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14 Novembre de l'An 1762.

L'aube rongeait l'horizon de son parme et de son ocre jaune, elle nimbait les nuages d'or et jetait des rubans de lumière sur les forêts et les prairies encore somnolentes. Au travers de la frondaison, les poussières virevoltaient et les oiseaux s'éveillaient au son d'une marche forcée. Il y avait le claquement des sabots, le souffle puissant du millier de chevaux. Le tintement des armures et des armes, le grincement des essieux aux chariots secoués sur les routes champêtres. Puis tomba le silence alors que la troupe s'arrêtait à la lisière de la forêt et contemplait sans plus de restriction le sinistre qu'était devenu Cordont. Des hoquets s'élevèrent dans les rangs et des prières murmurées furent adressées aux Grands Ancêtres.

Depuis les hauteurs de la colline, ils découvraient un paysage ravagé, une terre éventrée de l'intérieur. Tous connaissaient ce qui fut jadis un lieu prospère aux champs irrigués et aux pâtures généreuses. Il n'y avait aujourd'hui plus que ruines et désolation. Le camps des réfugiés, qui se dressait lamentablement en bordure de l'ancienne ville, n'était que tentes éparpillées et décombres aménagées dans l'urgence. Les rues boueuses, encore vides à cette heure, serpentaient misérablement pour se rejoindre à une vaste place désaxée, seul lieu communautaire en dehors de l'hospice, tandis qu'à bonne distance se creusait un immense cimetière. Ce dernier revêtait davantage les allures d'un immense charnier plutôt qu'un lieu de recueillement tant les corps s'empilaient plus vite que les tombes ne s'ouvraient. Les ressources premières étant bien trop prisées en cette heure, il était impossible d'organiser des funérailles décentes avec des bûchers et ainsi ce festin aux charognards bordait dès lors la zone d'une nuée de corbeaux et d'autres créatures affamées nocturnes.

Le regard d'ardoise du Général Elusis parcourait ce tableau de désolation et de mélancolie avec une implacabilité de marbre. Aucun émoi ne secouait l'immense silhouette gainée de cuir, de maille et de fourrure. Visage fermé par une longue, bien trop longue expérience de ce genre d’événements, il concentrait davantage son attention sur l'organisation du camps et de ses défenses. L’œuvre à la charge des mercenaires engagés sous le drapeau de Caladon était ainsi passée au crible d'une critique acérée. Le résultat se révéla guère probant et l'homme resserra ses lèvres pleines en une expression de désapprobation contrariée. Un pli sévère barra son front alors qu'il portait la main à sa hanche et sortait d'une gaine de cuir solide la courbe élégante d'une corne de guerre. L'ivoire finement gravé possédait un lustre patiné par des milliers de mains et autant de décades d'utilisation. Issue de la corne d'un immense mammifère qui vivait jadis dans les montagnes qui surplombaient Glacern, il avait depuis longtemps disparu et il ne restait de son héritage que cet objet transmis de génération en génération au sein de la famille Elusis.

La puissante note s'éleva dans l'air frais tel le mugissement d'un léviathan. Elle bourdonna aux tympans, remua les tripes et se logea dans les os en une vibration profonde et inoubliable. Alors que les derniers souffles s'étiolaient dans l'air vif, une seconde salve fut soufflée avec plus de force encore. Elle dura plus longtemps, grimpa en intensité avant de s'arrêter brutalement. Le silence qui suivit sembla plus lourd et plus assourdissant encore que l'appel qui venait de résonner. Puis, dans un vacarme soudain de cris et d'exclamations, les survivants et les mercenaires, les soldats et les bénévoles... tous surgirent uns à uns des habitations jusqu'à former une foule compacte. Les regards se tournèrent vers le Sud et purent découvrir l'armée Délimarienne à l'orée des dernières collines boisées. Mille cavaliers se tenaient sur le sommet aux herbes hautes, montures immenses lourdement harnachées et piaffantes. Les étendards aux couleurs de l'Océanique claquaient au vent alors que les armures rutilaient et que les fourrures scintillaient de givre sous le soleil levant.

Un cavalier émergea des rangs ordonnés et commença à descendre au trot la pente douce. Il s'agissait d'un guerrier immense qui arborait une armure principalement constituée de cuir quand bien même quelques éclats patinés trahissaient la présence de mailles ou de renforcement éparses en plate. Une lourde cape drapait sa silhouette, agrémentant ses épaules d'une fourrure d'ours blanc et dont la profonde capuche dissimulait dans son ombre la majeure partie du visage. Il portait à son épaule un arc long, en son dos un carquois et à ses hanches deux longues épées jumelles. Le plus remarquable, outre sa stature typiquement glacernoise, était la bête spectaculaire qui lui servait de monture. Semblable à une portion arrachée directement depuis la voûte céleste au cœur d'une nuit parfaite, elle était tout aussi immense et présentait une allure quadrupède. Son obscurité insondable s'agrémentait de poussière d'étoiles alors que sa silhouette de prédateur s'estompait parfois en une brume magique sous la brise matinale. Au blason que le guerrier portait sur le poitrail, son nom ne tarda pas à résonner dans la foule : il s'agissait du Général des armées de Délimar, Champion de l'Intendante, Sigvald Elusis.

Lorsqu'il fut à la moitié de la pente, la reconnaissable et spectaculaire Garde Loup émergea à son tour des rangs impeccables pour l'accompagner tout d'abord à quelque distance. Élite incontestée de la Cité Libre, voire de l'Alliance tout entière si ce n'était de Calastin, la cavalerie lourde manœuvrait en un ensemble parfait et ne tarda pas à adopter une formation défensive autour du Général à l'instant même où les sabots foulaient la terre battue des champs gelés et abandonnés. Toute cette mise en scène avait été méticuleusement pensée, calculée, puis adaptée à la situation qu'ils devaient confronter. Bien qu'ils aient pu atteindre le camp la veille au soir, le Général avait refusé d'aborder les survivants à la nuit tombée. L'impact psychologique n'aurait pas été le même, hors il s'agissait précisément de la clef de voûte à sa tactique. Il se devait d'émerveiller, de rassurer et enfin de s'approprier la confiance du peuple de Cordont pour que les projets de l'Intendante Svenn voient le jour. L'armée Délimarienne avait donc profité d'une nuit complète de repos avant de finir sa marche à une allure calme pour finalement apparaître avec l'aube et s'offrir une entrée aussi spectaculaire que porteuse d'espoir. La symbolique était là : les survivants n'avaient plus rien à craindre, car Délimar arrivait. Et au son de la foule pour les accueillir ? Ils avaient plutôt bien réussi leur coup.


Début d'après-midi du même jour.

Ses mains brisèrent la surface lisse pour former sous l'eau limpide une coupe aux paumes jointes. Penché au dessus du récipient, Sigvald s'éclaboussa le visage et poussa un long soupir d'aise à la froide morsure. L'eau venait d'être tirée du puits communautaire et sa fraîcheur l'aida à chasser une grande part de sa fatigue. La matinée avait passé, entièrement dédié à l'installation du camp par des soldats œuvrant dans une discipline parfaite et silencieuse, tous occupés à des tâches précises et rigoureuses. Le soleil marquait maintenant tout juste son zénith que déjà les étendards de l'Océanique ondoyaient par dessus les tentes alignées. Les foyers communautaires étaient creusés et les dernières palissades défensives de bois ainsi que quelques murets de pierre étaient habilement dressés aux abords immédiats du camp. Lui-même n'avait pas lésiné ses efforts, mettant la main à la pâte comme tous les autres. Il avait monté lui-même sa tente, déchargé ses affaires depuis les charrettes de fournitures jusqu'à l'intérieur, puis arrangé le mobilier ainsi que son coin de repos, le tout se révélant plus que spartiate.

Une autre gerbe d'eau mouilla son visage avant qu'il n'use de ses mains trempées pour masser sa nuque, puis ses trapèzes d'une poigne affirmée, essayant de dénouer les muscles tendus. D'ici peu, le Prince Nolan Kohan... Non, le jeune Empereur Kohan allait passer le seuil de la tente pour s'entretenir d'affaires importantes concernant autant Cordont que la fragile paix entre l'Empire et l'Alliance. Une certaine lassitude le gagnait déjà à l'idée de passer des heures entières à discuter dans le vide et il porta un regard ombrageux vers les lourdes tentures qui marquaient l'entrée de son refuge. Saurait-il garder son calme si le rejeton de Korentin se montrait du même bois ? Probablement pas. Foutre son poing dans la gueule du gosse ne lui plaisait pas, cela allait à l'encontre de son code d'honneur, mais il se connaissait aussi très bien : dans le feu de la conversation, il suffirait d'un mot de travers, d'une accusation de trop pour qu'il agisse avant même de réfléchir. L'eau ruisselait librement de son visage pour goutter sur ses pectoraux puissants avant qu'il ne se décide à prendre un linge et s'essuyer la peau pâle, couturée de cicatrices diverses, dans un long soupir. La meilleure tactique était encore de désamorcer toute occasion d'affirmer passivement une quelconque autorité. Cette rencontre devait se faire sous de bons auspices, aussi le glacernois décida de se la jouer traditionnelle. Un fin sourire carnassier ourla ses lèvres alors qu'il enfilait habilement une chemise.

L'extérieur de la tente dédiée au Général des Armées Délimariennes était gardée par six soldats d'élites portant le tabard de la Garde Loup. Il s'agissait de vétérans des grandes guerres, tous de lignage glacernois ils dépassaient les deux mètres trente et portaient des armures lourdes en plate. Il y avait deux lanciers, postés au plus loin de l'accès à la tente afin de conserver leur allonge stratégique, allégés dans leur protection par un peu de mailles. Les quatre autres étaient quant à eux à la hache, aux épées ou encore à la masse de sorte à confiner, isoler voire handicaper tout adversaire assez fous pour mener une action hostile en leur présence. Impavides, ils regardèrent approcher le jeune Empereur accompagné des ses Lames Écarlates et s'ils s'écartèrent pour le laisser entrer, ils refusèrent placidement qu'il soit escorté par les soldats. Il n'y avait aucune hostilité, aucun mépris dans leur interdiction, simplement l'assurance paisible qu'une telle précaution ne serait pas nécessaire à l'intérieur de la tente. Il n'était pas dans leur habitude d'user de tromperie et insister à se faire accompagner serait pris comme une insulte. Heureusement, Nolan n'éleva aucune objection et fut introduit dans les « quartiers privés » du Général Elusis sans plus attendre.

L'intérieur était vaste, circulaire avec de la paille sous quelques tapis étendus au sol pour isoler du froid. Cependant, mis à part le paravent qui délimitait la pièce entre le bureau et l'espace privé, il y avait très peu de confort pour l'instant. Le plus gros du mobilier viendrait avec « La Glacern », le navire de l'Amiral Nyko Svenn, en approche depuis les côtes Est et qui ne devrait plus tarder malgré sa brève escale à Caladon. Pour l'heure, Sigvald accueillait son invité de marque avec les moyens du bord, ce  qui se résumait en une table basse dressée d'une coupe garnies de fruits secs et d'autres mets séchés, de deux gobelets en fer blanc ainsi que d'une carafe en verre remplie d'un sublime liquide ambré, mais aussi d'un petit tonnelet cerclé de métal. Tout autour, de larges coussins et plusieurs fourrures étaient disposés en lieu et place de sièges alors qu'un vaste brasero circulaire offrait sa crépitante chaleur. Ce salon improvisé était installé dans la courbe opposée à l'entrée, autant pour l'intimité des conversations engagées, que pour s'éviter l'inconfort des courants d'air.

« - Keiser Kohan, heil og sael.(1) »

La voix grave et profonde de Sigvald accueillit le jeune homme quelques secondes après son entrée. Le Général se tenait au centre de la pièce en une posture de repos militaire. Mains croisées dans le dos, il baissa son regard d'un gris d'ardoise sur son cadet et l'observa longuement, sans aucune inimitié. C'était la première fois qu'il le voyait réellement et prenait ainsi le temps de le découvrir. Son attention passa de son visage encore marqué par l'enfance pour descendre sur son armure, s'attarda à la garde de son épée pour finalement atteindre ses pieds et ce, afin d'englober l'entièreté de ce jeune homme. Sigvald confrontait la figure officielle de Sélénia, l'héritier d'un trône à la réputation récriée autant pour ses instants de gloire passée que ses actes de déchéance. Ses paupières s'étrécirent alors que ses traits nobles et austères ne montraient rien de ses pensées. Sa haute et puissante silhouette se mit enfin en mouvement lorsqu'il fut assuré que les lourdes tentures de l'entrée soient refermées et qu'il pourrait engager la conversation sans risquer d'oreilles indiscrètes. Ses muscles se détendirent et il approcha du gamin pour lui poser une large main sur l'épaule pour l'entraîner vers le coin salon. De son autre main, il l'invita à s'asseoir au plus près du brasero et annonça avec une pointe d'acidité :

« - Laissons tomber le protocole, veux-tu ? Laissons donc l'hypocrisie et la politique pour le Bourgmestre Leweïnra et le Conseiller Avente. Je n'aime pas tourner autour du pot pendant trente ans d'autant plus lorsque la situation ne le permet pas. Ainsi, c'est à l'homme que je souhaite m'adresser. Sans la couronne ou les titres... Je veux ton avis, à cœur ouvert et sans faux semblants... En contrepartie, je promets de tout faire pour oublier ton lignage et ce, tant que tu seras sous ma tente. »

Le dernier commentaire fut grondé viscéralement alors que son regard s'assombrissait, revêtant un lustre orageux et qu'une légère tension naissait dans ses épaules puissamment bâties. Ce fut pourtant avec souplesse que le glacernois s'installa dans les coussins et qu'il passa un bras par dessus le dossier improvisé de son assise rembourrée. Jambes croisées en tailleur, il ne portait sur lui qu'une chemise simple au col ouvert d'un laçage et dont les manches longues étaient proprement pliées jusqu'aux coudes. Un pantalon de cuir et des bottes à semelles souples complétaient sa tenue. Le guerrier affichait clairement la couleur : il ne voyait pas Nolan comme une menace et, lui-même, ne désirait pas donner cette impression. Sa seule protection provenait des sublimes épées jumelles organix qui ceignait ses hanches, sagement gardées dans leur fourreau.

« - Bien... commençons ! »

Il tendit une main sur le petit tonneau dont il fit sauter le scellé de cire, puis le bouchon de liège.

« - Il s'agit de notre meilleure bière ; la mungát. Si tu n'es pas habitué aux boissons fortes, je te conseille de manger quelque chose pendant que tu y goûteras. Il serait dommage d'écourter notre première rencontre si tu finis par rouler sous la table. »

Léger sourire acide aux lèvres, il versa le liquide sombre et mousseux dans le gobelet du jeune Empereur et vint faire de même avant de lever son verre pour en frapper énergiquement le bord à celui de son invité. La boisson gicla d'un récipient à l'autre, mélangeant les breuvages comme le voulait la tradition ; prouvant qu'il n'y avait nul poison dissimulé.

