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descriptionLa Patrie de l'Aîné [Achroma] EmptyLa Patrie de l'Aîné [Achroma]

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    Le caladonien ouvrit les yeux lorsqu'il sentit la main d'Ivanyr se poser sur lui, glissant hors de sa torpeur sournoise, encore un peu secoué. Ses prunelles le miraient silencieusement et un fin sourire venait sur ses lèvres pour rassurer le vampire. Il aurait pu aller pire. Mais il avait l'impression d'avoir trouvé la clé, enfin. Cela ne l'empêcherait pas de souffrir en pensant à Morneflamme, il n'était pas insensible mais il regardait la prison avec plus de force d'esprit.Son souffle lent retombait sur les écailles nacrées, nuage chaud dans l’hiver glacial. Une caresse sur les écailles remerciait le saurien de l'avoir inspiré. Les hennissements lugubres l’avaient sorti pleinement de sa léthargie, retentissant dans toute la forêt comme l’annonce d’un mauvais présage. Les prunelles verdoyantes du bourgmestre s’étaient ouvertes sur les branchages torturés dans une croissance difforme de Licorok. Le jour se levait, froid et endeuillé par l’écarlate nuit qui avait rougi la neige. L’elfe frémit, non pas de froid puisque sa cape le protégeait très bien, mais d’une crainte face à ce qui émergerait, tôt ou tard, de là dedans. La licorne n’avait pas été qu’un mythe. Il y en avait même plusieurs, assoiffées de sang, viles et corruptrices. Il se redressait sur la selle improvisée et ses mires régaliennes retombèrent sur ce que le dragon traînait derrière lui. Il en manquait, du cortège initial, beaucoup. Au moins revenaient-ils, d’autres avaient pas eu cette chance. Là, dans la glace, ces vampires se trouvaient en stase, il leur faudrait des soins, ensuite. Le domaine baptistral était la meilleure option pour eux. Le peuple de la nuit n’était pas le plus tourné par la médication et Irina était bien trop endommagée pour se contenter de maigre pansements.

    Devant eux se dessinait la ville de Nevrast, de retour au point de départ. Annoncer ce qui se tramait dans la forêt allait être un sale coup, et il ne savait pas exactement ce que la stase d’Irina allait bien pouvoir déclencher. Nombreux étaient ceux qui, perfides, profiteraient de l’instant de faiblesse pour prendre le pouvoir. L’air entrait dans ses poumons pour apaiser ses craintes. Il ne faisait pas le fier, après ce qui s’était passé. Une chance pour lui de se relever de cette nouvelle blessure et il lui semblait, pour une fois, être plus solide et vivant.  « Asshaal... » fit-il en portant son regard sur la féline bipède : « Vous devriez faire route vers les vôtres pour prévenir votre Aaleeshaan de... Ce qui a été appâté par les convois de sang dans cette forêt. La licorne ne semblait pas être seule. Je ne doute pas que cette menace sera imputée à la faute des vampires... mais je préfère encore voir une guerre éclater entre la légion et le royaume vampirique, plutôt que de les voir tout deux rasés par les créatures de cette forêt. » Un soupir souligna son désespoir à cette idée. Il était las des orgueil des peuples, las de la guerre, à plus forte raison quand on savait les chimères de retour. Combien de temps avant l’affrontement ? Devraient-ils encore fuir ?

    Son regard coula sur les vampires : « Un navire les mènera au domaine baptistral pour bons soins et s'assurer que leurs esprits n'aient pas été rendus instables, si les vampires de Nevrast nous laissent faire. Il faudra que tu les persuades, Ivanyr. On les maintiendra dans la glace pendant le voyage et un messager expliquera ce qui s'est passé au Gardien. Ainsi nous éloignons Irina d'Aerthia. Elle nous en voudra probablement... Mais il m'est d'avis que vu combien elle est contestée... C'est encore la meilleure solution pour la garder en vie hors des représailles le temps qu'elle rassemble ses fidèles. Je ne pensais pas que la situation ici était si proche de la guerre civile. » Son regard coulait sur Asshaal : « Je sais qu'elle était votre garantie pour la paix entre les vampires et les graärhs... Mais elle ne vous servira plus à rien, morte à Aerthia. » Il finit par observer Ivanyr, songeur autant qu'inquiet : « Avant de s'attaquer à ce qui rôde dans cette forêt, il nous faut voir dans quel état se trouve Aerthia. Si la faim les guette, si le soulèvement est proche. Et surtout... Ils ont eu la bêtise de construire leur capitale dans un endroit enclavé entre la montagne et la forêt. Un parfait cul-de-sac pour un danger qui viendrait des bois... » Il secouait la tête de gauche à droite : « Il va falloir évacuer la ville et sans passer par la forêt. Plus à l'ouest en la longeant, il y a la mer. Pas de port certes, mais les navires amarreront au large et les vampires seront évacués par barques. »

    Il s’arrêta là sur le fond de sa pensée, massant l’arrête de son nez. Il ne doutait pas que Kaalys prête main forte, c’était un dragon bon, qui avait à cœur les bipèdes. Nevrast se dessinait enfin et l’elfe couvrit sa tête de la capuche de sa cape. Il laissa le dragon présenter les rescapés, et Ivanyr le soin de les informer plus en détail. Au fond, c’était lui qui avait mené cette expédition par la suite. La Triade s’engouffra dans les méandres du Marché Noir, bien vite, on lui fit porter une statuette draconique. Elle représentait un saurien finement sculpté dans du bois d’ébène, dressé dans un rugissement puissant. Lorsqu’il revint auprès de Kaalys, il déposa l’offrande dans la neige, pour l’activer, avant de la glisser entre ses griffes imposantes : « La statuette va vous protéger des attaques, s’il y en a. La tension ici est palpable, et nous ne savons pas tant si cela va finir en guerre civile, ici et à Aerthia. Nous allons avoir besoin de votre aide, si vous le voulez bien… Pour le voyage et pour ce qui se passera là-bas. Mais il faut vous reposer et réparer complètement vos ailes. Je n’ai fait que stabiliser la situation… La statuette draconique vous offre son sanctuaire pour l’exercer en toute quiétude. »

    Il passa un peu de temps avec le dragon et puis il s’isola dans la chambre d’une auberge éclairée d’un chandelier, fort loin des standards de richesse dans laquelle l’elfe vivait aisément depuis quelques siècles. A peu de choses près, cela lui rappelait ses débuts lorsqu’il avait quitté le royaume elfique, mais aussi ses voyages avec Achroma et puis… Les événements de Cordont. Tout le monde semblait être encore sur le pied de guerre. Il avait fait venir là de nombreux effets, preuve de l’efficacité et de la rapidité du Marché Noir à manier les marchandises, qu’importe le milieu où ils se trouvaient. Il était clair qu’il se préparait à un départ pour Aerthia, comme on pourrait entrer dans une ville en guerre. Lorsqu’Ivanyr entra, la Triade abandonna le décompte de l’inventaire pour venir se loger dans ses bras. Le peuple vampire avait enfin laissé respirer le visage d’Achroma. Il pouvait récupérer son fiancé pour lui. Il fermait les yeux au simple confort de sa présence à ses côtés, elle lui faisait tellement de bien après l’invasion de la licorne. Après un long silence, il annonça : « Nous allons aller là-bas, toi et moi, Ivanyr. A Aerthia. Il y a beaucoup de choses à y faire pour le peuple vampire. »

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Ce fut avec lassitude et lenteur qu'il monta les escaliers d'une auberge terne sans le moindre raffinement architectural. Le lieu même l'insupportait par sa banalité à pleurer. Comme le reste du port de Nevrast en somme. Le parfait exemple du dilemme profond et du marasme du peuple vampirique depuis que le reste de l'alliance l'avait enterré dans ce bout du monde paumé où il croupissait en se délitant et en s'érodant jusqu'à disparition. S'arrêtant sur l'ultime marche, son regard tranchant couleur de lagon s'attarda sur le lambris mal réalisé, sur les poutres à l'agencement pauvre et l'esquisse d'une expression méprisante vint troubler le parfait marmoréen de son visage. Quel était le simple d'esprit qui avait imaginé que cette triste singerie humaine pourrait être jugée comme une amélioration quelconque ? Ces boiseries gauches et ces jointures mal achevées étaient-elles réellement une marche au-dessus des tunnels de leur exile d'antan ? Ces petits roquets à l'orgueil stérile et mal placé s'imaginaient-ils trônant fièrement sur leurs esquifs ? Ères sans ambition et sans intégrité qu'ils étaient, grappillant les miettes et reliquats laissés par les vivants ? Pathétique. Ses narines frémirent, s'écartant très légèrement alors qu'il inspirait l'odeur d'humidité dans l'air, le parfum iodé distordu par les relents du bois gonflé. Dans le silence grinçant, le haut mage vampirique fronça les sourcils, ravalant l'aigreur évoquée par ses découvertes autant que par la frustration de ne pas avoir pu achever ce qu'il avait débuté dans la forêt. L'éveil était rude de déception. Sur tous les visages et sur toutes les façades, dans tous les échos, il ne voyait qu'un échec cuisant, un camouflet à toutes ses idées, à toutes ses valeurs, à tout ce à quoi il tenait et qui avait fait l'espoir et l'avenir de son peuple. Les rues boueuses à la neige à demi fondue traînaient bien davantage que les relents des navires et de l'activité parasitique des lieux. Elles traînaient l'intégrité des vampires comme un vulgaire chiffon usagé. La dureté crispa son faciès de marbre et il baissa la tête, une main se crispant sur le chambranle rugueux, les doigts se nouant lentement en un poing frémissant. Les épaules raides d'une indignation impériale, Achroma s'autorisa quelques instants d'une rage froide et contrôlée après tous les efforts qu'il venait de fournir, en reprenant à peine conscience, pour diriger le flot du travail des vampires vers un but réel et pragmatique : la survie.

Le torrent de son esprit encore fragile et perturbé le conduisit inévitablement vers des rivages sinistres. Il revoyait, par éclairs d'un cauchemar lucide, les instants de son trépas, la certitude de son désespoir, les forces qui le quittait alors qu'il libérait la grande dragonne d'orage et le vif argent, l'appel d'Aldaron, les yeux verts moirés d'or qui le regardait tomber avec horreur, les hurlements de la bataille. Le chemin dangereux le conduisit plus loin encore, ses pas affolés dans une sombre caverne, la Triade qui s'écroulait devant lui, nourrissant la terre de son sang, une explosion gigantesque de magie vaporisant des bâtiments entiers, des corps tombant sous le poids de sa puissance tandis qu'il rendit une odieuse sentence, une forme distordue de blanc et de rouge, une silhouette solitaire, argentée, vaguement humaine, qui chutait, remerciements aux lèvres alors que lui pleurait. Un hoquet s'arracha à ses lèvres, il sursauta, se redressa et retira vivement sa main du mur avec une grimace d'incrédulité, observant sa paume d'un air perdu. Un bref instant, il resta figé, puis cilla et retira l'écharde que s'était plantée dans sa paume, laissant la peau cicatriser rapidement, refermant le trou minuscule comme si de rien n'était. C'était déjà étonnant qu'il ait eut à subir cette ridicule occurrence. Cela ne prouvait qu'une chose, la faiblesse de son corps à l'heure actuelle. Il n'aurait jamais eut à subir un outrage comme celui-là avant… en tout cas, il en était convaincu. Se passant la main sur le visage, Ivanyr tâcha de se reprendre et de clarifier ses pensées. Il s'était tellement enfoncé dans ses idées, dans sa cacophonie intérieure qu'il n'avait même pas eut conscience d'avoir fait le chemin jusqu'au lieu où Aldaron se reposait. Il prenait soudainement conscience d'un blanc dans ses souvenirs, entre le moment où il avait congédié son aide appointé, un mage vampirique du nom de Hrarffa, et le moment où l'écharde s'était plantée dans sa paume et se trouva un instant perplexe, sans comprendre, avant d'immédiatement mettre cela sur le compte de la fatigue nerveuse et physique. Il n'avait pas prit le moindre repos depuis le moment où tout était partit en vrille dans la forêt après tout, ce n'était pas étonnant qu'il commence à ne plus s'y retrouver. Récupérer son fiancé et prendre un peu de paix auprès de lui ne pourrait qu'être salutaire avant… avant tout ce qu'ils devaient faire.

Se redressant pleinement, il inspira profondément, franchit la distance qui le séparait de la porte, puis l'ouvrit sans s'annoncer. N'était-il pas en terrain conquis de toute façon ? Il avait partagé les plus intimes des moments avec l'elfe, il pouvait bien rentrer comme il lui chantait. Immédiatement, alors que la porte s'ouvrait, il sentit ce quelque chose d'incompréhensible en lui s'illuminer, se cabrer et l'envelopper totalement. La pièce n'avait pas de couleurs, et plus rien, sur son chemin, n'en portait plus la trace. Il n'y avait plus qu'Aldaron, radiant dans l'espace restreint, le vert de son regard, le gris velouté de sa peau, la blancheur de ses cheveux, le son enivrant de son coeur qui battait et dont les pulsations courraient le long de sa peau et de ses nerfs comme la plus douce, la plus divine des mélodies. Ivanyr s'arrêta, coupé net dans son élan et oscilla sur ses pieds, se laissant baigner sans la moindre résistance dans cette aura qui représentait tout ce qu'il aimait en ce monde. Soudain, la chaleur prenait corps en son univers, existant l'instant d'après, alors que la forme souple se coulait entre ses bras voraces dont il jugulait avec peine la possessivité. Il l'enlaça, étroitement mais avec précaution, comme un oiseau précieux dont il ne voudrait pas froisser les plumes et il déglutit, combattant farouchement le besoin d'enfouir son visage contre les mèches parfumées… pour y céder l'instant suivant. Lui prenant le visage en coupe entre des mains tremblantes, il vint vénérer ses lèvres, sa gorge, se massant au-dessous et contre lui avant de dissimuler ses traits sous le voile immaculé de sa chevelure. Le parfum boisé et frais se mêlait à une légère odeur de sueur, encore assez discrète pour être plus attirante que dérangeante. Et surtout, à même la peau, il y avait la mélodie de son sang ancien. Et l'énergie de leur lien invincible. En lui coulait soudainement une autre puissance, une autre vivacité, une force qui provenait de son fiancé, de son lié, qui faisait vibrer son âme en réveil. Un soupire de pur bonheur s'échappa de ses lèvres, et il mordilla délicatement la peau délicate sans jamais la percer. Ses mains étaient retombées le long de ses flancs pour venir l'enlacer, le gardant tout contre lui, tel un dragon protégeant sa couvée. Il était là, il était réel, et tout à lui, comme lui lui appartenait. Puis, après une éternité, il se redressa enfin et vint lui caresser le visage, le dévorant du regard.

« Il y a beaucoup à faire, oui tu as parfaitement raison »

Sa main retomba alors qu'il se renfrognait légèrement à ce rappel cru de la situation.

