28 Octobre 1762
La ville était bruyante, une cacophonie inextricable et désagréable par son agressivité, qui grinçait et éructait dans ses oreilles, engourdissant son audition et faisant palpiter ses tempes. C’était sa plaie habituelle, chaque fois qu’ils quittaient le pont du navire pour faire escale et ce où que ce soit. Athgalan ne valait pas mieux que Caladon, cependant, et cette ville-ci avait au moins le mérite de ne pas manquer s’écrouler sous son propre poids. Les sons percutaient ses tympans sensibles, faisant palpiter ses tempes de façon fort désagréable. Chaque fois qu’un son lui parvenait, sa queue, dissimulée sous le tissu de son manteau, tressautait légèrement avec un cliquetis de chitine avant de retomber, le mouvement tiraillant le creux de ses reins. Cela faisait longtemps que la vie en ville n’était plus agréable pour lui, mais il se contraignait à ne pas céder sous la tentation d’un isolement bienfaisant, malgré l’insistance de sa fille dans cette vie comme dans la précédente. Marchant dans les rues pavées, Teotl ralentissait régulièrement pour observer les indications de sous sa capuche avant de reprendre sa route, quittant le port pour atteindre le quartier marchand. C’était là qu’il devait retrouver une vieille connaissance à lui, dans une boutique attenante au canal, appartenant officiellement à un grand empire de négoce, et officieusement à l’une des entités les plus dangereuses de la Perfide. Parvenir à destination était plus une affaire de patience que d’orientation ou d’intelligence, la ville était construite selon un plan logique, en revanche, pour le reste… le reste ne s’expliquait pas, tout simplement. Planté devant l’échoppe, il l’observa de haut en bas, puis entra sans un commentaire, laissant le bruit s’assourdir derrière le bois et savourant un instant le calme relatif du lieu.
Lorsqu’il fut question de quitter de nouveau l’échoppe, il rechigna en silence, mais ne put que s’y plier. Dehors, le soleil brillait, sec, malgré la fraîcheur et l’humidié qui provenaient de l’océan si proche. Les rayons chauffèrent son visage et il observa la rue bondée, les pavés luisants légèrement, humides, et au-delà, le chenal conduisant au port, qu’empruntaient les barges bondées de biens qui seraient déchargés pour être vendus sur place, ou embarqués sur des navires à destination d’un autre port. Une légère brume iodée s’élevait de l’onde et il huma le parfum distordu par les relents de la ville marchande, leva les yeux, ou ce qui lui servait d’yeux, pour contempler le ciel. Une tempête ne tarderait guère, ce n’était pas ce soir qu’ils partiraient. L’équipage se cantonnait à l’envers mal famé du port, là où il pouvait assouvir ses besoins et ses vices : une pinte de rhum, une catin sur les genoux… Teotl pondéra. Devait-il les rejoindre ? Il tendait à ne pas apprécier d’avoir des spectateurs à sa débauche, mais peut-être au moins pour tenir les hommes de son père à l’œil ? Non, définitivement, il ne voyait pas l’utilité de le faire, les bleus savaient déjà ce qu’ils risquaient s’ils dépassaient les bornes. Fort de cette décision, il ne lui restait plus qu’à trouver comment lui désirait s’occuper, maintenant que ses obligations étaient remplies. L’idée de trouver un alchimiste en ville l’effleura mais il la rejeta, sous prétexte qu’un citoyen Caladonien ne pourrait ni saisir la finesse de ses recherches, ni tout simplement avoir la force de caractère de les mener à bien pour lui. Jusqu’ici, la seule qui avait réussi s’était détournée de lui, un dommage qu’il comptait toujours réparer.