« - A la tienne. Que notre conversation se passe sous les meilleurs auspices. »

Là dessus, il bu une première longue gorgée de bière brune, l'amertume et les épices s'adoucissant avec une note de miel et de fruits qui couvrait tout juste la chaleur du fort pourcentage d'alcool. Les bulles pétillèrent sur la langue et gorgèrent l'estomac d'une légèreté bienvenue.

*****
(1) Keiser Kohan, heil og sael : Il s'agit d'une formule de salutation souhaitant bonheur et santé à celui qui la reçoit. Quant à "Keiser", il s'agit du terme "Empereur".

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La couronne de l’automne ceignait le front de Cordont, emplissant le firmament de nuages grisâtres et faisant tomber des chapelets de gouttes glacées qui rendaient cette cité ravagée encore plus sinistre et mélancolique. Deux jours s’étaient écoulés depuis la tenue des négociations entre le bourgmestre Caladonien et le jeune souverain Sélénien. Cependant, les tensions ne s’étaient guère apaisées pour autant ; l’atmosphère aux abords des ruines de la ville demeurait chargée d’animosité et les soldats des deux camps rivaux continuaient à se fixer en chiens de faïence.

De nombreuses questions restaient en suspens et l’incertitude régnait quant à l’issue des négociations entre l’Empire et l’Alliance tant que les palabres des politiciens ne se seraient pas achever.  

Le monarque lui-même était dans l’expectative et ignorait qu’elle serait la réaction de l’intendante de la Délimare suite à l’annexion de Cordont par Caladon et le crédit qu’il pouvait accorder à Aldaron Leweinra, cet elfe à la peau de cendre et à la chevelure de lune, envers lequel il éprouvait une grande défiance.

Au sein du campement, la vie s’organisait tant bien que mal, et les survivants de la catastrophe s’entassaient dans des tentes tandis que les soldats érigeaient à la hâte des bâtiments de fortune destinés à servir d’abri aux troupes, aux soigneurs et aux autres membres de l’aide humanitaire.

Pour rompre avec l’inaction et tuer les heures interminables, Nolan se rendait auprès des sinistrés afin de leur apporter son soutien moral, tenter de les aider de son mieux et les rassurer quant à un avenir qui s’annonçait sombre et incertain. La présence de cet empereur, issu d’une lignée aussi décriée qu’adulée au milieu de tant de misère et côtoyant sans arrière-pensée des hommes du peuple aurait sans doute paru incongrue à un observateur extérieur. Mais c’était sans connaitre la personnalité atypique du jeune Kohan qui ne partageait pas ce préjugé séculaire qui voulait qu’un souverain se montre distant et inaccessible envers autrui et vive terré à l’intérieur d’une tour d’ivoire, éloigné autant que possible des contingences terrestres.

Au contraire, ce dernier n’avait de cesse de se rapprocher des Cordontais, et souhaitait se porter garant du respect de leurs droits et veiller à ce que ce territoire annexé de manière unilatérale puisse un jour retrouver sa neutralité pour que les souterrains découverts sur ces terres ne deviennent pas l’enjeu des jeux de pouvoir des grandes puissances.

Son souhait le plus cher était que ce peuple meurtri puisse un jour se reconstruire après le terrible traumatisme qu’il venait de subir ainsi que d’éviter la guerre car trop de sang avait coulé, aussi bien du côté Sélénien qu’au sein du camp de l’Alliance et les plaies de la scission de Calastin commençaient tout juste à cicatriser.

Ce matin-là, quand l’aube colora le firmament d’une blancheur éburnéenne et de traînées rosées, l’adolescent fut réveillé par le son tonitruant d’une corne de brume dont l’écho semblait se répercuter sur les parois du plateau au pied duquel se nichaient les vestiges de Cordont et les campements des troupes. Les prunelles encore embuées de sommeil et réprimant un bâillement, le jeune homme sortit de sa tente, sentant le vent marin, chargé de senteurs salines caresser son visage juvénile et laissa courir son regard ambré sur les sommets des collines environnantes, désormais hérissées par la masse sombre d’une troupe de cavaliers arborant l’étendard aux couleurs de Délimare l’océanique.

Les rayons du soleil matinal faisaient scintiller les armures argentées ou de cuir, adornées de fourrure, de ces farouches guerriers nordiques à la stature imposante juchés sur leurs fiers destriers. Les lippes du souverain sélénien se plissèrent en un sourire amusé tandis qu’il mirait cette entrée en scène spectaculaire, visiblement destinée à frapper les esprits de par son caractère triomphal et conquérant. Bientôt la rumeur commença à enfler et l’effervescence s’empara du camp de soldats et des survivants de Cordont.

Nolan quant à lui demeura de marbre, guère impressionné par cette démonstration de force de la part de l’Océanique, préférant attendre d’en savoir plus sur les intentions de l’intendante Svenn plutôt que de tirer des conclusions hâtives. Certes, celui-ci n’ignorait pas l’hostilité de cette Cité libre à l’encontre de sa lignée jugée décadente et à laquelle nombre de Glacernois reprochaient la dégénérescence de la race humaine. A l’orée de son règne, le jeune Kohan était déjà porteur d’un lourd héritage qui entachait ses relations avec ce peuple nordique, victime de la trahison de ses ancêtres et la récente guerre n’avait fait qu’attiser le ressentiment viscéral qui sommeillait au fond du cœur de Glacern.

Quelques instants plus tard, l’un des membres de la garde impériale, envoyé aux nouvelles, rapporta la présence à la tête de cette horde de cavaliers, du général de l’armée Délimarienne, Sigvald Elusis. De toute évidence, la dirigeante de l’Océanique n’avait guère lésiné sur les moyens et envoyé son champion en personne pour défendre les intérêts de sa Cité ainsi que faire entendre sa voix. Et à en juger par le vacarme assourdissant causé par l’arrivée de ces guerriers, celle-ci ressemblait davantage au grognement d’une ourse qu’au son suave de la brise printanière.

« La cavalerie vient d’arriver », murmura le souverain de Sélénia d’une voix légèrement teintée d’ironie. Ses mires de topaze restaient rivées sur le ruban sombre de cette foule compacte de soldats Délimariens qui venaient de débarquer à Cordont, suite à l’annonce de la catastrophe et la découverte de ces gigantesques golems dans les tréfonds de Calastin. A présent, ce dernier n’avait plus guère qu’à attendre que la Délimare lui fasse parvenir un message car il ne doutait pas qu’à l’instar de Caladon, l’Océanique lui ferait connaitre ses doléances.

***

Durant les heures qui suivirent, les troupes Délimariennes s’affairèrent comme une armée de fourmis afin de dresser les tentes et les bâtiments de leur campement sur le lopin de terre qui leur était dévolu, sous les yeux ébaubis de certains Cordontais rescapés. Désormais, ce qui restait du territoire désolé de cette cité était littéralement envahi par des groupes de soldats, issus aussi bien de l’Empire que de l’Alliance, transformant ce lieu en une véritable installation militaire. A la fin de la matinée, le jeune empereur reçut la visite d’un messager Délimarien chargé de lui remettre une missive qu’il déchiffra à la hâte. Sans surprise, elle émanait du général Sigvald Elusis et ce dernier l’invitait à le rejoindre dans sa tente, en début d’après-midi, afin de discuter du sort de Cordont et de la paix fragile qui régnait entre l’Empire et l’Alliance.

Nolan s’attendait à ce que l’Océanique ne demeure pas inactive et décide de prendre part à ces négociations qui la concernait, en sa qualité de membre influent de l’Alliance, au même titre que Caladon la Revenante. L’adolescent poussa un profond soupir à l’idée de devoir de nouveau débattre de l’avenir de Cordont et de ces souterrains pendant des heures avec un interlocuteur revêche et obtus, incapable de reconsidérer son point de vue et de se départir de ses préjugés.

Sa rencontre avec le bourgmestre Caladonien lui laissait un arrière-goût amer en raison des arguments fallacieux et de la froideur condescendante arborée par ce dernier au cours de la majeure partie de leur discussion.

Cependant, l’homme avec qui il devait s’entretenir n’était pas un politicien mais un militaire, plus accoutumé au maniement des armes qu’à celui des mots, ce qui donnerait probablement une teneur différente à leur entrevue. Celle-ci serait sans doute marquée du sceau du pragmatisme et leur discussion exempte des figures rhétoriques et du langage abscons employés par la plupart des hommes politiques.

Toutefois, cela n’était guère pour déplaire au souverain sélénien qui malgré les obligations imposées par son rang appréciait peu ces discours interminables et factices qui finissaient invariablement par lui occasionner de sérieuses migraines. A son tour, celui-ci fit parvenir un message au général Délimarien, l’informant qu’il acceptait de le rencontrer à l’endroit et à l’heure convenus et commença ensuite à se préparer.

Le pâle soleil de cette froide journée de novembre réchauffait à peine l’atmosphère bruineuse qui régnait sur Cordont et des bourrasques de vent faisaient battre violemment les étendards suspendus au-dessus des tentes et des bâtiments Délimariens. Le jeune empereur, escorté par sa garde personnelle composée des lames écarlates, traversa le campement et s’achemina en direction de la tente du général Sigvald Elusis. Devant l’entrée, se tenaient six gardes d’élite, à l’imposante stature typique du physique Glacernois, dont les mires couleur de silex luisaient d’un éclat adamantin et les visages anguleux affichaient un masque impavide. Leurs silhouettes massives étaient protégées par de lourdes armures de plate et leurs poitrines recouvertes  du tabard de la Garde Loup.

Alors que Nolan s’apprêtait à pénétrer à l’intérieur de la tente, les gardes postés à l’entrée demandèrent aux lames écarlates de s’arrêter et d’attendre devant le seuil pendant que l’adolescent s’entretiendrait seul à seul  avec le général de l’Océanique. Aucune animosité ne transparaissait dans leurs voix rauques, ni d’hostilité sur leurs traits dont la dureté rappelait les contrées glacées de Glacern l’Oubliée. D’un signe de la tête, le souverain sélénien ordonna à sa garde personnelle de demeurer en arrière ; en effet, insister pour que ses fidèles lames l’accompagnent serait perçu comme une offense et étant donné les relations tendues qui existaient entre l’Empire et la Délimare, mieux valait éviter de provoquer un incident diplomatique. De plus, la véritable protection du jeune Kohan n’était pas ses combattants d’élites mais Cynoe, un splendide dragon couleur d’améthyste avec lequel il conservait toujours un lien télépathique et qui interviendrait si le moindre danger menaçait son lié.

Le souverain souleva le pan de tissu qui servait d’entrée et ses prunelles pailletées d’or parcoururent l’endroit, assez vaste, et dont les rares pièces de mobilier et la paille tapissant le sol accentuaient l’aspect austère et spartiate. Un large brasero circulaire empli de braises incandescentes diffusait une agréable chaleur et jetait des ombres dansantes à l’intérieur de la tente.  

Pour recevoir son royal invité, son hôte avait pris la peine d’installer dans le côté opposé à l’entrée un salon improvisé. Celui-ci était composé d’une table basse sur laquelle trônaient une corbeille remplie de fruits secs et deux gobelets de fer blanc, accompagnés d’une carafe remplie d’un liquide aux doux reflets d’ambre et d’un tonnelet cerclé de métal argenté. Des larges coussins et des fourrures utilisés en guise complétaient l’aménagement de ces quartiers privés.

Cette disposition indiqua au jeune Kohan que Sigvald désirait conférer à leur entretien une atmosphère conviviale et intimiste plutôt que de le confiner à la froideur informelle qui prévalait durant maintes négociations entre chefs d’Etat. Fort bien, il n’allait pas s’en plaindre.
Dès après son entrée, une voix grave et profonde aux accents rocailleux des contrées du Nord résonna :

« - Keiser Kohan, heil og sael.»

Au centre de la pièce, se tenait le général Sigvald Elusis, figé dans une posture à la fois nonchalante et militaire et dont émanait une impression de force tranquille, semblable à celle d’une montagne immortelle. A l’instar des représentants de son peuple, le Glacernois possédait une stature imposante et dominait le jeune empereur de toute sa hauteur. Sans peine, l’adolescent reconnut une salutation d’usage nordique, destinée à souhaiter bonheur et santé à son destinataire.

Nolan rabattit la capuche de sa longue cape, couleur gris-taupe, sur laquelle perlaient des gouttelettes de pluie, dévoilant ses traits caractéristiques des membres de sa lignée, sur lesquels subsistaient des restes de l’enfance. Revêtu d’une armure légère, sa taille était entourée d’une ceinture à laquelle pendait le fourreau contenant son épée légendaire, ondine-eau dormante, dont ce dernier ne se séparait jamais.

- Mes salutations général Sigvald Elusis, répondit le couronné d'un ton affable en scrutant le visage impassible de son vis-à-vis.

Les mires de silex du nordique contemplèrent longuement le monarque Sélénien, débutant par sa tête blonde dépourvue de couronne, s’attardant sur son armure et la garde de son épée, pour s’arrêter à ses pieds. Relevant le menton, l’or des prunelles impériales rencontra l’acier du regard de Sigvald, et le soutint sans ciller.

Une fois son examen achevé, rompant avec son immobilité, le Glacernois s’avança vers lui d’un pas leste et posa une main ferme sur son épaule, avant de l’entrainer vers le salon et de l’inviter à prendre place près du brasero. Ses paroles suivantes avaient pour but de l’inciter à s’exprimer sans ambages et faux-semblant et en contrepartie ce dernier tenterait d’oublier son ascendance maudite. Abandonnant brièvement son affabilité, l’homme avait grogné ses derniers mots, ce qui lui donnait un aspect presque féroce. En entendant ce curieux marché, Nolan esquissa un sourire en se calant confortablement sur des coussins moelleux, recouverts d’une fourrure d’ours:

- Fort bien, parlons peu mais parlons bien. Je te donnerais mon avis avec franchise sans m’encombrer des circonlocutions dont sont adeptes les politiciens.

S’installant à son tour dans le coin salon et adoptant une posture pleine de décontraction, Sigvald s’empara du tonnelet et après en avoir fait sauter le bouchon cireux, il versa la bière dans le gobelet du jeune empereur. Puis, celui-ci trinqua, faisant s’entrechoquer violemment leurs deux verres et se mêler les breuvages avant d’en absorber une solide gorgée.

- A ta santé également, répondit l’adolescent en imitant son interlocuteur.

Le liquide alcoolisé coula dans sa gorgée, élixir brûlant, mélangeant la douceur du miel et des fruits à l’amertume des épices. En avalant goulûment cette boisson, Nolan se sentit grisé et songea que si hôte cherchait à lui soutirer des aveux par la ruse en l’enivrant, il avait choisi un savoureux moyen. En général, celui-ci tenait plutôt bien l’alcool mais il ne résisterait probablement pas à plusieurs verres de ce breuvage fort.