« Mais tu ne viens pas avec moi à Aerthia. Pas tant que je ne suis pas assuré de ce qu'il y a là-bas. Même avec moi, même avec Kaalys… Vie m'en soit témoin, même si j'étais vraiment, pleinement Achroma… tu ne serais pas en sécurité si la montagne hurle sa faim. Je vais y aller seul pour être certain de ce qui se trouve dans ce bourbier, ensuite nous verront »

Le simple fait d'imaginer son fiancé, l'amour de sa vie, vidé de son sang comme une vulgaire bête de somme par des créatures dénuées d'intelligence, rendues folles d'une faim cruelle, le torturait et attisait le brasier de sa haine à l'égard de toute chose qui chercherait à faire du mal à l'elfe immaculé. Expirant profondément pour ne pas s'attarder sur cette sombre hypothèse, le vampire préféra se tourner vers d'autres questions plus pragmatiques.

« Ce n'est pas la seule raison cependant. J'aurais besoin de toi ici, à Nevrast, pour organiser les choses. Nous sommes en contact direct permanent, je peux donc te transmettre les informations sans délais afin que tu puisses faire bouger les troupes ici. Nous auront besoin de navires, les vampires en possèdent peu, la plupart de ceux dans le port sont à toi »

Quelque chose bourdonnait à ses tempes, mais la présence d'Aldaron était un baume, un élixir de force qui l'emplissait d'une impression de puissance. Quand il était là, s'affirmer, s'affermir semblait simple, se tenir entre lui et le danger semblait simple… pourtant il y avait aussi autre chose. Quelque chose qui le travaillait énormément depuis… bonne question ça, il ne s'en souvenait pas. Était-ce Cordont, ou plus récemment leur retour à Nevrast ? Observer tout cela n'était pas si aisé pour lui, surtout après ce qu'il s'était passé. Levant les yeux, il observa de nouveau une de ces poutres rudes et immédiatement, le mécontentement revint à la charge, comme une bile amère.

« Je me sens… réellement un devoir envers les vampires. Je suis venu ici pour toi avant tout, je suis resté avec eux pour toi, pour… préserver ta parole. Désormais ce n'est plus le cas. Désormais j'ai réellement envie de m'investir dans tout cela. Les aider. Je… tu m'as fais prendre la tête du groupe dans la forêt, et… je veux continuer cela, ce que j'ai commencé à ce moment…. »

Ce n'était pas très cohérent. Maintenant qu'il se lançait et ouvrait les vannes ? Il n'arrivait pas à contrôler le flot de ce qu'il pouvait dire. Cela venait simplement mais trop vite, sans les barrières qu'exigeaient ces regards à l'extérieur.

« Irina restera ici. Si elle part elle est morte. Elle ne sortira pas de sa glace avant qu'un guérisseur de qualité vienne pour elle… peut-être même qu'elle y restera encore après ça d'ailleurs »

De nouveau, il se passa une main sur le visage, et reposa son regard sur lui.

« Il doit y avoir des pierres de transport des aînés ici, non ? »

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    Les yeux clos, Aldaron n'avait pas bougé d'un iota, même lorsqu'il avait pris la parole pour annoncer leur départ prochain pour Aerthia. Il était bien trop occupé à savourer la présence forte de son fiancé, de son inséparable pour que quoique ce soit ne vienne l'extirper de cet écrin de douceur² ravageuse. Son cœur se soulevait d'un sentiment de complétude, une symbiote qui le surprenait toujours autant, malgré les mois maintenant qui ancraient leur union. Après l'épisode de la Licorne, il méritait bien cela, non ? Il l'avait senti vagabonder dans les rues boueuses de Nevrast, il l'avait senti devant la porte de cet abri, immobile pendant quelques minutes, et il le sentait, là, contre lui. Il se dressait sur les pointes de ses pieds pour resserrer l'étreinte affectueuse de ses bras autour de son cou, alors que ses lèvres venaient embrasser sa gorge et y laisser son souffle chaud. Un rire timide s'échappait de sa bouche aux mordillements qui griffaient sa peau, en retour. Ses lèvres s'étiraient dans un sourire béat, éperdu, les paupières closes pour ne rien en manquer. Puis lorsqu'Ivanyr se redressa, ses propres talons rejoignaient la terre ferme. Il desserraient son étreinte, autour de son cou et ses mains, à plat, glissaient sur son torse, non sans tendresse.

    Ses mires lui rendaient une affection complice. Il aimait tant qu'Ivanyr le dévore ainsi du regard. Il se satisfaisait d'être le centre de son monde, égoïstement, narcissiquement, tout comme il le lui rendait d'une pareille dévotion... Mais les mots qui franchirent le pas de ses lèvres lui firent l'effet d'une douche froide. Son sourire se fana progressivement devant l'idée de séparation. Ses yeux se baissaient pour camoufler fort peu aisément son trouble. Ne pas venir avec lui ? Son explication tenait la route, Aldaron comprenait que son lié veuille le protéger, ne pas le conduire droit sur un danger qu'ils pouvaient anticiper. Mais il n'appréciait la manière: il n'était pas un oiseau qu'on enfermait dans une cage dorée pour le mettre à l'abri. De son donjon, devait-il l'attendre comme une princesse esseulée ? Il n'avait jamais voulu de cette vie : il était homme d'actes. S'il y avait une bataille, l'elfe était dans la mêlée. Si son fiancé se rendait dans un lieu dangereux, il l'accompagnait. Parce qu'ils étaient plus forts ensembles, aussi bien lui qu'Ivanyr. Les cotes de non vies pouvaient camoufler les battement de son cœur et le faire passer pour un mort-vivant. Il y avait des solutions à qui s'en donnait la peine de chercher. Cela n'écartait pas pleinement le danger. Jamais. Mais ils seraient ensemble, n'était-ce pas ce qu'ils voulaient ?

    Le reste termina de le noyer et lorsqu'Ivanyr avait levé les yeux vers cette poutre, Aldaron déglutissait le plat amère qu'on le forçait à manger. Ses mains glissaient du corps de son fiancé, lentement, pour venir tomber, ballants. Quand le vampire revint vers lui en l'interrogeant au sujet des pierres de transport des aînés, la Triade lui rendit un silence. Ses lèvres de cendres étaient scellées par un mutisme froid et atterré, la royauté pour masque de sa propre chute. Il ne savait comment comprendre ce qu'Ivanyr venait de lui dire, s'il devait être blessé ou ravi. S'il devait se taire et accepter ou lui faire part de ses inquiétudes. Il œuvrait désespérément à juguler le moulin à moudre de ses pensées, avec tout le grain que son lié lui laissait. Il craignait que son pessimisme lui fasse voir le pire... Mais alors qu'il y songeait, il se sentait vaciller dans cette béante affreuse, celle de l'abandon. Ses mires, d'un vert aussi puissant que la mère forêt, ne lâchait pas le céladon marin de son aimé, y faisant transparaître combien il était soufflé. Lorsqu'il reprit la parole, ce fut pour lui servir le même seau d'eau gelée : « Si elle reste à Nevrast, et moi aussi, alors c'est moi qui suit mort. » Il réalisait qu'il avait parlé plus sèchement qu'il ne l'aurait voulu, que son inquiétude avait pris le dessus. Sa voix avait claqué comme le fouet d'un éclat de foudre.

    Il se tempérait pour poursuivre : « Combien de temps avant qu'il ne lui soit rapporté le rôle que tu entame de jouer auprès du peuple de la nuit ? Et combien de temps avant qu'elle ne vienne à ma rencontre pour réclamer ton abdication et ton soutien bien rangé à ses côtés ? Que se passera-t-il lorsque je refuserai de trahir ta volonté pour le bénéfice de la reine des traînées ? Elle me tuera, sinon par colère, au moins pour te toucher. Nous ne sommes pas à Caladon, ici. Je n'ai pas de sbires cachés à tout les coins de rues pour me préserver. Tu veux m'éviter les dangers d'Aerthia, mais ici, seul, sans toi, qu'ai-je ? Tous les sangs vengeurs que tu pourrais verser pour faire payer mon trépas ne sauront jamais me rendre la vie. Y as-tu pensé ? Et est-ce bien pour me protéger que tu veux m'éloigner de toi ? » Ou autre chose. Il déglutit, s'arrêtant là, étouffant le flot de ses mots qui voulaient sortir pour exposer ses peurs et sa blessure. Il détournait le regard, ses mâchoires crispées d'un seul coup. « Tu es resté quelques minutes devant ma porte avant d'entrer. » affirma-t-il. « Pourquoi ? Qu'est-ce qui cloche ? Qu'est ce qui ne va pas ? » Son regard était revenu sur lui, criant de désespoir malgré lui, alors que sa voix s'étouffait d'elle-même. « J'ai peur d’interpréter à tord l'instant présent. Et j'ai encore plus peur d'interpréter à juste alors... Dis-moi ? C'est la Licorne qui t'a mis dans cet état ? »

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Sa ligne de sourcils se fronça légèrement mais ce fut là le seul signe de sa gravité, alors qu'il attendait la suite comme un statue de marbre aussi royale qu'expectatrice, son clair regard l'enjoignant à continuer, refusant qu'il s'arrête à cela. La charge émotionnelle allait bien au-delà de ce coup viscéral. Croisant les bras, il se sentit pourtant se détendre lorsque son lié reprit la parole, ses traits s'adoucissant sur une expression d'affection épuisée mais paisible. Presque malgré lui, il observa la façon dont ses traits se mouvaient avec ses émotions, la façon dont son profil se faisait plus racé avec le jeu de chiche lumière. Les Déesses n'avaient réellement aucune pitié pour lui, alors même que son compagnon et fiancé lui confiait ce qu'il avait sur le cœur en réponse à ses propres paroles, lui n'arrivait que difficilement à s'empêcher de lui passer une main dans les cheveux pour sentir la douceur des longueurs et la chaleur de son corps. Expirant doucement, il décroisa les bras et vint lui prendre le menton pour le soulever légèrement, plongeant son regard dans le sien. Pendant quelques instants, il ne dit rien, ne fit rien de plus, ne se défit d'aucun commentaire. Puis, avec une expression de trouble amusé, il pencha la tête sur le côté, l'observant sous un nouvel angle, et le relâcha finalement.

« Que voudrais-tu interpréter Aldaron ? »

Sa voix était tranquille et confiante. Lui n'imaginait pas qu'il y ait quoi que ce soit à interpréter. L'idée même lui semblait étrange. Cela étant dit, il avait à cœur de défaire Aldaron de ses peurs et doutes, quelles qu'elles soient et quoi qu'il puisse imaginer de son côté. Si son lié les vivait, peut importait le reste, c'était cela qui importait. Peut-être pourrait-il lui faire voir que rien n nécessitait d'aller plus loin que le premier instant. Peut-être. Et peut-être essayait-il aussi d'éloigner l'ombre de Licorock de son esprit. A cette pensée, il s'assombrit de nouveau, ses yeux prenant un lustre de verre vitreux. Aldaron avait manqué le pire, dans la forêt, t il n'était pas certain d'avoir envie de revenir dessus, pas même pour l'amour qu'il lui portait. En lui, il sentait quelque chose remuer, en réponse à ses doutes et à ses peurs. La licorne avait eut une grande part à jouer dans son état d'esprit actuel, mais elle n'était pas la seule instigatrice. Son amant en était un autre, et lui-même également. Beaucoup de choses avaient évoluées en peu de temps, il avait du mal à s'y retrouver et par instant, il perdait pieds, comme lorsqu'il était revenu à lui devant la porte, à l'étage de cette auberge. Mais devait-il pour autant expliquer ce qui se passait ?

« Elle t'a montré quelque chose, la Licorne, n'est-ce pas ? Moi aussi, elle m'a montré des choses. Un dragon aux écailles blanches aux reflets d'argent. Ternie par de l'eau de mer, pourrie, en décomposition, envahie d'algues, de coraux, la chair déliquescente. Elle était là pour moi. Je l'ai vu s'approcher de toi, je l'ai vu te dévorer, te broyer et te déchirer comme une poupée de chiffons. Tu m'appelais à l'aide et je t'ai laissé mourir sous mes yeux. Je savais que ce n'était pas réellement toi mais… cela m'était tout de même insupportable à voir. L'incarnation de toutes mes peurs »

Il se passa une main sur le visage pour chasser l'ombre de la forêt de ses traits. Ce que la Licorne lui avait montré l'avait grandement ébranlé mais il n'y avait pas que cela. Il y avait les vampires qui s'entre déchiraient. Il y avait l'inimité et le chaos. Et Achroma. Il avait vu l'Aîné, ils avaient travaillés ensemble, apportant tous deux des qualités nécessaires à leur survie. Mais après tout ce qui s'était passé entre Aldaron et lui, voulait-il vraiment lui en parler ? Et même au-delà de cela, il y avait tout les ressentis et tous les échos qu'il subissait depuis. Il y avait cette volonté lacée dans l'ombre de ses pensées, dans ses paroles et qui orientait son être au travers de tout ce qu'il venait d'accomplir. Comment l'expliquer ? Il ne savait pas lui-même ce qu'il en pensait, s'étant contenté de suivre le flot jusqu'ici. Pouvait-on dire que la Licorne était réellement l'auteur de son trouble ou bien était-ce simplement une destruction programmée depuis longtemps ? S'il portait Achroma, était-il condamné à disparaître ou bien, comme Aldaron le pensait, était-il la véritable entité et Achroma une part intrinsèque de lui ? Il en avait la migraine rien que d'y penser. C'était tout sauf simple.

« J'ai eu de nouvelles visions du passé. J'ai vu ma mort plus en détail… et d'autres instants également, par bribes. La destruction de Caladon dans les flammes et l'énergie… toi, mourant devant moi… j'ai vu un homme aux yeux mouchetés d'or qui me regardait avec horreur… J'ai vu des implorants mourir à mes pieds, tranchés par ma faux… j'ai vu... »

Il l'avait vu, lui. La pensée lui arracha une grimace et un frisson. Il savait, instinctivement, ce qu'il avait vu sans réussir à mettre de noms dessus. Se détournant, il posa une main sur le mur pour se soutenir, sentant une cangue se clouer à ses épaules. Parler de son expérience faisait ressurgir les images devant ses yeux, comme des spectres qui prendraient vie lorsqu'il les invoquait. Pouvaient-elles soudainement apparaître là, devant eux, ces images qu'il craignait. Il en avait été témoin comme si tout cela était à lui. Mais c'était là des souvenirs appartenant à Achroma. Il savait qu'il s'agissait d'Achroma. Et pourtant il se reconnaissait en eux, il vivait tout cela comme s'il s'agissait de lui. Réfuter son lien avec l'Aîné aurait été difficile après tout cela et il n'était plus aussi diamantin à l'idée de partager une connexion avec lui. Il y avait énormément de puissance traumatique dans ce qu'il voyait et qui menaçait de le noyer en quelques instants mais… il y avait aussi du bon, intrinsèquement. Les terribles images et les émotions qui s'y associaient n'étaient pas l’œuvre d'un fou dangereux ou d'un homme sans coeur. Au contraire. C'était son coeur qui avait détruit l'Aîné, il en était presque persuadé.

« J'ai vu un être que je considérais comme un père et un frère mourir de ma main pour le plus grand bien. J'ai ressenti de la peine, de la honte et de la culpabilité. J'aurais voulu ne jamais avoir à prendre sa vie. Cela me semblait la pire des hérésies »

Un blanc, un silence et il s'assit sur une chaise, s'adossant pleinement pour faire face à son aimé.

