20 décembre 1962
Ratifier le traité de Cordont avait mis plusieurs longues semaines et cela s'était enfin apaisé. Nolan ne comprendrait ou n'accepterait jamais le rôle qu'avait joué Aldaron dans tout cela. Probablement se féliciterait-il copieusement d'avoir préserver la paix... Mais l'Alliance se souviendrait de l'instabilité et des nombreuses bourdes diplomatiques que le roi avait accumulées et sur lesquelles l'Alliance avait volontairement fermé les yeux... Pour la paix. Une paix fragile et que le Kohan avait piétinée avec ses gros sabots. Nolan avait brûlé toutes ses chances avec le sud de Calastin. Aux yeux de ses dirigeants, il n'était plus qu'un guignol capricieux qui mettait un point d'orgueil à avoir le dernier mot. Soit. Il l'avait eu, il devait se pavaner de fierté alors qu'il revenait avec une défaite. L'Alliance était couronnée de victoire avec la tutelle de la Chue et le Royaume avait été se rhabiller à la frontière. Nolan avait perdu sa crédibilité, probablement serait-il miré avec plus de doutes à son retour à Selenia. Son peuple ouvrirait peut-être un peu plus les yeux sur les ingérences de son souverain. Les épaules du Bourgmestre retombaient, dans un souffle, un soupir, délivré. C'était fini.
Il était resté une semaine de plus, pour que la tutelle s'organise pleinement et n'avait quitté la ville en ruine qu'ensuite, pour rentrer chez lui. Caladon lui manquait, en un sens. C'était sa maison, son foyer. Cela faisait presque deux mois qu'il l'avait délaissé et il avait l'impression que tout avait changé. Lorsque la ville se dessina au loin, dans les flots, miroitante, elle avait un plus bel éclat qu'à l'ordinaire. Ou peut-être était-ce sa vision sur le monde à lui, qui différait. Son lien inséparable, pur et sincère, lui donnait foi en quelque chose. Il respirait depuis quelques semaines et forcément, dans ses yeux et son attitude, cela se voyait. On lui dirait probablement qu'il avait retrouvé son sourire d'antan. Son visage avait perdu un peu de son sérieux pour quelque chose de plus authentique et vivant qui n'était pas pour déplaire à son entourage, sur le bateau. Il savait que ses proches s'étaient montrés inquiets à son égard, et maintenant ? Il était presque au bout de sa traversée du désert. Il sentait qu'il ne manquait plus qu'un pas, le plus rude, pour chasser Morneflamme de ses nuits tourmentées.
Le navire en approche attira la foule, puisqu’il avançait avec le pavillon du bourgmestre de Caladon. La clameur s’élevait, doucement au début, puis de plus en plus forte, grondante comme un cri du cœur, heureuse et fière des nouvelles qui leur étaient parvenues : la guerre avait été écartée. Et plus que cela, l’Alliance avait envoyé paître le Royaume de l’autre côté de la frontière. Voilà qui gonflait d’orgueil et de joie son peuple. A quai, l’elfe quittait le pont et ses mires verdoyantes balayaient l’assemblée de son habituel flegme régalien. Puis un sourire étirait paisiblement ses lèvres, prenant leur accueil chaleureux pour de la reconnaissance, celle d’avoir à nouveau offert la paix à Caladon. Elle lui faisait du bien, en un sens, après avoir affronté le mépris puéril de Nolan. Les Kohans ne lui rendraient jamais tout ce que la Triade avait fait pour eux, avec le Marché Noir et à Morneflamme. Ils étaient trop ignares, trop gâtés, pour voir autre chose, à présent, que le fait qu’Aldaron soit le dirigeant d’une faction adverse. Caladon, elle, était comme son enfant. Parfois ingrate, elle savait aussi se montrer douce et reconnaissante envers le père qu’il s’efforçait d’être.
Il inspirait l’air hivernal dans ses poumons. Il prit du temps pour serrer les mains tendues, rendre les sourires et les saluts. L’avancée était lente, mais il n’était pas un roi méprisant : il avait envie de célébrer cette victoire avec eux. Avec les siens. Là où Ivanyr prenait d’ordinaire la place de garde du corps, cette fois-ci le vampire avançait à ses côtés, comme un égal. Il n’avait pas échappé à la foule comme la main fine d’Aldaron tenait celle de l’Aîné, telle l’annonce silencieuse mais officielle de son union. Beaucoup n’aimaient pas le geste, mais certains le pardonnaient déjà, eu égard de la paix que l’elfe ramenait à la maison. Aldaron Triade avait été le frère d’une humaine et d’un vampire, et cela, bien avant que les peuples n’aient eu besoin de s’unir face au Néant. Il n’avait jamais caché sa tolérance et il n’avait jamais changé d’avis, malgré les regards de travers, les insultes et tout ce que les esprits étriqués pouvaient lui faire payer. Sur la place du marché, il avait lâché un instant son inséparable pour monter sur l’estrade et annoncer au peuple entier ce qui s’était produit à Cordont.