- Cette bière est délicieuse et il est tentant de s’en resservir plusieurs fois, mais cet alcool est traître car malgré son goût exquis destiné à masquer  sa forte teneur, il est très enivrant. Dès lors, mieux vaut s’en méfier.

Le monarque de Sélénia darda ses iris mordorés sur le général et ses lèvres affichèrent un sourire énigmatique.

- A moins que tu ne cherches volontairement à me rendre un peu ivre pour me soutirer plus facilement des informations sur la situation à Cordont. Que désires-tu savoir ?

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Satisfait de voir le jeune homme s'installer avec aise, la légère tension dans ses épaules massives s'estompa légèrement, car malgré son calme apparent l'importance que revêtait cette rencontre avait tout de même de quoi éprouver ses nerfs d'acier. Si l'autre était resté guindé et officiel, Sigvald n'aurait probablement pas eut le goût de continuer cette rencontre et serait aller pêcher le pauvre Ilhan par la peau des fesses pour le jeter dans cette arène de politique et de diplomatie à sa place. Les yeux au bleu arctique observèrent donc les moindres faits et gestes du monarque, essayant de comprendre l'homme qui se présentait à lui autrement que par les mots qu'ils allaient échanger d'ici peu ou par les rumeurs qui courraient à son égard. Beaucoup se surprendraient à savoir combien l'on apprenait de quelqu'un simplement par l'observation de ses habitudes. Une capacité d'étude vitale lorsqu'il s'agissait de combattre. Buvant une autre gorgée de bière gardée fraîche en étant plongée au fond du puits quelques heures avant d'être servie à leur table, il savoura les saveurs puissantes avec un vague grondement d'aise. Depuis son arrivée, il n'avait pas eut une seule minute à lui et la semaine de marche forcée pesait toutefois de sa fatigue.

Même si le temps ne se prêtait pas réellement à une boisson froide, la mungát était suffisamment alcoolisée pour venir aussitôt réchauffer les os et les muscles. Essuyant la mousse évanescente de sa lèvre supérieure d'un revers du pouce, il lécha distraitement ce dernier pour prolonger l'amertume caractéristique du breuvage encore quelques secondes. Les éloges sur la bière lui arrachèrent un bref grognement d'approbation avant que Sigvald ne hausse des sourcils avec un amusement circonspect et surpris, puis qu'il n'observe plus assidûment encore le garçon. Se prêtait-il au jeu si aisément ? En y réfléchissant, il ne l'avait encore jamais croisé sur le champs de bataille et il ne l'avait pas non plus côtoyé lors de la longue traversée des océans. De même, il n'avait pas été présent lors de la signature du traité de paix. C'était bien la première fois qu'il échangeait des mots avec un descendant de cette lignée maudite. Même lorsqu'il s'était rendu à Gloria lors de la première invasion des Almaréens, il n'avait pas accompagné son mentor, Havard Svenn, derrière les hautes portes de la cité, restant avec les troupes dans l'expectative la plus totale. La suite était connue de tous, bien que souvent déformée selon la personne qui en racontait les détails, mais jamais Sigvald n'oublierait la bile amère éprouvée aux trahisons successives et humiliations imposées aux siens. Une ombre passa dans son regard alors qu'il observait l'intérieur de sa coupe dont le liquide à l'ambre chaude pétillait et moussait avec une légèreté qui faisait défaut aux pensées du guerrier.

Cillant légèrement, il releva la tête vers ce garçon qui devait avoir dix-sept ans tout au plus et qui n'avait ni épouse, ni héritier à présenter au trône. Lorsqu'il avait accédé à ce dernier, n'avait-il pas seulement quatorze ou quinze ans ? Il n'était pas impossible que ses premières années de règne aient été dictées par les anciens conseillés de son père et que les prochaines soient porteuses du même fléau. Un léger froncement de sourcils manqua de briser son masque d’impassibilité alors que le silence s'allongeait après la remarque taquine de Nolan. Réalisant que cela pouvait paraître comme une marque de vexation alors qu'il n'éprouvait absolument pas cette émotion, Sigvald laissa enfin son expression se détendre d'un sourire acide. Il décida que cette rencontre lui permettrait de mieux cerner le gosse et peut-être, à terme, de l'enjoindre à chasser les charognards qui œuvraient à l'ombre de son trône doré. Qui sait ? Peut-être pourraient-ils enfin espérer à une relation d'égal à égal avec l'Empire. Peut-être... était-ce simplement le rêve fou d'un homme usé par la guerre. Pour l'heure, il était temps de s'amuser un peu et si pour cela il devait voir Nolan rouler sous la table et bien soit ! Buvant une troisième et longue gorgée nonchalante, presque moqueuse après les dires du jeune homme, Sigvald répondit du tac au tac :

« - S'il te faut si peu pour devenir ivre, alors les informations de Cordont ne seront plus ma priorité ! Je devrais plutôt viser des renseignements concernant Sélénia... ? »

L'air faussement songeur, il haussa finalement des épaules pour chasser l'idée saugrenue avec un brin d'humour mordant. Il aurait pu se vexer et peut-être aurait-il dû. Après tout, ne venait-on pas d'insinuer qu'il manquait suffisamment d'honneur pour s'essayer à une manœuvre aussi lâche ? Mais non, l'autre cherchait probablement à le cerner et envoyait de telles taquineries uniquement pour prendre la température, voire mesurer les limites qui lui étaient ainsi offertes. Peut-être était-ce maladroit, mais Sigvald ne retenait qu'une seule chose : l'effort semblait sincère. Du coup, il ne pouvait pas blâmer l'autre de tâtonner et porta lui-même la main dans le bol de fruits secs pour y récupérer une poignée qu'il se mit à grignoter pensivement. Que voulait-il savoir de Cordont ? Tellement de choses. Il voulait recueillir le témoignage des survivants, voir de lui-même ce qu'il se cachait là-dessous, mais plus important encore ; il voulait connaître la situation exacte des survivants. Ordonnant ses priorités, il finit par pousser un long soupir et lâcha abruptement :

« - Déjà, je ne souhaite pas avoir un rapport de ton entretient avec Leweïnra. Toi et moi allons discuter des besoins de Sélénia et de Délimar sur la question de Cordont, ses souterrains, la protection de ses survivants, puis l'organisation de sa reconstruction. Si mes besoins concordent avec Caladon, tant mieux... et s'il s'avère que nous avons quelques points de vues différents, alors nous en discuterons lui et moi à côté. L'un comme l'autre, tu n'auras pas à t'en soucier immédiatement et je souhaite que tu t'adresses à moi comme si j'étais ton seul interlocuteur dans cette affaire. »

Il ne doutait pas un seul instant que l'Intendante et le Bourgmestre aient déjà parlé de l'entretient que l'elfe avait eut avec l'Empereur. Sachant combien le cendré était gavé d'objets magiques, en faisant le fantasme de tous les collecteurs d'impôts à l'entrée de l'Océanique, il avait probablement utilisé ce même sortilège de dédoublement pour tenir sa fiancée au courant et prévoir leurs prochains mouvements. D'ici peu, lui-même recevrait un corbeau si jamais la situation venait à changer drastiquement et dans le cas contraire, il se savait avoir carte blanche pour agir dans les meilleurs intérêts de Délimar. Broyant du pouce et de l'index la coque d'une petite noix, il récupéra son intérieur tendre après avoir trié les esquilles au creux de sa paume.

« - Le peuple de Cordont est notre priorité, ainsi que la sécurité des souterrains et du danger qu'ils semblent contenir. Pour faire simple, nous désirons obtenir l'exclusivité concernant la protection de la zone sinistrée et de tous ses habitants ainsi que le contrôle sur l'accès au gouffre. Sur ce dernier point, nous verrons plus tard quelles autorisations distribuer, la priorité est de fermer aux civils le gouffre et de trouver un terrain viable pour la reconstruction de leur ville. »

Il marqua une légère pause, le temps de boire une autre gorgée de bière. Le guerrier parlait avec calme, sa voix rocailleuse et profonde n'émettant rien d'autre que son autorité naturelle, paisible, née par l'habitude de gérer des centaines, voire des milliers d'hommes sur le terrain. Il ne cherchait pas à dominer, que ce soit dans sa posture détendue que dans son expression apaisée à présent qu'il abordait un sujet familier. Un léger froncement de sourcils était la seule marque trahissant le soucis qui couvaient au fond de ses yeux d'ardoise alors qu'il les relevait sur Nolan pour le vriller de son attention. Factuel dans son raisonnement, il reprit sans ambages :

« - Nous sommes entré dans l'Hiver et d'ici peu les premières neiges vont tomber. Les nombreuses fissures, que nous avons pu croiser en circonvolution autour du gouffre lors de notre arrivée, se transformeront en congères mortelles sous la couche neigeuse. S'il y a de forts orages, les arbres alentours n'auront plus assez de maintient dans le sol et l'on peut craindre des coulées de boue, voire carrément des affaissements de terrains entiers qui risquent autant d'éroder les contours du gouffre que d'atteindre le camps des survivants... »

Pragmatique, il était loin de songer aux tensions politiques alors que des centaines d'innocents risquaient la mort par maladies, malnutrition ou simplement le froid et la dépression. Combien d'hommes et de femmes avait-il vu perdre goût à la vie lors des guerres ? Jouant un peu de la mâchoire, il se redressa pour servir une seconde tournée de bière, ayant déjà terminé son premier verre.

« - Délimar compte apporter, en plus de ses armées, les ressources et la main d’œuvre nécessaires pour la reconstruction complète de Cordont. En arrivant, j'ai accompagné dans les rangs plusieurs chariots de vivres et d'autres biens de première nécessité. Nous avons deux forges mobiles avec tout le nécessaire à la fonte de métal et l’entretient d'armes. Nous avons aussi des clous et des outils de charpentiers, de la poix pour l'isolation, des sacs de chaux pour du mortier.
J'ai aussi escorté une vingtaine d'artisans qualifiés qui pourront évaluer la situation, estimer les besoins en terme de ressources premières tel que le bois et la pierre. Il sera aisé de soulager les prochains convois en recyclant les ruines de l'ancienne ville pour bâtir la nouvelle. Mes artisans sauront construire un village éphémère afin de passer l'hiver, le temps que l'Alliance s'organise...
 »

Sigvald marqua une pause et pencha légèrement la tête sur le côté. Parler autant ne lui convenait toujours pas, mais il n'avait pas réellement le choix. La gorge sèche, il bu une énième gorgée fraîche et alcoolisée avant de repousser une mèche qui l'emmerdait depuis quelques minutes.

« - L'Amiral Svenn devrait accoster d'ici quelques jours tout au plus. Il transporte dans la cale de « La Glacern » davantage de vivres et de ressources. Des poutres, des caisses d'ardoises, des vêtements et même du petit bétail comme des poules et quelques chèvres, cochons ou que sais-je pour que nous puissions passer l'Hiver avec de la viande, des œufs et du lait. Il aura bien sûr apporté des fruits et des légumes, ayant fais une escale préalable à Caladon. »

L'homme affichait une certaine réluctance à aborder la suite et poussa un soupir avant de se redresser pour s'asseoir en tailleur.

« - Comme tu peux le voir, nous sommes tout à fait capable de gérer la situation à Cordont et ce, sur tout ses aspects urgents... et même au long terme. Les cordontais auraient tout à gagner d'être sous notre protection jusqu'à ce qu'ils soient à nouveau jugés autonomes et hors de danger. »

Le regard pâle se lustra d'un bleu d'acier alors que son expression reprenait une sévérité coutumière. Sa voix, cependant, garda cette profondeur chaleureuse et sincère. Aucun velours hypocrite, aucun miel doucereux. Sigvald le fixait droit dans les yeux, avec franchise.

« - Alors dis moi, Nolan, qu'est ce que l'Empire peut apporter d'autre que des tensions inutiles et la peur d'une nouvelle trahison ? Que possèdes-tu que nous n'avons déjà pas. »

Accoudé d'un bras sur la table basse, sa haute silhouette se massa vers le jeune homme pour accentuer l'intensité de l'attention qu'il lui portait. Il attendait sincèrement sa réponse, curieux de voir si le jeune empereur aurait les tripes d'abattre cartes sur table comme lui venait de le faire. C'était les règles du jeu, celles qu'il avait établi dès leur rencontre quelques minutes plus tôt. Silencieux, ses mires ne le lâchaient pas et ne cillaient pas. Seul le crépitement du brasero et le léger chuchotis de la mousse évanescente de la bière se faisait entendre autour d'eux.

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Les prunelles d’ambre du jeune empereur restaient rivées sur l’homme à la silhouette imposante qui lui faisait face, détaillant chacun des muscles de son visage marmoréen dont les reliefs étaient accentués par la lueur des flammes du brasero. Sigvald dégageait cette aura de force tranquille propre aux rudes guerriers de son peuple et en avait hérité les mires d’acier et de givre ainsi que le calme taciturne. Tous deux s’examinaient, cherchant à sonder les pensées et la psyché de l’autre au moyen des informations délivrées par le langage corporel. Le seul qui ne mentait jamais et souvent en disait plus long sur le tempérament d’un individu qu’un interminable discours. En présence du général Elusis, Nolan se sentait plus détendu et se tenait moins roide que lors de son entrevue avec le Bourgmestre de Caladon, marquée du sceau de la méfiance mutuelle. La raison en était qu’il savait que le Délimarien ne tenterait pas de le duper et que ce dernier lui délivrerait les informations essentielles sans s’encombrer d’ambages, contrairement à l’elfe cendré.

L’homme avala une gorgée de la boisson alcoolisée, manifestant son plaisir par des grognements satisfaits, paraissant presque oublier l’espace d’un instant qu’il était en présence du dirigeant de l’Empire. Cependant, celui-ci ne s’en formalisa pas outre mesure et ses lippes esquissèrent un sourire amusé tandis qu’il poursuivait l’examen visuel de son interlocuteur. Habitué à voir les gens s’incliner révérencieusement devant lui, tout en conspirant à sa perte dès l’instant où il avait le dos tourné, se trouver en présence d’un individu si spontané avait quelque chose de reposant. Si d’aucuns reprochaient aux Glacernois leur rudesse et leur franchise, confinant parfois à la grossièreté, l’adolescent appréciait cette transparence rassurante.
Nul piège ne se dissimulait derrière ses paroles amicales ni aucune lueur venimeuse derrière ses iris couleur de nuages de pluie.