« Je n'ai pas eu conscience de monter te voir. J'ai eu l'impression de m'éveiller soudainement en haut des marches après m'être endormit. J'étais désorienté, engourdit. Je ne me souviens de rien entre l'instant où j'ai laissé Hrrarfa et l'instant où je suis arrivé devant ta porte. Voilà tout ce qu'il y a à en dire »

Il se passa une main dans les cheveux puis sur la nuque, la massant lentement pour se détendre avant de reprendre. Son regard perdait sa focalisation, hanté.

« Je ne veux pas te quitter, me séparer de toi une seule minute me remplit d'angoisse. Je t'ai vu mourir sous mes yeux Aldaron. Je t'ai sentit mourir… et je peux te dire, sans hésiter un seul instant, que ce traumatisme là était bien pire que celui dont Achroma est mort. Je préférerais cent fois revivre sa tourmente que de te voir m'être ainsi arraché »

Il crispa sa main sur sa nuque alors qu'une barre dure lui traversait le front. Il comptait bien s'assurer que personne ne lui arrache son aimé. Pas maintenant, et jamais dans le futur. Ses yeux s'emplirent de la haine qu'il ressentait à l'égard de la créature dans la forêt. Il s'assurerait de sa sûreté quitte à tuer tout ce qui le menaçait.

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    Les images autant que les noms lui venaient en tête, s'accumulant dans ses souvenirs dont il n'avait qu'une partie, mais dont il connaissait l'ampleur, la profondeur et la douleur pour l'avoir sentie dans les dernières étreintes d'Achroma Seithvelj. Il savait ce que le Tyran Blanc leur avait fait, la manière horrible dont il les avait broyés. Il avait cru ne jamais se reconstruire, c'était pourtant ce que lui apportait sa famille. Ivanyr et ses enfants : ils étaient la famille qu'il avait choisie pour l'entourer. Par eux, il se relevait. La vision que la Licorne lui avait arrachée, celle de son fils à Morneflamme, n'était qu'une partie visible de l'iceberg. Plus que cela, c'était sa famille entière qu'il craignait de perdre. Plus qu'amour éperdu pour son fiancé, Aldaron avait à cœur de fonder une famille unie et solide, sur laquelle chacun de ses membres pourrait se reposer en toute quiétude. Et cela, en l'instant présent, à entendre Ivanyr parler, il craignait de le perdre.

    La première question, innocente, lui avait donné une furieuse envie de lui assener un coup de poing dans la jugulaire. Qu'y avait-il à interpréter ? Il n'arrivait qu'à peine à croire qu'il osa lui poser la question et pour autant, il l'aimait trop pour lui refuser le pardon. Il avait laissé sa colère couler, patientant après de plus amples explications qui vinrent au demeurant décrisper sa mâchoire et son poing. Ses épaules retombaient, las qu'il était, sans savoir s'il allait s'échiner plus encore ou juste gronder impérieusement des ordres. Et il l'aimait : il ne voulait pas être simplement son roi dirigeant. « Tu as fait vœu d'être mon protecteur, Ivanyr. Pas mon geôlier. J'ai besoin de vivre. J'ai besoin de me battre, de donner un sens à tout cela. Pas de tourner en rond dans une tour d'ivoire. » Par quelques pas, il était à ses côtés, plaçant un genou à terre, les mains appuyées sur l'une des cuisses de son aimé, pour être à sa hauteur.

    « J'ai peur, moi aussi, pour toi. Chaque instant où je t’emmène avec moi, comme... Comme à Cordont. J'ai regretté de ne pas t'avoir dit venir avec moi, dès le début. Mais une fois que tu étais là, si proche des Glacernois, je craignais pour toi. Le danger était bien là et je... Je ne t'ai pas renvoyé pour autant. Cela n'est pas passé loin, avec Elusis. Ici, j'étais prêt à renoncer de traverser cette forêt pour ne pas t'imposer Aerthia et rester avec toi. Nous y allions. Nous serions en chemin. A vol de dragon, nous serons arrivés à la Capitale à la même date que ce qui était prévu. La situation là-bas n'aurait pas été différente que celle à laquelle nous allons être confrontés. » Mais Ivanyr avait changé d'avis. « Si les vampires n'étaient plus qu'une horde affamée, ils s’entre-tueraient. Être un vivant ou un vampire là-bas ne fait pas de différence. A Morneflamme, ils n'étaient pas plus tendres entre eux qu'avec les vivants. Comment m'assurer que tu ne me reviendras pas déchiqueté ? »

    Secouant la tête de gauche à droite pour chasser vite les souvenirs du volcan, il réalisait en être capable plus facilement, maintenant. Verrouiller toute cette horreur dans un coin de son esprit : il savait le faire. « Et surtout, ils ne resteraient pas sagement comme des bêtes en cages, à guetter l'arrivée du ravitaillement. Ils seraient descendus à Nevrast, ou ils auraient attaqué les gräarhs. Ils n'ont rien d'un peuple passif. Ils ne se plient aux règles que s'ils y sont contraints ou lorsque cela leur convient. Irina a perdu le contrôle et je doute que la Faim leur sied. » Levant une main, se doigts glissaient dans ses cheveux, la peau de son visage. « Et il y a autre chose dont j'ai peur à ton sujet. Hier encore, Ivanyr avait cure du peuple vampire. Tu l'as dit : tu étais là pour moi. Es-tu sûr que la volonté qui te porte soit bien la tienne... Ou celle d'Achroma ? Tu dis ne pas vouloir me quitter, ne pas vouloir me laisser seul, mais cette volonté née du jour au lendemain, ce devoir pour les vampires, te fait choisir d'aider ce peuple, plutôt que de me garder avec toi. Tu renonces à moi plutôt que de renoncer à eux. »

    Il pesait chaque mot, un par un avant d'ajouter : « Qu'on s'entende : je ne désire pas t'avoir pour moi. Je ne désire pas que tu abandonnes d'autres projets. Je suis même heureux que tu en aies, que tu décides de t'investir pour le peuple de la nuit. Je ne veux pas te voir renoncer. Je veux seulement que tu réalises ce que tu es en train de faire. Que tu réalises qu'entre renoncer à ta volonté d'aider les vampires et renoncer à ma présence, tu choisis la seconde alors qu'hier encore tu n'avais pas la première en tête. C'est effrayant. Du moins, pour moi, ça l'est. Car cette volonté n'est pas celle d'Ivanyr. Elle est celle d'Achroma. Et Achroma ne m'aimait pas. » Alors jusqu'où cela pourrait aller ? Jusqu'où la volonté de l'Aîné écraserait celle de son Inséparable ? « Voilà ce qu'il y a à interpréter, Pioupiou. » Se relevant, il vint s'asseoir sur les jambes de son fiancé à califourchon et passa une main dans la nuque du vampire pour la dégager de sa longue chevelure platine. L'invitant d'un geste de la main à reposer son front sur son épaule, il défaisait sa cape : « Laisse-moi faire. » Le souffle était près de son oreille quand ses mains chaudes affermissaient leur poigne sur cette nuque pour la masser, remontant à la base de son crâne. Ses doigts exécutaient de petits cercles minutieux, tout un art qu'il avait appris auprès des catins de Gloria, jadis. Plusieurs fois, il descendait aux nœuds de ses épaules par dessous sa tunique entrouverte, pour ne pas l'étrangler.

    Il déposait un baiser sur sa tempe alors qu'un soupir l'invitait à relâcher ses muscles. Il y eut un long silence pendant lequel il reproduisait les mêmes gestes, afin que les cervicales s'apaisent et ne fassent plus souffrir, par leur tension, son fiancé. Ralentissant progressivement le mouvement, il allait le chercher pour qu'il redresse sa tête vers lui, en lui donnant de petits coups de nez intrusifs jusqu'à ce qu'il parvienne à glisser son museau à destination et puisse l'embrasser. Désespérément, il espérait que cela puisse contrer le mauvais sort, que si Achroma devait resurgir, s'il devait écraser Ivanyr, il leur resterait tout de même cette amour solide et touchant. Même lorsqu'il y mit un terme, à défaut de souffle, ce me fut que pour le prolonger d'un regard profond accroché dans le sien : « Tu vas me manquer. » Si les mots étaient sincères et pleins de souffrances, il n'en demeurait pas moins vrai qu'il annonçait accepter rester en arrière.

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Il soupira, dépité, devant ce qu'on lui affirmait. Aldaron savait faire sa mauvaise tête quand il voulait, en particulier quand il s'agissait de leur relation. L'elfe n'était pas un idiot, hors c'était de l'idiotie pure que de dire qu'il le mettait dans une tour d'ivoire. Si ça avait été le cas, il aurait refusé tout net qu'ils viennent aider les vampires de Nyn-Tiamat en tout premier lieu. Il aurait refusé qu'il reste à Cordont, qu'il aille à Délimar et même qu'ils sautent d'une falaise. Ça, son amant en aurait eut toute conscience s'il ne s'était pas focalisé sur le fait qu'il voulait le protéger là tout de suite. Mais plutôt que de lui faire remarquer, parce qu'il le remarquerait forcément, Ivanyr patienta. Dans le pire des cas, il pourrait toujours revenir sur sa décision après. Son amant avait tendance à s'épancher énormément d'un coup. La suite lui arracha lentement mais sûrement un sourire sardonique et amusé. Bien tenté de sa part, mais… pas suffisant. Il ne pouvait pas l'empêcher d'essayer, et lui aussi aurait essayé dans le cas contraire, autant qu'il le pouvait parce qu'ils étaient comme ça et que l'envie d'être ensemble était irréfléchie, elle passait au-delà de tout le reste, de toute notion de danger. N'avait-il pas bravé les Délimariens pour lui ? Il l'aimait pour cela aussi, même si sur le moment cela leur faisait une discussion de plus. Le voir s'accrocher, vouloir venir à tout prix, l'emplissait d'une douce chaleur, car au fond de lui, il aurait aimé pouvoir faire ce voyage-ci avec lui également. Il aurait vraiment voulu. Cependant, entre une satisfaction passagère qui pourrait leur coûter énormément et sa sûreté à longue durée, il avait fait son choix et s'y tiendrait. Pour une journée où ils ne se verraient pas, il y en aurait beaucoup d'autres où ils seraient ensembles, unis.

Ses lèvres se scellèrent aux siennes, alors qu'il l'embrassait et happait son souffle, une main glissée dans sa chevelure. Chaque caresse, chaque toucher, chaque battement de cœur et chaque volute de parfum boisé étaient des souvenirs qu'il grappillait à chaque instant pour les conserver, les faire vivre dans sa mémoire, les savourer. Il s'en nourrirait lorsqu'il serait seul, comme une promesse de le retrouver pour les raviver. Par le passé, lorsque l'elfe était allé à Cordont, il avait déjà commencé un tel manège. Aujourd'hui, alors qu'ils étaient liés, il s'en délectait avec plus de vibrance et de force encore. Il y avait tant de lui qu'il découvrait, des nuances dans la douceur de sa peau, dans son parfum, dans l'éclat de ses yeux ou la façon dont il l'embrassait.

« Tu vas me manquer aussi »

Le retour était sobre et néanmoins sincère, sa douceur sourde n'avait rien de feint et il ne se répandit pas davantage. Chaque seconde passée loin de lui serait un calvaire, il en avait déjà conscience et en souffrirait autant qu'Aldaron en souffrirait. Il savait qu'il brûlerait de revenir le plus vite possible, qu'il devrait s'empêcher de faire immédiatement demi-tour. Ce serait dur. Mais il le fallait. Ils n'avaient aucunes certitudes, contrairement à ce que son amant affirmait. Ils ne pouvaient pas savoir et tant qu'ils ne sauraient pas, il fallait être prudent. Une fois qu'ils en sauraient davantage, une fois qu'il verrait par lui-même l'état d'Aërthia, alors ils pourraient décider de la façon dont ils allaient s'y prendre exactement.

Mais le départ serait difficile, c'était certain. Il y revenait invariablement, et une part de lui, coupable, aurait préféré trouver Aërthia dans un état de délabrement total. Ainsi, il aurait pu en finir plus vite. Mais l'autre part de lui n'admettait pas un tel raisonnement, quant bien même le retrouver était le vœu le plus cher à son cœur. Et c'était ce qu'il ferait, toujours. Il reviendrait. Parce qu'il savait où le trouver. Achroma avait parcourut tout l'ancien continent pendant des centaines d'années, à la recherche de quelque chose qu'il n'arrivait pas même à décrire correctement. Mais lui ne subirait jamais cela, et c'était parfait ainsi. Mais quant à répondre à ses peurs, il était surpris, n'ayant pas imaginé cela un seul instant.

« Je t'aime. Et je ne suis pas Achroma. Mais… je lui ai parlé, aussi étrange que cela paraisse. Dans mon esprit, je peux le voir, le sentir et lui parler. Je sens ses idées et ses avis, comme si il me les soufflait à l'oreille. C'est aussi effrayant qu'agréable. C'est déconcertant. Mais rien ne peut se mettre entre nous. Je ne laisserais personne le faire, ni Achroma ni personne d'autre et… et en un sens, je pense qu'il en est heureux aussi »

Il se sentait très bête, sur l'instant. Aldaron n'allait pas le prendre pour toqué tout de même ? Expliquer ce qu'il ressentait était compliqué. Expliquer ce qui s'était passé dans la forêt encore davantage. Mais il essaya tout de même. Il essaya de décrire ce qu'il avait ressentit, lorsqu'il avait prit le contrôle du petit groupe de vampire, la sensation de l'éveil de l'Aîné, et les sentiments, les souvenirs diffus, l'impression de posséder une expérience fluide dans ce commandement, et cette assurance pragmatique, disciplinée et ferme qui l'avait encouragé à ne pas foncer tête baissée. Enfin, jusqu'au moment où le dragon était apparu en tout cas. C'était comme un partenariat étrange mais pas totalement frustrant. Il y avait des choses, dans la mémoire de l'Aîné, dont il était curieux.

Tant que cela s'en tenait à cet accord, il acceptait l'autre. Mais il n'aurait jamais laissé Achroma prendre le dessus sur ce qu'il était maintenant… encore moins éteindre son amour pour son lié. Il ne s'imaginait même pas vivre sans cette flamme en lui, ce doux battement qui le reliait à lui. Au fond de lui, il savait, avec une assurance parfaite, qu'il était capable de faire absolument n'importe quoi pour son lié, y comprit massacrer quiconque lui déplairait, y comprit trancher une part de son propre être. Il faisait simplement confiance à l'elfe pour ne pas en abuser. Mais si Achroma devenait trop envahissant, il n'hésiterait pas un seul instant. Son lié était plus précieux que tout le reste. Son lié était son monde, son soleil de minuit.

« Il… Il ne t'aime pas, pas comme moi. Mais il est heureux de la situation, de nous deux. Et même s'il ne t'aimait pas, il ne t'a jamais menti sur l'affection qu'il te portait »

Il s'arrêta, cillant et détourna les yeux, perturbé. L'émotion était montée d'un seul coup, sans qu'il l'arrête, sans qu'il en soit capable, prisonnier de ce trop plein. Pouvait-il seulement lui montrer sa vision du monde, ces paysages ternis alors qu'il rayonnait, qu'il irradiait.

