14 Novembre de l'An 1762.
L'aube rongeait l'horizon de son parme et de son ocre jaune, elle nimbait les nuages d'or et jetait des rubans de lumière sur les forêts et les prairies encore somnolentes. Au travers de la frondaison, les poussières virevoltaient et les oiseaux s'éveillaient au son d'une marche forcée. Il y avait le claquement des sabots, le souffle puissant du millier de chevaux. Le tintement des armures et des armes, le grincement des essieux aux chariots secoués sur les routes champêtres. Puis tomba le silence alors que la troupe s'arrêtait à la lisière de la forêt et contemplait sans plus de restriction le sinistre qu'était devenu Cordont. Des hoquets s'élevèrent dans les rangs et des prières murmurées furent adressées aux Grands Ancêtres.
Depuis les hauteurs de la colline, ils découvraient un paysage ravagé, une terre éventrée de l'intérieur. Tous connaissaient ce qui fut jadis un lieu prospère aux champs irrigués et aux pâtures généreuses. Il n'y avait aujourd'hui plus que ruines et désolation. Le camps des réfugiés, qui se dressait lamentablement en bordure de l'ancienne ville, n'était que tentes éparpillées et décombres aménagées dans l'urgence. Les rues boueuses, encore vides à cette heure, serpentaient misérablement pour se rejoindre à une vaste place désaxée, seul lieu communautaire en dehors de l'hospice, tandis qu'à bonne distance se creusait un immense cimetière. Ce dernier revêtait davantage les allures d'un immense charnier plutôt qu'un lieu de recueillement tant les corps s'empilaient plus vite que les tombes ne s'ouvraient. Les ressources premières étant bien trop prisées en cette heure, il était impossible d'organiser des funérailles décentes avec des bûchers et ainsi ce festin aux charognards bordait dès lors la zone d'une nuée de corbeaux et d'autres créatures affamées nocturnes.
Le regard d'ardoise du Général Elusis parcourait ce tableau de désolation et de mélancolie avec une implacabilité de marbre. Aucun émoi ne secouait l'immense silhouette gainée de cuir, de maille et de fourrure. Visage fermé par une longue, bien trop longue expérience de ce genre d’événements, il concentrait davantage son attention sur l'organisation du camps et de ses défenses. L’œuvre à la charge des mercenaires engagés sous le drapeau de Caladon était ainsi passée au crible d'une critique acérée. Le résultat se révéla guère probant et l'homme resserra ses lèvres pleines en une expression de désapprobation contrariée. Un pli sévère barra son front alors qu'il portait la main à sa hanche et sortait d'une gaine de cuir solide la courbe élégante d'une corne de guerre. L'ivoire finement gravé possédait un lustre patiné par des milliers de mains et autant de décades d'utilisation. Issue de la corne d'un immense mammifère qui vivait jadis dans les montagnes qui surplombaient Glacern, il avait depuis longtemps disparu et il ne restait de son héritage que cet objet transmis de génération en génération au sein de la famille Elusis.
La puissante note s'éleva dans l'air frais tel le mugissement d'un léviathan. Elle bourdonna aux tympans, remua les tripes et se logea dans les os en une vibration profonde et inoubliable. Alors que les derniers souffles s'étiolaient dans l'air vif, une seconde salve fut soufflée avec plus de force encore. Elle dura plus longtemps, grimpa en intensité avant de s'arrêter brutalement. Le silence qui suivit sembla plus lourd et plus assourdissant encore que l'appel qui venait de résonner. Puis, dans un vacarme soudain de cris et d'exclamations, les survivants et les mercenaires, les soldats et les bénévoles... tous surgirent uns à uns des habitations jusqu'à former une foule compacte. Les regards se tournèrent vers le Sud et purent découvrir l'armée Délimarienne à l'orée des dernières collines boisées. Mille cavaliers se tenaient sur le sommet aux herbes hautes, montures immenses lourdement harnachées et piaffantes. Les étendards aux couleurs de l'Océanique claquaient au vent alors que les armures rutilaient et que les fourrures scintillaient de givre sous le soleil levant.