Pourtant, le monarque Sélénien n’ignorait guère le lien infrangible qui liait ce peuple issu des cimes glacées de Glacern l’Oubliée à sa lignée. Une histoire à la fois belle et tragique, faite d’amour et de haine, de loyauté et de trahison. Car si les Sven avaient été fidèles et loyaux vis-à-vis des Kohan, à l’image du loup qui leur servait d’esprit-lié et qui représentait un symbole de loyauté et de fidélité ; en retour, ces derniers avaient connu l’amertume de la trahison. De même que le cœur glacé de certains Rois du nord s’était consumé pour des princesses Kohan, leur faisant verser des larmes de sang à l’idée que cette passion dévorante resterait à jamais sans retour.

Imitant son hôte, Nolan avala à nouveau une longue gorgée du succulent breuvage, se délectant de cette saveur râpeuse si différente de celle des liqueurs sirupeuses et sucrées et des vins liquoreux de Sélénia. Cette boisson alcoolisée était à l’image de son peuple et malgré sa froideur, elle possédait la capacité de réchauffer le corps et de rasséréner l’âme. Il était facile d’imaginer les guerriers nordiques, installés autour d’un feu durant les nuits d’hiver glaciales, en train de s’échanger la  mungát en signe de fraternité. Sigvald avait sans doute choisi cette approche conviviale afin de le mettre à l’aise et cerner sa personnalité ainsi que ses véritables motivations. Peut-être même était-ce pour cette raison que les gardes d’élite Délimariens avaient interdit l’entrée de cette tente aux lames écarlates de l’empereur car ce dernier se serait senti moins libre de s’exprimer à cœur ouvert en sentant peser sur lui leurs regards inquisiteurs.

Cependant, malgré cette ambiance détendue et l’affabilité du général de l’océanique, une question taraudait le jeune souverain : est-ce que l’homme en face de lui le haïssait ?

En raison de la trahison de certains membres de sa ligne les Glacernois avaient tant perdu, jusqu’à leurs cimes enneigées offertes aux elfes pour remplacer leur ancien Royaume. Pourtant, lui Nolan Kohan, du haut de l’innocence de ses dix-sept ans n’avait jamais trahi personne…Au contraire, il avait été victime, tout comme son père, du complot ourdi par Fabius Kohan afin de spolier leur héritage et l’otage d’Aldakin du Néant, le prêcheur Almaréen, désireux de faire de lui un pion docile en le manipulant. Et celui-ci savait pertinemment que Sélénia représentait un vrai nid de vipères et que de nombreux individus dissimulés dans l’ombre complotait à sa perte.

S’il pouvait comprendre la haine et la rancœur des peuples martyrs, une partie de lui-même s’insurgeait contre cette cruelle destinée dont il était l’héritier et les dettes transgénérationnelles léguées  par ses ancêtres et qui pesaient sur ses épaules aussi lourdement que la couronne sur sa tête.
A l’intérieur de la tente de Sigvald, régnait une douce quiétude contrastant avec la froideur morose qui régnait sur Cordont à l’approche de l’hiver. Nolan avait l’impression qu’en fermant les yeux, il pourrait tout oublier, la catastrophe, les morts, les Golems, un possible conflit armé…Grisé par la boisson alcoolisée, celui-ci baissa légèrement les paupières et ne les souleva qu’en entendant la réponse du Général Elusis à sa taquinerie. L’adolescent nota l’humour mordant de son interlocuteur et en déduisit que contrairement aux préjugés les Délimariens n’en manquaient pas. Aussi poursuivit-il sur le même ton.

- Rassure toi il m’en faut bien plus que ça et si je tenais si peu l’alcool ce n’est pas des informations sur Sélénia que tu récolterais mais plutôt sur mes ronflements après que je me sois endormi ivre.

Au fond, peut-être s’agissait-il d’une bonne façon de briser la glace avant de débuter des palabres politiques, même si le jeune empereur se doutait que son vis-à-vis en sa qualité d’homme pragmatique ne l’entrainerait pas des heures durant dans les méandres d’un discours tortueux, préférant aller droit au but. Et les paroles suivantes de Sigvald donnèrent raison à son intuition quand le Délimarien lui révéla ce qu’il désirait savoir.

- Fort bien, alors je ne te dévoilerais pas la teneur de mon entretien avec le bourgmestre de Caladon et j’aborderais notre discussion comme si tu étais mon seul interlocuteur dans cette affaire.

De toute évidence, le général de l’Océanique désirait faire preuve d’objectivité et que le jeune empereur se sente libre d’exprimer ses besoins et ses attentes sans se laisser influencer par la négociation qui avait déjà eu lieu avec le dirigeant Caladonien.

Sigvald, sans s’encombrer de circonlocutions, entra dans le vif du sujet et lui présenta les souhaits de la Délimare concernant la sécurité, le territoire de Cordont, le sort des Cordontais et l’accès au cratère. Nolan l’écouta calmement et demeura un instant silencieux avant de prendre la parole à son tour.

- Vos préoccupations rejoignent en tout point celles de l’Empire, ce qui est déjà un point positif car nos objectifs convergent dans la même direction. Je suis également soucieux du bien-être des survivants de Cordont ainsi que de la sécurité des souterrains, de la zone sinistrée et le contrôle du point d’accès. En revanche, là où vous souhaitez l’exclusivité, en ce qui me concerne, je recherche l’équité et la satisfaction des besoins et des intérêts de toutes les parties.

L’adolescent avala une gorgée du breuvage alcoolisé et continua :

- Avant cette catastrophe, Cordont était une modeste bourgade dont tous se désintéressaient et depuis la découverte de ses souterrains menant à une terre creuse dissimulée sous la surface ce territoire revêt soudain un intérêt stratégique tel que les grandes puissances se le disputent. Ce qui m’intéresse en priorité est de veiller à la protection de mon peuple et il en va de même pour les dirigeants de l’Alliance. Or le seul point d’accès connu à ce jour se trouve sur un territoire contesté ce qui attise les rivalités entre nos nations. Si l’Empire revendique ce territoire et le gère, cela sera mal accepter par les habitants de l’Alliance ce qui ravivera de vives tensions et risquerait de faire planer à nouveau le spectre de la guerre. Mais l’inverse est également vrai, le peuple de Sélénia n’acceptera jamais que l’Alliance ait le contrôle total du territoire et du seul accès aux souterrains, ce qui serait perçu à la fois comme un accord inique et une menace pour sa sécurité. Le problème semble insoluble en apparence, à moins que…

Nolan marqua une courte pause et son regard mordoré se couvrir d’une ombre pensive avant qu’il ne poursuive avec gravité :

- Et si nous coupions le territoire de Cordont et le gouffre en deux parties équitables ? Une partie nord et une partie sud. Après des travaux d’aménagement, le cratère serait scindé grâce à un grand mur, une barrière magique ou une frontière surveillée par des gardes afin d’empêcher le passage d’une partie à l’autre en passant par l’intérieur ? Grâce à ce procédé nous pourrions avoir non pas un seul mais deux points d’accès, l’un situé sur la face nord du cratère et permettant d’accéder aux souterrains qui se dirigent vers le Nord de Calastin et l’autre placé sur la partie sud du gouffre et dont les souterrains conduisent vers le sud de l’ile.

Le couronné désirait solutionner cet épineux problème et il en était venu à la conclusion que seule une scission du gouffre et la création de deux points d’accès chacun sous le contrôle d'une des deux nations permettrait de surmonter leur rivalité. De la même façon que la scission de Calastin en deux territoires distincts avait permis de mettre fin à la guerre.

- Si nous partons du principe que les frontières délimitées à la surface sont valables pour ce qui se trouve sous le sol et les souterrains. Alors nous pouvons en déduire que ceux qui se dirigent vers le nord de l’ile sont sous ma juridiction et c’est la raison pour laquelle je désire en garder le contrôle, en assurer la sécurité et attribuer les autorisations. Et j’imagine que vos attentes sont identiques et tout aussi légitimes et qu’il est préférable que chacun contrôle le point d’accès à ses propres souterrains sans pouvoir pénétrer dans ceux de l’autre nation, du moins pas sans son accord préalable.  

Le jeune empereur écouta avec attention l’énumération des fournitures et matériaux que la Délimare comptait apporter afin de venir en aide aux rescapés de Cordont avant que ne débute le rude hiver et que la neige ainsi que de violents orages ne manquent d’entrainer des coulées de boues ou de provoquer des éboulements.

- En effet, le temps presse et il faut sécuriser les abords du cratère au plus vite pour éviter tout accident. Je pense que le partage équitable du territoire et de la zone sinistrée en deux parties distinctes nous permettrait à chacun d’en sécuriser une et de gagner un temps précieux et de l’énergie considérable grâce à cette mise en commun des ressources.


L’homme continua à aborder les points primordiaux de la politique que désirait mener la Délimare à propos de Cordont et des Cordontais, tout en s’arrêtant de temps à autre pour avaler une gorgée de la boisson froide. Puis soudain, ses mires d’un bleu givré se dardèrent sur l’adolescent et sa voix grave aux accents rocailleux le questionna sur ce que pouvait apporter l’Empire, hormis des tensions et une hypothétique trahison. Soutenant son regard et plongeant à son tour ses prunelles ambrées dans les glaciers d’acier de Sigvald, Nolan répondit mi- rieur, mi- sérieux :

- Deux dragons ?

En effet, qui oserait nier que pour une nation posséder deux de ces puissants sauriens représentait un avantage considérable, en particulier face à une menace inconnue telle que celle qui sommeillait au cœur de ses souterrains.

- Tu as énuméré un certain nombre de choses et il est vrai que la Délimare peut apporter une grande protection à ce peuple. Toutefois, tout ce que tu cites, l’Empire peut le fournir aussi, sans compter que nous avons l’avantage de pouvoir transporter des vivres et des matériaux plus facilement par voie terrestre et par voie maritime en raison de notre position géographique. Et tout comme vous nous avons des troupes. Cependant, je crois que nos deux peuples ont chacun leurs richesses et leurs particularités et que celles-ci peuvent se révéler complémentaires. Nous avons des mages puissants et des scientifiques et vous avez de brillants ingénieurs. Les Cordontais sont un peuple neutre et ils ne devraient pas se retrouver sous la protection d’une seule nation de Calastin alors que chacune peut œuvrer dans leur intérêt et les aider à se reconstruire. Bref, cela risque d’être difficile de nous départager car nous avons chacun nos forces et nos faiblesses, mais si tu le veux nous pouvons continuer à jouer à ce petit jeu et mesurer nos puissances afin de voir qui en ressort vainqueur, dit-il en arborant un sourire amusé.

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Il lui avait posé une seule question. Elle ne lui avait pas semblé complexe, au contraire : elle lui était apparue très simple. Elle ne nécessitait probablement pas une longueur outrageante de réponse, car il n'y avait pas besoin d'argumenter trente ans ; il suffisait d'énumérer les atouts propres à l'Empire à l'instar de ceux que l'Océanique venait elle-même d'annoncer. Il n'y avait nul besoin de sortir le grand jeu et encore moins... de l'insulter. Mâchoire crispée, les traits de son visage s'étaient lentement figés en un masque impénétrable. L'ardoise de ses yeux s'était assombri d'un lustre métallique, dénué de toute chaleur alors que ses dents serrées faisaient saillir les muscles puissants de sa mâchoire. La tension latente de son corps s'était accrue au même titre que la crispation qui couvait en sa lourde musculature. Parfaitement immobile, Sigvald l'avait écouté sans l'interrompre une seule fois autant pour respecter le gage de sa bonne volonté, mais surtout pour essayer de juguler sa mauvaise humeur croissante. Cependant, au dernier commentaire du jeune Empereur, il fut incapable de contenir la soudaine colère qui flamboya en lui. Il avait fallu que Nolan accompagne sa taquinerie par un petit sourire moqueur pour que le glacernois sente les dernières fibres de la corde imagée de son sang-froid rompre dans un « snap » mental.

La détente fut aussi soudaine, violente, que mortellement précise. En un battement de cœur, il avait tendu le bras par dessus la table et, d'une simple contraction des abdominaux, s'était redressé pour surplomber le jeune homme. Sa main gauche avait violemment frappé la table, maigre exutoire à la violence qu'il contenait amèrement, faisant toutefois sauter les verres, trembler le barril et chanceler la bouteille. Nolan se retrouva plongé dans l'ombre du Loup, tenu par le col de sa tenue et fut tiré sans douceur vers lui, le forçant à se redresser de moitié sur les genoux. Muscles tendus, Sigvald ne semblait pas éprouver de mal à soutenir le poids du gosse et ce, même dans cette position inconfortable.

« - … Un... Jeu. »

Le grondement fut viscéral et il n'avait pas besoin de hurler pour diffuser toute la colère et l'indignation qu'il ressentait sur le moment. Ses yeux clouaient le gosse sur place tandis que sa main formait un étaux implacable, les doigts crispé sur la fibre avec tant de force qu'ils en faisaient grincer les coutures. Il n'avait pas visé directement la gorge, bien qu'il aurait pu, au risque de la lui écraser tant sa rage était brûlante. Après tout, Tryghild lui avait expressément demandé de lui ramener cet enfant en un seul morceau et lui, en soldat bien endoctriné, avait donné sa parole et il comptait bien la tenir malgré l'affront qu'il venait d'essuyer. Pourtant que les Dieux lui en soient témoins, ce n'était pas l'envie de lui en coller une en travers du clapier qui lui manquait !

« - Jouer à savoir... qui a la plus grosse... c'est bien ce que tu insinues !? »

Le grondement gonfla d'un cran alors qu'il se massait davantage au dessus de lui, la dextre libre toujours plaquée au bois martyrisé de la table basse et lui servant d'appui supplémentaire dans sa posture intimidante. Sigvald approcha son visage à quelques millimètres de celui de l'Empereur et leur souffle parfumé par la  mungát se mêla pour chaque mots qu'articula le glacernois avec une colère difficilement retenue :

« - Est-ce vraiment tout ce que tu retiens de cette situation ? Est-ce que tu vois Cordont comme un plateau d’échec où tu n'as qu'à déplacer tes pions pour satisfaire ton orgueil de couronné ? Alors quoi : une case équivaut à la colline d'à côté ? Une autre, c'est une tranchée en devenir peut-être !? Qu'est-ce que t'es au juste ; un morveux qui confond ses troupes avec des soldats de plombs et des chevaux en bois !? Serais-tu en train de m'insulter, gamin !? Es-tu réellement en train de dire que je suis du genre à confondre la situation avec un vulgaire jeu ? Penses-tu que je sois le genre à sacrifier un millier de mes hommes pour une question d'orgueil ? »

Le silence qui suivit fut aussi accablant que la dureté de son regard et la sévérité de ses traits puissants. Respiration profonde mais régulière, seul le battement rapide de son cœur trahissait encore la rage qui bouillonnait dans ses veines. Au bout d'un instant, Sigvald détourna légèrement la tête et claqua de la langue avec dépit alors qu'il lâchait soudainement le col de son invité et basculait en arrière pour s'affaisser dans l'amas de coussins, le tout avec un lourd et long soupir. Jambes légèrement repliées, il posa les bras sur ses genoux relevés et bascula la tête en arrière tout en fermant les yeux. Il lui fallu encore un moment pour qu'il décide de reprendre la parole, ayant fait signe à l'autre de garder le silence si jamais il l'entendait amorcer le moindre son. Il lui fallu beaucoup de volonté pour ne pas simplement attraper le gosse par la peau du cou et le tirer au centre du campement afin de le défier en duel d'honneur et quand le Général fut à peu prêt certain de ne plus émettre à chaque syllabe une aura meurtrière, il éleva sa voix. Cette fois, le timbre avait retrouvé sa force paisible et la profondeur rocailleuse s'efforça de paraître moins menaçante :

« - Nolan... Par tous les Dieux, je ne cherchais pas à dénigrer ton Empire et par la même occasion à t'insulter. Je te demandai simplement ce que tu pouvais apporter de plus à Cordont ! Quels étaient les atouts uniques à ton Royaume. Était-ce trop compliqué pour toi ? »

Il leva une main pour se masser lentement l'arrête du nez, essayant de chasser le désagréable sentiment d'irritabilité qui lui vrillait à présent le crâne. Il mourrait d'envie de l'attraper une seconde fois pour le secouer comme un prunier et ce, jusqu'à lui faire entrer un peu de bon sens dans le crâne.