« Pardon. J'ai tendance à… m'enflammer, depuis la forêt, sans mauvais jeu de mots. Je voudrais tant pouvoir pleinement te rassurer, chasser tes doutes comme on chasserait une simple poussière. Mon engagement envers toi ne change pas, j'ai simplement décidé de prendre part à plus encore. J'aimerais tant ton approbation, Aldaron, que tu me laisse la bride lâche pour cela, pour cette cause. Tu m'as mis leur destin entre les mains et je… je désir réellement poursuivre. Que tu sois heureux pour moi, tu n'imagines pas ce que ça peut me faire, combien c'est important. Je ne veux pas renoncer à toi, jamais, je veux juste… me réaliser ? »

Il hésita un instant sur le terme. Était-ce le bon ? Oui, pour lui oui. Il voulait se réaliser. Il avait son fondement, sa base, son lien avec lui, mais il voulait exister au-delà de cette base, se construire, et il avait le sentiment de vouloir le faire avec les vampires. Mais jamais son son amant.

« Je comprend ton inquiétude… je n'ai aucune envie de la nourrir. Sauf que… je le fais… n'est-ce pas ? »

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    Son torse se soulevait d'un soupir, alimentant d'oxygène ses muscles tendus par... Quoi ? La peur ? Il y avait des chances pour que ce soit cela, hélas. Il n'arrivait pas à se défaire de cette cangue de plomb qui pesait sur ses épaules. Il avait été seul pendant des siècles, il avait été rongé par cette route parcourue sans personne à ses côtés. Tous ces êtres, toutes ces âmes qu'il avait rencontrés, en chemin, étaient partis et lui, avait appris à ne pas s'accrocher. Maintenant qu'il avait franchi ce pas avec Ivanyr, il avait terriblement peur qu'il lui soit arraché, d'une quelconque façon que ce soit. L'idée le rendait malade et tendait ses muscles par crainte... Mais lorsqu'il soupira, il fit l'effort volontaire de relâcher cette tension dévorante. La peur ne partait pas mais il refusait qu'elle fasse de lui son prisonnier. C'était une manière de marcher avec elle, conscient de son existence et pour autant, maître de lui même. Ses doigts parcouraient délicatement le contour de ce visage à la peau glacée, redécouvrant, à chaque passage, l'angle doux de sa mâchoire et lorsqu'il parlait, sa dextre serpentait doucement dans sa gorge jusqu'à se poser sur son torse. Il ne résistait pas à l'envie de le caresse. Il avait besoin de le toucher, de se rassurer : il n'était pas un mirage.

    A sa dernière question, l'elfe acquiesça d'un très léger signe de tête, validant l'idée sans pour autant le faire avec une fermeté blessante. Ivanyr faisait tout ce qu'il pouvait pour le rassurer, cela aurait été cracher sur ses efforts que de répondre avec virulence que cela ne changeait rien en lui. Lorsqu'il reprit la parole, il le fit lentement et sa voix venait à trembler par moment. « Je ne sais pas sur quel pied danser. C'est déroutant, tu sais ? Quand j'ai revu ton visage alors que j'avais mis Achroma sur un bûcher, je n'avais vu que lui. J'étais heureux de le retrouver et en colère en même temps. J'aurais voulu pouvoir... Vider mon sac auprès de lui mais tu m'as dit qu'il n'était pas là. Cela ne servait à rien et j'ai gardé pour moi à la fois l'affection et l'amertume que j'ai pour lui, comme toutes celles que j’éprouve pour d'autres personnes défuntes et à qui je ne pourrai jamais dire ce que je n'ai pas eu le temps de leur dire. Les morts ne sont pas sensés revenir, alors je me contente d'oublier, d'ordinaire, pour ne plus que ça me tracasse. La peine comme le courroux doivent partir avec les morts, pour qu'ils reposent en paix. Mais avec Achroma, je ne peux pas faire ça. »

    Il déglutit avec difficulté, baissant les yeux puis la tête, troublé : « J'ai eu besoin de faire un deuil à nouveau, me résoudre à l'idée qu'il n'était pas revenu, qu'il ne reviendrait jamais, que tu ne trouverais tout au plus que ses souvenirs comme on regarde le tableau qu'un autre a fait. Je me suis attaché à toi, Ivanyr, tellement, à un point que je lui en veux de se manifester dans tes gestes, dans ta façon de faire, dans tes peurs. Je veux qu'il disparaisse pour ne laisser que toi. Je veux qu'il arrête de me poursuivre, je veux qu'il me laisse et qu'il te laisse indemne de tout ça. Je veux qu'il me laisse faire la part des choses entre toi et lui. Je veux t'adorer sans être pourchassé par son fantôme. » Un fantôme auquel il n'aurait jamais pu parler en définitive. Il était tourmenté par sa présence outre-tombe, sans parvenir à le toucher à le percevoir derrière le masque d'Ivanyr. Et à chaque fois qu'il prenait la résolution de ne plus y penser, l'Aîné se manifestait dans les gestes, la façon de faire, la présence d'Ivanyr. Cela le ramenait au défunt, à sa tristesse, son affection et sa rancœur, sans parvenir à les apaiser.

    « Et je m'en veux, en même temps, de le rejeter. Cela ne fait pas honneur à la bienveillance qu'il avait eu à mon égard, ce n'est pas loyal. Je me sens à la fois coupable et incapable de refuser à cette faiblesse. C'est plus facile, pour moi, de le repousser que d'accepter qu'il soit là sans être là. » Il l'avait énormément aimé, adoré, vénéré. Il avait trouvé en lui un guide, une lumière sur son chemin qu'il avait voulu servir. Même après son trépas, l'elfe n'avait pas manqué à sa promesse en soutenant la Caste jusqu'à ce que comme lui, l'union ne devienne poussière et oubli. Le meneur qu'il était devenu n'était que le reflet de ce qu'il avait copié sur cet homme, comme on saisit l'inspiration au vol. Aldaron relevait des prunelles verdoyantes sur le vampire, perdu et troublé : « Et maintenant tu me dis qu'il est là, que tu lui parles, que... » Sa voix s'étranglait alors qu'il mettait une main devant sa bouche, honteux de perdre le contrôle. Ses yeux se gorgeaient de larmes et il relevait la tête pour les empêcher de couler, en vain. Il ferma les paupières, vaincu, les serrant fortement alors qu'il baissait la tête de nouveau et venait loger son nez dans le creux de son cou. Mort ? Vivant ? Il ne savait plus sur quel pied danser avec Achroma et à chaque fois, cela soulevait ses sentiments comme une vague de non-dits destructeurs.

    Son souffle hoqueta pendant quelques secondes et lorsque cela se calma, il put reprendre la parole : « Je ne doute pas de sa bienveillance à notre égard mais ce n'est pas parce qu'on ne veut pas faire de mal à quelqu'un qu'on ne lui en fera jamais, malgré nous. On ne sait pas... Je ne sais pas s'il va t'effacer, même sans le vouloir. Si sa place va grandir de plus en plus jusqu'à ce que tu ne puisses plus décider, plus exister. Il me fait peur, comme un spectre, comme s'il avait programmé ta destruction, même malgré lui... Je ne lui en veux pas mais il... Il me fait peur et pour ça aussi je m'en veux. Il avait ma confiance... Et il est parti quand même, il m'a abandonné. Il avait son devoir, ses valeurs, pour le contraindre. Ses fardeaux pour l'empêcher d'avancer. Je le sais, je sais qu'il avait des raisons de choisir sa fin, de mourir pour sauver les autres. Mais moi, j'aurais préféré vivre avec lui que de continuer seul. Et il ne m'a pas... Il ne m'a rien demandé. Il a choisi pour moi, il m'a imposé de continuer seul si je voulais vivre. » La rancœur gronda dans un sanglot.

    « Je suis en colère contre lui et reconnaissant à la fois. Je ne sais pas... Je ne sais pas sur quel pied danser. » Il en revenait au début, la boucle était bouclée. Et au fond l'exprimer ouvrirait peut-être la voie au soulagement. Si l'Aîné était là, en lui, l'entendrait-il ? Passant ses bras autour de lui, la tête posée sur l'une de ses épaules, le nez dans son cou, il fermait les yeux. Il tâchait de se calmer, de respirer lentement malgré les hoquets qui venaient le secouer par moment. « Je ne tiens aucune bride, Ivanyr. Ni la tienne, ni celle des autres. J'attends de la loyauté mais je ne suis pas un roi égoïste. Je veux que vous vous réalisiez tous, tous les enfants du Marché Noir. » Il offrait des opportunités en cela et si on lui avait offert plus d'une fois le bras, l'épée, la bride, et si l'elfe savait en user, il n'en demeurait pas moins vrai qu'il n'avait jamais contraint quelqu'un à rester. Si on tirait sur la bride, elle partait. Rares étaient ceux, de son cercle privé, qui connaissaient suffisamment de choses compromettantes. Ces gens là avaient son entière confiance. Les autres ignoraient beaucoup pour être un danger pour le Marché Noir.

    « Je ne suis pas un tyran. » souffla-t-il en serrant son étreinte sur lui. Il n'avait jamais voulu être cela. Qu'on lui parle d'une bride tenue fermement était blessant, même s'il en comprenait le fond. Il était rigoureux et intransigeant. Mais il veillait aussi à donner à ceux qui lui offraient son concours. Cela n'allait pas dans un sens et si c'était ce que voulait vraiment Ivanyr et non Achroma, alors il se satisfaisait de le laisser agir à sa guise. « Bien sûr que tu as mon approbation. » Se redressant doucement, il sortait de sa poche une boussole dorée gravée des symboles d'Océan : « Tiens, au moins nous serons tenus... Si jamais... Si jamais elle ne pointe plus sur moi, c'est qu'il y aura un problème et je veux... Je veux que tu me reviennes pour me le dire. Pas pour rester avec moi à tout prix mais de me le dire, si je ne suis plus ce qu'il y a de plus cher à ton cœur, pour ne pas que je t'attendes en vain. » Non, il n'attendrait pas en vain. Ce serait le condamner à mourir que de venir lui annoncer cela mais son esprit-lié ne tolérerait pas le mensonge. Il était avec lui ou il trépasserait. Il espérait que cette promesse vienne le rassurer sans pour autant être certain qu'il s'agisse d'une solution.

    « Prends-le comme cadeau de mariage. » Un fin sourire triste revenait sur ses lèvres cette idée. Cela n'était pas n'importe quelle boussole du cœur, mais cela Ivanyr le sentirait très vite en examinant les glyphes. Le Marché Noir était un bel antiquaire parfois.

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Il comprenait, mais il en souffrait. Tout cela, il ne l'avait pas voulu, il ne l'avait pas créé. Quand il avait ouvert les yeux dans le monde, il n'était que lui-même, sans nom ni passé réel. Il n'avait pas demandé à ce qu'on le prenne pour Achroma ni à ce que celui-ci revienne, ni que son esprit ou ses souvenirs ou quoi que ce soit d'autre habite en lui. Il n'avait rien demandé à personne que d'être heureux et qu'on le laisse vivre sa vie, il agissait avec ce qu'il avait, avec les connaissances qu'il avait sans arrières pensées, sans idées préconçues. Pourquoi, alors, devait-il souffrir d'une situation dans laquelle il n'était qu'une victime ? Il ne pouvait rien faire, n'avait pas de moyens de prouver qu'il était bien lui-même et pas quelqu'un d'autre, que tout allait bien. Il n'avait que sa parole pour lui, et cela ne suffisait pas. Sa gorge se serrait, ses yeux devenaient humides sans qu'il ne le veuille mais la peine qu'il ressentait, la sensation d'impuissance, lui retournait les tripes plus sûrement qu'un engin de torture. Il était là, presque bras ballants, incapable de combattre ce qui faisait du mal à son aimé et lui en voulant en même temps de lui faire supporter cela, de lui mettre ce poids sur les épaules et la conscience alors qu'il ne l'avait jamais demandé. Il voulait juste être avec lui, il voulait juste réaliser qui il était et suivre ce que son cœur lui disait. Il faisait, s'adaptait à ce qui lui était présenté, avait-il même un autre choix ? Gauchement, il l'enlaça, qu'avait-il d'autre à faire en cet instant, quel autre outil avait-il ? Si ce qu'il disait ne pouvait épancher sa peine et ses peurs, il n'avait que ses bras pour lui faire sentir qu'il était bien là, et qu'il n'avait pas l'intention de l'abandonner. Lentement, il lui caressait le dos et les cheveux, le nichant contre lui sans un mot. Qu'aurait-il pu dire de plus ? Il n'en avait pas la moindre idée. Vaguement, il caressa l'idée de se tourner vers Achroma, pour savoir s'il avait une idée à lui proposer, une solution qu'il n'aurait pas vu, pas imaginé. Mais il s'en garda. Cela ne ferait que blesser Aldaron davantage.

Parler lui semblait une étape insurmontable d'un seul coup. Sa gorge était trop serrée, et il avait peur, peur de dire quelque chose qui ne ferait qu'aggraver la situation. Il ne voulait pas aggraver les choses. Il aurait voulu trouver une solution, que tout aille mieux, là comme un miracle et tant pis si c'était infantile de sa part. Son regard resta fixé sur la boussole pendant un moment mais avait-il la force de la prendre, simplement, de mettre au moins un instant de côté tout cela pour prendre cet objet. Mais il avait peur que ça ne soit pas suffisant et qu'il en souffre encore. Il n'avait pas envie de souffrir davantage, il y avait bien assez d'occasions à l'extérieur pour qu'il tende le bâton pour se faire battre ici. Pourquoi devait-il accepter cela ? Quel sorte de présent pervers était-ce là ? Lui offrir un objet pour le jour hypothétique où leur lien se briserait et qu'il faudrait qu'ils le sachent ? Il n'y arrivait pas. Sa bouche s'ouvrit, se referma, sans qu'il n'émette le moindre son. Il aurait voulu lui dire que c'était inutile, qu'il saurait tout seul comme un grand s'il perdait réellement leur lien et que de toute façon si cela arrivait, il en mourrait certainement. Une présence, en lui, subtile, soutenait sa tentative de parler, de s'exprimer, l'encourageant à se placer comme il voulait, à répondre, à aller de l'avant plutôt que de rester bloqué dans ce roncier qui ne pouvait pas durer éternellement. Il se sentait appuyé même s'il était libre de sa réponse. Inspirant profondément, il éleva une main, prit la boussole avec une immense délicatesse, les doigts tremblants… et la plaqua sur le bureau sèchement, faisant confiance à la magie qu'elle recelait pour la garder entière malgré sa force physique. Mais non, elle était entière. Son aiguille tourbillonnait entre ses doigts et ce jusqu'à ce qu'il la relâche pour attraper fermement Aldaron, le soulevant dans ses bras alors qu'il se levait lui-même, le visage crispé dans un masque colérique. Harponnant son lié d'un regard scintillant de fureur, il l'assit sur le bureau, à côté de la boussole, lèvres légèrement ourlées sur ses crocs.