Relevant sa capuche pour ombrer son visage, le maître d’équipage se joignit à la foule et prit la direction du quartier intérieur. Cela faisait longtemps qu’il n’était pas revenu à Caladon, et de toutes les villes de Calastin, elle était sa préférée. Parcourir ses rues n’était pas aussi exaltant que de revenir à Lyssa, mais c’était un succédané acceptable. Au fur et à mesure, les bâtiments se faisaient plus riches, plus imposants, la population plus respectable. Midi approchait sous un ciel à la couleur étrange, et il achevait une collation légère, perché sur un muret de pierres blanches, à côté d’une boulangerie dont s’échappait une odeur chaude et sucrée qui se mêlait agréablement à la brise. Derrière son bandeau, ses yeux rendus à la vue par magie observaient distraitement la foule, contemplant avec un mélange d’envie et de mépris les passants qui se croisaient sur la place. Sa queue, libérée du poids du tissu, bougeait librement dans son dos, tandis qu’il brisait des morceaux d’une miche de pain et d’un morceau de fromage pour les avaler lentement, mâchant excessivement. Cela faisait quelques temps qu’il n’avait pas trouvé un sujet digne d’être intégré à son essence… aucune de leurs prises récentes ne le valait. Le goût du sang et la texture de la chair sur sa langue lui manquaient. Tout le reste semblait fade, en comparaison, terne. Pour autant, il fallait bien qu’il se force s’il ne voulait pas finir lui-même en proie. Cela n’avait rien de plaisant, mais c’était nécessaire, vital. Sur un soupire, il acheva son déjeuné et empaqueta les restes dans une sacoche qui disparut dans les replis de son manteau avant de sauter sur ses pieds.
Alors qu’il s’apprêtait à reprendre sa visite, un visage familier, dans la foule, attira son attention. D’abord surpris, il se fit bien vite curieux et prédateur à l’idée de la coïncidence qui lui tendait les bras. S’approchant sans en avoir l’air, il parvint bientôt à le suivre hors de la place, vers l’une des rues qui conduisait, à terme, hors de la ville. Lorsque la foule commença à se faire plus clairsemée, il fit un détour, ne désirant nullement être repéré si vite, et laissa le glyphe de son armure le fondre dans la végétation alentours. Ayant prit de l’avance sur sa cible, il revint sur la route principale et la prit en sens inverse, assuré de le croiser dans peu de temps, ce qui ne manqua nullement. Nez à nez, Teotl feignit la surprise, s’adressant à lui d’une voix aussi chaude qu’innocente, le ton agréable et dépourvu d’accent elfique, ayant, à la place, celui de la Vagabonde :
« Valmys ! Quelle surprise… J’ai failli ne pas te reconnaître avec de tels habits »
La remarque pouvait paraître anodine, et même logique, puisqu’il portait de riches parures, bien plus riches que celles que les apprentis possédaient le plus souvent, s’il avait bien compris les règles du Domaine. Pourtant, cela avait un sous-entendu qu’eux seuls pouvaient comprendre, au vu de leur dernier échange. Le jeune chanteur ne possédait à l’époque rien sur lui et pour une excellente raison. C’était à souffler le chaud et le froid en même temps, une simple remarque et une cruauté gratuite. Il accentua encore l’occurrence d’un sourire léger, retenu mais permissif, le même qu’il avait déjà pu avoir à son égard en prenant soin de lui après le passage de l’équipage. Oui, définitivement, voilà qui allait occuper sa journée de forte intéressante façon ! Il ne s’était réellement pas attendu à le voir, pourquoi l’aurait-il fait d’ailleurs ?
« Accompagnes-tu ton maître à Caladon ? »
Il y eut un léger blanc, puis il approcha en lui tendant une main, dans une forme de salut humain parfaitement détendu.
Lorsqu’il fut question de quitter de nouveau l’échoppe, il rechigna en silence, mais ne put que s’y plier. Dehors, le soleil brillait, sec, malgré la fraîcheur et l’humidié qui provenaient de l’océan si proche. Les rayons chauffèrent son visage et il observa la rue bondée, les pavés luisants légèrement, humides, et au-delà, le chenal conduisant au port, qu’empruntaient les barges bondées de biens qui seraient déchargés pour être vendus sur place, ou embarqués sur des navires à destination d’un autre port. Une légère brume iodée s’élevait de l’onde et il huma le parfum distordu par les relents de la ville marchande, leva les yeux, ou ce qui lui servait d’yeux, pour contempler le ciel. Une tempête ne tarderait guère, ce n’était pas ce soir qu’ils partiraient. L’équipage se cantonnait à l’envers mal famé du port, là où il pouvait assouvir ses besoins et ses vices : une pinte de rhum, une catin sur les genoux… Teotl pondéra. Devait-il les rejoindre ? Il tendait à ne pas apprécier d’avoir des spectateurs à sa débauche, mais peut-être au moins pour tenir les hommes de son père à l’œil ? Non, définitivement, il ne voyait pas l’utilité de le faire, les bleus savaient déjà ce qu’ils risquaient s’ils dépassaient les bornes. Fort de cette décision, il ne lui restait plus qu’à trouver comment lui désirait s’occuper, maintenant que ses obligations étaient remplies. L’idée de trouver un alchimiste en ville l’effleura mais il la rejeta, sous prétexte qu’un citoyen Caladonien ne pourrait ni saisir la finesse de ses recherches, ni tout simplement avoir la force de caractère de les mener à bien pour lui. Jusqu’ici, la seule qui avait réussi s’était détournée de lui, un dommage qu’il comptait toujours réparer.