Un cavalier émergea des rangs ordonnés et commença à descendre au trot la pente douce. Il s'agissait d'un guerrier immense qui arborait une armure principalement constituée de cuir quand bien même quelques éclats patinés trahissaient la présence de mailles ou de renforcement éparses en plate. Une lourde cape drapait sa silhouette, agrémentant ses épaules d'une fourrure d'ours blanc et dont la profonde capuche dissimulait dans son ombre la majeure partie du visage. Il portait à son épaule un arc long, en son dos un carquois et à ses hanches deux longues épées jumelles. Le plus remarquable, outre sa stature typiquement glacernoise, était la bête spectaculaire qui lui servait de monture. Semblable à une portion arrachée directement depuis la voûte céleste au cœur d'une nuit parfaite, elle était tout aussi immense et présentait une allure quadrupède. Son obscurité insondable s'agrémentait de poussière d'étoiles alors que sa silhouette de prédateur s'estompait parfois en une brume magique sous la brise matinale. Au blason que le guerrier portait sur le poitrail, son nom ne tarda pas à résonner dans la foule : il s'agissait du Général des armées de Délimar, Champion de l'Intendante, Sigvald Elusis.
Lorsqu'il fut à la moitié de la pente, la reconnaissable et spectaculaire Garde Loup émergea à son tour des rangs impeccables pour l'accompagner tout d'abord à quelque distance. Élite incontestée de la Cité Libre, voire de l'Alliance tout entière si ce n'était de Calastin, la cavalerie lourde manœuvrait en un ensemble parfait et ne tarda pas à adopter une formation défensive autour du Général à l'instant même où les sabots foulaient la terre battue des champs gelés et abandonnés. Toute cette mise en scène avait été méticuleusement pensée, calculée, puis adaptée à la situation qu'ils devaient confronter. Bien qu'ils aient pu atteindre le camp la veille au soir, le Général avait refusé d'aborder les survivants à la nuit tombée. L'impact psychologique n'aurait pas été le même, hors il s'agissait précisément de la clef de voûte à sa tactique. Il se devait d'émerveiller, de rassurer et enfin de s'approprier la confiance du peuple de Cordont pour que les projets de l'Intendante Svenn voient le jour. L'armée Délimarienne avait donc profité d'une nuit complète de repos avant de finir sa marche à une allure calme pour finalement apparaître avec l'aube et s'offrir une entrée aussi spectaculaire que porteuse d'espoir. La symbolique était là : les survivants n'avaient plus rien à craindre, car Délimar arrivait. Et au son de la foule pour les accueillir ? Ils avaient plutôt bien réussi leur coup.
⁂
Début d'après-midi du même jour.
Ses mains brisèrent la surface lisse pour former sous l'eau limpide une coupe aux paumes jointes. Penché au dessus du récipient, Sigvald s'éclaboussa le visage et poussa un long soupir d'aise à la froide morsure. L'eau venait d'être tirée du puits communautaire et sa fraîcheur l'aida à chasser une grande part de sa fatigue. La matinée avait passé, entièrement dédié à l'installation du camp par des soldats œuvrant dans une discipline parfaite et silencieuse, tous occupés à des tâches précises et rigoureuses. Le soleil marquait maintenant tout juste son zénith que déjà les étendards de l'Océanique ondoyaient par dessus les tentes alignées. Les foyers communautaires étaient creusés et les dernières palissades défensives de bois ainsi que quelques murets de pierre étaient habilement dressés aux abords immédiats du camp. Lui-même n'avait pas lésiné ses efforts, mettant la main à la pâte comme tous les autres. Il avait monté lui-même sa tente, déchargé ses affaires depuis les charrettes de fournitures jusqu'à l'intérieur, puis arrangé le mobilier ainsi que son coin de repos, le tout se révélant plus que spartiate.