Un bref instant, tout resta immobile et frémissant, silencieux alors qu'il le toisait. Il n'aimait pas souffrir, encore moins pour rien et il arrivait au bout de sa capacité à le supporter en une fois. Et contrairement à l'Aîné, il n'était pas du genre à laisser faire. Il arrivait un moment où il montrait les crocs plutôt que de courber l'échine. Lentement, il inspira, lentement il expira, mais ce qui se nouait en lui ne se calmait absolument pas. Il plongea sur lui, réclamant ses lèvres avec violence, dévoreur, farouche. Impérieux, il l'embrassait, le réclamait, plongeant une main dans ses cheveux sans aucune pensée pour sa coiffure, tirant sur les couches de tissu pour accéder à sa peau de l'autre, le pressant entre lui et la surface lisse, ne le relâchant qu'en le sentant commencer à faiblir contre lui à cause du manque d'air. À quelques millimètres de lui, poussé par la colère, il trouva enfin sa voix, grondant tout bas, contre ses lèvres, l'impulsion viscérale vibrante dans sa voix comme la corde tendue d'un arc ou le claquement d'un fouet, noyée sous la puissance de cette colère qu'il ressentait comme moyen de repousser la douleur et la tristesse qui semblaient être ses seules compagnes au travers de tout cela. C'était comme de simplement renverser un jeu d'échec plutôt que d'y jouer, les stratégies, les pièces, les mouvements n'avaient plus d'importance. Sa volonté redevenait la seule maîtresse. C'était comme de tout laisser brûler plutôt que de trouver de l'eau pour éteindre un feu.

«  Je ne vais pas vivre ma vie dans l'attente de savoir si un malheur va nous tomber dessus. Je ne vais pas vivre ma vie dans l'attente de savoir si je vais cesser de t'aimer ou si je vais disparaître. Je ne vais pas me promener au bord d'une falaise en la bordant de rambardes pour éviter de tomber, j'embrasse le vide. Et je veux embrasser ma vie, mon amour pour toi et tout le reste »

Il reprit la boussole et la colla juste à côté de son visage, contre le mur.

«  Je ne veux pas d'un présent pour me prévenir si je devais cesser de t'aimer parce que ça n'arrivera jamais. Jamais ! »

Ses épaules frémissaient, ses mains se contractaient alors que ses prunelles flambaient de plus belle.

«  J'en mourrais, rentre ça dans ta tête une fois pour toute. Je mourrais exactement comme toi. Nous sommes unis par bien plus qu'une réaction à des hormones ou je ne sais quelle attirance animale. C'est ma saloperie d'âme que tu as entre les mains, liée à la tienne, exactement comme je prend soin de la tienne, en t'aimant. Parce que tu es la personne la plus importante au monde pour moi. J'ai remis tout ce que j'avais entre tes mains, tous mes choix, tout le bonheur que je peux avoir. Tu n'es pas un tyran, c'est moi qui t'ai tout donné de ma propre volonté, tout Aldaron ! Si tu me refusais aujourd'hui d'aider les membres de ma race, si tu le faisais je l'accepterais. Ça m'arracherait les tripes mais je le ferais ! Si tu me demandais de massacrer une armée je le ferais ! Si tu me demandais d'exécuter des innocents, des femmes, des vieillards, des enfants, je le ferais sans une seule pensée parce que ce serait ta volonté ! Pour te faire plaisir ! Pour te voir sourire, pour te voir heureux ! Pour t'aider ! Si tu me demandais de me trancher un membre je le ferais si ça pouvait te servir ! J'arracherais le cœur de ma propre sœur si tu en avais besoin ! Je tuerais les déesses si tu le désirais ! N’importe quoi, Aldaron, absolument n'importe quoi que tu puisse me demander, voilà ce que je suis prêt à faire pour toi, voilà ce que je suis prêt à faire par amour pour toi ! »

Sa respiration, emballée, frénétique, ne lui servait à rien mais elle était une preuve de son état actuel. Pourtant, quand il reprit, sa voix s'était faite douce, caressante.

«  Tout cela, je te l'ai donné, de mon plein grès. Parce que tout cela n'est rien en comparaison de mon amour. Parce que ce que je pourrais ressentir devant tout cela n'est rien en comparaison de ce que je ressens avec toi. Quand tu es là, quand je te touche, quand tu me regarde, quand tu me souris, j'ai l'impression d'être à ma place, de vivre pleinement. Le monde perd ses couleurs, il devient terne, mais toi tu rayonnes toujours, ton regard, tes cheveux, ton cœur, ta chaleur. Tu es ce vers quoi je retournerais toujours Aldaron, à tout jamais. Tu occupes toujours mes pensées et chaque souffle de mon existence t'es dédiée. Mais je ne peux pas uniquement vivre cela. C'est tout. Tu en a autant conscience que moi, c'est ce qui fait, encore une fois, que tu n'es pas un tyran. Un tyran ne le verrait pas, ne le comprendrait pas »

De nouveau, il l'embrassa, longuement, lentement et quand il l'eut de nouveau privé d'air, lui prit le visage à deux mains, l'arrête du nez et le front crispés par sa tension.

«  Je te reviendrais toujours. Si je ne reviens pas, c'est que je serais mort. Et alors tu sauras très bien quoi faire. Mais je ne veux pas que tu passes ton temps à avoir peur. À attendre que je ne sois plus là. La seule chose qui pourrait me tenir loin de toi, c'est Mort. Et tu le sentiras. Si cela arrive, tu le sentira. Je comprend ta peur, je comprend ce que tu crains, mais je suis là, moi, je te l'assure, je te l'impose. Je suis là, moi Ivanyr, et c'est moi qui contrôle mon esprit. Ce sera toujours moi aux commandes, parce que je suis plus fort que lui. Je suis plus fort que lui grâce à toi. Je décide de sa place et de ce qu'il peut faire. Et s'il est là c'est pour m'aider, me donner les armes qui me manquent pour ce que je veux faire.je te l'ai dis lorsque je t'ai retrouvé : ce que lui n'a put supporter, moi je le peux. Car je suis plus fort »

Se calmant enfin, il ferma les yeux un instant, puis les rouvrit et lui caressa le visage avec une révérence épuisée. Il venait de se vider d'une sacrée dose d'énergie, comme s'il avait passé l'heure précédente à lancer des sorts parmi les plus gourmands qu'il connaissait. Il n'avait pas voulu s'énerver ainsi mais c'était son adrénaline, sa façon de combattre une peine devant laquelle il se sentait parfaitement impuissant, sans doute au grand désespoir de l'Aîné chez qui les coups de sang semblaient être chose rare. Et bien, cela ne pouvait que faire plaisir à Aldaron de constater une telle différence, non ? Grave, il se redressa légèrement, pinça les lèvres puis décida de faire un effort presque insupportable pour lui.

«  Veux-tu lui parler ? Directement, j'entends, sans moi au milieu comme intermédiaire. Je te l'offre en connaissance de cause. Si tu le désire, et uniquement si tu le désire, tu peux lui parler, lui dire ce que tu as sur le cœur. Entendre ce qu'il a à dire également. Je ne ferais cette offre qu'une seule fois, sache le, je le fais car je ne veux que ton bonheur, et que cela pourrait peut-être t'aider »

Le coin de ses lèvres s'ourla.

«  Sache aussi que je le fais sans son consentement. Mais je suis plus fort que lui, il sera obligé de le subir si je le désire »

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    Le précieux objet quittait délicatement ses doigts et Aldaron le suivait de ses mires d'émeraude. Son esprit s'endormait d'une fatigue qui l'appelait. La journée l'avait rendu las et probablement que l'un comme l'autre étaient au bout de leurs forces. Il se sentait aussi friable que de la craie qu'on émiettait entre ses doigts, même s'il tâchait de tenir droit, et il sursauta au geste brusque, la boussole claquée sur la table. Ses prunelles revenaient dans celles de son fiancé pour y rencontrer sa fureur. Son cœur se serrait et sa peur naturelle, malgré la confiance qu'il lui vouait, ressurgissait. Assis sur le bureau, ses lèvres s'entre-ouvraient à la tension qu'il voulait apaiser. Il n'aimait pas sa manière de le toiser et il lui fallut toute la maîtrise qu'il avait de lui-même pour ne pas hurler de terreur lorsqu'Ivanyr fondit sur lui comme on se jette sur une proie... Comme les ombres de Morneflamme qui l’attaquaient autrefois par surprise pour le tuer. Son cœur s'était mis à battre à tout rompre, terrorisé malgré les mots qu'il se répétait mentalement pour se rassurer : Ivanyr ne lui ferait jamais du mal... Alors pourquoi trembler ? Il tremblait. Ses poignes avaient attrapé les habits de son fiancé et il se faisait violence pour ne pas le repousser. Ses doigts étaient si serrés sur les tissus que ses jointures blanchissaient de l'excès.

    Sa respiration venait à manquer, souffle court. Il y avait quelques années, ils aurait été émoustillé d'un tel comportement. Il aurait voulu de lui et plus encore, mais il avait encore la mémoire du volcan à l'esprit. Il ne cesserait d'avoir peur que lorsqu'il oublierait, lorsqu'il serait libéré de son emprise. Il n'osait qu'à peine bouger, ne lui rendant son baiser que par peur de le vexer ou qu'il s'énerve d'avantage. Il était comme un animal qui se mettait sur le dos pour faire comprendre à l'autre qu'il se soumettait, lui laissant en offrande exposée les parts de son êtres les plus fragiles. Il se sentait ridicule dans cette posture et pour autant, il ne parvenait pas à en sortir. Les mots qu'Ivanyr expectoraient le rongeaient de culpabilité. Il n'aurait jamais été capable de pareils mots, lui-même. Il n'était pas capable d'étaler ses sentiments avec une telle véhémence, tant et si bien qu'il se demandait parfois s'il en avait encore seulement un peu ou si les épreuves lui avaient tout arraché. Il n'avait plus rien ressenti en voyant Corinne brûler sur le bûcher. Etait-il une coquille vide ? Parfois il se sentait brûler et vivre encore et à d'autres moments, il n'était plus rien d'autre que ce corps creux dans lequel les mots d'Ivanyr raisonnaient sans jamais trouver écho.

    Alors oui, il s'en voulait de ne lui laisser qu'un mur auquel s'adresser, incapable de lui rendre tout ce qu'il lui donnait. On avait beau dire que l'amour, c'était donner sans rien attendre en retour, Aldaron était certain que ces gens là n'avaient jamais vraiment aimé pour ignorer combien l'amour était un échange. Sa fiancée du royaume elfique n'en avait que trop souffert et... Aldaron n'avait pas envie de faire du mal à une autre personne par son incapacité à s'accrocher durement. Tout n'était qu'un travail épuisant qu'il fallait recommencer et retravailler, encore et encore, jour après jour. Au fond, il comprenait la colère d'Ivanyr, elle était légitime. Et lui était désolé d'être si vide. Comment les Inséparables avaient-ils pu faire un tel choix ? Parfois il trouvait cela évident, d'autres fois, il ne saisissait plus rien, tout lui échappait. Le second baiser, plus tendre, trouva plus de répondant de la part de l'elfe, s'accrochant à son affection pour la préserver, le retrouver. Il avait tellement envie de lui faire confiance, simplement accepter qu'il puisse être plus fort qu'Achroma, qu'il aurait toujours le dessus, quoiqu'il arrive... mais il n'en savait rien et il était baigné d'un océan de peurs. Comme il l'enviait d'être si candide, si fervent dans sa croyance, si sûr de lui dans cette affirmation. Il aurait voulu oublier sa propre douleur, ses propres craintes, sa solitude rongeante pour être libre d'y croire pleinement. Il vénérait ses propres souvenirs, leur impact puissant... Mais il était las de porter ce fardeau. Il avait hâte de rejoindre le peuple de la nuit, quoiqu'on en dise, quoi qu'on l'en blâme, qu'on trouve cela naïf. Il voulait avoir le droit d'oublier lui aussi, qu'on lui permette d'être innocent, léger, juste quelques temps, pour se construire et être capable de porter à nouveau ce poids une fois plus solide.

    Il se sentait perdu, désorienté. Il lui avait déjà dit ne pas savoir sur quel pied danser, à présent il se sentait secoué comme un prunier, sans avoir véritablement plus de réponses. Cela ne faisait pas écho en lui. La dernière fois qu'il avait cru en Achroma, on l'avait abandonné. C'était stupide d'avoir les pieds froids et ça n'était pas charitable de lui reprocher quelque chose dont Ivanyr n'était pas le sujet. Mais il était humain dans cette erreur et terriblement blessé. Rien qui ne puisse ôter à Ivanyr son sentiment d'impuissance et pour cela aussi Aldaron s'en voulait. Son regard était désolé avant d'être fuyant. Il peinait à ravaler sa souffrance, il avait tellement de mots à lui hurler en retour, mais sa réserve lui interdisait. Il n'avait pas envie de remettre de l'huile sur le feu. Il n'avait pas envie de lui faire du mal en lui avouant tout le vide qu'il ressentait parfois, en lui. Ivanyr devait bien le percevoir au fond, dans son regard qui préférait regarder le vide plutôt que de l'affronter, ou dans son silence qui n'avançait pas la discussion. Son mutisme venait plomber l'ambiance après les éclats de voix du vampire. Aldaron redressait son buste sur ses avant-bras. Son nez venait se loger dans le cou d'Ivanyr pour y calmer sa respiration hâtive. Son odeur lui faisait vu bien. Elle l’apaisait. Ses yeux étaient clos, là, contre lui, il pouvait se cacher, dans l'ombre, l'obscurité. Tous près de lui. Il laissait le temps s'écouler sans le mesurer, sans même le sentir. Seul comptait son propre ordre de temps : quand il serait prêt, il avancerait.

    Il se redressait, assis, repoussant, doucement, de son museau planqué dans son cou, l'emprise de son amant. Son bouche était pâteuse lorsqu'il se mit à répondre, bas : « Je voulais juste.... Parvenir à en parler. » Il avait vécu des traumatismes, il les avait enchaînés les uns après les autres et le plus lourd poids qui pesait sur ses épaules, c'était le silence qu'il mettait là-dessus. Comme un tabou. Comme Morneflamme. Il avait besoin de s'en libérer, tout comme il avait accepté l'éclat de colère d'Ivanyr. Leur confiance avait besoin de cette sincérité. Et Ivanyr avait plus de facilité à l'exprimer qu'Aldaron qui vivait caché sur tout ce qui relevait du privé. Comme si le masque public, le masque de Bourgmestre avait pris toute la place. « A t'en parler. » A lui plus que quiconque. Il envoyait paître le reste du monde. « Je ne voulais pas te blesser. Je suis désolé, Ivanyr... » Il relevait son visage vers lui, fatigué et peiné, les sourcils froncés par les soucis auxquels il se confrontait. Puis il baissait les yeux à nouveau, égaré : « Je veux bien lui parler. » réclama-t-il finalement, perplexe au début de ce qu'on lui avait proposé. Et puis il avait vite réalisé qu'il l'aurait regretté par la suite, de ne pas l'avoir fait. Il était touché du pas qu'Ivanyr faisait pour lui. Il ne savait pas si cela l'apaiserait ou non... Il voulait essayer. Il ne pouvait pas être plus mal à l'aise qu'il ne l'était déjà dans cette relation. Et si ce qu'Ivanyr lui disait était vrai, cela ne ferait que lui donner la preuve par l'acte qu'il était capable d'avoir le dessus, sur Achroma.

