère, une image sacralisée dans son esprit militaire. Le baiser la sauva de sa propre gaucherie, la faisant s'accrocher à lui de toutes ses forces, l'embrassant avec toute la fougue et ferveur qu'elle nourrissait en elle. Ses doigts se nouaient dans les courtes mèches blondes humides de sa nuque. Son souffle s'épuisait tandis qu'elle baignait dans sa chaleur et lorsqu'ils reculèrent l'un comme l'autre, elle sourit avec une franchise empreinte de fragilité. Le compliment élargit ce sourire, le réchauffant alors qu'elle secouait la tête avec dérision et amusement, non qu'elle doutât de ses goûts, mais c'était tellement étrange de recevoir pareil compliment ! Elle avait tellement de mal à s'imaginer elle-même être magnifique… mais elle voyait la lueur dans les yeux de Sigvald et la tendresse de ses mains et de son corps, sa passion, et comment pouvait-elle lui refuser cela ? Si c'était ainsi qu'il la voyait, comment pouvait-elle rejeter son esprit ? Son affection ? Elle ne pouvait pas. Et elle ne voulait pas. Elle pouvait bien être magnifique, si c'était pour lui. Le saisissant fermement par la nuque, Tryghild l'embrassa de nouveau et rejeta une nouvelle fois le monde alentours pour quelques longs instants, ne voulant plus penser qu'à lui, pour le temps qu'elle passait dans ses bras. Lorsque sa chaleur la quitta, la nordique s'étira puis se redressa, se remettant sur pieds en quelques instants. Pendant que Sigvald récupérait ses habits et se rafraîchissait, elle enfila son pantalon et ses bottes, puis passa sa chemise sans pour autant la nouer. D'une main, elle essaya d'évaluer le carnage de sa chevelure et grimaça en retirant un morceau de branchage et une pierre. Abandonnant l'idée de mettre de l'ordre dans tout cela, la nordique prit un simple lacet et noua sa crinière sur sa nuque.

Prête sur l'instant, la guerrière se percha sur une pierre pour observer autant le paysage que l'homme proche du cours d'eau. A la question qu'on lui posait, elle hocha simplement la tête et haussa les épaules. Elle se sentait quelque peu apaisée, même si les questions les plus brûlantes reviendraient bien assez vite à elle pour l'inquiéter de nouveau. Mais elle était en pleine nature, avec son compagnon, et pour l'instant, l'ombre de la guerre était écartée. Elle savourait ces précieux instants. A la proposition, Tryghild sourit et se releva, sautant souplement au bas du rocher pour le rejoindre en quelques enjambées, l'observant quelques instants en pesant le pour et le contre. Finalement, et sans éprouver de poids supplémentaire, elle secoua la tête et brisa le silence.

« J'adorerais chasser avec toi. Mais je t'ai déjà eut tout à moi pour une nuit entière et même davantage. Il y a des devoirs urgents qui nous attendent tous les deux, à Délimar. Et des gens qui comptent sur nous »

Inspirant profondément, elle croisa les bras, un défi dans le regard et l'ourlet d'un sourire sur le coin des lèvres.

« Mais quand tu rentreras… c'est une autre question, ça. Qu'en dis-tu ? »

Elle lui mit une tape sur l'épaule et chercha du regard la présence d'Amarok. Lorsque celui-ci parvint enfin dans son champ de vision elle le rejoignit en compagnie de son fiancé et remonta sur son dos, laissa Sigvald et son partenaire éthéré guider la chevauchée jusqu'aux hauts murs de leur cité. Cette fois, elle ne proposa pas une course, mais prit plaisir à évoluer étrier contre étrier avec lui jusqu'à ce que la grande porte centrale entre dans leur champ de vision. A l'intérieur, l'activité était toujours fébrile, et l'Intendante sentit la fierté l'emplir. Servir un peuple aussi endurant, efficace et passionné était le plus grand des honneurs qu'on puisse lui faire. Remontant l'allée principale, ils s'arrêtèrent avant les quartiers destinés aux logements et Tryghild se tourna pour observer Sigvald un bref instant, avant de poursuivre.

« Je viendrais assister au départ. Je te reverrais à ce moment-là »