« - Je te l'ai dis : je ne suis pas un politicien. Je ne veux pas « jouer » avec toi, je connais la valeur de Délimar et je n'ai certainement pas besoin de l'aval d'un enfant pour avoir la certitude d'être dans le juste quant à mon peuple. J'ai foi en ses capacités et cette ferveur m'a été confirmée à chacune des guerres auxquelles nous avons pris part. »

Un autre silence, bref cette fois, alors qu'il se redressait en position assise, jambes pliées en tailleur et ne vienne s'accouder au bord de la table. Cette fois, c'est un regard grave et sombre qu'il fit peser sur le jeune Empereur avant qu'il ne vienne saisir un linge et ne nettoie la surface de bois souillée par la bière. Ah... quel gâchis. Absorbé par sa tâche, il glissa d'un ton parfaitement neutre, comme s'il parlait de la pluie et du beau temps :

« - Concernant un autre détail... tu possèdes deux jeunes dragons et puisque tu abordes un sujet aussi délicat dans une tentative maladroite d'humour, laisses-moi te rappeler que nous avons des balistes dont les munitions auront jadis fais mouche sur une cible bien plus conséquente. »

Skade, bien entendu. Il haussa un sourcil sarcastique sans toutefois lui accorder la moindre attention, du moins en apparence. Il guettait ses réactions du coin de l’œil et quand la table fut à nouveau sèche, il disposa les verres face à eux et vint les remplir d'une nouvelle rasade d'alcool fort. Peut-être que cela aidera à faire digérer la conversation ! Blesser des créatures aussi superbes que les dragons lui causerait beaucoup de chagrin et de culpabilité, toutefois entre eux et la sécurité de son peuple il n'y avait pas à y réfléchir deux fois. Fort de cette menace latente, Sigvald avait emporté parmi ses artisans un Naturaliste d'exception qui avait pour unique mission de jauger des dragons présents. Il devait en évaluer la taille, coucher des croquis et des mesures les plus exactes possibles afin qu'une fois rentré à Délimar, il puisse comparer son étude aux archives qu'ils possédaient. A partir de là, le Général espérait circonvenir des points forts, mais surtout des faiblesses de ces deux créatures en se basant sur leur morphologie. En attendant, apporter un tel élément comme argument était maladroit et le glacernois comptait sur l'intelligence de Nolan pour ne pas creuser davantage sa tombe sur un sujet aussi glissant, d'ailleurs il ne lui en laissa pas réellement le temps puisqu'il enchaîna derechef :

« - Pour en revenir au cœur du sujet, ton idée de délimiter la surface de Cordont est intéressante et pourrait effectivement fonctionner, mais seulement si nous étions réellement sur un territoire tiers. Tu sembles oublier un détail dans ton approche de la situation : Cordont était une cité libre et jamais elle ne fut « oubliée » de tous. Caladon a énormément investie en elle, comme dans beaucoup d'autres petites bourgades sur les terres de l'Alliance. Parce que c'est ce dont il s'agit : lors de la ratification du traité de paix, Cordont a refusé l'Empire et elle s'est uniquement présentée comme parti neutre lorsqu'il fut question d'héberger la convention scientifique.
La présence d'autant de troupes armées, les tensions obligatoires qu'il y aura entre nos hommes -parce qu'il ne faut pas se leurrer ; il y en aura forcément- sans parler des aménagements purement militaires et de la zone franche qu'il faudra créer entre les barricades... Je te pose une seule question : est-ce que les Cordontais ont réellement besoin de ça maintenant ? Après tout, même si Caladon ne l'avait pas annexée, la présence des forces Sélénienne peut être perçue comme une invasion par ce peuple qui a déjà beaucoup trop perdu. Leur refuser un sentiment de liberté est bien la dernière chose que l'on souhaite pour eux.
»

Sigvald fronça les sourcils et s'accouda encore au bord de la table, puis posa le menton dans le creux d'une main, épaules voûtées alors qu'il réfléchissait. Il n'y avait pas que la sécurité physique d'un peuple à prendre en compte, mais aussi son moral hors si l'on venait à diviser Cordont en deux alors bon nombre de survivants perdraient leurs terres, leurs champs et même leurs maisons (même si en ruines). L'Empire se souciait-il réellement du bien être des cordontais ou s'en servait-il juste comme tremplin pour ses propres désirs ? Le guerrier poursuivit toutefois, lentement, alors qu'il organisait ses pensées au fur et à mesure :

« - Ne te méprends pas, je ne t'accuse absolument pas d'être là avec de telles intentions, toutefois pour quelqu'un souhaitant la paix je te trouve très âpre aux négociations et réellement borné quant à la présence de tes troupes à la surface du gouffre. Et ça, c'est un point que je vais aborder dans un instant, mais avant ça je veux tourner ton regard sur un détail qui me chiffonne. »

Sigvald pencha légèrement la tête sur le côté et continua de le fixer avec intensité, une once de chaleur peinant à émerger des orbes d'ardoise, encore étouffée sous la colère et la méfiance que ressentait le guerrier après l'accrochage d'il y avait quelques minutes.

« - Nous ne savons pas quelle est la topographie des souterrains et il est encore impossible d'y aller vu l'état actuel de la situation. Les premières expéditions ne devraient pas se faire avant le printemps prochain, si tu veux mon avis. J'aimerai aussi pointer du doigt quelque chose qui semble échapper à beaucoup de monde... »

L'homme plissa des yeux et souffla avec une gravité accrue :

« - Jusqu'à présent tout ce qu'il te vient à l'esprit, c'est d'empêcher les gens de descendre dans le gouffre, n'est-ce pas ? Un désir tout à fait légitime, mais as-tu seulement pensé qu'il faudrait peut-être se focaliser sur autre chose ? Comme par exemple empêcher que l'on sorte des souterrains ? »

Il lui laissa quelques secondes pour appréhender la question avant de poursuivre :

« - Que savons-nous des créatures qui peuvent y résider et qui, alarmées par les éboulements, attirées par les bruits, la lumière ou les nouvelles odeurs... ne vont pas se précipiter vers le gouffre et tenté d'en sortir ? Après tout, notre connaissance de cet Archipel en est encore à ses balbutiements et nous avons pu constater combien ses terres sauvages contiennent des bêtes redoutables ainsi que des peuplades primitives particulièrement hostiles, tel que les karapts de Néthéril... »

Un frisson coula le long de son dos à cette seule pensée et son expression se durcie alors qu'il crispait une main sur son verre à s'en faire pâlir les phalanges. Toutefois, ce n'était pas la peur qui lui donnait une légère chair de poule, mais bien l'excitation d'un combat qui lui était refusé. Un défis à peine esquissé, mais immédiatement jugulé, muselé et enfouit au plus profond de son cœur.

« - Je pense qu'il est important de prioriser nos réclamations. Attendons de connaître exactement la teneur des souterrains avant de retravailler les frontières entre nos deux factions. »

Parce qu'il s'agissait exactement de cela : Si l'on accordait la moitié de Cordont à l'Empire, alors l'Alliance devrait céder des terres à ce dernier. Même si c'était une portion minime avec des circonstances exceptionnelles, cela restait une perte pour les Cités Libres hors il existait un moyen très simple de régler cette histoire sans en arriver là et à cette simple pensée, Sigvald poussa un lourd et profond soupir. Il passa une main dans ses cheveux pour se les ré-attacher en un catogan plus strict de sorte à s'éviter le maximum de mèches en travers du visage alors qu'un pli soucieux barrait dorénavant son front. Il prit le temps d'organiser ses pensées et pour s'aider, il bu quelques gorgées de bière avant de soupirer encore. Par les Dieux, qu'il détestait parler autant.

« - Nolan, pour en revenir au point précédent, tu n'as de cesse de faire appelle au fait que nous devons travailler ensemble pour avancer et j'ai pourtant l'impression de confronter une porte résolument close. Peut-être que je donne la même impression, alors laisses-moi être parfaitement transparent. »

Le guerrier se redressa et posa les mains à plat sur ses cuisses en une posture ouverte, mais déterminée. Son regard retrouva la fraîcheur des montagnes perdues de Glacern et se fit aussi limpide que ces ciels d'hiver. Prenant une bonne inspiration, il assena avec conviction :

« - Jamais nous avons rompu nos serments. Nous avons plus d'une fois préféré mourir sur le champs de bataille plutôt que de nous parjurer. Quand bien même nous avons été trahi et abandonné, jamais nous n'avons reculé une fois que nous nous étions engagés. Nous savons tendre la main à ceux qui gagnent notre estime, après tout ne sommes nous pas devenu un seul et même peuple avec les Almaréens ? N'avons nous pas tendu la main aux Immaculés anciennement vampires ?
Je ne vais pas te refaire un cours d'Histoire, gamin, car je pars du principe que tu sais parfaitement quels tords tes parents nous ont causé tout au long de nos existences respectives en tant que peuples. Si tu le souhaites, je peux toutefois remonter jusqu'à la source de cette relation maudite et de là, descendre de tragédies en tragédies jusqu'à aujourd'hui. Mais quel intérêt à part remuer la merde !? Aucun.
»

Il fronça les sourcils et se pencha légèrement vers lui, ajoutant d'un ton plus bas et viscéral :

« - Nous n'avons rien à prouver, Nolan. Lorsque Délimar te donnera sa promesse à la fin des négociations, elle sera immuable. Nous n'avons pas à gagner ta confiance, car nous n'avons jamais agis de façon à la perdre. Toi par contre... tu as tout à gagner à mériter la notre. La balle est dans ton camps ! Elle l'a toujours été, même lorsque nous avons demandé notre indépendance et que tu nous l'as refusé ; nous nous battions pour notre liberté, car rien dans tes actions ne méritait encore notre allégeance. Tu veux que la situation se débloque ? Alors fais tes preuves. Montres nous que tu n'as rien à voir avec ta lignée maudite ! Prouves nous que tu es le bâtisseur de ta propre destiné, car tu es le seul à pouvoir laver le nom souillé qui t'incombe. Alors oui, c'est injuste. Oui, c'est dégueulasse que l'on doute ainsi de toi à cause de l'erreur de tes prédécesseurs, mais c'est comme ça et ça ne changera que si tu t'engages corps et âme dans ce seul objectif. »

Il leva une main pour lui signifier d'attendre, reprit simplement son souffle et poursuivit :

« - Je ne te demande pas d'abandonner Cordont et de retourner chez toi la queue entre les jambes. Lorsque je t'ai demandé ce que l'Empire avait de plus à nous proposer que nous n'avions pas déjà, j'étais sincère. Je veux réellement apporter le meilleur de nos deux camps aux rescapés de cette tragédie. Les cordontais n'ont pas à être les victimes de nos querelles passées et ils ne doivent jamais l'être. »

Ne tenant plus en place, Sigvald se releva avec souplesse et vint croiser les mains dans son dos pour commencer à faire les cents pas. La tête légèrement baissée, plusieurs mèches caressèrent sa mâchoire crispée et quelques cheveux s'accrochèrent à sa barbe. Sourcils clairement froncés, il se mit à penser à voix haute :

« - Bien, concentrons nous sur l'aspect purement factuel, veux-tu ? Tu nous a dis avoir des Mages, mais comme tu t'en doutes, nous n'aimons pas l'utilisation de la trame et leur présence ne va créer que des tensions inutiles avec mon peuple... d'autant que nous pouvons très bien nous défendre sans eux. Alors ils sont certes un avantage stratégique, au même titre que tes deux dragons, mais je ne vois pas leur pertinence dans le cas présent. Ils me semblent apporter plus d'inconvénients qu'autre chose... Mh. Je dois cependant avouer que tu marques un point concernant l'atout géographique dont tu disposes : si nous sommes forcés de venir par les collines ou d'utiliser nos navires, tu n'as que des plaines et des forêts qui te font obstacles. Ta distance est plus longue, mais moins encombrée ce qui est un atout pour le transport de ressources fragiles ou périssables, ce qui risque de nous être impératif lorsque l'hiver frappera réellement.
D'ailleurs, même s'il est décidé que les forces séléniennes se retirent de Cordont, je tiens à préciser qu'en aucun cas cette interdiction comptera pour des civiles tels que les commerçants ou les artisans ! Délimar refuse de voir tes troupes sur le sol de l'Alliance, ce qui est légitime, mais nous comprenons combien il est important de privilégier les cordontais et la reconstruction de leur ville. Cela m’amènera d'ailleurs à un autre point que j'aimerai beaucoup aborder avec toi...
»

Il continuait d'aller et venir, écoulant son surplus d'énergie pour ne pas simplement exploser. Il avait fais de gros efforts jusqu'à maintenant, mais l'immobilité le tuait à petit feu. Lorsqu'il s'arrêta, ce ne fut que quelques secondes pour contempler le jeune homme d'un air grave et songeur, puis il reprit sa marche en de grandes enjambées nerveuses, mais parfaitement rythmées.

