Cordont - 14 novembre an 1762 du troisième âge, en soirée
Il avait cru mourir. Ce trajet de dix jours à rythme soutenu avait bien failli avoir raison de lui.
Dès que la nouvelle des sinistres à Cordont était parvenue à Délimar, la fière cité avait répondu à l’appel. Le navire de Nyko avait pris le gros œuvre pour l’escorter par voie des mers jusqu’à Cordont, tandis qu’une autre équipée était partie par voie de terre. La cohorte des loups avait pris la direction nord, traversant monts et collines sans discontinuer, sans même ralentir le pas. De l’aube jusque tard la nuit tombante, ils avaient avancé, encore et encore. La fière Garde Loup les escortant à l’avant, les soldats à l’arrière. Ilhan avait été déguisé en artisan, tout de cuir vêtu, avec toutefois pour seule arme son sabre factuel donné par Tryghild il y a quelques mois. Un leurre plus qu’une vraie arme, même si seul un œil expérimenté aurait pu voir la différence. Il avait été juché sur un cheval de petite taille, et avait tenté de suivre le rythme au milieu des artisans délimariens, enveloppés par la Garde Loup. Et tenté était le bon mot.
Entre ce rythme martial, les simples rations de viandes séchées, de pain et de fruits secs en guise de repas, et une poignée d'heures par nuit pour dormir, à même le sol sur des paillasses simples, sans même une tente pour leur occulter la vue des étoiles nocturnes… Ilhan avait bien cru ne jamais arriver jusqu’au bout. Ces conditions drastiques avaient été rudes pour lui. Il avait eu bien du mal à trouver le sommeil, les deux premières nuits, malgré la fatigue harassante qui écrasait son corps tout entier. Monter à cheval n’était pas un problème d’ordinaire, mais y rester ainsi, des heures durant… La morsure cuisante de la selle se faisait sentir sur ses cuisses et ses muscles criaient à l’agonie.
Les premiers jours, il n’avait pu retenir maintes plaintes. Et sur le rythme, et sur les repas, et sur les nuits écourtées, et sur le sol dur, sur chaque brindille qui lui cuisinait le dos à chaque mouvement le soir… Les délimariens, Sigvald en particulier, s’étaient montrés assez patients à son égard, fait assez rare pour être noté. Jusqu’à un certain point. Après une énième plainte, le général lui avait, quelques jours après leur départ, secoué les puces et lui avait proposé de finir le trajet dans les chariots. La fierté d’Ilhan en avait pris un coup, mais il avait dû admettre que le général n’avait pas tort. Se plaindre ne changerait rien, la situation était ainsi, et il leur fallait arriver le plus vite possible. Et hors de question de subir l’humiliation supplémentaire de se faire balloter parmi les marchandises, juché sur les chariots. Il avait donc soutenu le regard clair et vif du général, s’était mordu la langue, et avait recouvré son stoïcisme légendaire.
Le reste du trajet, il avait observé, songeur, ces hommes et ces femmes, durs à la douleur, hargneux à la tâche, qui subissaient les mêmes conditions sans broncher. Certes ils avaient l’entrainement pour endurer de telles marches forcées. Certes, c’était là de coriaces soldats, tous autant qu’ils étaient. Même les artisans étaient habitués à cette dure école de survie. Et ce n’était pas parce que lui, petit bourgeois nobliau, n’avait que très peu connu cela qu’il devait pour autant geindre. Il avait réalisé, quand bien même il en était conscient déjà auparavant, qu’il avait eu une vie choyée, chanceuse. Enfin, autant que faire se pouvait. Disons que les risques qu’il avait encourus, il les avait choisis, en quelque sorte. Ils ne lui avaient pas été imposés par la vie, pas vraiment. Il était né dans une ville riche et fertile, il avait grandi au sein d’une famille aisée et aimante. Quand bien même il avait connu son lot de deuils, de pertes et d’abandon, de guerre et de sang, il n’avait jamais connu une vie dure et rugueuse, comme tous ceux et celles qui l’entouraient en ce moment. Et eux, pour autant, n’avaient pas eu un seul mot de plainte. Il avait eu honte alors de son comportement. Enfant gâté qu’il était.