    Reculant de lui, avec une certaine pudeur à l'idée d'être ainsi collé à l'Aîné, Aldaron s'adossa contre le mur, encore assis sur le bureau. Il posa ses pieds à plat sur le bois. Il entoura ses jambes ramenées contre lui et cala son menton sur ses genoux, le regard toujours bas et l'expression épuisée depuis le début de leur conversation houleuse. Il retrouvait progressivement une respiration et des battements de cœur lents. Il observait ses propres orteils nus contre le bois de mauvaise qualité. Cet ouvrage était vraiment un travail ni fait ni à faire. On n'avait pas idée d'avoir des artisans aussi médiocres. Une fois la Triade installée, il espérait que le marché vampirique se montre un peu plus riche. Le temps s'écoulait et il ne savait, au final, pas quoi dire à Achroma. Il se sentait bête de l'avoir invoqué pour ne lui offrir qu'un lourd silence. Un peu plus tôt, il aurait voulu lui cracher tout au visage, lui hurler combien il avait souffert de son absence et que même encore aujourd'hui, il en pâtissait dans sa relation avec Ivanyr.... Mais il n'y arrivait pas. Il avait cette réserve pour lui et probablement sa conscience qui lui prescrivait le calme. Achroma n'était pas le bourreau coupable. Il n'était pas noir et lui blanc, et l'elfe n'avait pas envie de l'accabler injustement. Il n'osait pas même le regarder. Il se sentait figé dans sa stature recroquevillée.

    « Je crois que je t'aime toujours. » souffla-t-il enfin, sans préambule ni conclusion, juste cette vérité crue. Il l'avait aimé d'un sentiment sans retour. Il avait senti son affection peser sur lui comme un baume délicat étalé sur ses blessures, mais cela ne lui aurait jamais suffi. Ils étaient des inséparables et en son for intérieur, Aldaron le sentait. Sa mort lui avait fait plus mal que toutes les autres et sa mémoire avait été honorée dans les actions de la Triade. Chaque jour, il se souvenait de lui, de cette force surhumaine qui l'avait poussé à le suivre, à marcher dans ses pas. Aujourd'hui, il n'avait plus ce guide, il avait du avancer seul en pensant qu'Achroma l'aurait voulu ainsi. Mais la Caste s'était effritée entre ses mains. « Et tu me manques, être dans ton ombre me manque. » Comme il avait aimé s'y reposer, par facilité ou idolâtrie. Il n'était tout simplement pas un homme qui aimait être une figure publique. Sa place était à l'ombre, à l'abri. Et Achroma lui avait jadis offert cet abri... Mais bien plus que cela. Probablement avait-il compris, dans son histoire avec l'Aîné, ce qu'avait pu ressentir sa fiancée elfique. Lui, il aurait réussi à s'accrocher à Achroma pour tenir... Mais l'inverse n'aurait pas été vrai et ils seraient tombés tous les deux. « Je voudrais tellement t'oublier. » Le souffle était court, sincère et pourtant fragile : « Mais je t'aime toujours. Sincèrement. » Fataliste, il corrigeait : « Stupidement. » Car cela n'aurait jamais rien donné, pas plus que cela changerait quoique ce soit aujourd'hui. Il ne savait plus comment s'y retrouver dans ce couple à trois. « Pas comme je l'aime, Ivanyr... Lui, c'est indéfinissable. J'aurais voulu que tu te battes avec moi. Que tu ne laisses pas le Tyran gagner. Il n'avait pas le droit de gagner, Achroma. Il n'avait pas le droit. » Il pouvait se donner toutes les bonnes œuvres altruistes, Aldaron ne le lui ôtait pas. Mais il n'était pas dupe : il y avait aussi eu de l'égoïsme et de l'abandon, dans son geste. La défaite. Sa voix était blanche, sans émotion. C'était ni un reproche ni un véritable vœu. Un fait. Un fait qui lui pesait sur la conscience.

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« Il n'a pas gagné. Mais j'ai perdu »

La voix profonde était paisible, imperturbable, et lacée de quelque chose d'indéfinissable, comme si son propriétaire observait sa propre existence depuis quelque point de vue omniscient et reculé, spectateur extérieur de ses propres turpitudes, passant en revue actes et discours pour les peser à leur juste valeur. Là, dans l'air humide et frais de Nevrast, à un monde de son lieu de naissance, et de trépas, Achroma observait cet amant qui l'avait longtemps pleuré sans faire le moindre geste, public de sa douleur comme il l'avait été de tant d'autres choses par le passé. Certains affirmeraient avec une certaine justesse que les deux phrasés se valaient, qu'ils signifiaient la même chose et que la négation se perdait, se gaspillait mais à la vérité, différence il y avait, entre l'un et l'autre, par le simple sujet acteur mit en avant. Son regard antique, stoïque et las tout à la fois, caressait le délicat visage de l'elfe comme un frôlement. Puis sa main s'éleva lentement, et vint tracer la courbe de sa mâchoire, une pommette racée et un front haut, avant d'achever son voyage sur une épaule qu'il pressa lentement mais fermement. Ce qu'il avait donné au monde, très peu pouvaient réclamer avoir fait de même, mais dans sa sincère volonté de servir l'univers dans lequel il existait, il avait oublié la friabilité de sa propre essence, les limites de son être. Pendant un millénaire, il avait souffert en silence, un être secret, qui ne partageait pas la douleur de son cœur et de son esprit avec son entourage, qui la conservait, intime, jusqu'à ce qu'elle devienne trop lourde à porter. Il n'avait jamais trouvé d'exutoire, de sanctuaire pour son cœur meurtris et son âme en déroute. Sa propre élection au statu de dragonnier n'avait pu servir ce dessein, étant arrivée bien trop tard et ayant engendré plus encore de souffrances. Il avait avancé encore et encore, jusqu'à ce qu'on ne lui laisse plus aucune échappatoire, plus aucun havre. Le Tyran avait sans doute participé à sa perte mais il avait creusé sa propre tombe lentement, consciencieusement. Ce que la créature albinos avait fait était fort peu de choses, en fin de compte. Elle s'était contenté d'occulter à son regard les délicates lueurs d'espoir auxquelles il se raccrochait depuis si longtemps. De minuscules flambeaux devant l'immensité des menaces et des périls mais pour lesquelles il aurait souffert milles morts.  

« Lorsque je t'ai étreint cette nuit-là… j'étais déjà mort, Aldaron »

Pas physiquement, mais psychiquement. Il avait été mit à nu, dépouillé de toutes ses cachettes, de tous ses havres de paix jusqu'à n'avoir plus rien. Jamais il n'avait évoqué les sévices infligés par la créature, ni à l'elfe, ni à Silarae, ni à qui que ce soit. Il n'avait pas pu car il en avait honte. Et quand ses bras s'étaient refermés sur la silhouette amaigrie du marchand, il avait su, avec une tranchante certitude, qu'il ne restait déjà plus rien de lui. Il avait trop perdu. Oh il avait tenté de s'accrocher, de trouver auprès de lui ce qui lui manquait, mais à la vérité, s'il avait pu boire à sa coupe, pleinement et sans réserve, il l'aurait asséché, l'aurait laissé aussi aride que le désert d'Esfelia. Et pourtant. Ce n'était pas là le cœur même de sa fin. Il aurait pu le boire, s'il l'avait voulu. Il ne l'avait pas fait. Sa mort n'avait été qu'une formalité pour se débarrasser d'une existence devenue trop encombrante. Il n'avait pas réellement voulu s'accrocher, trop usé pour cela. Aldaron avait raison, le Tyran n'aurait pas dû recevoir satisfaction de sa part. Mais le Tyran n'avait pas compté dans son choix. Rien n'avait compté à par sa propre personne et le dernier geste qu'il se dédiait. Et pour un être qui avait servit le monde toute sa vie durant, n'était-ce pas acceptable ? Ne pouvait-il pas penser à lui et uniquement à lui pour une fois ? Ivanyr avait raison, il était plus fort que lui. Il était plus fort par son amour, mais aussi par sa capacité à être égoïste.Lui ne l'avait été que trop tard. Bien trop tard. Pour lui, mais pour les autres également. Même cela, il ne parvenait pas à se l'accorder pleinement, ne pouvant qu'adjoindre les autres à sa pensée. Par-delà la mort, il restait indubitablement un imbécile. La pensée, non partagée, lui arracha un sourire ironique. Il ne pouvait pas prétendre que l'amour que lui portait le jeune elfe n'était pas stupide. Pour autant il ne pouvait pas affirmer qu'il l'était. Il ne pouvait pas non plus affirmer ne pas l'aimer comme Ivanyr l'avait fait si farouchement car c'était un mensonge. Mais il ne l'aimait pas comme l'autre le faisait. L'attachement tendre qu'il avait à son égard et la passion d'Ivanyr n'avaient rien en commun si ce n'était leur objet. Et cela perdait l'elfe, sans aucun doute, déchiré entre eux.

A moins qu'il ne se fourvoie.

« Je ne me suis pas battu avec toi. Je t'ai abandonné, oui »

Mais aujourd'hui, Ivanyr se battait pour lui, parfois contre Achroma lui-même et contre des ténèbres dont il ne connaissait pas encore la profondeur. L'Aîné aurait voulu les aider, tous deux. L'impression d'impuissance que l'autre partie de son être ressentait, il la comprenait terriblement. C'était elle qui lui avait servit de pelle. Lentement, sa main quitta l'épaule et le dirigea, l'invitant avec fermeté à se déplier de sur ce bureau miteux, pour approcher du lit sans qu'aucune intention lascive ne vienne le contraindre. Par des gestes lents et méthodiques, il le fit s'installer là, lui offrant un semblant de confort et lui couvrant les pieds, conscient de cette porte ouverte à d'inutiles souffrances physiques. Il ne pouvait pas réellement s'en empêcher, s'assurer de l'intégrité des autres était une seconde nature chez lui depuis des centaines d'années. Il était l'être le plus vieux au monde, peut-être le seul désormais, n'était-ce pas à lui de prendre soin des enfants ? S'installant près de lui, il lui dédia son regard, ce même regard impassible mais bienveillant qu'il avait toujours eut, le même regard qu'il avait porté sur le monde le jour de son trépas. Dans le silence des lieux, il continua de l'observer puis se pencha en avant, déposant un baiser sur son front à défaut d'emporter ses lèvres. Il ne voulait pas lui infliger cela quand bien même il savait déjà qu'il lui faisait du mal, qu'il lui avait fait du mal en mourant. Il ne savait pas ce qu'Ivanyr espérait en le forçant face à face avec Aldaron et n'avait aucune intention de le lui demander. C'était une créature instinctive, qui agissait par impulsions, son parfait opposé et sans surprises. Il ne demanderait rien, mais pouvait profiter de cet unique instant où il serait à nouveau là avec lui. Il avait entendu ses peurs depuis sa tombe psychique et comment l'en détourner, le voulait-il seulement ? Son but n'était pas de rendre sa vie plus difficile encore. Il aurait voulu pouvoir chasser ses craintes, ses doutes, ses peurs. Mais il en était aussi incapable qu'il avait été incapable de survivre. Il reprit la parole, lentement, précautionneusement.

« Sait-tu pourquoi il a été si aisé au dragon de me vaincre ? Il désirait me punir pour un crime dont j'étais déjà persuadé d'être coupable »

Prenant son visage en coupe, l'apparence de sa tranquillité fut soudain rompue, sa désolation apparente.

« Je t'ai chéri Aldaron, avec sincérité. Si je ne puis me réclamer de la passion d'Ivanyr, je t'aime néanmoins véridiquement. Et si j'avais pu continuer à vivre, si j'avais encore été doté d'assez de force, alors sans nul doute aurais-tu été là, près de moi. Saches que tu fus mon dernier souvenir, ma dernière pensée en ce monde. Tes yeux m'ont guidé jusqu'au royaume de Mort dont on m'a arraché. Tu fus mon hymne funéraire, ta voix je l'ai entendu et elle m'aurait bercé jusqu'à ma réincarnation… elle m'a bercé, ô aimé. Et si aujourd'hui je pouvais te soulager, je le ferais. Mais je ne suis qu'un spectre destiné à disparaître, à me fondre dans celui qui tente de te guérir pour lui abandonner ma mémoire. Il est tel que je fus au commencement, tel que, peut-être, j'aurais dû rester... »

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    Rien que dans le timbre de sa voix, Aldaron put sentir la différence. Un frisson intriguant lui parcourut l'échine et il avait du retenir sa respiration quelques secondes, de stupeur. C'était véritablement étrange, comme situation. A la fois glaçante et douce, sa demande exaucée et en même temps, l'incarnation de sa peur : celle qu'Achroma revienne et que son amour se fane. Se fanerait-il ? Parce qu'il était parti ? Parce qu'il l'avait abandonné ? Nul doute que sa solitude éprouvée, pendant quelques années, jouait un rôle important dans son égarement. Il abordait envers Achroma tant de sentiments antagonistes dont Ivanyr héritait malgré lui, sans le mériter. La réticence de l'elfe était un poison. Il le savait et il s'en voulait pour cela. Il espérait que sa discussion avec l'Aîné le sorte de l'impasse. Au moins un peu. Si les deux phrasés désignaient la même chose, la nuance maigre était perceptible et le surprenait. Il n'avait jamais eu cet impression de la part d'Achroma et au final, même en ayant été proche de lui, il réalisait combien il avait été un homme secret. Un peu comme Aldaron à présent. Jadis, il n'avait pas eu besoin de camoufler ses blessures et paraître fort même dans la faiblesse. Le vampire millénaire lui avait servi d'exemple, et comme lui, aujourd'hui, il avait du mal à relever la tête. Il se sentait fatigué et usé, comme ce feu dévoreur qu'Ivanyr lui décrivait. Probablement était-ce des sensations d'Achroma qu'il parvenait à décrire si bien le paradoxe dans lequel il vivait. Il brûlait, pour tous ces humains, sans prendre le temps de profiter de son éternité.