Une autre gerbe d'eau mouilla son visage avant qu'il n'use de ses mains trempées pour masser sa nuque, puis ses trapèzes d'une poigne affirmée, essayant de dénouer les muscles tendus. D'ici peu, le Prince Nolan Kohan... Non, le jeune Empereur Kohan allait passer le seuil de la tente pour s'entretenir d'affaires importantes concernant autant Cordont que la fragile paix entre l'Empire et l'Alliance. Une certaine lassitude le gagnait déjà à l'idée de passer des heures entières à discuter dans le vide et il porta un regard ombrageux vers les lourdes tentures qui marquaient l'entrée de son refuge. Saurait-il garder son calme si le rejeton de Korentin se montrait du même bois ? Probablement pas. Foutre son poing dans la gueule du gosse ne lui plaisait pas, cela allait à l'encontre de son code d'honneur, mais il se connaissait aussi très bien : dans le feu de la conversation, il suffirait d'un mot de travers, d'une accusation de trop pour qu'il agisse avant même de réfléchir. L'eau ruisselait librement de son visage pour goutter sur ses pectoraux puissants avant qu'il ne se décide à prendre un linge et s'essuyer la peau pâle, couturée de cicatrices diverses, dans un long soupir. La meilleure tactique était encore de désamorcer toute occasion d'affirmer passivement une quelconque autorité. Cette rencontre devait se faire sous de bons auspices, aussi le glacernois décida de se la jouer traditionnelle. Un fin sourire carnassier ourla ses lèvres alors qu'il enfilait habilement une chemise.
L'extérieur de la tente dédiée au Général des Armées Délimariennes était gardée par six soldats d'élites portant le tabard de la Garde Loup. Il s'agissait de vétérans des grandes guerres, tous de lignage glacernois ils dépassaient les deux mètres trente et portaient des armures lourdes en plate. Il y avait deux lanciers, postés au plus loin de l'accès à la tente afin de conserver leur allonge stratégique, allégés dans leur protection par un peu de mailles. Les quatre autres étaient quant à eux à la hache, aux épées ou encore à la masse de sorte à confiner, isoler voire handicaper tout adversaire assez fous pour mener une action hostile en leur présence. Impavides, ils regardèrent approcher le jeune Empereur accompagné des ses Lames Écarlates et s'ils s'écartèrent pour le laisser entrer, ils refusèrent placidement qu'il soit escorté par les soldats. Il n'y avait aucune hostilité, aucun mépris dans leur interdiction, simplement l'assurance paisible qu'une telle précaution ne serait pas nécessaire à l'intérieur de la tente. Il n'était pas dans leur habitude d'user de tromperie et insister à se faire accompagner serait pris comme une insulte. Heureusement, Nolan n'éleva aucune objection et fut introduit dans les « quartiers privés » du Général Elusis sans plus attendre.
L'intérieur était vaste, circulaire avec de la paille sous quelques tapis étendus au sol pour isoler du froid. Cependant, mis à part le paravent qui délimitait la pièce entre le bureau et l'espace privé, il y avait très peu de confort pour l'instant. Le plus gros du mobilier viendrait avec « La Glacern », le navire de l'Amiral Nyko Svenn, en approche depuis les côtes Est et qui ne devrait plus tarder malgré sa brève escale à Caladon. Pour l'heure, Sigvald accueillait son invité de marque avec les moyens du bord, ce qui se résumait en une table basse dressée d'une coupe garnies de fruits secs et d'autres mets séchés, de deux gobelets en fer blanc ainsi que d'une carafe en verre remplie d'un sublime liquide ambré, mais aussi d'un petit tonnelet cerclé de métal. Tout autour, de larges coussins et plusieurs fourrures étaient disposés en lieu et place de sièges alors qu'un vaste brasero circulaire offrait sa crépitante chaleur. Ce salon improvisé était installé dans la courbe opposée à l'entrée, autant pour l'intimité des conversations engagées, que pour s'éviter l'inconfort des courants d'air.
