Cordont - 16 novembre an 1762 du troisième âge, après-midi
Ils étaient arrivés il y a deux jours à peine. Leur convoi terrestre avait été plus rapide que le convoi de mer de Délimar. Mais ce dernier avait dû faire charger tout le lourd matériel et était parti un peu plus tard qu'eux. De plus ils avaient dû certainement faire une halte à Caladon pour charger des vivres supplémentaires. Et enfin, les belles et nobles voiles de la Glacern apparaissaient non loin. Elles s’élevaient sur les hauts mâts, gonflées par le vent, poussant la Glacern à belle vitesse. Ilhan n’était pas sur le pont, mais devinait le vent sifflant et les voiles claquant sous ses fouets. Il attendait vers le port, ou ce qu’il en restait, que la navire arrive.
Il observa de loin les marins affaler les grandes voiles pour ne naviguer qu’avec les brigantines et les focs, offrant ainsi moins de prise aux vents, moins de vitesse, mais plus de précision. Heureusement le vent était assez clément, ni trop faible ni trop fort, pour permettre la manœuvre délicate d’accostage.
Ilhan ferma un instant les yeux, et s’enivra de l’air marin, des embruns fouettant son visage, du vent s’infiltrant dans ses cheveux et lui chatouillant la nuque. Il plana un instant avec les oiseaux marins qui criaillaient au dessus de lui, au son du lent leitmotiv de la marée. C’était de ces instants dont il aimait profiter. De ces perles de vie dont il aimait s’abreuver, se laissant emporter par toutes les sensations grisantes qui l’électrisaient. Ces moments de communion intense et envoûtante avec la nature, le présent, la vie, les autres. Ces instants précieux qu’il chérissait et qu’il rappelait à lui ensuite lors de ses méditations quotidiennes.
De ces instants qui vous rappelaient que vous étiez vivants. Là. Maintenant. Pour quelques secondes encore.
De ces instants trop chers et trop courts, qu’il enfermait dans les petites boites précieuses de ses souvenirs, en son esprit.
Mais il était temps de refermer l’écrin de cette nouvelle perle et il rouvrit les yeux. Il ignora les larmes que le vent vint lui soutirer. Et aperçut le bateau si proche soudain. Quasiment accosté. Il attendit, patient, homme de sel figé, que les marins stabilisent la belle frégate.
Il était venu accueillir le vieux loup, autant pour honorer son arrivée que pour pouvoir lui faire un premier compte-rendu de leur avancée, à Sigvald et à lui. Enfin pour tout avouer, Sigvald avait accompli le plus gros œuvre et n’avait pas chômé. Le général avait été des plus efficaces pour installer le camp délimarien et organiser les premières interventions sur le champ de ruines qu’était devenu Cordont. Ilhan avait surtout aidé à certains conciliabules, et à une partie de la coordination. Et à commencer à tirer quelques ficelles dans l’ombre, mais ces ficelles-là mettraient plus de temps pour tisser leur toile pleinement. Le général était encore occupé à une affaire pressante et l’avait envoyé en avant. Il s’entretiendrait certainement plus tard avec le vieux loup pour les affaires militaires et apparentées.
Ilhan était ainsi perdu dans ses pensées, quand enfin la haute et imposante silhouette de l’immaculé se dessina dans son champ de vision, descendant du bateau. Visiblement Nyko l’avait vu et, après avoir donné quelques ordres à ses hommes, se dirigeait déjà vers lui et sa garde. Ilhan alla au devant du délimarien. Arrivé devant lui, il dut relever la tête pour fixer ses orbes sombres, brillantes de malice et de vivacité, dans les perles azur du vieux glacernois. Avait-on idée d’être aussi grand ? Non, en fait, la véritable question était : avait-on idée de venir parmi un peuple de géants, lui déjà pas bien grand, même parmi les siens ?
Retenant de justesse un reniflement agacé à cette pensée, il offrit un respectueux hochement de tête à l’amiral et s’inclina légèrement.
– Bienvenue à vous, noble loup de mer. J’espère que la marée vous a été clémente, fit-il en langue nordique, dont il avait presque gommé ses accents althaïens.
Presque. Il peinait toujours sur certaines sonorités plus gutturales.
Il réprima une grimace au souvenir des marées houleuses qu’il avait affrontées lors de leur traversée jusqu’en cet archipel, et qui lui avait donné un mal de mer carabiné, et se força à sourire à la place.