« - Admettons que tu acceptes de retirer toutes tes troupes des terres de l'Alliance et donc, de Cordont, cela ne signifie pas pour autant que tu dois pour autant rester inactif et oisif. Cela ne signifie pas non plus que tu perdras la face... il faut simplement prendre le meilleur dans chaque situation. Tu es confiné à tes frontières ? Et bien soit ! Dit-il avec un sourire fauve alors qu'il frappait du poing dans la paume de sa main. Tu veux empêcher des gens indésirables de descendre dans le gouffre ? Aides nous à filtrer les civiles qui voudront passer ta frontière depuis le nord ou les côtes séléniennes. Tous ceux que tu attraperas dans tes filets seront autant que nous n'aurons pas à gérer sur place.
Il est obligé que des rats opportunistes essaient de gagner Cordont qui est un véritable nid de misère propice à la décadence et la corruption. L'occasion est idéale pour tous les charlatans, vides goussets et autre raclures plus ou moins sophistiquées d'y proliférer. Plutôt que de créer un goulet de contrôle systématique à l'entrée nord et sud de la zone comme tu l'entendais en scindant la surface, pourquoi ne pas créer des postes de gardes tout le long de la frontière et organiser des battues et des patrouilles pour empêcher la contrebande et les sabotages ? Je ne parles pas simplement pour la ville en elle-même, mais aussi de nos convois : sécuriser les marchands aidera grandement à accélérer la reconstruction de Cordont en plus d'apporter un soutient psychologique au peuple.
»

Il s'arrêta une fois de plus et vint s'accroupir aux côtés du jeune homme, frottant sa barbe d'une main en un bruit rêche. L'idée lui plaisait et elle permettrait probablement de contrôler beaucoup d'allers et venus indésirables. Un instant silencieux, il finit par poser une main lourde, mais amicale sur l'épaule de Nolan et plongea un regard à nouveau limpide et franc dans le sien.

« - Prouves moi que tu es digne de parole. Je veux croire que tu n'es pas ton père... Je veux croire que tu es capable de faire la différence. Délimar ne veut pas s'engager dans la guerre et elle ne le fera pas si tu ne lui en donnes pas les raisons pour. Ne te préoccupes pas de Caladon et de ses insécurités, la Revenante ne pourra pas partir seule en guerre avec ses mercenaires et tu le sais très bien, mh ? »

Il pencha légèrement la tête de côté, sans décrocher son regard du sien ou retirer sa main.

« - Crois moi lorsque je te dis que nous ne voulons que le bien de Cordont. Nous voulons la mettre sous notre protection le temps qu'elle soit à nouveau capable de s'auto-satisfaire. Cela n'a rien à voir avec les manigances de Caladon... si jamais Caladon en a réellement d'ailleurs, comment savoir avec ce Conseil d'anguilles, mh? Il eut l'ombre d'un sourire acide avant de poursuivre. Dis toi que nous agissons comme un père aidant son enfant à se relever. Nous voulons la tûteler, Nolan, et pas la conquérir. Je peux t'assurer que Cordont retrouva son autonomie dès qu'elle en sera capable, avec un nouveau représentant, des voies commerciales entretenues et florissantes, comme avant !
Bien sûr, cela ne va pas se faire en quelques jours. Cependant si tu acceptes de faire le premier pas vers nous, tu te rendras compte que cette histoire peut se régler en quelques mois voire, tout au plus, en l'espace d'un an ou deux. Nous n'attaquerons pas Sélénia par les souterrains, pourquoi le ferions-nous ? On avons déjà obtenu tout ce que nous voulions de toi : notre liberté et nos terres. Si nous te donnons notre parole de protéger le gouffre, nous ne laisserons personne s'y glisser sans l'accord de tous les membres de ce traité... même s'il s'agit de Caladonien.
»

Sigvald lui offrit un clin d’œil sur le dernier commentaire et se releva pour aller s'installer de nouveau face à lui, prit son verre et termina son contenu en quelques gorgées. Parler autant lui avait asséché la gorge et il apprécia d'autant plus la brûlure alcoolisée qui vint engourdir ses muscles si peu utilisés en temps normal. Il observa le jeune empereur par dessus le bord de son verre, éprouvant un vague élan de sympathie à son égard : il avait du le noyer sous ses paroles ! Mais le glacernois était curieux de voir s'il saurait se dépatouiller avec tout ça. En un sens, c'était aussi un moyen de le tester puisque savoir engranger les informations, les trier et les ordonner était aussi un impératif lorsque l'on se trouvait à un poste aussi conséquent que le sien. En tout cas, il n'hésiterait pas à revenir sur des points mal compris ou bien carrément oubliés si jamais Nolan en montrait le désir. La situation était bien trop grave pour qu'il se montre avare en paroles et la jeunesse de son interlocuteur l'orientait davantage en un rôle de mentor que celui de juge ou d'ennemi.
Peut-être à tord... il restait un Kohan.

descriptionLa mesure des puissances [PV Nolan] EmptyRe: La mesure des puissances [PV Nolan]

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Après que Sigvald lui ait posé une question, le couronné formula une ébauche de réponse, mais l’expression courroucée qui se peignit sur les traits du général et la réaction viscérale qui s’en suivie lui indiquèrent que ce n’était pas celle attendue. Nolan n’ignorait guère le cruel manque d’humour et le tempérament farouche de ces guerriers nordiques et peut-être était-il allé trop loin sur ce terrain miné, d’autant plus qu’à certains égards sa réponse pouvait paraitre hautaine et suffisante et que malgré l’atmosphère conviviale que le Délimarien avait tenté de mettre en place, l’Empereur de Sélénia ne parvenait pas à se défaire totalement de sa défiance à son égard et ce sentiment devait transparaître dans ses propos. Par ailleurs, évoquer la possession de deux dragons, même tempérée par un ton humoristique, sonnait probablement comme une menace à peine voilée aux oreilles du Délimarien.

Les mires glacées aux reflets métalliques de ce dernier parurent soudain s’embraser du feu de la colère et il se releva pour frapper la table du poing, faisant se renverser son contenu, avant de saisir le monarque par le col comme s’il avait l’intention de le frapper. Toutefois, celui-ci, loin de se laisser envahir par une quelconque crainte conserva une expression impavide et garda fermement scellé les pétales de ses lippes tandis que ses prunelles mordorées fixaient l’homme sans ciller. Était-il fou ou inconscient pour demeurer si imperturbable face à l’ire de son vis-à-vis ? Peut-être, bien qu’il doutait du fait que ce dernier aille jusqu’à le blesser, ce qui ne manquerait pas de causer un incident diplomatique majeur et risquerait de compromettre durablement tout espoir de rapprochement entre les deux nations. A cet instant, en dépit de l’inconfort de la situation, les pensées du jeune homme se concentraient sur Cynoe, son lié bien-aimé, son dragon d’améthyste et sur le lien magique qui les unissait, fusionnant leurs deux âmes comme si elles n’en formaient plus qu’une seule ; cette magnifique créature en désirant lier son existence à la sienne avait fait le serment de le protéger envers et contre tout.  Sentir sa présence toute proche l’emplissait de force et d’assurance et la pensée que quiconque tenterait de lui faire du mal devrait affronter le redoutable écailleux le rasséréna.

En grognant et au prix d’un grand effort de volonté, le Délimarien parut regagner un semblant de tempérance, mais son regard dur et le silence hostile qui s’installa après que l’homme ait réagi aux propos du couronné paraissait lourds de griefs, à l’instar de l’atmosphère électrique qui précédait l’éclatement d’un orage. Nolan resta silencieux, l’écoutant parler et ne daigna reprendre la parole à son tour que lorsqu’il remarqua que la voix aux accents rocailleux avait retrouvé une intonation plus placide, comme si la tempête intérieure qui l’habitait s’était apaisée.

- Fort bien, puisque tu ne cherchais pas à dénigrer mon Empire ni à m’offenser personnellement, je vais répondre à ta question. L’empire peut apporter à Cordont en termes de victuailles des produits de la mer issus de la pêche, de la viande, des animaux d’élevages, des fruits et légumes, des produits laitiers, certains boissons telles que des vins ainsi que des minerais et divers matériaux comme des blocs de pierres, des métaux et du bois destinés à la reconstruction ainsi que des matières textiles, du mobilier et des objets du quotidien pour les habitants. Tous ces produits seront facilement acheminés depuis Sélénia jusqu’à Cordont par voie maritime.

Énumérer toutes les ressources de l’Empire serait long et fastidieux mais cette description, aussi concise, soit-elle donnait un bon aperçu des possibilités et des ressources que le jeune souverain était prêt à investir afin de contribuer à la reconstruction et au bien-être des Cordontais.
Ensuite, Nolan préféra garder le silence et ne pas répondre aux remarques suivantes de Sigvald, ayant trait à son jeune âge et à celui des dragons, qu’il trouvait d’une familiarité dérangeante et confinant presque à la grossièreté, comme si ce dernier semblait oublié qu’il avait affaire au dirigeant de Sélénia en personne. Heureusement le jeune empereur savait conserver son calme et ne prit nullement ombrage d’une telle impolitesse, mettant cette diatribe sous le compte de la colère et de l’absorption de Nungât, ne sachant que trop bien à quel point l’alcool favorisait la désinhibition. Aussi se sentit-il soulagé quand le Glacernois décida d’abandonner cet épineux sujet et d’en venir aux faits, espérant que cela permettrait d’écourter au plus vite cette entrevue qui commençait à devenir des plus pénibles.

Son visage juvénile conservait son masque impassible, dissimulant toute trace d’émotion et il se contenta de croiser les bras sur sa poitrine, dans un geste presque désinvolte, écoutant la suite des paroles du Général Elusis, sans l’interrompre. Néanmoins, celui-ci ne pût s’empêcher de froncer les sourcils en remarquant que les explications de son interlocuteur comportaient un certain nombre d’erreurs concernant le statut de Cordont et jugea préférable de les rectifier le moment venu, une fois que l’homme aurait achevé son discours.

- Tout d’abord Sigvald, laisse-moi te dire que tes explications comportent certaines erreurs au sujet du statut de Cordont. Ce territoire n’est jamais devenu neutre suite à la décision d’y tenir le congrès scientifique concernant le Golem. Cordont a acquis ce statut suite à la signature de l’armistice car c’est dans cette ville que les trois dirigeants se sont rencontrés afin de signer le traité de paix et suite à cet acte hautement symbolique, il a été décidé que ce territoire deviendrait neutre, à savoir n’appartenant ni l’Empire ni à l’Alliance. C’est en vertu de sa neutralité, qui fait en quelque sorte figure de cas exceptionnel, qu’un congrès aussi important et censé réunir les dirigeants des trois nations a été organisé à Cordont et pas ailleurs. Par ailleurs, comme l’armistice a été signé dans cette ville, Cordont qui est une cité libre et indépendante a choisi de s’affilier ni à l’Empire ni à l’Alliance, donc il s’agit d’une entité neutre à la fois sur le plan territorial ainsi que sur le plan de l’allégeance.

Nolan se tut ensuite un bref instant avant de poursuivre du même ton imperturbable, tout en fixant le guerrier nordique qui le dominait par sa taille imposante sans pour autant éveiller en lui une quelconque impression de peur ou de malaise

- D’ailleurs réfléchis un peu, si ce territoire appartenait à l’Alliance, pourquoi Aldaron en revendiquerait l’annexion à Caladon dans le but de rassurer les habitants de l’Alliance ? Une telle action serait dépourvue de cohérence et le bourgmestre de Caladon n’aurait pas eu besoin de me demander mon aval pour annexer un territoire appartenant à l’Alliance. Or il l’a fait et la raison en est que Cordont est un territoire neutre, ce qui justifie la tenue de telles négociations.

Les prunelles ambrées demeuraient rivées sur le colosse, tentant de pénétrer dans son regard de brume et d’acier et de sonder les sentiments qui se tapissaient dans les tréfonds de sa psyché. Ce dernier paraissait en proie à l’agitation et ne pas tenir en place, avalant des gorgées de bières comme pour s’encourager à poursuivre cette discussion avec un gamin obstiné.

- Ensuite quand tu dis que Caladon a énormément investi dans Cordont, apprends que cette cité n’est pas la seule à avoir investi dans cet endroit. D’autres villes l’ont fait ainsi que l’Empire et je suis d’ailleurs encore prêt à m’investir afin d’aider à sa reconstruction et à son autonomie. Tu soulèves également un autre point intéressant, celui de la présence de troupes susceptible d’être perçue comme une invasion par la population locale et je suis d’accord avec ça, mais laisse-moi te dire que l’annexion unilatérale d’un territoire sans consultation préalable de ses habitants peut également être perçu comme un acte liberticide et peu démocratique.

En effet, sa sœur Luna, malgré son fervent désir de venir en aide aux survivants de la catastrophe, avait commis une grave erreur stratégique en faisant appel à l’armée sans consulter préalablement le bourgmestre Caladonien, causant une grande confusion parmi les rescapés et éveillant la crainte ainsi que la suspicion des dirigeants de l’Alliance. Toutefois, aux yeux du jeune empereur, cela ne suffisait pas à légitimer la revendication d’annexion de Cordont par Caladon, même s’il pouvait comprendre la réaction de l’elfe cendré et sa panique en apprenant que les troupes Séléniennes étaient sur le point d’arriver à Cordont. Sans doute ce dernier avait-il craint que l’Empire ne cherche à s’emparer de ce territoire par la force ainsi que de l’unique accès menant aux souterrains de Calastin connu à ce jour. Le couronné aspira une grande bouffée d’air et continua, sans quitter du regard l’immense silhouette du Glacernois :

- J’aimerais te poser une question, si c’était Aldaron qui avait fait appel à des troupes de mercenaires suite à l’effondrement de Cordont et non ma sœur est-ce que tu aurais considéré son acte comme légitime ? Est-ce que tu juges les actes dans l’absolu ou ton jugement diffère selon la personne qui les commet ?

Le couronné savait qu’en raison de sa ascendance Kohan il jouissait d’une piètre réputation et se demandait avec amertume si son sang suffisait à discréditer la moindre de ses propositions et à rendre chacun de ses actes coupables peu importe que l’acte en question soit bon ou mauvais.  
Par la suite, le général Délimarien aborda la problématique du gouffre et évoqua les dangers que celui-ci était susceptible d’abriter ainsi que les créatures capables de s’échapper des souterrains et de menacer la sécurité de Cordont et de sa population. Nolan ne pouvait qu’admettre qu’il s’agissait d’un point à ne pas négliger et qu’une priorisation des tâches était indispensable afin d’atteindre une plus grande efficience dans la sécurisation des lieux.

- Je suis d’accord avec le fait qu’il importe de sécuriser le cratère avant toute chose et procéder au plus urgent avant l’arrivée de l’hiver. L’essentiel à mes yeux est la sécurité de mon peuple et d’obtenir des garanties fermes quant à la non-violation de mes frontières, même situées en sous-sol et l’accès à mes propres souterrains une fois le périmètre sécurisé.

