17 Janvier 1763
L'année commençait et avec elle une terrible nouvelle : les Chimères étaient là. Elles avaient fini par les rattraper et commençaient déjà à ramper sur l'Archipel comme une horrible gangrène. Le choc avait secoué tous les royaumes, ébranlé la confiance de tous les peuples... Sélénia comprise. L'angoisse ne tarda pas à étreindre les cœurs, puis ce fut au tour de la paranoïa qui gagna les esprits là où la hantise des possessions se rappelait aux souvenirs les plus sombres. Comme une traînée de poudre, l'ombre de la suspicion se jeta sur la Cour Impériale, réveillant de vieilles tensions, alimentant des dissensions politiques déjà bien épineuses en temps de paix. L'ambiance devint étouffante, les couloirs glacés de murmures méfiants et les repas plombés d'un silence morose. Rapidement, la majorité des nobles s'étaient isolés, incapables de prêter la confiance à qui que ce soit et beaucoup s'étaient même retirés de la Capitale pour s'isoler sur leur domaine.
« Que des lâches », pensa la jeune Princesse alors qu'elle vérifiait les sangles de sa selle, à quelques minutes du départ en chasse à court. Sa fine et frêle silhouette était chaudement enroulée dans une épaisse cape de laine bleu clair à l'intérieur doublé d'une soyeuse fourrure de zibeline blanche. Une large capuche couvrait sa tête blonde et se refermait sur sa gorge gracile avec une fibule en or blanc, gravée à la forme d'un épervier. Une robe d'un gentiane nacré soulignait ses formes délicates, encore prises dans l'adolescence et si les manches ou le col s'ornaient d'une fourrure douce de lapin, son bustier et ses bras se voyaient rehaussés par des laçages complexes en cordelettes de soie. Serrée à la taille par une fine ceinture de cuir blanc fermée d'une boucle d'argent, plusieurs lanières tenaient à ses hanches sveltes diverses petites sacoches en toile cirée. La robe tombait jusqu'à ses pieds et s'évasait en une traîne qui lui offrait un certain confort dans sa monte imminente.
« - Princesse, les voici. »
Un palefrenier venait d'arriver à sa hauteur et lui présenta son poing droit couvert d'un épais gant de cuir afin de soutenir la majestueuse silhouette du faucon Gerfaut. Avec son plumage immaculé à peine poudré d'un brun profond, Eliza était une femelle âgée de trois ans en pleine forme. Elle avait un capuchon sur les yeux pour la garder au calme alors que l'une de ses pattes était captive d'une petite lanière de cuir et d'un minuscule grelot de cuivre. Au sol, Lambert remuait de la queue avec enthousiasme et levait sa truffe caramel vers sa maîtresse qu'il était visiblement heureux de retrouver. Son dressage l'empêchait de sauter sur la jeune fille, mais ses halètements et geignements ne trompaient pas : il en mourrait d'envie. Le chien était un golden retriever avec une fourrure terre de sienne brûlée, poils longs et lisses déjà poudrés de neige et de quelques éclaboussures de boue. Indéfectible compagnon de chasse, il alla présenter ses hommages à la jument royale en lui léchant les naseaux, puis renifla les alentours immédiat pour patienter.
« - Merci bien. Un instant... »
Victoria eut l'ombre d'un sourire gracieux pour le palefrenier, puis se détourna pour agripper une poignée de crin sur l'encolure de Roseline et d'un bond souple, elle se hissa sur la selle amazone. Il ne lui fallu que quelques secondes pour venir enrouler ses jambes aux deux fourches ; la gauche en dessous et la droite au-dessus. Elle coinça ensuite la cravache sous son bras droit, qui devait remplacer la jambe manquante sur ce côté de la monture avant de se pencher vers son aide pour récupérer son propre gant de fauconnerie qu'elle enfila sans attendre. Le faucon poussa un sifflement rauque en étant déplacé, mais ne fit rien de plus et s'installa confortablement sur le bras de la Princesse avant de glisser le bec sous une aile. Le chien se rapprocha des jambes de la jument, sentant que le départ approchait. Victoria observa les alentours de sa nouvelle hauteur et remarqua que la vingtaine de nobles présents étaient déjà tous en selle.
Un soupir inaudible échappa à ses lèvres rosées, rendues brillantes par un baume gras parfumé d'essence de rose appliqué afin de les protéger de la cruelle morsure du froid. Ses joues veloutées étaient elles aussi marquées d'une légère carnation dans cette aube frappée de givre et de neige fraîchement tombés durant la nuit. Cette fin de semaine était dédiée à la détente en extérieur du Palais, à plusieurs heures de la Capitale sur les terres d'un Vicomte favori à la Cour. L'homme espérait que cette occasion soit propice à la bonne entente et au renforcement des liens mis à rude épreuve avec l'annonce des Chimères. Il n'y avait que la crème de la noblesse Sélénienne, exception faite des autres membres de la famille Impériale et d'une poignée d'intellectuels employée ailleurs, de façon bien plus urgente.