Il aurait pu rester tranquillement dans son domaine, même en cette nouvelle terre, et se contenter d’une petite vie choyée. Il avait d’ailleurs été tenté par ce choix. Mais il avait choisi de répondre à l’appel de Délimar. Il se devait donc de rendre hommage à la fierté, l’honneur, et à la force de ces hommes et femmes. Et cela passait par endurer, tout, et plus encore, la tête haute. Et puis s’il devait être honnête, il avait quand même connu pire. Lors d’une sinistre nuit de fuite effrénée, il avait vu tous ses gardes mourir et avait bien failli subir le même sort avant d’atteindre le refuge des rebelles. Ou lors de leur voyage jusqu’en cet archipel, il avait bien failli mourir sur leurs sombres navires. Au final, cette traversée, aussi rude soit-elle, n’était que pacotille à côté de tout cela.
Il avait donc supporté le reste du voyage sans broncher. Il avait même essayé de participer aux installations et aux levées de camp. Quand bien même chaque tentative se soldait souvent par un échec ou une catastrophe, et semblait fortement amuser les hommes l’accompagnant. Loin de s’en vexer, Ilhan avait pris leurs réactions comme un encouragement, plus que des moqueries. Cela semblait même l’avoir un peu rapproché de quelques soldats ou gardes loups. Peut-être le fait qu’il tente de faire les choses, lui pourtant homme peu habitué au travail manuel…
Ils étaient dès lors le 14 novembre, en matinée, et ils étaient enfin arrivés. Ilhan n’en était pas mécontent. Il devait avouer ne pas avoir trop prêté attention à l’installation du camp. Quand ils étaient arrivés aux abords de Cordont, il avait longuement observé les ruines autour, le sinistre, puis, d’un regard hagard, s’était installé à l’endroit qu’on lui avait indiqué le temps que les tentes soient montées. Personne n’avait réquisitionné sa participation. Cela les aurait ralentis plus qu’autre chose, il devait bien l’avouer.
Sigvald était rapidement venu s’entretenir avec lui sur l’organisation de la journée. Ilhan avait été assez laconique, ce qui en soi montrait clairement la lassitude qui le terrassait. Les vagues mots « Besoin d’un peu de repos. Peux pas là de suite. » avaient été plus parlants qu’un long discours. De toute façon, il était plus judicieux que Sigvald s’entretienne avec Nolan avant quoi que ce soit. Il avait donc été convenu que Sigvald irait voir le gamin empereur en début d’après-midi et tous deux se retrouveraient ensuite pour souper avec le bourgmestre de Caladon. Il avait donc rédigé une rapide missive à Aldaron Leweïnra pour lui proposer de se réunir le soir même autour d’un dîner, en signe de bonne entente. Il l’avait confiée à un des soldats. Une réponse lui était parvenue assez rapidement, acceptant son offre, et les invitant Sigvald et lui à rejoindre les installations du bourgmestre pour le repas. Une énième missive pour confirmation, et Ilhan s’accorda un repos bien mérité.
Dire qu’il s’était écroulé et avait dormi à poings fermés serait un doux euphémisme. Il était littéralement tombé sur sa couche, et n’avait même pas défait sa tenue de voyage qu’il avait plongé dans un profond sommeil. À son réveil, tout son corps avait protesté et il avait eu bien du mal à se redresser. Tous ses muscles hurlaient douleur, chaque mouvement lui arrachait grimace. Il avait envie d’un bon bain, d’un bon vin et d’un repas digne de ce nom ! Mais au lieu de cela, quand il avait demandé où il pourrait faire sa toilette, on lui avait désigné le puits communautaire. Dans un soupir, il avait traversé le camp délimarien, installé en cercles. La tente de Sigvald et d’Ilhan avait été dressée au centre, puis venaient celles des officiers et des artisans, suivies ensuite des tentes du premier cercle pour la Garde Loup et enfin deux cercles en quinconce pour les soldats classiques.
