Ilhan retint presque sa respiration en attendant la, les, réponse(s) à ses questions. Il ne bougea pas d’un iota, et garda un immobilisme stoïque, même quand le graärh le fixa de son regard insondable un long moment. Un très long moment. Gênant. Déstabilisant. Mais l’althaïen parvint à soutenir ce regard sans sourciller, sans broncher, avec une patience et un calme inébranlable. Une chose qu’il avait appris au contact de Fabius : le regarder droit dans les yeux, lui servir des mensonges éhontés ou plutôt des demies vérités, tout en le trahissant dans l’ombre. Même si là nulle duperie ne rongeait son coeur, il avait tout de même la nette impression d’être jugé, et que le moindre faux pas lui coûterait. Peut-être, sûrement même, n’était-ce que vile impression infligée par sa paranoïa exacerbée. Mais dans le doute… il ne fit aucun pas, aucun geste, et attendit, appelant son dauphin à lui.
Et fut extrêmement soulagé quand l’autre enfin reprit la parole. Mieux même, lui répondit !
S'il s'était attendu à cela ! Le Graärh lui expliquait l’importance des mots, que ce soit dans son peuple ou d'une façon générale. Il lui expliquait leur valeur, leur connotation primordiale et la nécessité d’en faire usage à bon escient, de choisir le bon mot au bon moment. Et il lui expliquait tout cela à lui ! Le gräarh lui expliquait cela à lui qu’on disait souvent maître des mots ! Un court instant, Ilhan sentit une pointe d’agacement et de vexation… puis son dauphin l’apaisa et la douce ironie de ce laïus lui sauta aux yeux. Il était toujours bon de prendre des piqûres de rappel, et au contact des délimariens il avait effectivement pris cette fâcheuse habitude de présenter ses excuses pour les propos qu’il savait pouvoir déclencher colère ou irraison chez eux. Mauvaise habitude. Très mauvaise. Et c’était un graärh, entre tous les êtres de cet archipel, qui lui rappelait cela ! Ilhan sentit un sourire mi cynique mi amusé poindre sur ses lèvres à ses dépends, sans qu’il ne puisse le retenir. Sans qu’il ne veuille le retenir.
Il attrapa l’objet qu’on lui tendait et remercia d’un simple signe de tête. Il préférait ne pas user de mots pour cette fois-ci.
« - Depuis que je t’ai rencontré, j’ai perdu le compte des fois où tu as présenté des excuses. »
Son sourire d’autodérision se fana et s’adoucit pour laisser place à une moue plus contrite devant cette once de semonce. Il baissa les yeux, tout en lâchant un lourd soupir. Qu’il se sentait las et fatigué. Et qu’il faisait un bien piètre diplomate, surtout face aux graärhs, en cet instant.
Mais non, se morigéna-t-il en silence, il était peut-être piètre, pour le moment, mais il avait tout apprendre de ce peuple. Il ne pouvait pas baisser les bras. Pas maintenant, pas alors qu’il touchait enfin du doigt ce qu’il avait toujours cherché concernant les graärhs. Fort de cette nouvelle détermination, bien qu’un brin vacillante par la fatigue accumulée, il releva ses orbes sombres et les darda sur Purnendu d’un air résolu.
Et continua d’écouter, de noter en son for intérieur tout ce qu’il apprenait sur les mœurs de ce peuple. Tellement semblable aux délimariens par certains aspects. Et à écouter Purnendu, Ilhan sentait approcher une nouvelle compréhension du peuple nordique aussi. C’était, eux aussi, des gens d’action, de gestes, pas de paroles. Même si Tryghild l’avait fait mander pour l’art de parlementer et son talent diplomatique, il n’avait pas réussi à totalement ouvrir la communication avec les délimariens. Restant toujours un peu à part.
Il avait toujours été un peu à part, s'il voulait être honnête. Même en Althaïa, il était trop ambitieux, trop accaparé par ses rêves de gloire humaine pour la Romantique. Même à Gloria. L’althaïen à Gloria. L’exotique pudique à la Cour insolente. Le petit bourgeois talentueux jouant des coudes au milieu des nobles l'ignorant, l'insultant ou le jalousant. A force de ruse, de talent et de combativité, il avait su se faire une place dans ce monde si fermé. Pour mieux ensuite lui refuser ses talents et retourner à des valeurs d’un autre ferment. Mais… si à la Cour il lui était vite apparu qu’il ferait mieux de rester l’exotique, de rester à part, de se mêler à eux sans totalement s’y fondre… Ici, à Délimar, et face aux graärhs… Peut-être devrait-il oeuvrer autrement ? Avec plus… de véracité ? Peut-être… être plus lui-même ? Tout simplement ? Mais être totalement lui-même, si tant est qu’après tout ce temps, il le sache vraiment, en serait-il capable ? N'était-ce pas risqué ? Ne serait-il pas… rejeté ? Totalement désapprouvé ? Ne serait-il pas…
« - Ilhan Avente, Conseiller de Délimar ; les mots sont lourds, très lourds de sens. »
Il se gifla alors mentalement pour se poser de telles questions maintenant. Il regarda les petites enveloppes qu’on lui tendait d’un air dubitatif et incertain puis d’une main hésitante les prit, un nouveau hochement de tête en remerciement silencieux.
