3 octobre 1762
Le ciel était en feu. L'horizon se drapait de rouge, d'orange et de rose à mesure que le soleil déclinait. Bientôt, il disparaîtrait derrière l'horizon et plongerait le monde dans les ténèbres bienfaitrices. Avec l'aube, l'aurore était sans aucun doute le moment de la journée que Marche-flammes aimait le plus. Le début et la fin, le jour et la nuit. Un cycle sans fin. Beaucoup pensaient que la nature s'endormait également à la tombée du jour. Mais c'était là une pensée bien nombriliste. La nature, au contraire, semblait s'éveiller un peu plus sous les diamants des étoiles. C'était, en tout cas, l'opinion de Marche-flammes.
La féline s'était envolée en début de soirée après une journée passée à patrouiller les abords de la savane. Assister au coucher du soleil aux abords de la mer était un spectacle encore plus fascinant. Accompagnée dans sa chevauchée des vents par Heyra, Leksa décida donc de reste encore un peu dans la zone afin de profiter de ce moment si particulier. La petite chouette chevêche volait donc vers la mer dans l'ombre de la pygarde qui semblait lui servir de garde du corps. Ici, le vent était différent, chargé d'humidité et d'iode. La tribyoon sentait presque le sel marin dans ses poils.
Face à ses grands yeux jaunes, le soleil était devenu une boule de feu. Il brillait comme de la lave et était encore plus orange que le fruit du même nom. La nature était tellement belle, songea Leksa en s'approchant de la surface ondulée de la mer. Elle y fit traîner ses serres et laissa des gerbes d'eau dans son sillage. Son plumage s'humidifia légèrement. Au-dessus d'elle, Heyra la dépassa et piqua soudainement vers la houle. Dans ses imposantes pattes, la pygarde sortit de l'eau un petit poisson qu'elle s'empressa d'avaler. Cette race de rapace était d'excellent pêcheur, se rappela Leksa avec amusement. L'oiseau sustenté remonta ensuite dans les airs et surplomba de nouveau la petite chouette. C'était son rôle de veiller sur Leksa. Celle-ci observa de nouveau son reflet dans la surface houleuse. Il lui était toujours étrange de se regarder et, plutôt que d'observer un faciès félin, se retrouver nez à becs avec une petite chouette au regard sévère.
Whii-oh-hyo-hyo-hyo
Le cri d'alarme surprit Marche-flammes. Son reflet lui renvoya deux grands yeux exorbités puis, l'instant d'après, une ombre lui tomba sur le bec. La petite chouette fut emportée dans les vagues, le remous lui fit perdre ses repaires et sa gorge s'emplit d'eau salée. Deux serres se refermèrent sur son corps sans douceur. La piqûre du sel lui fit prendre conscience d'une importante plaie sanguinolente sur le flanc. Il lui sembla rester des heures sous l'eau, mais l'imposant volatile qui venait de l'attaquer l'en extirpa à peine quelques secondes après son plongeon. Il l'y avait laissé juste assez de temps pour la désorienter. Prisonnière de serres bien plus gros que les siens, Leksa n'avait que peu d'espoir de s'en sortir sans aide extérieure. À moins qu'elle reprenne sa forme originelle.
C'est ce que la jeune Graärh décida de faire. Dans la pénombre, elle distinguait la surface de l'océan à une dizaine de mètres. C'était encore assez bas pour qu'elle ne se fracasse pas sur l'eau comme si la mer était devenue du marbre, ce dit t-elle. La transformation fut douloureuse, cette fois-ci. La blessure de son flanc était proportionnelle à sa taille de plus de deux mètres et saignait abondamment. Les serres s'ouvrirent pour la laisser tomber, incapables de supporter une telle masse. Au loin, Heyra continuait de s'affoler, mais son cri était faiblard. Sans doute c'était t-elle rendue compte de la libération de sa maîtresse. Leksa fut incapable de se métamorphoser une nouvelle fois, elle compta donc une position adéquate pour ne pas se blesser d'avantage.
Or, ce n'était pas la mer qui se profilait sous elle, mais le pont silencieux et sans vie d'un navire. Sans la lueur de la lune, la Graärh s'en rendit compte au dernier moment. Elle fut, toutefois, en mesure de corriger sa position au dernier moment. Leksa se réceptionna sur ses puissantes pattes ,apparement sans mal. Elle n'eut, cependant, guère le temps d'étudier le navire sur lequel elle venait de s'échouer malgré elle. Il n'était certainement pas de facture Graärh, mais ses pattes se dérobèrent sous elle tandis que le sang continuait de maculer son flanc. La Graärh tomba à genoux sur le bois humide, une patte sur sa blessure. Dans les cieux, Heyra s'était enfin tut et, du coin de l'oeil, Leksa distingua sa silhouette dans la mâture.