    Habitué à une docilité enfantine avec Achroma, il se laissa manipuler de bonne grâce. L'emprise, à la fois ferme et douce que le vampire avait sur lui, savait y faire et trouver la juste mesure. Achroma était un homme tout en maîtrise là où Ivanyr était plus brouillon et impulsif. Les pieds couverts par le tissu disgracieux, le froid le quittait et il se glissa  un peu mieux dedans. Le visage pris entre ses mains, ses mires verdoyantes le fixaient, dans sa tranquillité puis dans sa désolation, troublé. Il avait l'impression de redécouvrir le visage d'Achroma, ses traits tirés d'une manière différente de celle d'Ivanyr. Il leva doucement une main, un peu tremblante pour la poser sur l'une du vampire, osant à peine l’effleurer avant de glisser ses doigts contre les siens. Sa dernière phrase le fit finalement sourire : « J'ai du mal à t'imaginer totalement comme cela. » Achroma était beaucoup trop posé et trop altruiste. Les deux hommes se ressemblaient sur bien des points mais ils avaient leur sincères différences et l'elfe peinait à imaginer Achroma avoir un jour été comme cela. Il avait eu un rire vite mort, intimidé et bouleversé, la mine soucieuse. « Pourquoi n'es-tu qu'un spectre ? » demanda-t-il finalement, cherchant son avis sur la question : « Pourquoi êtes-vous deux personnes différentes ? Deux entités distinctes ? Tu le dis toi-même : il est comme tu étais au commencement. Il n'est qu'au commencement de son retour à la vie. De ton retour à la vie. Avec un droit de faire table rase et de tout recommencer. Je... »  

    Il s'arrêta là, le fond de sa pensée était assez claire. Ivanyr avait forgé sa propre personnalité, mais le fil conducteur, c'était la vie d'Achroma, celle qu'on avait remise à zéro pour qu'il recommence, de façon similaire ou différemment, et avec des souvenirs millénaires qui reprendraient une taille de plus en plus prenante.  « Est-ce que tu te souviens de ce soir-là ? Notre première vraie rencontre, quand nous nous sommes retrouvés en tête à tête ? Nous devions... Je sais pas, peut-être nous disputer Vanaël. Tu devais me mettre dehors ou... J'en sais rien. Mais ça ne s'est pas passé comme ça. » Loin de là. Achroma l'avait accroché et Aldaron était suffisamment libertin à cette époque pour ne pas savourer ce genre de caprice. Il n'en demeurait pas moins vrai que cela avait été très vite... Comme avec Ivanyr en vérité. Là aussi, dès le premier soir ils s'étaient embrassés.« J'étais encore très joueur, à ce moment là, pas difficile à convaincre. » Surtout avec de tels arguments. Il fallait dire qu'Achroma avait toujours été un bel homme, charismatique de surcroît.

    « Mais avoues que ça s'est passé un peu vite... Qu'est ce qui t'étais passé par la tête ce soir-là ? » En vérité, il se le demandait encore. Même si sa réflexion avait poussé quelques pistes possibles en la matière : « Je me suis attaché, comme je ne l'avais jamais fait jusqu'alors, pendant plus de cinq siècles. Je t'ai suivi, j'étais... Je n'étais plus l'homme que j'étais, quand tu étais là. Étais-tu déjà mon Inséparable ? Ou voyais-je en toi Ivanyr ? Pourquoi ne serais-tu d'un spectre ? Une autre personne ? J'ai tellement souffert de ton absence. Toi plus que tout autre. Toi plus que mon frère, plus que ma sœur. Plus que le fils que je n'ai jamais retrouvé. Toi. Comme je souffre de l'absence d'Ivanyr. J'étais si vide après t'avoir brûlé sur le bûcher... Rien de ce que je pouvais construire ne m'apaisait. » Il baissait les yeux, perplexe. « J'ai encore du mal à y croire. Je n'avais pas connu quelque chose de tel... Et je n'ai pas connu quelque chose de semblable jusqu'à ton retour. Jusqu'à Ivanyr. Est-il ta continuité ? Une continuité qui a eu le droit à l'oubli. Le droit de recommencer, tout simplement. Je ne parviens pas à voir en vous deux visages, deux personnes. Et lorsque je le fais, j'ai peur de toi. »

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Son incrédulité était touchante, lui arrachant l'ombre d'un sourire. Pourtant, cette esquisse ne dura pas plus de quelques instants. Il l'observa, l'écouta, dans un silence complet, sans jamais l'interrompre. Lorsqu'il eut finit, que le parfum de l'interrogation sembla emplir l'air et l'imprégner, il resta encore silencieux, à l'écoute de ses propres pensées. Dans le fond de son esprit, il sentait Ivanyr, toujours présent, toujours puissant. Aldaron posait une bonne question, mais la réponse n'avait rien de simple, ni à entrevoir, ni à exprimer, encore moins à comprendre. Et au-delà de cette vérité, il y avait sa volonté de ne pas hâter la redécouverte, pour Ivanyr, de la vérité. Toute cette force, toute cette puissance mentale, venait certes de son amour pour la Triade, mais pas seulement. Elle venait du respect que les différents acteurs montraient à l'égard du délicat processus par lequel passait son être et qui avait pour but de lui rendre ses souvenirs, lentement, à un rythme bien précis, par des mécanismes bien précis, dans un objectif bien précis. Ce qu'Ivanyr ignorait, et qu'Achroma comprenait, ne devait pas être divulgué de l'un à l'autre, pas encore. Il était trop tôt, cela viendrait mettre en péril tout ce qu'il essayait de bâtir. Le dilemme se présentant à lui s'imposait pourtant, car la perte d'Aldaron, d'une façon ou d'une autre serait dévastatrice et définitive. Une fin expéditive à ses aspirations et ses espoirs. Son regard s'éleva pour venir embrasser cette silhouette tant aimée, et il songeait avec détachement qu'il ne pourrait jamais convaincre l'elfe du mal qui couvait dans son cœur, derrière cette lumière à laquelle il s'accrochait comme à un phare dans la nuit. Celle qui projetait l'ombre dans laquelle il aimait à se dissimuler. Son histoire, longue et secrète dans ses chemins tortueux, ne serait jamais réellement révélée, et avec elle, c'était beaucoup du cheminement de son essence qui restait occultée, selon son dessein. Pour autant, en l'instant, défait des chaînes qui avaient conduits à son trépas, il formulait cet impossible vœux de partager pleinement ce qu'il était avec l'être qu'il aimait avec une criante sincérité. Que le reflet de son âme dans les yeux d'Aldaron ne soit plus distordue, mais véridique, entier. Était-ce seulement possible, sans miner durablement leur relation, ou bien pouvait-il croire qu'elle en serait sublimée ? Aimer au-delà de toute noirceur, embrasser les incartades comme les victoires, était un trésor inestimable et inestimé…. sauf pour un être dont l'âme atrophiée appelait cette illumination depuis le commencement.

« J'étais un enfant terrible »

N'était-ce pas la première fois qu'il lui évoquait quelque lambeau que ce soit de son passé ?

« Mes parents vampiriques n'étaient pas trop de deux pour espérer me contenir. Et ils échouaient souvent. Ma puissance magique les dépassait et j'en jouais. Je ne cessais de tester leur autorité »

Combien de fois Cyrène avait-elle été forcée de s'imposer par la force et la ruse ? Il avait eut un esprit fort et surtout très dominateur, infiniment féroce. Cela, ses parents ne s'y étaient pas attendu lorsqu'ils avaient décidé de faire de lui leur enfant.

« Cela m'a valut beaucoup d'ennuis. J'ai reçu de nombreuses leçons dans le sang et la dévastation. J'ai parcouru un long chemin sans jamais être épargné par la vie, mon caractère ne me portait pas à recevoir une quelconque forme de clémence. Saeros était un enfant de cœur, comparé à moi »

Il avait perdu beaucoup d'êtres chers, souvent par sa faute. Mais il avait perduré, toujours, et il avait apprit, il avait grandit. Peu à peu, année après année, la sagesse avait finit par venir, souvent grâce aux mortels qui acceptaient de lier leurs vies et leurs chemins à sa personne. Parfois il avait été vainqueur, et parfois vaincu. Parfois social et parfois solitaire. Mille ans était une existence longue et riche d'expériences. Tout ce temps, il avait été anonyme, réussissant tant bien que mal à vivre avec les hommes. Il avait rejeté la défroque du mage de guerre meurtrier pour celui d'un humble conteur. Et à son retour auprès de son peuple ? Il était profondément changé. Malgré tout cela, il restait des traces de ce qu'il avait été. Eliowir en avait été une, son hérédité toute entière tournée vers le fatidique instant où son aïeul avait croisé la route de celui qui devait devenir l'Aîné. Mais parfois, certains actes parlaient également pour eux-mêmes. Sa toquade première à l'égard de l'elfe en avait été un. Un coup de tête, un coup de cœur, suivre une impulsion plutôt que d'écouter sa sagesse… et son épuisement. De nouveau, son regard se fit pensif. Devait-il le lui dire ? Qu'il avait été sa bouffée d'air frais, sa fuite, sa façon d'oublier temporairement, sans pouvoir se libérer totalement des chaînes qu'il supportait alors. Sa sincérité pleine et entière serait-elle source de soulagement et de réconfort pour son aimé, ou bien serait-ce l'ancre qui l'entraînerait irrémédiablement par le fond ? D'une énonciation nette et sans appel, il doutait pourtant encore, comme il avait toujours tout remit en cause.

« Nous ne sommes pas réellement deux êtres distincts. C'est pour cela que je suis un spectre. Je suis Ivanyr, une part de lui, une ombre qui pour un temps limité possède une existence propre et détachée que je dois à une immense puissance draconique. Skade n'a pas fait que me ramener, elle m'a arraché au royaume de Mort et à la machine de la Réincarnation. Elle a recréé mon corps et m'a rendu ma puissance magique. Elle a rassemblé les débris de mon être et de mon âme. C'est sans précédent. Je pense que mon être a besoin de temps pour se reformer avec une logique continue. Ivanyr est un premier pas, j'en suis un second car il marche dans mes traces. Je pense pouvoir affirmer avec certitude que celui dont j'ai pris la relève viendra après moi jusqu'à l'instant où je serais complet »

Un instant, il le gracia de nouveau d'un sourire. Aldaron s'était toujours tourné vers lui pour avoir des réponses, il aurait été désolant qu'il ne vive pas au moins à la hauteur de cette attente précise. Pourtant, alors même qu'il lui révélait cela, il le dissimulait à Ivanyr. Être plus fort ne signifiait pas qu'il était tout puissant ou omniscient et lui était plus subtile et retors que son jeune contrepartie. S'il ne pouvait, et ne voulait, le vaincre pour la dominance de leur être, il pouvait le tromper. Avec le temps, il avait aussi apprit que la force brute ne faisait pas tout. Il avait cessé de se reposer simplement sur elle. Saeros ne l'avait pas comprit. D'autres non plus. Aldaron, lui, le savait. Son aimé ne serait sans doute pas le moins du monde étonné de sa décision, ou de sa manière d'agir. Il arriverait un temps où Ivanyr posséderait cette capacité et en userait pour ses propres objectifs. Il viendrait un temps où Aldaron pourrait se dissimuler dans son ombre protectrice, où se réaliserait comme un être tant militaire que politique, mais ce temps n'était pas encore venu. Il approchait pourtant rapidement. Pourtant, même s'il récupérait sa pleine conscience, son unicité, il n'était rien sans l'elfe. De tous les sévices que le Tyran lui avait fait subir, le sentiment d'isolement, de solitude, d'abandon et de traîtrise était le pire. Malgré sa capacité à rester secret sur ses pensées et ses affects, il avait honnêtement tenu à ses liens. Une fois tranchés, sa personne isolée s'écroulait sous le poids des souvenirs et des deuils. Mais tout cela était derrière lui. Ce qui était important, désormais, c'était la réunification qui aurait lieu tôt ou tard et dans laquelle il tirerait sa révérence.

« Je serais toujours là. Ivanyr sera toujours là. Nous seront un. Et nous t'aimons, Aldaron, n'en doute jamais. Lorsque tous les éclats de mon esprit seront révélés, c'est notre amour pour toi qui nous rendra notre unité, ainsi que les liens que nous auront retissés, notre implication dans le monde. Tu n'auras pas à choisir une facette plutôt qu'une autre. Comme j'ai refusé de choisir entre toi et Vanaël ce jour-là »

Avait-il sciemment refusé d'aborder cela jusqu'alors ? Mais il le faisait en l'instant, et par cela, par ce simple acte, il effectuait son premier pas vers la réunification. Grâce à lui, comme il venait de le lui annoncer. Se laisser influencer par la sincérité d'Ivanyr était plus simple que de l'invoquer dans sa propre facette.

« Je ne sais pas ce qui m'est passé par la tête. J'ai agis selon ce que me dictait mon cœur, et je ne désirais pas le questionner. Je ne désire pas le questionner en ce jour non plus. Je ne regrette en rien ma décision, je la loue et la révère. C'est tout ce qui m'importe. Je souhaite vivre cette seconde chance dans toute sa splendeur. Je me souviens de chaque instant de cette soirée, et de toutes les autres. De chacun de tes souffles, de chacun de tes soupirs, de chacun de tes tremblements. Je me souviens de ta surprise, et de ta complicité. Étions-nous déjà des Inséparables, à l'époque ? Je n'ai pas la réponse mais il me plaît de croire que cet esprit se soit alors penché sur nous. Ce qui est certain, c'est que je ne regrette pas notre relation. Pas un seul instant. Après avoir vu trépasser tant de mes compagnons humains, ce que j'ai trouvé avec toi était… différent. Libérateur »

Une caresse sur sa gorge, délicate, ajustée. Son regard l'observait, le couvait avec une attention singulière. Aldaron se livrait à lui, pleinement et sans conditions. Il l'avait toujours fait. Contrairement à lui.

« Viendra un temps où tu pourras de nouveau te fondre dans mon ombre »

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    Un fin sourire sur ses lèvres, pâle, confirmait l'écoute qu'il lui accordait, paisible, comme jadis, lorsqu'il prêtait l'oreille au Conteur. Aldaron avait, pour lui, cette révérence solennelle, cette confiance éperdue qui pouvait défier la raison et qu'il n'avait jamais accordé à un autre, pas même à Ivanyr. Tout son être avait placé Achroma sur un piédestal de sagesse, comme la lumière descendante offerte par les cieux pour éclairer son chemin. Avoir tant pesté à son égard, pour se protéger lui-même, l'avait finalement mis dans cet état d'inconfort avec ses propres croyances et son affection, qui avait abouti à l'instant présent. L'écouter à nouveau lui faisait du bien. Boire ses mots jusqu'à être ivre, comme s'il s'agissait de l'unique vérité, sans se poser des tonnes de questions, être écrasé par ses doutes... Oui, au fond, il en avait eu besoin. Pour se recadrer, se ressourcer. Il n'avait pas menti : il ne l'imaginait pas aussi désastreux dans sa jeunesse... Mais il y avait eu beaucoup de choses que l'elfe ignorait au sujet d'Achroma. Ivanyr n'était pas plus doux, il avait simplement été canalisé par son esprit-lié de l'inséparable. Il était capable d'horreurs sans nom, le vampire le lui avait affirmé plus d'une fois. Mais dans cette folie meurtrière, il ne brandirait qu'une bannière : celle de son amour pour lui, comme si elle pouvait justifier tous les crimes du monde. Ivanyr aurait pu être monstrueux à aimer la mauvaise personne. Et le Marché Noir aurait pu être monstrueux à être dirigé par la mauvaise personne.  Mais l'elfe n'était pas que ces nobles viciés, de ces orgueils démesurés... Lui, il était une ombre. Une ombre qui cherchait une figure derrière laquelle se cacher. Un élu.