N'ayant aucune affaire dans les préparatifs du Royaume à l'encontre de la menace approchante, Victoria avait accepté l'invitation à cette chasse en espérant pouvoir, elle aussi, se changer les idées et fuir pendant deux jours l'ambiance plus qu'étouffante du Palais. Elle était donc là, cadette de la troupe du haut de ses quinze printemps et comptait bien s'esquiver du corps principal pour aller effectuer sa propre chasse en Haut Vol avec ses familiers. La barbarie d'une traque de cerf ou de sanglier n'était pas à son goût et la jeune princesse rêvait déjà des plumes blanches de quelques perdrix, voire la fourrure moucheté de fugaces lièvres. Ses yeux au bleu profond s'arrêtèrent sur une haute et massive silhouette qui tranchait sans peine avec les autres cavaliers. Ses sourcils se froncèrent délicatement alors qu'elle essayait de reconnaître cet homme et il lui fallu plusieurs secondes à cogiter pour qu'elle parvienne finalement à mettre un nom sur ce visage impassible : Alauwyr Iskuvar.
Un frisson coula dans son dos et elle serra les pans de sa cape autour d'elle, aussi frileuse qu'inquiétée par la présence d'un être aussi sombre. Elle avait entendue parler de ses derniers exploits ainsi que de son adoubement en tant que Chevalier, sans parler de sa récente promotion comme Général Sélénien. Cette promotion avait été une véritable pierre jetée dans la mare et toute la Cour avait longuement vilipendé la décision de l'Empereur à promouvoir un va-nu-pied au lieu d'un noble déjà établi et soutenu par les puissances qui gravitaient autour du trône depuis bien des générations. Pour la Princesse, il s'agissait d'un acte audacieux mais qui rendait justice aux méritants de l'Empire... même si elle se posait maintenant des questions sur le choix de son frère ! Non, décidément, cet homme était trop sinistre. Effarouchée, Victoria détourna le regard avant d'être surprise à le regarder et se concentra sur le retombé de sa robe qu'elle ajusta de sorte à couvrir ses chevilles et ne pas gêner ses mouvements.
Le son du cor résonna, annonçant le départ. Si Lambert aboya en écho, il resta docilement aux côtés de sa maîtresse qui attendit quelques minutes que la troupe s'avance sur le chemin pour finalement talonner sa jument et suivre à distance, au petit trot. Les rabatteurs s'éparpillèrent dans le sous-bois, frappant les buissons alors que les chiens de chasse, tenus en laisse, aboyaient à tout va pour effrayer le gibier. Les terres du Vicomte étaient principalement couvertes de forêts, entrecoupées par plusieurs rivières alors que de rases collines jalonnaient le paysage enneigé. Victoria accompagna la troupe de chasse pendant presque une demie heure avant qu'elle ne finisse par repérer un vol de perdrix au dessus des arbres dénudés, à sa droite. Son visage s'éclaira aussitôt et elle jeta un rapide coup d’œil vers les nobles attroupés qui discutaient entre eux sans lui prêter la moindre attention. Assurée que son départ ne serait pas sujet à controverse, elle claqua de la langue et tira doucement sur les rennes pour faire quitter à Roseline le chemin.
Sans un regard en arrière pour s'assurer qu'elle ne soit pas suivi, la Princesse s'enfonça dans les bois dense avec une pointe d'impatience candide. Elle mourrait d'envie de libérer Eliza pour observer son envol dans le ciel limpide et la jalouser aussi, égoïstement. Lorsqu'une clairière se profila entre les arbres, la cavalière remit au pas sa monture et s'arrêta finalement au centre de l'aire dégagée. Lambert se précipita pour venir vérifier les buissons alentours, cherchant la moindre piste intéressante tandis que le faucon se voyait libérer de son capuchon et ouvrait les yeux dans un petit claquement de bec.
« - Bien... ce devrait être satisfaisant ici. Eliza tu... Mh ? »
Victoria se tourna de moitié sur sa selle alors qu'un craquement de bois se fit entendre non loin de sa position, dans le couvert des bois en pénombre. Son cœur s'accéléra et elle replia légèrement son bras couvert de cuir pour approcher le faucon en un geste de prudence craintif. Elle fouilla les environs d'un regard inquiet et tendit l'oreille.
« - Il y a quelqu'un ? »
Normalement non, mais cela ne coûtait rien de questionner le vide ! Le groupe était bien plus loin à courir bêtement après un cerf ou un autre gros gibier. Cette forêt était une chasse gardée, alors aucun vassal du Vicomte ne devrait s'y trouver à moins de braconner. Des brigands peut-être ? Non, pas si proche du domaine, enfin elle l'espérait... alors un loup ou tout autre prédateur ? Victoria baissa les yeux sur Lambert qui ne semblait pas plus paniqué bien qu'il se soit mis en position d'arrêt et semblait écouter avec attention les bruits qui faisaient échos autour d'eux. Un mouvement la fit sursauter et elle releva le visage dans cette direction, gorge nouée. Une de ses mains glissa dans les plis de sa cape et se referma à la garde courbe de sa petite dague. Intérieurement, la Princesse passait en revue tout ses sortilèges et tremblait légèrement de peur.