Relevant sa capuche pour ombrer son visage, le maître d’équipage se joignit à la foule et prit la direction du quartier intérieur. Cela faisait longtemps qu’il n’était pas revenu à Caladon, et de toutes les villes de Calastin, elle était sa préférée. Parcourir ses rues n’était pas aussi exaltant que de revenir à Lyssa, mais c’était un succédané acceptable. Au fur et à mesure, les bâtiments se faisaient plus riches, plus imposants, la population plus respectable. Midi approchait sous un ciel à la couleur étrange, et il achevait une collation légère, perché sur un muret de pierres blanches, à côté d’une boulangerie dont s’échappait une odeur chaude et sucrée qui se mêlait agréablement à la brise. Derrière son bandeau, ses yeux rendus à la vue par magie observaient distraitement la foule, contemplant avec un mélange d’envie et de mépris les passants qui se croisaient sur la place. Sa queue, libérée du poids du tissu, bougeait librement dans son dos, tandis qu’il brisait des morceaux d’une miche de pain et d’un morceau de fromage pour les avaler lentement, mâchant excessivement. Cela faisait quelques temps qu’il n’avait pas trouvé un sujet digne d’être intégré à son essence… aucune de leurs prises récentes ne le valait. Le goût du sang et la texture de la chair sur sa langue lui manquaient. Tout le reste semblait fade, en comparaison, terne. Pour autant, il fallait bien qu’il se force s’il ne voulait pas finir lui-même en proie. Cela n’avait rien de plaisant, mais c’était nécessaire, vital. Sur un soupire, il acheva son déjeuné et empaqueta les restes dans une sacoche qui disparut dans les replis de son manteau avant de sauter sur ses pieds.
Alors qu’il s’apprêtait à reprendre sa visite, un visage familier, dans la foule, attira son attention. D’abord surpris, il se fit bien vite curieux et prédateur à l’idée de la coïncidence qui lui tendait les bras. S’approchant sans en avoir l’air, il parvint bientôt à le suivre hors de la place, vers l’une des rues qui conduisait, à terme, hors de la ville. Lorsque la foule commença à se faire plus clairsemée, il fit un détour, ne désirant nullement être repéré si vite, et laissa le glyphe de son armure le fondre dans la végétation alentours. Ayant prit de l’avance sur sa cible, il revint sur la route principale et la prit en sens inverse, assuré de le croiser dans peu de temps, ce qui ne manqua nullement. Nez à nez, Teotl feignit la surprise, s’adressant à lui d’une voix aussi chaude qu’innocente, le ton agréable et dépourvu d’accent elfique, ayant, à la place, celui de la Vagabonde :
« Valmys ! Quelle surprise… J’ai failli ne pas te reconnaître avec de tels habits »
La remarque pouvait paraître anodine, et même logique, puisqu’il portait de riches parures, bien plus riches que celles que les apprentis possédaient le plus souvent, s’il avait bien compris les règles du Domaine. Pourtant, cela avait un sous-entendu qu’eux seuls pouvaient comprendre, au vu de leur dernier échange. Le jeune chanteur ne possédait à l’époque rien sur lui et pour une excellente raison. C’était à souffler le chaud et le froid en même temps, une simple remarque et une cruauté gratuite. Il accentua encore l’occurrence d’un sourire léger, retenu mais permissif, le même qu’il avait déjà pu avoir à son égard en prenant soin de lui après le passage de l’équipage. Oui, définitivement, voilà qui allait occuper sa journée de forte intéressante façon ! Il ne s’était réellement pas attendu à le voir, pourquoi l’aurait-il fait d’ailleurs ?
« Accompagnes-tu ton maître à Caladon ? »
Il y eut un léger blanc, puis il approcha en lui tendant une main, dans une forme de salut humain parfaitement détendu.