Plage proche de Délimar, 21 décembre 1762
Dire qu’il était heureux d’être rentré était un doux euphémisme. Ils étaient arrivés la veille, leur voyage de retour s'était effectué par bateau et non à vive allure sur leurs selles dures, que les esprits soient loués !, et les dix jours de trajets s'étaient plutôt bien passés. Ilhan avait eu en tout cas de la chance de ne pas avoir vu de tempête lui pourrir ce voyage-là aussi. Bon d'accord, le cuistot de la Glacern laissait clairement à désirer, mais à défaut de petits plats agréables, ils avaient eu une nourriture décente bien différente de la simple viande séchée de l'aller. Ils avaient pu dormir sur des couchettes correctes, même si la houle de la mer était une berceuse particulière, et il n'avait pas vomi tripes et boyaux ! Sans doute grâce au temps clément et à la bonne stabilité de la Glacern qui leur avaient évité de se faire balloter comme des fétus de paille à travers tout le bateau. Mais quand bien même le trajet de retour avait été bien meilleur qu'il ne l'avait redouté, Ilhan était bien heureux de rentrer.
Plus que d’avoir retrouvé sa maison, son confort égoïste, ses chèvres, c‘était surtout de ne plus voir ce gouffre béant qui semblait vouloir les avaler. Ne plus voir les visages ravagés de peine des rescapés. Ne plus voir ses yeux remplis d’espoir dès que les aides de Délimar ou Caladon travaillaient près d’eux. Ilhan avait tenté de mettre toutes ses compétences en œuvre pour organiser la reconstruction. Mais un sentiment d’impuissance le rongeait à chaque pas qu’il faisait dans Cordont. Le sentiment d’inutilité de tout ce qu’ils entreprenaient. Ce sentiment insidieux qu’ils étaient tous dans le faux, qu’ils ne voyaient pas ce qui était juste sous leurs yeux, un danger latent, un gouffre bien plus abyssal que celui qui avait tenté de les avaler. Bien plus sombre encore que celui qui menaçait peut-être de s’ouvrir sous leurs pieds.
Quelles étaient les forces à l’oeuvre dans ce sinistre ? Pourquoi soudain les golems s’étaient-ils éveillés ? Les humains les avaient-ils réveillés en foulant leurs terres avec trop d’ardeur, ou en creusant trop profond comme le racontaient de vieux contes d’antan ? Etait-ce une antique puissance de cet archipel qui soudain grondait ? Qui s’écriait contre la présence des étrangers qu’ils étaient et qui bafouaient leurs territoires ? Ou peut-être avaient-ils amené avec eux cette puissance dévorante qui soudain explosait tel un volcan en éruption ? Les chimères ? Se pourrait-il que, déjà, elles les aient retrouvés ? Et que cette calamité soit leur œuvre ? Non, sur les anciennes terres, les chimères agissaient directement sans préambule ni subtilité. Elles attaquaient, fonçaient et dévoraient tout sur leur passage. Semant destruction et mort, leur maitre mot était ravage. Ou alors changeaient-elles de tactique pour les empêcher de fuir de nouveau ?
Rha, que de questions, songea Ilhan en se morigénant. Inspire, expire, s’exhorta-t-il en son for intérieur. Fais le vide en ton esprit. Il accompagna sa pensée d’une longue expiration tout en faisant mine de repousser d’une main, à gestes lents et comptés, un adversaire imaginaire. Tout juste vêtu de ses braies et d’une tunique noire, la brise plus que fraîche de décembre lui intimant de rester un minimum couvert, il effectuait ses exercices quotidiens de transe méditative, une habitude qu’il avait rapidement prise en s’installant à Délimar. Chaque matin, escorté de sa garde délimarienne, il se rendait sur les plages hors de la ville et pratiquait une séance plus ou moins longue. Le plus souvent cette séance-ci était dédiée à une transe chorégraphiée, des mouvements étranges et posés, ses bras chassant des ennemis imaginaires en gestes lents, calmes, ou son corps tout entier effectuant d’étranges figures, telle une danse intimiste. Ces mouvements lui permettaient de mieux se concentrer, de profiter de la nature apaisante, du reflux magique de la mer qui marquait si bien le cycle de la vie, tout en faisant un peu d’exercice physique pour entretenir un minimum son corps.
Mais ce matin… Ce matin ces exercices semblaient voués à l’échec. Bien trop de questions tourbillonnaient en lui. Il serait bon pour reprendre une séance plus posée chez lui, en s’isolant au milieu de vapeur d’encens et de senteur boisée, pour mieux se plonger dans sa transe. Il n’arriverait à rien de mieux dans cet état, dut-il se résigner. Il devait déjà s’estimer heureux d’avoir apaisé les palpitations qui n’avaient eu de cesse de le réveiller toute la nuit durant. Si les questions n’avaient cessé de le tarauder, au moins avait-il recouvré un semblant de paix et pouvait réfléchir plus posément.
Après une dernière expiration, Ilhan mit fin à sa séance et reporta son attention sur la sacoche qui l’accompagnait et contenait son courrier du jour. Il jeta un rapide regard vers les deux gardes qui lui tournaient le dos à demi et discutaient à voix basse à distance polie. Ilhan avait souvent les mêmes hommes comme gardes, même s’ils s’alternaient, et à force tous connaissaient ses habitudes. Ses manies, notamment ses séances étranges de « chasse », comme Ilhan le prétextait quand il prévenait de ses sorties hors de Délimar. Bon il ne mentait qu’à moitié. Il ne chassait simplement pas le gibier auquel on s’attendait d’un autre chasseur, voilà tout. Lui son métier, l’un des pans de son métier du moins, était la chasse aux informations.
Son regard noir revint sur les parchemins qui l’attendaient. Sa chasse à lui était ici. Ce courrier qui chaque matin lui arrivait en grand nombre et qu’il venait consulter ici, où magie n’était plus malvenue. Il pouvait ainsi desceller sans peine ses lettres protégées et cryptées et les lire sans peur d’un quelconque espion. Dans un discret soupir, il s’essuya le visage sur un linge qu’il jeta négligemment sur son épaule, puis s’empara d’une des lettres. D’un geste sûr, il retira les sorts de protection, la décacheta, et lança le sort de décryptage. Il fronça légèrement les sourcils à la lecture. Une lettre d’une de ses araignées située dans une autre île, un compte-rendu détaillé. Rien de bien inquiétant, mais quelques petites informations à consigner. Les elfes étaient décidément, même ici, des êtres calmes et posés. Il s’empara d’une autre missive, répéta son manège et commençait tout juste sa lecture quand un grondement sonore, dans une gerbe d’eau puissante, l’interrompit et le figea net dans son geste...