La conversation dériva ensuite sur les égarements commis par la lignée Kohan et le jeune empereur, abrité derrière son masque de froideur marmoréenne, ne laissait rien transparaitre du trouble qui l’envahissait à la suite de tels propos et seul le voile pensif qui ternissait l’éclat de ses prunelles de topaze trahissait ses émotions. Certes, ce dernier n’ignorait guère les multiples trahisons dont avaient été victime le peuple de Glacern, mais il en était difficilement responsable et jugeait inique le fait de lui imputer les erreurs de ses ancêtres. Au contraire, ce dernier estimait être un individu singulier, seul maitre de sa destinée et libre de ses choix, le renvoyer sans cesse à son ascendance ne faisait que l’emprisonner au sein d’un déterminisme et lui dénier toute possibilité de changement, comme si son avenir était déjà scellé.  

- Je n’ignore pas les torts que certains membres de ma parenté ont eus envers ton peuple et je connais fort bien l’histoire. Certes, vous avez enduré de multiples trahisons et vous n’avez jamais manqué à votre parole. Cependant, laisse-moi te dire que la traitrise subie par les tiens, d’autres l’ont subi. Mon père a été lui-même poignardé dans le dos par la main d’un Kohan et victime d’un complot fallacieux visant à spolier son héritage par Fabius Kohan l’usurpateur. Moi-même alors que je n’étais encore qu’un enfant de huit ans, j’ai été pris en otage par Aldakin du Néant, le chef spirituel des Almaréens et l’allié de Fabius, qui désirait faire de moi un vulgaire pion et m’inculquer de force les principes du Néant. Si le dragonnier Achroma ne m’avait pas sauvé et délivré, je serais mort à l’heure qu’il est.

Nolan se remémora cette période noire de son enfance où, captif d’Aldakin, celui-ci désespérait de revoir un jour son père et subissait l’endoctrinement religieux du prêcheur, désireux de faire du futur héritier de la Couronne un suppôt docile et manipulable à souhait. Cet homme rusé et charismatique semblait prêt à commettre les pires bassesses afin d’atteindre son but, tentant même de le tuer lorsqu’il avait compris que le fils de Korentin, réduit au rang de vulgaire marionnette, risquait d’être arraché à son emprise.

Cet événement traumatique avait marqué sa jeune psyché à un point tel que depuis lors celui-ci n’avait de cesse de s’endurcir, aussi bien mentalement que physiquement, et de devenir le plus fort et le plus influent possible afin qu’un tel drame ne puisse jamais se reproduire.

La suite des paroles de Sigvald ne manquât pas d’interloquer l’adolescent qui ne savait quoi penser de cette possible réconciliation avec la Délimare que le général laissait entrevoir, tel un mirage au cœur d’un désert, pour peu que ce dernier fasse ses preuves et leur démontre qu’il était différent des autres membres de sa lignée maudite. Une part de lui-même désirait et craignait à la fois un tel rapprochement, en admettant que celui-ci soit possible étant donné le passé tourmenté qui liait sa lignée à celle des Svenn.

Ses lèvres se plissèrent en un sourire amer lorsque Sigvald évoqua Korentin d'une manière peu flatteuse. Le Délimarien avait-il seulement conscient que ses mots étaient insultants et blessants pour Nolan qui considérait son père à la fois comme un héros et un modèle à suivre ?

- Je peine à te comprendre, toi et ton peuple vous vous êtes révoltés contre moi et nombre des tiens détestent ma lignée jugée décadente, ne désirant qu’une seule chose, la voir s’éteindre car estimant qu’un sang aussi corrompu que le mien ne peut engendrer nulle grandeur ni ne laisser entrevoir aucune lueur d’espoir et qu’il est probable que mon règne sonne le glas du joug des Kohan et tu me parle de gagner votre confiance, n’est-ce pas paradoxal ? Quelles sont vos motivations et qu’attendez-vous de moi hormis que je ne sois pas un dégénéré à l’instar de certains de mes aïeuls ?

Après un bref instant de silence où il mira l’homme qui s’était accroupi à ses côtés, sans doute dans le but de paraître moins imposant et recréer un semblant de connivence ; le monarque reprit la parole d’une voix adoucie.

- Je désire la paix et être un souverain juste et si je compte agir dans ce sens, c’est moins pour gagner la confiance ou les faveurs de la Délimare que pour être en conformité avec mes principes et mes idéaux. Je suis en mesure d’accepter une tutelle par l'Alliance sur ce territoire mais non une conquête et une possession car j’estime que le dernier cas de figure serait préjudiciable à la fois aux intérêts de l’Empire et à ceux des Cordontais, sans oublier qu’il détruirait irrémédiablement la symbolique de l’Armistice. Quant au retrait des troupes, je ne suis pas fermé à cette idée à condition que je possède des garanties de sécurité suffisantes à ce sujet ainsi que la possibilité de conserver une présence Sélénienne sur ce territoire.

En effet, moyennant des garanties fermes concernant la sécurité du gouffre et s’être assuré qu’il n’y avait aucune manœuvre politique de la part de l’Alliance visant à s’approprier un territoire initialement neutre, ni de désir de celle-ci d’asseoir son influence sur les Cordontais afin d’amener ce peuple indépendant à s’affilier à son entité, le jeune empereur n’était pas opposé au retrait de ses troupes.

descriptionLa mesure des puissances [PV Nolan] EmptyRe: La mesure des puissances [PV Nolan]

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La conversation avançait, les augures semblaient généreux alors que la robe riche, profonde, de l'alcool lavait l'amertume des trahisons passées, des moqueries maladroites et des tensions cumulées. Sigvald poussa un long soupir silencieux d'aise lorsqu'il céda à la tentation et vint étendre ses longues jambes sous la table en veillant à ne pas se montrer trop envahissant. Ce serait un comble vu la nature du sujet le plus épineux de toute cette rencontre ! Attentif, il nota les nombreux atouts que Sélénia avait à offrir et compara aussitôt cette liste exhaustive aux biens que pourrait fournir à son tour l'Alliance et décida que les réfugiés de Cordont y trouveraient amplement leur bonheur. Avec tout ça, la construction d'une nouvelle ville ne prendrait que quelques mois et les mesures préventives autour du gouffre ne seraient l'affaire que de quelques semaines. Amplement satisfait, il ne restait qu'à s'assurer que les nouvelles voies commerciales soient doublement sécurisées, en dedans comme en dehors des terres de l'Alliance afin que les convois ne soient pas retardés ou pire : attaqués. D'une main, le Général se frotta la barbe avec un air pensif, puis satisfait lorsqu'il s'accorda l'ombre d'un sourire et vint s'accouder plus amplement dans les nombreux coussins de son assise. Régalien, il mira le jeune Empereur de ses yeux aux reflets de glace et songea qu'il avait su montrer du cran ainsi que du sang-froid, il fallait bien le reconnaître ! Des valeurs que le glacernois et vétéran de guerre savait apprécier à leur juste valeur, surtout lorsque l'on avait vécu de première main son éclat de colère. Il avait bon espoir que toute cette fâcheuse histoire ne se finisse pas dans un bain de sang, car après tout personne n'aurait rien à y gagner... du moins, le pensait-il sincèrement. Il voulait croire en la bonne volonté de Nolan et peut-être était-ce un tort, surtout sachant combien la lignée de son interlocuteur était maudite, jonchée de bassesses d'actes et de paroles rompues. Mais le gamin semblait tellement désespéré à casser ce sinistre héritage ! Comment ne pas se laisser tenter ?

Un autre soupir ébranla ses larges épaules, mais au lieu d'être le fruit d'un sentiment de confort, il s'agissait plutôt d'une secousse causée par une profonde lassitude. Lui qui pensait, à peine quelques minutes plus tôt, que la conversation avançait, ils venaient de faire trois pas en arrière. Son visage se marqua d'un léger froncement de sourcils alors qu'il écoutait avec une attention accrue les rectifications que le jeune homme tentait d'apporter à propos du statut de Cordont et de ses terres. Une vague lueur impatiente brilla dans les mires pâles du guerrière qui, au lieu de répliquer à la seconde où l'autre reprit son souffle, préféra se passer une main dans les cheveux, puis sur la nuque qu'il se massa longuement. La géopolitique n'était pas son fort et à part les territoires directement liés à l'Océanique, le reste n'avait que très peu d'importance à son regard. D'un naturel davantage orienté sur la préservation plutôt que l'expansion, il employait toutes ses forces sur la protection et la recherche constante de pérennité de ce qui lui était déjà acquis. Pourtant la question devait se poser et s'il se souvenait correctement des cours que lui avaient inculqués Ilhan, il y semblait y avoir une incompréhension majeure sur le statut d'indépendance de la Chue. Laissant sa main glisser de sa nuque à sa gorge, il en gratta la peau mangée de barbe avant qu'il ne se redresse en position assise, jambes croisées en tailleur. L'espace d'un instant, il hésita à soulever ce débat, mais décida de laisser glisser afin que quelqu'un de plus compétent s'en charge. Peut-être qu'il refilait égoïstement la patate chaude à un allié, en l’occurrence, bien infortuné toutefois, Sigvald ne voulait pas causer un trouble plus profond encore avec des arguments à moitié valides et présenter un flanc inutilement faible à l'adversaire. Aldaron et Ilhan sauraient très bien rectifier le malentendu lorsqu'il leur apporterait l'information ce soir même, durant le dîner.

Un énième soupir lui échappa, moins discret cette fois quand les accusations du sélénien se firent plus véhémentes à l'égard des décisions de la Triade. Mires baissées sur la table à la surface perlée de condensation au pied de la bouteille, il tira quelques gouttelettes du bout de l'index pour dessiner des runes dans l'espoir de calmer la colère qui sourdait encore en lui à la façon d'un loup vainement muselé de cordes au chanvre effiloché. Une fibre cédait pour chaque commentaire déplacé que l'impertinent soufflait à ses oreilles. Bientôt, il craquerait et viendrait le secouer pour de bon avec l'espoir qu'un peu de jugeote lui soit infusée s'il venait à l'étrangler. Aldaron Leweïnra n'était pas un homme qu'il portait dans son cœur et ce, pour des raisons purement personnelles. Toutefois, il n'était pas un hypocrite pour lui refuser les mérites de ses actes passés. L'elfe avait accompli de nombreuses prouesses, surtout lors de la Théocracie et entendre un gamin de dix-sept printemps cracher sur tout cela avait le don de lui mettre les nerfs en pelote. Sigvald serra la mâchoire au point d'en faire trembler le muscle maxillaire, mais garda le silence alors que la question flottait dans l'air comme un mauvais parfum. Devait-il lui en coller une pour l'insulter aussi vertement ou devait-il encore faire des efforts et prendre la maladresse de sa formulation comme une erreur ingénue due à son age ? L'air de rien, cela commençait à faire de nombreuses fautes pardonnées pour quelqu'un qui était censé représenter la face d'un Empire... qui n'en avait plus que le nom, d'ailleurs puisqu'il ne restait qu'un seul royaume sous la couronne. Un autre débat ça, qui était à des lieues de celui qui tiraillait aujourd'hui son honneur d'une fort peu plaisante manière. Une veine battait à la tempe du Champion qui essayait de ne pas rompre sous l'afflux sanguin qui battait à ses oreilles.

« - La question n'est pas pertinente. Avec des « si », l'on mettrait Gloria en bouteille... n'est-ce pas le proverbe que vous utilisiez jadis ? Les faits sont ainsi, Nolan : ta sœur a commis une erreur et Aldaron y a réagit avec les moyens qui lui étaient donnés. Point final. Creuser des hypothèses, s'inventer des excuses... Aassume la vérité qui t'es imposée et cesse d'enrober ton orgueil blessé de faux-semblants. On ne saura jamais si Aldaron aurait fais comme la petite princesse, parce que ça ne s'est pas passé comme ça. Et c'est tout ce qui compte aujourd'hui. »

Il posa sur le jeune homme un regard froid et lisse, fermé à toutes les émotions qui couvaient pourtant derrière la platine de ses iris. Il avait décidé de ne pas avoir recourt à la violence, que cela soit par une droite assenée à pleine violence ici et maintenant, qu'en traînant l'Enfant-Empereur dans un duel d'honneur pour régler la question à la mode glacernoise. Le gosse ne méritait ni l'un, ni l'autre.

« - Il est admis de tous qu'Aldaron Leweïnra est un marchand aussi habile que sournois, capable de vendre de l'eau salée à un assoiffé en mer. Mais il est tout aussi reconnu qu'il est le dernier survivant de la Triade, ainsi que le Passeur des Insurgés. Il a bien d'autres mérites, d'autres hauts faits de guerre dont certains que j'ai vu de mes propres yeux. Tu remets en doute un homme qui a le sens du sacrifice et le désir de paix, la volonté d'une cohabitation entre les races et tout ça à cause de l'image déformée qu'aura pu te dépeindre ta Cours gangrenée. »

Le guerrier se mura dans un nouveau silence, accoudé sur le bord de la table et bras croisés sur sa surface fraîche. Il fronça les sourcils à mesure que le récit avançait et que les larmoiements s'intensifiaient. Il ne comprenait pas le cheminement de pensées de Nolan, voire pire : il craignait de découvrir où il voulait en venir. Cherchait-il à comparer qui avait le plus souffert ? Par les Dieux, il espérait bien que ce ne soit pas le cas où il finirait définitivement par lui briser quelques côtes ou carrément lui faire sauter quelques dents ! Le culot dont faisait preuve Nolan lui mettait le sang à ébullition et ses poings se crispèrent davantage encore, faisant tressaillir les muscles de ses bras et grincer les coutures de sa chemise à la tension soudainement exercée. Regard orageux, il mit encore un instant avant de répondre entre ses dents serrées :

« - Quel est ton point, Nolan ? Que cherches-tu à me faire dire par ces propos ? Que je suis désolé pour toi ? Et bien ce n'est pas le cas... »

Devait-il le plaindre pour avoir été pris en otage en étant un enfant ? Mais il avait une chance inouïe que l'incident ne se soit produit qu'une seule fois au cour de toute son existence sur-protégée ! Il était l'unique héritier légitime d'un trône jadis colossal (et aujourd'hui encore des plus conséquents), ce genre d'actions devraient être monnaie courante avec les tentatives d'assassinats ou d'enlèvements. Devait-il lui tapoter le dos alors qu'il pleurait la mort injuste de son père ? Mais avait-il perdu Gloria et la moitié de son peuple à cause d'une trahison similaire ? Avait-il connu la faim et la honte d'une exode ? Avait-il vu son père de substitution mourir, arme à la main, uniquement à cause de la trahison des vampires ? Avait-il perdu femme et nourrisson des conséquences de ce même drame ? Le général ferma un instant les yeux et prit une profonde et longue inspiration, ravalant ses émois et sa colère dans le foyer ardent qu'était devenu son cœur. Pourtant, malgré tous ses efforts, une phrase malheureuse échappa à ses lèvres crispées d'un rictus bien aigre :

« - Et aujourd'hui, ce héro si cher à ton cœur est aux côtés de Leweïnra, pas du trône Kohan. Peut-être que le pourquoi mériterait de se poser, gamin. »

Il leva une main pour couper court à toute réponse, sachant déjà combien il était en tort pour avoir élevé un commentaire aussi puérile. La colère sourdait toujours en lui, tambour de guerre qui appelait à la violence et au sang. Il ouvrit cette fois la bouteille d'hydromel et versa le liquide ambré, dit directement conçu par et pour les Dieux, dans deux verres qu'il tira d'un petit coffret gardé près de la table basse, entre deux coussins. Il prit son verre délicatement ouvragé et contempla l'alcool sucré à la robe riche et onctueuse de miel et d'épices.