Il ne sursauta même pas quand une patte griffue vint serrer, presque avec chaleur, presque avec douceur, son épaule. Il baissa les yeux sentant des larmes traitresses lui monter. La fatigue oui.
La fatigue… Pff, qui croyait-il duper ? L’humiliation peut-être de se faire rabrouer comme un apprenti, ou l’amertume de réaliser que peut-être il s’était trompé de voie, fourvoyé tout un pan de sa vie. Ou… Ou… tant et tant d’émotions se bataillaient soudain en lui. Un maesltröm prêt à l’étouffer et que seules des larmes salvatrices auraient pu apaiser. Mais, au lieu de laisser cette soupape s’ouvrir, il les ravala, étouffa ses émotions une à une en lui, comme il l’avait si bien appris, et se crispa un instant sous l’effort. Plus tard, oui, plus tard, il y reviendrait, il les analyserait, quand il méditerait. Plus tard, mais pas là. Pas devant le graärh. Pleurer était sans doute, pour eux aussi, un signe de faiblesse, surtout chez un homme.
Et au lieu de larmes, ce fut un petit rire qui lui échappa. Un son court, un peu rude, un brin grinçant, résonnant désabusé, plus qu’amusé.
– Je suis…
Une autre gifle mentale. Il allait encore s’excuser ! Et son ricanement reprit, quelques notes nerveuses venant l’accompagner. Il se passa une main dans les cheveux, un geste de gêne qu’il ne s’autorisait d’ordinaire jamais et releva des yeux presque embués vers l’autre :
– On me dit souvent maître des mots, car dans notre monde je les manie, les maniais, plutôt avec talent et avais appris de grands maîtres cet art-là. Il est particulièrement ironique, bien que salvateur, que cette dure leçon des valeurs premières de cet art me soit rappelée par vous, un graärh dont le langage est peu porté sur les mots, si j’ai tout compris.
Il se leva toutefois quand l’autre l’invita à lui ouvrir la voie jusqu’à sa tente. Aucune hésitation dans ce geste, aucune inquiétude non plus. Il avait, sans qu’il ne sache pourquoi, une certaine confiance en cet être-là. Et ne disait-il pas accepter de lui en apprendre plus sur ces fameuses épreuves ? Sur les Aaleeshaans, et surtout sur les Graärhs !
Il chassa bien vite toute nostalgie et toute onde de tristesse, s’accrochant à toutes ces petites notes éphémères mais douces de joie et d’espoir qui s’égrainaient à cette idée. Il attrapa le petit réchaud de lit que le graärh lui prêtait, passa devant le grand félin, et d’un geste l’invita à le suivre. Au passage, il fit signe aux gardes qui l’attendaient de les suivre mais à bonne distance, et de ne pas s’inquiéter.
« - Pourquoi Délimar souhaite changer son comportement vis à vis du traitement porté aux Graärh ? Quel a été l’élément déclencheur après presque deux ans d’abus et d’esclavage ? Votre Aaleeshaan ne s’est certainement pas réveillé un matin avec une illumination ! Ou bien a-t-elle été visité par un Esprit ? »
Ilhan se retourna et se mit à la hauteur de son interlocuteur. Il détestait marcher seul en tête, tel un empereur devant ses sujets. Il préférait laisser cela à d’autres. Lui n’était pas fait pour marcher devant, mais pour marcher dans l’ombre. Il n’était pas fait pour parader, mais pour écouter. Et murmurer.
– Cruciale question. J’ai bien peur de ne pas en avoir une réponse précise. J’en suis…
Dans un soupir, il parvint à retenir le mot qui lui était venu. Et un ricanement agacé vint finir sa phrase.
– Les mauvaises habitudes ont la vie dure. Aucune réponse précise donc. Tout ce que je sais c’est que la culture de Délimar n’est pas portée sur l’esclavage d’ordinaire. Les Glacernois, une des trois grandes nations de notre ancien monde qui composent Délimar, ont de tout temps abolit l’esclavage, et se sont toujours ouvertement prononcés contre. Délimar a été la première cité à prononcer l’interdiction de l’esclavage… des races conscientes. Humains, vampires ou elfes. Je pense…
Il marqua un petit temps d’arrêt, sentant l’essoufflement le frapper à marcher tout en parlant à un rythme trop soutenu pour lui.