« - Keiser Kohan, heil og sael.(1) »
La voix grave et profonde de Sigvald accueillit le jeune homme quelques secondes après son entrée. Le Général se tenait au centre de la pièce en une posture de repos militaire. Mains croisées dans le dos, il baissa son regard d'un gris d'ardoise sur son cadet et l'observa longuement, sans aucune inimitié. C'était la première fois qu'il le voyait réellement et prenait ainsi le temps de le découvrir. Son attention passa de son visage encore marqué par l'enfance pour descendre sur son armure, s'attarda à la garde de son épée pour finalement atteindre ses pieds et ce, afin d'englober l'entièreté de ce jeune homme. Sigvald confrontait la figure officielle de Sélénia, l'héritier d'un trône à la réputation récriée autant pour ses instants de gloire passée que ses actes de déchéance. Ses paupières s'étrécirent alors que ses traits nobles et austères ne montraient rien de ses pensées. Sa haute et puissante silhouette se mit enfin en mouvement lorsqu'il fut assuré que les lourdes tentures de l'entrée soient refermées et qu'il pourrait engager la conversation sans risquer d'oreilles indiscrètes. Ses muscles se détendirent et il approcha du gamin pour lui poser une large main sur l'épaule pour l'entraîner vers le coin salon. De son autre main, il l'invita à s'asseoir au plus près du brasero et annonça avec une pointe d'acidité :
« - Laissons tomber le protocole, veux-tu ? Laissons donc l'hypocrisie et la politique pour le Bourgmestre Leweïnra et le Conseiller Avente. Je n'aime pas tourner autour du pot pendant trente ans d'autant plus lorsque la situation ne le permet pas. Ainsi, c'est à l'homme que je souhaite m'adresser. Sans la couronne ou les titres... Je veux ton avis, à cœur ouvert et sans faux semblants... En contrepartie, je promets de tout faire pour oublier ton lignage et ce, tant que tu seras sous ma tente. »
Le dernier commentaire fut grondé viscéralement alors que son regard s'assombrissait, revêtant un lustre orageux et qu'une légère tension naissait dans ses épaules puissamment bâties. Ce fut pourtant avec souplesse que le glacernois s'installa dans les coussins et qu'il passa un bras par dessus le dossier improvisé de son assise rembourrée. Jambes croisées en tailleur, il ne portait sur lui qu'une chemise simple au col ouvert d'un laçage et dont les manches longues étaient proprement pliées jusqu'aux coudes. Un pantalon de cuir et des bottes à semelles souples complétaient sa tenue. Le guerrier affichait clairement la couleur : il ne voyait pas Nolan comme une menace et, lui-même, ne désirait pas donner cette impression. Sa seule protection provenait des sublimes épées jumelles organix qui ceignait ses hanches, sagement gardées dans leur fourreau.
« - Bien... commençons ! »
Il tendit une main sur le petit tonneau dont il fit sauter le scellé de cire, puis le bouchon de liège.
« - Il s'agit de notre meilleure bière ; la mungát. Si tu n'es pas habitué aux boissons fortes, je te conseille de manger quelque chose pendant que tu y goûteras. Il serait dommage d'écourter notre première rencontre si tu finis par rouler sous la table. »
Léger sourire acide aux lèvres, il versa le liquide sombre et mousseux dans le gobelet du jeune Empereur et vint faire de même avant de lever son verre pour en frapper énergiquement le bord à celui de son invité. La boisson gicla d'un récipient à l'autre, mélangeant les breuvages comme le voulait la tradition ; prouvant qu'il n'y avait nul poison dissimulé.
« - A la tienne. Que notre conversation se passe sous les meilleurs auspices. »
Là dessus, il bu une première longue gorgée de bière brune, l'amertume et les épices s'adoucissant avec une note de miel et de fruits qui couvrait tout juste la chaleur du fort pourcentage d'alcool. Les bulles pétillèrent sur la langue et gorgèrent l'estomac d'une légèreté bienvenue.
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(1) Keiser Kohan, heil og sael : Il s'agit d'une formule de salutation souhaitant bonheur et santé à celui qui la reçoit. Quant à "Keiser", il s'agit du terme "Empereur".