« - Mon peuple possède effectivement une profonde rancœur contre ta lignée. Il nous est légitime d'éprouver par conséquent une grande méfiance à ton égard. Toutefois nos valeurs nous interdisent de reprocher à l'enfant les torts de ses parents. Seuls, nous traçons notre propre destiné et nos valeurs ne sont accordées que par nos actes. Qu'importe la gloire passée d'un nom ou d'une famille, seul compte l'héritage que modèle la génération actuelle. Les hauts faits d'un parents sont agréables à conter au coin du feu, avec une bonne bière, mais rien ne vaut les exploits que l'on hisse à la force de nos propres bras. »

Il le fixa avec intensité, les paroles prononcées ayant réussi à l'apaiser alors que lui revenait la fierté de son peuple et la mémoire des journées froides aux hivers de Glacern. Ces moments où la ville se réunissait à la chaleur du Grand Hall pour parler, rire et jouer tandis que coulait la bière et chantaient les femmes. Lorsque le blizzard battait la montagne et bloquait la population, ils passaient les meilleurs instants ensembles, à comparer leurs exploits et écouter les vieux parler des leurs, des légendes et des faits de jadis.

« - Tu es le seul à déterminer ta voie, gamin. C'est tout ce que tu nous attendons de toi : que tu agisses comme un bon souverain. Que tu arrêtes de traîner la honte de tes parents et que tu cesses de t'accrocher à une gloire passée. Concentre toi sur le moment présent pour bâtir le Royaume que tu veux léguer à tes enfants et aux enfants de ton peuple. C'est aussi simple que cela. »

Il soupira et bu une petite gorgée d'hydromel, laissa l'alcool napper sa langue de ses saveurs et murmurer à son palais toute sa complexité de miel et d'arômes d’antan. Les dernières paroles de Nolan lui arrachèrent un bref sourire et il se contenta de hocher brièvement du chef en signe d'approbation.

« - Tu es l'artisan de ton propre Destin. Malheureusement, comme tu portes la couronne, tu es aussi l'artisan de tout un Royaume. Sélénia est ton bac à sable, tu dois le modeler selon tes vœux. Les choses ne se feront pas en un jour, elles prendront du temps et demanderont beaucoup d'entretien. Tu dois pouvoir déléguer à des gens qui partagent tes rêves et tes ambitions ou tu auras toujours de mauvaises surprises... »

Il lui lança un regard lourd de sens avant qu'il ne prenne une autre gorgée d'alcool.

« - Avec tout ça de dit, je crois que nous avons fait le tour. J'ai entendu tes exigences ainsi que tes efforts afin de concilier toutes les demandes de l'Alliance avec tes propres intérêts. Ce bras de fer politique prendra fin à Délimar où l'Intendante Svenn espère recevoir ta visite dès que possible. »

Avait-il oublié de lui faire mention de cette invitation plus tôt ? Bah, voilà qui était fais maintenant. Intérieurement, Sigvald grimaça d'avance aux réprimandes qu'il était assuré de se manger avec Ilhan quand à sa façon d'aborder toute cette entrevue. A croire que les leçons diplomatiques du Conseiller avaient été donnée dans le vent. Non tout de même ! Nolan était en un seul morceau, il n'y avait rien de cassé dans la tente et à part ses nerfs en pelote de laine, tout allait parfaitement bien, non ? Le guerrier termina son verre d'une seule gorgée avant qu'il ne se lève souplement et ne se dirige vers l'entrée de la tente.

« - Nolan ? »

Il s'accouda au montant de l'ouverture et se pencha vers le jeune homme, le plongeant dans son ombre alors qu'il venait lui gronder au creux de l'oreille, avant qu'il ne quitte la tente :

« - Si jamais tu désires t'expliquer avec moi sur un plan plus physique, tu sais où me trouver. Je me ferais un plaisir d'échanger quelques passes d'armes avec toi. »

L'homme lui coula un regard, visage à quelques centimètres du sien avant qu'il ne se redresse et ne vienne lui-même ouvrir le lourd pan de toile. Au dehors, le soleil pâle battait la terre gelée en une réverbération probablement éblouissante après la pénombre confortable et chaude de la tente. Nonchalamment appuyé à l'encadrement qu'il tenait toujours d'ouvert, Sigvald lui fit un léger signe de la main et le regarda récupérer son escorte sans un mot de plus, puis suivit sa jeune silhouette jusqu'à le perdre de vue aux abords du camps délimarien.

descriptionLa mesure des puissances [PV Nolan] EmptyRe: La mesure des puissances [PV Nolan]

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Après que le général Délimarien ait fait éclater sa hargne, offrant au dirigeant Sélénien un éclatant témoignage de son manque de tempérance et de son impulsivité, ce dernier écouta la suite des propos de l’adolescent et laissa échapper plusieurs soupirs de lassitude, tandis son exaspération se manifestait par le froncement de ses sourcils broussailleux.

De toute évidence, à en juger par les crispations de son corps de colosse, les réponses du jeune Kohan, loin d’apaiser la tension engendrée par leur conversation, ne faisait qu’attiser le brasier de la colère qui grondait en lui ; bien que cette fois-ci Sigvald paraisse moins enclin à la manifester par des gestes violents envers son vis-à-vis.

Face à cette déferlante d’émotions, Nolan, quant à lui, demeura impavide gardant ses prunelles d’or fermement rivées sur le Nordique qui le dominait de toute sa hauteur. Si d’aucuns pouvaient reprocher au jeune monarque son inexpérience et son immaturité, force était de constater que celui-ci possédait du courage et une grande force de caractère en dépit de sa jeunesse.

Qu’est-ce que ce loup des neiges s’imaginait ? Escomptait-il le terrifier ? L’amener à assouplir sa position en utilisant l’intimidation et la violence ? L’humilier et l’obliger à courber l’échine ?

Si telles étaient ses intentions alors elles ne rendaient pas honneur à son peuple, ne faisant, au contraire, qu’accréditer les préjugés séculaires voulant que les Glacernois soient des brutes épaisses et des bellicistes incapables de se maîtriser et considérant la guerre comme l’unique solution aux conflits.

Enfin le géant au regard d’acier prit la parole et répondit à la question de son royal interlocuteur et Nolan l’écouta parler sans ciller, conservant un visage imperturbable. Seules ses prunelles ambrées se mirent à luire d’un éclat acéré. Certes, celui-ci était forcé d’admettre par souci d’honnêteté intellectuelle que l’homme avait raison.

En effet, il était impossible de savoir ce qui se serait passé si Aldaron avait commis une erreur similaire à celle de sa sœur. Cependant, en son for intérieur, le jeune empereur se demandait si les Délimariens soutiendraient Aldaron, même si celui-ci commettait les pires ignominies, en raison du fait que l’elfe était leur allié et stigmatiseraient Sélénia, peu importe ses actes, à cause de sa lignée. Si tel était le cas alors ils feraient preuve d’une grande iniquité.

Ensuite, dardant ses mires de givre sur le sélénien, Sigvald prit la défense d’Aldaron mettant en exergue ses actes de bravoure, tout en reconnaissant néanmoins qu’il s’agissait d’un marchand rusé et sournois. En entendant ses mots, les lippes de Nolan s’ourlèrent d’un léger sourire, à la fois amusé et plein d’amertume.  

L’elfe à la peau cendrée était bel et bien tel que le général Elusis le décrivait, un être complexe et ambigu, capable de commettre les actes les plus nobles mais aussi des infamies. Lors de leur entrevue, Aldaron ne lui avait-il pas laissé entrevoir la monstruosité tapie dans les tréfonds de son âme et héritée de son séjour à Morneflamme ?

Un voile de tristesse ternit l’éclat de ses iris en songeant à la loyauté qui autrefois liait son père et celui qui désormais était le bourgmestre de Caladon. Jadis Aldaron avait partagé le supplice de Korentin au sein de la prison des monstres, veillant sur ses jours et allant même jusqu’à tuer pour le protéger.

Mais à présent, l’elfe semblait s’être transformé en un être amer, au cœur rempli d’aigreur et dont les intentions envers le dernier héritier de la lignée Kohan demeuraient douteuses.

Nolan se remémora les paroles sibyllines de l’elfe aux cheveux laiteux concernant la part de chaos qu'il dissimulait et faisait de lui un être changeant et capable du meilleur…mais aussi du pire. Et ce pire, c’était justement ce que l’adolescent craignait de découvrir. Quel était son véritable visage ? Est-ce que derrière son masque de protecteur se dissimulait celui d’un bourreau ?

Le couronné se sentait mal à l’aise avec une telle incertitude et l’instabilité qui habitait Aldaron lui faisait craindre de possibles complots ou trahisons de sa part. Quant à sa Cour gangrenée qu’évoquait le général de l’Océanique, le jeune empereur ne connaissait que trop bien cet état de fait et lui-même le déplorait, espérant remettre de l’ordre au plus tôt au sein de ce nid de vipères.

Les paroles du souverain de Sélénia concernant sa détention et la tentative de meurtre commise par Aldakin du Néant sur sa personne n’éveillèrent aucune empathie chez le Nordique qui, pour toute réponse, se mura dans un silence hostile. Toutefois, les crispations de ses muscles représentaient un langage plus éloquent qu’un long discours et révélaient la colère qui couvait dans ses entrailles.

Sans le vouloir, l’adolescent avait probablement touché un point sensible car lorsque l’homme ouvrit à nouveau la bouche ce fut pour prononcer des paroles pleines d’aigreur, soulignant le fait qu’aujourd’hui Achroma se trouvait aux côtés d’Aldaron et non du trône Kohan. En entendant le nom de son sauveur d’autrefois, Nolan ne put s’empêcher de tressaillir et se remémora cette haute silhouette à la chevelure d’une blancheur opalescente semblable à la plus pure des neiges.

Le jeune empereur s’apprêtait à rétorquer mais il parvint à se retenir à temps, jugeant qu’il ne servirait à rien d’envenimer une situation déjà tendue. Certes, la pique lancée par Sigvald était puérile et mesquine mais elle s’expliquait par son amertume en raison des multiples trahisons endurées par les Glacernois.

Gardant la maitrise de lui-même, Nolan conserva son calme impassible et un visage qui ne laissait transparaître aucune émotion, formant un étonnant contraste avec le bouillonnement émotionnel du général Délimarien, comme un affrontement muet de la glace et du feu.
Dès après, le nordique porta son verre à ses lèvres, avalant une longue gorgée d’alcool comme s’il cherchait à puiser un quelconque réconfort dans ce geste ou à se donner du courage pour poursuivre une discussion si éprouvante pour ses nerfs.

Puis, tout en contemplant les motifs ouvragés qui ornaient le verre, l’homme parla avec sincérité de la rancœur et des griefs que son peuple éprouvait envers la lignée Kohan et qui expliquait leur méfiance envers le couronné. Néanmoins, il prit soin de nuancer ses propos en précisant que les Glacernois n’avaient guère pour tradition d’imputer aux enfants les erreurs de leurs aïeuls. Au contraire, il appartenait à chacun de tracer sa propre destinée et Nolan ne devait pas resté attaché aux mirages d’une gloire passée.

En entendant ses propos plein de sagesse, l’adolescent poussa un soupir de soulagement. Enfin des paroles sensées au milieu du galimatias dont l’abreuvait le Glacernois depuis le début de leur entrevue.

Après tout, peut-être que l’espoir était permis pour peu que cet homme ne demeure pas engoncé dans ses préjugés passéistes et accepte d’aborder leur discussion sous l’aune de la tolérance et de la compréhension mutuelle.

Certes, le Couronné acceptait d’admettre que sa lignée avait eu de grands torts vis-à-vis du peuple de Glacern et lui-même en éprouvait une vive tristesse, mais il était incapable de changer le passé et lui faire des sempiternels reproches ne ferait qu’envenimer les relations entre leurs deux nations.

Fort heureusement, Sigvald ne semblait pas être dans cet état d’esprit et peut-être que la possible réconciliation avec la Délimare que celui-ci avait fait entrevoir au jeune Kohan ne consistait pas en des paroles vaines…

Toutefois, le jeune empereur préférait rester circonspect ne sachant comme aborder cette main tendue, représentant une chance inespérée, et qui ne se présenterait certainement pas à deux reprises.

Malgré sa jeune expérience, sa lucidité lui faisait prendre conscience que le chemin pour y parvenir serait semé d’embûches, des deux côtés, ne serait-ce qu’en raison de l’hostilité d’une grande partie de ses Conseillers et de la noblesse envers les Délimariens.
Après avoir achevé son discours, le général Elusis lui tendit l’invitation de l’intendante de la Délimare.

Restant d’abord silencieux, l’adolescent la prit et une lueur pensive s’alluma dans ses mires de topaze. Ainsi cette possibilité de rapprochement semblait se confirmer car Tryghild Svenn désirait l’inviter sur son territoire et le rencontrer en personne, chose encore impensable quelques mois auparavant.

- Très bien, je souhaite répondre favorablement à son invitation, dit le monarque Sélénien avec assurance en fixant le colosse.

Eprouvait-il de la crainte à l’idée de se rendre sur les terres d’adoption de ce peuple qui s’était révolté contre lui et criait sa haine des Kohan, les accusant d’être la cause de la décadence du peuple humain ?

Oui et non, il aurait été fou ou inconscient de ne ressentir aucune appréhension à la pensée d’un tel voyage ; toutefois il connaissait suffisamment les traditions de Glacern pour savoir qu’aucun mal ne lui serait fait sur leur territoire car, en dépit de leur rancœur, le sens de l’honneur et de l’hospitalité était trop solidement enraciné dans le cœur des Délimariens pour commettre une telle fourberie.

Puis comme pour conclure cette conversation, Sigvald se pencha en direction de Nolan et lui murmura à l’oreille qu’il se montrerait disponible si celui-ci désirait s’expliquer avec lui sur un plan plus physique.

Le jeune empereur acquiesça d’un signe de tête, espérant malgré tout que s’il acceptait une telle proposition, le général Elusis saurait contenir ses ardeurs afin d’éviter un incident diplomatique majeur.

Après avoir enfilé sa cape et couvert sa tête de la capuche pour se protéger de la pluie verglacée, Nolan quitta la tente. Et pendant qu’il s’éloignait à pas lents, entouré de son escorte, l’adolescent sentait peser sur lui le regard d’acier et de givre du général de l'Océanique.

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