    Ses mires d’émeraude restaient à reposer sur lui, sur son visage fin teinté de l’âge qu’il portait dans le creux de ses prunelles céladon. Il aimait ces yeux, même dans leur souffrance, et surtout dans leur souffrance : ils lui donnaient l’impression d’une sagesse pure, cristalline. Il ne s’était jamais attendu à ce qu’Achroma lui parle de sa longue existence. Son silence lui convenait. Ses yeux portaient pour lui le poids des années et savaient si bien lui souffler combien le désert avait été, pour lui aussi, long  à traverser. Il adorait et vénérait ce regard, il le couvait du sien avec une attention sentimentale et sincère. Tant de nuits, ces yeux l’avaient fait pleurer. Les voir si souvent dans ses songes pour ne jamais plus les croiser. Sur le bûcher, les paupières de l’Aîné s’étaient trouvées closes. Sa plus grande douleur. Plus poignante encore que Morneflamme. Il n’aurait jamais cru les revoir un jour. Même en côtoyant Ivanyr. Son fiancé n’y plaçait pas les mêmes émotions. Là oui. Dès l’instant où il l’avait croisé de nouveau, il n’avait plus douté : c’était Achroma. Sa voix était la berceuse qui endormait sa peine. Il aimait comme elle était posée, comme elle était justement dosée. Sans éclat, sans rupture. Lisse, comme un fleuve tranquille, une eau dans laquelle il se baignait tout entier, s’abandonnant au flot continu des réponses qu’on lui offrait.

    Il les aimait tous les deux. Il comprenait pourquoi il était si tiraillé, si instable en présence d’Ivanyr. Il était pris entre deux êtres qu’il aimait de tout son cœur, et trahir l’un pour l’autre lui déchirait le cœur en milliers de lambeaux. C’était pour cela qu’il souffrait, qu’il ne savait pas sur quel pied danser. Qu’accorder à l’un ? Qu’accorder à l’autre ? Et au final se sentir toujours aussi incomplet et fébrile dans son approche. Il était perdu, et Achroma venait lui offrir la lumière qu’il lui manquait. Avec ce flambeau, ils tiendrait jusqu’à la réunification. Il l’espérait. Il le croyait. Le contact de sa main sur sa gorge le fit trembler. Sa respiration et ses battements de cœur s’étaient brièvement accélérés, jusqu’à ce que ses yeux se gorgent de larmes, comme une soupape à la tension qui régnait en lui. Il se sentait bien, et coupable à la fois. Soulagé et tendu. Heureux et peiné. Et dans cet amalgame d’émotions, il répondit d’un murmure, les yeux éperdument fixés sur son phare : « D’accord. » La voix n’avait pas tremblé, sur aucun phonème. Le son impeccablement exécuté, presque silencieux, malgré la boule dans sa gorge. Un seul mot pour résumer toutes ses émotions, tous ses sentiments. Il attendrait que la promesse se réalise.

    Il sentit les larmes couler sur ses joues, sans un pleur, sans un sanglot, juste une honte d’être ainsi en lumière de ses sentiments, et ce désir brûlant de se cacher dans son ombre. Il vint lui prendre un baiser. Un baiser comme on en rencontre des plus chastes. Il était retenu, effleuré, le souffle rejeté sur ses lèvres désirées mais auxquelles il n’arrivait pas à s’abandonner. Un baiser pour échapper à son regard, à ses questions, à son exposition. Il aurait voulu disparaître, juste faire partie de sa peau, se fondre et se reposer contre lui. Il aurait voulu s’abandonner à sa maîtrise, à ces mains qui savaient le manipuler fermement et sans heurts, comme si elles savaient dans quel sens il fallait aller pour que tout semble naturel. Mais il ne l’avait qu’à peine touché. Ses lèvres n’avaient qu’à peine épousé les siennes qu’il se tendait comme face à une énigme dont il n’avait la clé. Il avait l’impression de trahir Ivanyr, une part de lui mal à l’aise devant cette double entité. Il avait pourtant besoin d’eux deux. Il avait besoin de la passion brûlante d’Ivanyr, il la dégustait bien des fois. Mais il avait aussi besoin de la prestance plus posée d’Achroma. Sa capacité à être directif avec lui. « Il me tarde. » Cette fois-ci, sa voix avait tremblé d’une frustration dévorante. Cela le piquait à vif. Il était mal à l’aise lorsqu’il vint l’embrasser à nouveau, cette fois d’une manière plus marquée et coupable.

    Ça allait finir par le rendre fou, s’il avait l’impression de tromper ou trahir l’un avec l’autre, tout en ayant, égoïstement besoin de l’un et de l’autre à la fois. Il pesta mentalement contre lui-même et sa volonté vacillante lorsqu’il s’écarta et se recroquevilla, venant encercler de ses bras, ses jambes repliées, le dos contre la tête de lit en bois grossier. Il fermait les yeux, cherchant vainement à s’apaiser. Il aurait aimé pouvoir être solide, mais il était épuisé. Il savait aussi que l’état dans lequel il était le ferait cogiter toute la nuit sans pouvoir l’arrêter. Il poussa un long soupir : « Tu devrais te… Je peux te plonger en transe, si tu veux, pour que tu reprennes des forces. Le voyage jusqu’Aerthia ne sera pas de tout repos. »

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Ah…Béni était le martyr sur lequel les Anthémis pleuraient, corps lavé par les larmes de la pureté, esprit bercé par le purpurin d'un message glissé à chaque pétale. La peine de l'être qui le chérissait était à la fois désolante, pour lui qui désirait le voir rayonner, et fabuleusement touchante, par la symbolique qu'il transmettait. Que pouvait-il y avoir de plus beau, de plus exquis que sa sincérité, sa mise à nue sans aucun faux-semblant ? Seulement son allégresse. S'il recherchait le second, il n'en saluait pas moins le premier, la capacité, intemporelle, de montrer la douleur des blessures supportées. En cet instant, à ce yeux de mort-vivant, il était magnifique. Lui élever l'autel du symbolisme serait-il de trop ? Et serait-ce pêcher d'égoïsme que de désirer, à tout le moins pour lui, le garder dans la pleine lumière de son attention ? Non, Aldaron ne le lui refuserait ni ne s'en offusquerait, couronnés qu'ils étaient par les branches d'un pommier multi-centenaire. Et la douceur des lèvres qui frôlaient les siennes achevait de le convaincre de disgracier de telles pensées, de les abandonner comme la mue de quelque créature élue par la régénération. Il le laissa venir, puis aller, comme le ressac de la mer face à une falaise, puis le laissa l'embrasser, une vague s'écrasant sur la roche, en épousant les contours. Il répondit, ne désirant pas un instant que son Anthémis ne vienne à se fourvoyer, et d'une main, prit son visage en coupe, pour rendre à cet élan de passion frustré plus de grâce, la beauté d'un échange sensuel dont les sensations formaient un bouquet riche. Mais lorsqu'il le laissa aller, l'ombre projetée par sa fragilité et l'inconstance de la situation lui vola la satisfaction de l'instant. Son offre arracha un vague fragment de rire attendrit à sa gorge, avant qu'il ne réponde le plus sérieusement du monde.

« Sans aucun doute sera-t-il épuisant. Plus encore, certainement, mon devoir là-bas. Pour autant ce n'est nullement au repos physique que j'aspire et bien davantage à chérir ce moment en ta présence. Ne me ferais-tu point la grâce de ta compagnie ? »

Son regard, à la fois compréhensif et d'un amusement tendre et retenu, ne cessait de le couver. Il n'attendait pas réellement une réponse, ne nourrissant que vaguement la notion du soulagement corporel, et surtout, présentant que personne, au sein de ce triangle curieux et douloureux, ne se satisferait pleinement s'il gisait inconscient à ses côtés pendant les heures les plus dures et les plus solitaires de la nuit. Son sourire naissant se fit sensiblement taquin, et il lui tendit une main, en invitation silencieuse. Il dirigeait, cette fois, pour quelques heures seulement mais que son compagnon pourrait goûter. De mots pragmatiques et bas, il le fit rechausser et s'enfouir dans la cape dont il devinait les pouvoirs avec appréciation. Ensemble, ils quittèrent l'auberge, cette chose qui n'était rien plus et rien moins qu'une insulte aux progrès architecturaux dont avaient jouit leurs peuples ces dernières centaines d'années. Cracher sur des décennies d'ouvrage scientifique était désolant. Un commentaire glissé savamment à son oreille tandis qu'ils descendaient pour retrouver leurs montures à l'écurie. Deux montures prêtes, déjà sellées et préparées, et un silencieux vampire aux yeux blanc qui s'incline avant de leurs tendre les rênes. Le regard céladon glisse de Lenwë vers Aldaron, intimant le silence, au moins temporaire, l'appel à une certaine intimité, jouant sans vergogne de sa confiance et de sa docilité. Mais Nevrast est un nid de pourriture qui n'a pas encore révélé vers où il pencherait, vers quelle abysse il s'inclinerait sous le souffle des vents de la discorde. Alors c'est en silence qu'il met pied à l'étrier, et se hisse sur sa selle, avec cette raideur caractéristique.

Leurs montures quittent le port par la toundra, à l'opposé de l'immonde forêt source de leurs récents troubles. Ils longent la côte jusqu'à voir disparaître les bâtiments biscornus et pourrissants de Nevrast, et les fumées qui la couronne comme un voile de disette. Bientôt, il ne reste que la côte hurlante, la bise chargée d'iode et de neige. Ils rejoignent un petit promontoire, sur lequel se trouve, face à la mer, l'emplacement et le bois d'un grand feu rapidement allumé par la magie de l'Aîné. La source de chaleur assure une protection de plus à son compagnon contre le froid. Le cheminement s'est fait dans un silence composé, observateur, laissant le chant de la nature s'imposer à eux. Encore en cet instant, les sifflements des flammes ne semblent pas hors de propos. Pied à terre, il attire Aldaron vers lui, et le dirige, l’emmenant au bord, mais sans aucune intention de sauter. Il n'a pas ce manque de conscience. D'une douce pression sous le menton, il le lui relève vers les cieux, scintillant des milliers d'étoiles lointaines, peinte d'un scintillant améthyste en de gracieuses volutes, l'océan et le ciel semblant s'unir, suggérant le saut comme un moyen de voler, comme si cette terre gelée, immaculée, pure, n'était qu'en suspension dans un univers, dans une bulle, un îlot de physicalité dans l'immensité infinie. L'impression de vertige troublait le sens de la réalité. Une nouvelle pression ajustée, et ils faisaient face à la couronne montagneuse de Nyn-Tiamat et à ses ondoiements stellaires. Il le relâcha. La sensation d'immensité donnait également une sensation de liberté étourdissante lorsqu'on y était sensible, et il avait toujours apprécié les grands espaces.

« Vient... »

Il y avait un emplacement pour eux, qui ne gâchait rien de la vue, et assez de fourrures pour tenir son tendre ami au chaud par-delà les heures creuses. Ici, hors des griffes ébréchées d'un peuple décadent, ils pourraient se nourrir de l'esprit de l'autre, parler comme ils avaient pu le faire, souvent. Il le mènerait dans le labyrinthe d'autres pensées, jusqu'à l'aube aux doigts roses.

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    Le refus ne l’avait pas étonné. Pas plus que l’invitation à lui tenir compagnie. En son for intérieur, même tourmenté et fatigué, il le louait de ne pas l’abandonner à ses réflexions houleuses, ses pensées perturbantes. Il aurait bien assez de la nuit suivante, et de celles encore après, lorsqu’Ivanyr serait à Aerthia et qu’il devrait rester ici. Il lui arrivait de sentir la révolte en lui, le désir brûlant de le suivre malgré l’interdit, malgré le refus que le vampire lui avait sagement opposé. Il se sentait être encore l’enfant revêche que son père n’avait jamais réussi à sangler. Il avait envie d’être inconscient et de ne pas le quitter. Ne pas être seul. Car de tous les spectres qui pouvaient le hanter, la solitude avait un nom bien immense à ses yeux, comme si les sons et lettres qui le composaient étaient d’une harmonie interminable et viciée, qui répandaient dans son sans un poison lent et si souvent consommé. Combien de temps tiendrait-il ?

    Ses bras encerclaient ses jambes, à nouveau. Et l’Aîné le dénoua avec aisance, à nouveau. Le mouvement était fluide, naturel. Il ne connaissait pas les heurts ni la contrainte, il n’était qu’un guide et les Déesses savaient combien il avait besoin d’être guidé, de se reposer un peu sur quelqu’un d’autre, en toute confiance. Au moins le temps qu’il se reconstruise. Il se chaussait et se couvrait avant de rejoindre l’extérieur et de chevaucher Isilëel. Il appréciait bien assez de monter à cheval. Probablement l’une des choses apprises jadis au Royaume Elfique et dont la réussite avait su combler les attentes de son père. Aldaron fermait les yeux, sa foi donnée à l’équidé était réciproque. Il se contentait des claquements étouffés qui venaient rythmer son avancée sur les pavés enneigés. Parfois il ouvrait ses paupières pour contempler la silhouette raide mais régalienne d’Achroma.

    C’était étrange, comme nuit. Irréaliste. Pendant l’espace d’un instant, il se demanda s’il ne s’était pas simplement assoupi de fatigue pour avoir rêvé tout cela. Il se dissuada de cette facilité fuyante : il n’aurait pas pu trouver, inventer ces réponses qu’il espérait voir se réaliser. Nevrast disparaissait de son regard blasé. Les toits ingrats dans leur composition et leur teinte s’absentaient de sa vue au profit d’immenses montagnes et d’une mer à perte de vue par delà la côte. Les flammes et les étoiles brûlaient sa mémoire maltraitée, l’inondait de l’instant présent, merveilleux et féerique où le grandiose dessinait les silhouettes de la Nature. Il embrassait ces vues, le regard guidé, minutieusement, par les soins de l’Aîné. Tout lui semblait si grand, si intemporel, et les lignes fondaient les unes dans les autres. L’horizon réunissait le ciel et les eaux. La neige tourbillonnante mariait paisiblement la cime des arbres à celle des montagnes, elles même disparaissant en symbiose avec les cieux. Le tapis blanc s’écoulait à ses pieds, comme une divine rivière de pureté. Le monde était immaculé. Défait de ses vices. De ses tâches. De ses ombres. Tout était si blanc dans son esprit.

    L’échange lui faisait du bien, le flot des mots s’écoulant de ses lèvres, parfois en rires, parfois en pleurs mais toujours dans le partage. Souvent, il lui demandait son avis, en appelait son point de vue, son éclairage. Sans pour autant le suivre à chaque mot, il aimait son opinion. Il lui narrait des contes, l’histoire d’un jadis trop vite oublié. Il s’était assoupi, lorsque pris naissance les premier rayon de l’aube, paradoxalement, comme s’il avait cherché à chasser les fantômes de la nuit jusqu’au petit jour. Ou bien qu’il entamait une vie nocturne de vampire. Endormissement, sur son épaule, ne dura pas longtemps, juste assez pour lui laisser la sensation de s’être reposé. Lorsqu’il releva ses mires d’émeraude, ce fut le visage d’Ivanyr qu’il rencontra. Il le sentait. L’Aîné s’était effacé et l’elfe profita de ses dernières minutes avec Ivanyr pour l’étreindre solidement. Bientôt il partirait. Mais il lui reviendrait, n’avait-il pas promis ?

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