Escorté par des membres de la Garde Loup, il se dirigea donc vers le puits. Arrivé devant, il marqua un temps de circonspection. Il regarda la corde, le sceau accroché au bout trônant sur le rebord. Il hésita longuement, regarda autour de lui, puis se rappela qu’il n’y avait pas de serviteurs ou autre pour l’aider ici. Il inspira donc profondément et attrapa la corde. Il jeta le sceau au fond. Bon jusque là, cela n’était pas trop difficile. Puis, après avoir entendu le bruit du sceau plongeant dans l’eau, il hissa la corde. Enfin tenta. Il lâcha un instant la corde et le sceau retomba au fond. Inspirant lourdement, il recommença. Mais arrivée à mi-course, la corde lui échappa et siffla le long de sa main, lui brûlant la paume de sa dextre. Il siffla de douleur et lâcha tout. Et soupira, désespéré, quand le sceau replongea. Il souffla sur sa main douloureuse et grogna pour lui-même. Il s’apprêtait à recommencer, quand il sentit une main sur son épaule.
Il manqua sursauter, mais, par sa maîtrise légendaire, il réprima ce premier réflexe et se tourna vers l’homme d’un air faussement calme. Un des gardes loups.
– Laissez nous faire, Ilhan, fit-il avec un demi sourire, de ses accents rugueux.
Ilhan l’observa un court instant mais ne nota aucune moquerie, une fois encore. Brillait au fond des prunelles de glace, certes un certain amusement, mais aussi… une sorte d’acceptation ? Il n’aurait su dire. Mais en tout cas aucun mépris.
Il acquiesça donc d’un simple signe de tête, ne cachant pas un soulagement évident. Son baquet d’eau fut même porté par le garde jusqu’à sa tente et il le remercia avec sincérité. Il prit un certain temps pour se rendre un tant soit peu présentable. Il devait avouer qu’il aurait du mal à cacher ses cernes. Sigvald passa sur ces entrefaits pour lui faire part de son entrevue avec Nolan. Là encore, les deux hommes furent concis. Ilhan l’avait accueilli vêtu d’une simple tunique et de braies sombres, mais aucun des deux ne sembla s’en formaliser.
Il restait encore une heure à Ilhan devant lui avant qu’ils ne rejoignent le représentant de Caladon. Il s’accorda alors un instant de méditation et se concentra longuement devant un petit miroir pour lisser ses traits fatigués, arborer son fidèle masque neutre et vide de toute expression néfaste. Il eut bien du mal à défroisser ses vêtements, mais parvint tout de même à leur rendre une allure correcte. Sur sa tunique à haut col noire, il passa son éternel pourpoint bleu profond, et accrocha l’insigne de Délimar et de sa fonction sur sa poitrine. Il lissa encore ses braies sombres, enfila ses bottes noires, puis son petit sabre d’apparat. Il attrapa sa lourde cape noire renforcée de fourrure sur les épaules, et sortit enfin de la tente. Sigvald l’attendait sur le seuil, d’une allure digne.
Ilhan le détailla quelques instants et dut avouer au fond de lui être un peu jaloux de l’homme du Nord. Aucune trace du harassant voyage n’entachait son port de digne soldat, alors que lui-même avait mis un temps fou à retrouver un semblant de prestance. Force incarnée, l’homme dégageait une vigueur à toute épreuve. Mais, après tout, songea Ilhan, n’était-ce pas pour cela que Tryghild avait envoyé son général ? L’image de la force rassurante, de la sécurité, d’un vétéran que rien n’atteint, rien n’éprouve. Force inaltérable qui sera l’éternelle muraille pour les réfugiés contre tout danger. Ilhan inspira longuement, et hocha la tête vers Sigvald en guise de salut. Dans un silence calme, tous deux se dirigèrent vers les installations de Leweïnra.
Ils étaient attendus. Dès qu’ils arrivèrent aux abords, un homme vint les accueillir et les invita à le suivre. Ils furent introduits dans une tente arborant un certain confort, où l’elfe les attendait.
– Belle soirée étoilée, Aldaron Leweïnra. Je vous remercie de nous accueillir, nous représentants de la noble Délimar, Bourgmestre de Caladon, fit-il en s’inclinant légèrement.
Son premier instinct était souvent de vouloir accorder à l’elfe le salut caractéristique de son peuple. Mais il se rappelait que Aldaron avait longtemps vécu chez les hommes, comme un homme. Il lui accordait alors à la place le salut humain. Et même le salut de noble à noble. Même si en ces terres libres, cette distinction n’avait aucune réelle signification. Il lui indiquait au moins par ce geste, qu’il le considérait d’égal à égal.