10 novembre, Cordont
Le soleil brillait, là, sur l'est, au dessus de l'océan. Malgré l'automne, c'était comme Ivanyr l'avait souhaité. Les nuages gris et pluvieux avaient laissé place à quelques rayons dorés qui brodait d'ambre le paysage. Les sombres formes se profilaient au sud et ne tarderaient pas à gagner Cordont pour nourrir cette terre d'averses orageuses. En l'instant, toutefois, rien ne venait perturber l'air frais et humide de la rosée. Ses bottes humides témoignaient que les hautes herbes au bord de la falaise étaient perlées de leur saison. Une cape brune, discrète, couvrait sa silhouette haute et fine pour la camoufler, la large capuche rabattue sur sa tête. Il avait demandé à sa garde de ne pas le suivre alors qu'il s'était éloigné le long de la falaise vers le sud. Il avait ce sentiment de vulnérabilité, sans arme, sans armure, sans protecteur. Les frissons gagnaient son échine sans pour autant trembler comme une feuille. Le danger était omniprésent, dans sa vie. Il n'y avait bien qu'à l'ombre qu'il pouvait espérer se sentir plus à l'abri, mais depuis qu'il avait pris les fonctions de bourgmestre de Caladon, il avait fait une croix sur ce refuge. S'il resterait à cette place ? Probablement pas. La véritable question, c'était quand. Quand déciderait-il que c'était trop pour lui, pour eux. L'idée le tenaillait bien trop, déjà. En son fort intérieur, il savait qu'il ne tiendrait pas jusqu'au bout de son mandat.
Ce qui s'était passé hier n'était que le reflet sordide de ce que pouvait leur faire la lumière. N'auraient-ils pas été mieux au fin fond de la campagne, sans tous ces autres pour juger, perturber, blesser Ivanyr ? Fermant les yeux, il porta l'anneau des murmures pour prononcer le nom de son aimé, dans un chuchotement tendre, un appel implicite à le rejoindre. L'ivoire mordait la lippe pour apaiser ce qui valsait dans son esprit. Ses interrogations, sournoises et ininterrompues, ne l'aidaient pas à s'offrir un factice sentiment de sécurité. Lui, qui avait cru être libre, s'était vu revenir, finalement, là où il avait tout envoyé paître au Royaume Elfique. Son père aurait voulu de lui qu'il soit un conseiller talentueux et Aldaron avait refusé la politique. N'était-il pas, aujourd'hui, ce qu'il avait toujours refusé ? Au final, il s'en mordait les doigts de plus en plus fort, surtout depuis le retour d'Achroma. Il ne se sentait pas à sa place, sans pour autant parvenir à distinguer où elle se trouvait, si ce n'était pas celle-là. Quelque chose de le dérangeait. L'engagement, peut-être. Les cloisons, les murs, les cases. Ou peut-être était-ce cette sensation d'absolutisme qui le gênait. Autone, Eleonora. Son Conseil. Ils avaient une telle confiance en lui que l'elfe avait bafoué librement les règles caladonniennes qui réclamaient que les pouvoirs de la cité ne se retrouvent pas entre les mains d'un seul homme. N'était-ce pas ce qu'il était parvenu à faire ? N'avait-il pas suffisamment infiltré la ville ? N'avait-il pas suffisamment gagner l'affection des cœurs ? C'était un pouvoir somptueux, omnipotent. C'était un pouvoir enivrant, captivant qui, en bout de compte, lui faisait extrêmement peur.
Ça l'effrayait au plus haut point, ce qu'il était capable de faire. Lui, qui venait de la misère, qui avait dormi sous les ponts, qui avait lâchement abandonné ses responsabilités, il se retrouvait à la tête du ville et avait fermement annexé un territoire, manquant de déclencher une guerre dans la foulée. Il avait la vie de tant de personnes au creux de sa poigne et pas seulement ceux qu'il gouvernait. S'il décidait de marcher sur Selenia, ce serait la patrie de Delimar qui marcherait avec lui et celle de l'Empire qui serait contrainte à se lever. Qui était-il pour faire cela ? Et qui était-il pour s'octroyer la mission de juger ceux d'en haut pour les faire tomber ou pour les faire s'élever ? Qui était-il, si ce n'était un homme faillible ? Un homme qui faisait des erreurs et qui en engageait l'intégrité de ceux qu'il aimait ? A commencer par Ivanyr ? Son souffle s'allongeait, il sentait le vampire approcher. Il percevait sa présence, entre les tentes du campement. Il le sentait remonter le long de la falaise, en direction du sud. Il savait où le trouver et l'elfe pouvait suivre sa progression, y focalisant des pensées comme une ancre solide qu'il remontait à lui. Son cœur battait de plus en plus fort dans son poitrail, symptôme d'une excitation palpitante mais aussi d'une crainte, un appréhension légitime. Et si ce rituel ne fonctionnait pas ? Et si seulement l'un deux y parvenait ? Et s'il était tronqué ? Il se retournait, à l'instant précis où Ivanyr arrivait dans son dos.
Il réalisait qu'il avait le souffle court, le muscle cardiaque battant à tout rompre, comme s'il avait marché ou couru avec lui, jusqu'ici. Ses doigts fins, cendrés, se refermaient sur ses vêtements, alors qu'il relevait ses yeux verts, brillants, sur ce visage adoré. Il forçait ses poings à se desserrer et ses mains tremblantes remontaient jusqu'à son cou pour s'y accrocher. « J'ai... Le trac, je crois. » Justifia-t-il, visiblement peu coutumier de ce genre de sentiment déconcertant. Il avait fallu plus de cinq siècles pour qu'il en fasse la découverte. Il eut un sourire en coin, intimidé par cette peur qui remuait en lui, visiblement pas plus rassuré en en parlant. « Comment te sens-tu ? » l'interrogea-t-il, perplexe. D'une main, il venait dégager une mèche platine du visage d'Ivanyr. Captivé par son regard, il y cherchait les premières réponses sur son état d'esprit, après cette nuit de soins.