– Je pense, mais je ne peux en être formellement sûr, que les esclavagistes des graärhs ont profité de ce vide juridique.
Il préféra taire ce qu'il entendait par vide juridique et ce que cela sous-entendait. La considération que les graärhs n'étaient peut-être que des animaux, des êtres non conscients... Il préférait ne pas mettre de mots sur cela, surtout qu'il ne partageait pas du tout cette vue-là. Il entrevoyait chez les graärhs une profondeur que même certains représentants des races de leur ancien monde ne pouvaient receler.
– Par méconnaissance de votre peuple, par manque de précision à leur sujet dans nos lois, l’esclavage des Graärhs a réussi à s’installer dans la cité. Et ce, contre la volonté de notre Intendante, de cela j’en suis sûr. Mais quand l’ampleur de ce méfait a été réalisé… Il était tard. C’était devenu une mœurs bien ancrée pour certains et… difficile à abroger d’un coup d’un seul. Je pense que ce projet trottait dans la tête de notre Intendante depuis un long moment. Mais il lui fallait les bonnes personnes et le bon moment pour déclencher ce laborieux processus.
Il reprit alors la route, regardant devant lui les yeux lointains, se projetant déjà dans l’avenir, dans ce qu’il y avait à faire, à prévoir, dans ce qu’il rêvait de construire.
– Abolir quelque chose semble souvent facile. On dicte l’abolition et hop… Mais non, tout n’est pas aussi facile malheureusement. Je sais que cela doit être douloureux, cruel même, d’entendre cela pour vous, mais les choses dans nos sociétés en reconstruction sont si fragiles, si précaires… Nous sortons de nombreuse guerres et nous nous devons d’éviter d’en enclencher d’autres, si possible. Si nous voulons qu’une abolition ne crée pas de tensions, nous devons tout prévoir, tout étudier, autant que faire se peut, pour limiter les répercussions. Et ce pour tous les partis. Car si l’abolition est déclarée sans préparation, ce sont encore les anciens esclavagisés qui risquent d’en pâtir le plus : les anciens esclavagistes se retourneront encore contre eux, sans chercher le bien fondé possible. Ce sera alors dissension, ségrégation, racisme déjà bien trop latent, crimes, meurtres, mais aussi révoltes ensanglantées ou pire. Bien entendu même en prévoyant tout, les risques sont encore là mais… Et il faut aussi prévoir de… « réparer »… autant que faire se peut. Prévoir d’aider les anciens esclavagisés, de leur offrir toutes les opportunités, de retrouver les leurs ou… puisqu’ils n’ont plus de tribu… d’en reconstruire une autre, ici ou ailleurs, de retrouver leur honneur…
Il s’arrêta de nouveau, devant sa tente cette fois-ci, en souleva un pan, puis réalisant soudain qu’il s’était emporté dans son laïus, il offrit un sourire contrit et invita d’un geste de la main le graärh à entrer.
– Je sais, je ne réponds pas du tout à votre question. Je… Non je ne suis pas désolé, fit-il cette fois d’un sourire taquin. Je me suis laissé emporter par mes visions du futur. C’est une constante chez moi, et si nous sommes amenés à nous cotoyer, il faudra vous y habituer.
Il entra à son tour.
– Le feu est éteint, et je ne sais…
le rallumer. Même avec la magie. Lui et le feu… n’étaient pas bons amis. Ce n'était pas pour rien qu'il était tombé malade...
– Si vous avez froid, vous pouvez…
Il fit un geste au graärh l’invitant à faire comme chez lui. Sinon il demanderait aux délimariens de l'aider. Encore.
– Si vous voulez du thé aussi… ou tout autre chose…
Il s’avança vers un semblant d’installation de bureau où, bien rangés, attendaient de nombreux parchemins, plume et encrier bien agencés. Il souleva le couvercle d’une petite coupelle, où de nombreuses douceurs sucrées les invitaient à la gourmandise. Il en prit une et ferma les yeux sous l’onde de plaisir de ce goût qu’il aimait tant. Du chocolat.
– Servez-vous, faites-vous plaisir. Faites comme chez vous. Et…
Il s’avança cette fois vers son coffre. En sortit un petit coffret. Il en prit une petite bourse remplie de piécettes qu'il posa sur le semblant de table.
– Dites-moi combien je vous dois, pour vos soins, vos remèdes, et pour la location de votre matériel. A moins que vous préfériez un autre paiement que de l’or ? Un ravitaillement d’herbes ou autre peut-être ? Ou les deux, cela se peut aussi.