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Si son observation se voulait principalement axée sur l'étude du bien être moral de Tryghild, il ne pouvait s'empêcher d'apprécier la courbe toujours plus racée que son corps modelait à chacun de ses mouvements. Ses iris au bleu de glace glissaient sur la silhouette de l'Intendante, voyant les muscles rehausser ici la fermeté de sa taille, là combien le galbe de ses jambes était fuselé. L'ombre d'un sourire lui vint à la vue de sa crinière sombre parsemée de brindilles et probablement d'un nid ou deux d'oiseaux. Il pouvait la sentir détendue et de ce constat vint son propre soulagement alors qu'il poussait un long soupir silencieux et qu'il massait sa nuque avec un bref hochement de la tête approbateur. Lui-même savourait ces derniers instants de paix si chèrement arrachés à leur quotidien et il songea qu'à son retour de cette campagne, il serait adéquat de proposer à ce qu'il vienne vivre chez elle. Son fils était assez grand pour prendre la tête de la famille Elusis, de ce fait Sigvald n'avait plus réellement d'intérêts à continuer de se dissocier de celle des Svenn qu'il rejoindrait forcément après leur mariage. Toute sa vie avait été dédiée au service de ce nom de prestige et pouvoir, aujourd'hui, en être un membre à part entière l'emplissait autant de fierté que de joie. Bien sûr, en agissant ainsi il s'assurait de pouvoir partager toutes ses nuits avec la farouche guerrière et avoir la chance de s'éveiller chaque matin à ses côtés.

Une tendresse sincère échauffa ses prunelles alors qu'il focalisait de nouveau sa pleine attention sur Tryghild qui descendait de son perchoir pour l'approcher. Il leva une main et la posa sur son épaule pour l'inciter à pivoter dos à lui afin qu'il commence à piocher dans ses boucles le plus gros des débris collectés lors de leur nuit agitée. Une fois ou deux, il ravala un ricanement en se mordant l'intérieur d'une joue, dénichant même un gland dans l'amas sombre emmêlé. Décidément, ce n'était pas des oiseaux qui allaient s'y installer, mais carrément une colonie d’écureuils à ce rythme. Lorsque la voix de sa belle s'éleva, les premières notes lui donnèrent le bref espoir qu'ils allaient passer quelques heures hors de Délimar, avant que la suite ne balaie le sentiment et n'impose à nouveau le poids de leur responsabilités respectives. Un lourd soupir lui échappa alors qu'il passait les deux bras autour de ses épaules et l'attirait contre son torse, plongeant le nez dans la tignasse aux parfums musqués du sous-bois. Il ferma les yeux et grogna son mécontentement avant qu'il ne la libère de son étreinte d'ours mal léché et ne s'éloigne pour rejoindre Amarok dont la fourrure constellée de rosée scintillait davantage encore sous le soleil timide de cette aube fraîche.

« - Quand je rentrerai, nous pourrons avancer bien des projets qui sont en suspens depuis trop longtemps. »

Leur mariage notamment et le fait de fonder une famille. Il n'aurait aucun mal à considérer le fils de Tryghild comme le sien et comptait bien l'élever comme tel, mais avoir un enfant de leur union était un souhait qu'il gardait au silence, sachant que celle qui aurait le plus à sacrifier pour le réaliser serait la guerrière pas lui. L'immense loup se leva et s'étira avec un bâillement qui lui fit pendre la langue. Une fois dégourdit, la créature créa une nouvelle copie pour l'Intendante et les deux humains eurent droit à un léchage de visage en bonne et dû forme avant qu'ils soient autorisés à monter sur son dos. Le voyage du retour se fit dans une course calme, en de longues foulées rythmées et tous purent profiter de quelques instants de plus où ne restait que l'aube paisible, la brise froide et les odeurs humides d'une campagne en fin d'automne.

La vue des hauts murs apporta dans le cœur de Sigvald un sentiment mitigé. Il était fier de retrouver Délimar, de la vision qu'elle offrait à ceux qui s'en approchaient, mais en même temps il ne pouvait pas s'enlever de l'esprit l'envie de tourner les talons et d'aller se perdre une fois de plus dans les bois. Peut-être irait-il construire un chalet sur son temps libre ? Un lieu de repos et d'isolement où il pourrait emporter Tryghild lorsque les occasions se présenteraient. Où il pourrait apprendre la chasse et la traque à ses enfants. Un vague sourire lui vint, mettant une paix durable, presque douce amère, en son cœur. Il salua les gardes en factions, resta un peu à leurs côtés pour prendre les dernières nouvelles, puis rejoignit sa compagne et descendit du dos de sa monture qui prit une apparence plus éthérée et discrète à présent qu'ils allaient parcourir les grandes rues de la cité fortifiée. Lorsqu'ils s'arrêtèrent avant les quartiers résidentiels, le Général leva le nez sur les toits d'ardoises et hocha la tête.

« - Je t'attendrais autant que faire se peut. Toutefois, ne reportons pas mutuellement nos obligations si elles s'imposent. »

Il devinait que la louve serait horriblement occupée dans les prochaines heures. Il l'invita à descendre d'Amarok qui fit disparaître son clone et lui l'observa de longues minutes sans oser l'approcher davantage. Il plongea son regard dans le sien avec milles promesses qu'il ne prononcerait probablement plus jamais, mais qu'il pensait chaque à seconde, chaque souffle.

« - Devoir et Patrie. »

Il s'inclina devant elle et emprunta son propre chemin.

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