Il ne manqua pas d’adresser ses condoléances aux victimes et de leur faire savoir que les corps avaient été soit rendus, soit brûlés à Cordont selon les rites les plus respectueux. Les dépouilles qui manquaient à l’appel finiraient par être retrouvées, avec le temps… Mais il faudrait probablement un an pour parvenir à bout des débris de la Chue. Il exprima clairement le contenu de l’accord entre le Royaume et l’Alliance au sujet de Cordont, passant sous silence les déboires des négociations, même si ceux qui le connaissaient bien liraient dans ses yeux combien cela avait été laborieux. Il annonça que les familles des victimes seraient dédommagées pour leur permettre d’assurer un avenir serein. La chute de commerces ne serait pas bonne pour l’économie de Caladon. Outre l’évidente compassion, il y avait aussi cette question financière à régler. Il avisa par ailleurs qu’il adoptait un jeune immaculé de quatre ans, dont le père était mort face aux chimères et dont la mère avait été emportée par la Chue. Il invita les Caladonniens à faire montre de pareils altruismes et générosités, à l’égard des citoyens en deuil de la plus belle ville de l’archipel.
Et puis, pour la première fois comme jamais, un silence intense habita la ville lorsqu’Aldaron les invita à se recueillir avec lui, prier les déesses et les esprits-liés, d’accompagner les âmes des défunts vers une réincarnation méritée. Cette cité marchande, d’ordinaire si bruyante, avait été recouverte pendant quelques minutes d’un mutisme magistral et solennel. Relevant ses prunelles d’émeraude, le bourgmestre balaya la foule qui redressaient, presque comme un seul être, les yeux vers lui. Lentement, il leva un poing ganté et serré vers le ciel, avant de briser le silence d’un cri qui devrait panser toutes les plaies : « POUR L’ALLIANCE ! » Car elle avait été, dans la tempête, le soutien le plus solide et prometteur pour qu’ils avancent encore. Son message et sa ligne politique étaient clairement annoncés : pour l’Alliance, pour leurs frères et leurs sœurs, avec équité. A l’unisson, la foule scandait le slogan, imprégnée par le charisme de son meneur. Aldaron n’avait jamais eu besoin de longs discours pour faire passer une idée.
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21 décembre 1762, premier jour de l’hiver, matin
Les flocons de neige tombaient délicatement sur les pavés de la Revenante. Une fine couche de poudreuse les recouvraient depuis quelques jours : l’hiver installait son somptueux manteau immaculé, comme des pages vierges et blanches sur lesquelles ils pouvaient écrire. C’était ces pages qu’il comptait ébaucher auprès d’Eleonnora aujourd’hui. Portant sa tasse de thé à ses lèvres, ses yeux miraient en contrebas, par la fenêtre, la silhouette féminine encapée de sa protégée. Elle n’avait pas tardé, il faisait froid au dehors. Dans la demeure du bourgmestre, l’âtre de la cheminée offrirait un réconfort bienvenu à celle qu’il avait invité en premier. Le Magistrat, son fidèle du Marché Noir, était venu hier soir lui porter bien des nouvelles de ce qui s’était produit en son absence et puis, ce matin, c’était Eleonnora qu’il désirait voir avant tout le reste de son Conseil dans l’après-midi.
Il entendit la lourde porte s’ouvrir et ses domestiques s’activer auprès de la bourgmestre provisoire. Il devait avouer qu’elle avait bien accompli son rôle, ici. Nul doute que ces deux mois lui avait permis d’acquérir une certaine notoriété. Voilà bien quelque chose dont elle aurait besoin pour la suite. Il posa sa tasse de thé dans sa soucoupe restée sur la table alors qu’il entendait les talons des bottines battre les marches de l’escalier pour le rejoindre. Il relevait les yeux dans l’ouverture de la porte lorsque ce visage adoré s’y dessina. Il ne put réprimer un doux sourire de naître, pour toute l’affection qu’il lui portait, la retrouver après deux mois d’absence était comme une bouffée d’air inestimable. « Ma fille. » souffla-t-il, presque pour lui-même avant de s’approcher et prendre doucement sa main. « Je t’aurais prise dans mes bras, si tu étais encore une petite fille. » confessa-t-il avant d’embrasser à peine le dessus de sa main, comme la noblesse l’exigeait. « Mais tu n’es plus une petite fille... » Ses mires s’obscurcirent par peine, à l’idée de la plus pouvoir l’étreindre comme avant, autant qu’elles brillaient de la savoir plus mûre et mature. « Et nous avons beaucoup de choses à nous dire. » Oui, énormément. Il s’était fait une liste mentale de tous les points qu’il devrait aborder avec elle, en se félicitant de parvenir à la retenir par cœur eu égard de sa longueur.
Un sourire paisible marquait ses lèvres avant qu’il n’ajoute : « Mais avant cela… Comment vas-tu ? Comment te portes-tu ? » D’un geste du bras, il l’invitait à table : « Et… Souhaites-tu du thé ? »