Demeure d'Ilhan - 5 janvier 1763
Décembre était enfin parti laissant derrière lui une fin d’année tendue, douloureuse et agitée et janvier tournait la page d’une nouvelle année, apportant avec elle de nouvelles promesses et de fous espoirs. Le sinistre de Cordont avait marqué leurs esprits au fer rouge et la plaie laissée par ce gouffre béant qui éventrait leurs terres leur rappelait sans cesse le danger qui les guettait. Un des dangers, parmi tant d’autres…
Le traité concernant Cordont avait enfin été signé, Paix avait été préservée, de peu, et la reconstruction de la cité avait pu commencer. Un Conseil avait été mis en place là bas pour orchestrer l’organisation et toute dissension mineure. Une fois assuré que tout semblait sur la bonne voie, Ilhan était rentré fin décembre à Délimar, où d’autres tâches l’attendaient. Dont une n’était pas des moindres…
Tryghild leur avait confié, à sa sœur d’arme et à lui, une mission des plus délicates. L’abolition de l’esclavage des Gräarhs… Rien de moins que cela. Cette mission leur avait été attitrée en octobre pour tout dire, et ils avaient quelque peu avancé. Mais le sinistre de Cordont avait mis une parenthèse à ce beau et ambitieux projet. Ilhan ne l’avait pourtant pas oublié. Chaque jour, il avait agité son esprit. Chaque jour une idée lui venait, un point le titillait, une pensée… Il les avait notés consciencieusement et avait continué de planifier ce qu’il jugeait nécessaire, primordial, de mettre en place avant d’annoncer cette abolition. Il était temps maintenant de reprendre activement ce projet-là.
Abolir quelque chose était toujours délicat. Il y avait toujours des mécontents, plus ou moins influents, plus ou moins importants dans la société, qui se sentiraient lésés de cette abolition. Abolir, interdire… était souvent mal perçu. C’était comme une porte fermée, la fin définitive d’une possibilité. Il fallait donc toujours trouver une ouverture vers autre chose en compensation. Il fallait en fait voir le projet de tous les points de vue et travailler sur plusieurs fronts. Pour convaincre du bien-fondé de cette abolition, inutile de présenter ses arguments abruptement, ils ne seraient de toute façon pas écoutés. Non, il fallait plutôt instruire, montrer ce qui n’avait pas été vu, pas été compris, ouvrir les esprits vers une autre vision de la chose. Instruire donc. Ce qui signifiait s’instruire soi-même d’abord, s’informer. C’était là la première étape.
Ils en étaient là et avaient bien avancé. S’instruire sur le peuple Gräarh, sur ces êtres que beaucoup avaient considérés, et considéraient encore, comme de simples animaux qu’on pouvait utiliser.
Quoique, sur ce sujet de considérer les gräarhs comme des animaux, Ilhan devait avouer être circonspect. Quand on parlait esclavage, généralement on parlait clairement d’assujettissement d’un être pensant, bien que considéré inférieur, le précepte d'infériorité étant le fondement qui voulait justifier l'esclavagisme. On ne parlait pas d’esclavage pour de simples animaux : on possédait des animaux, on utilisait des animaux, mais on ne disait pas esclavagiser des animaux. L’esclavage avait été surtout soumis aux humains par les vampires ou aux humains par d’autres humains… Pas aux animaux. Selon Ilhan, le prétexte selon lequel les Gräarh pouvaient être esclavagisés car ils n’étaient que de simples animaux était hypocrite et fallacieux. Bien entendu, il serait préjudiciable de le présenter de but en blanc ainsi.
Ils avaient donc oeuvré avec Sighild pour mieux connaître les gräarhs, leur peuple et leurs mœurs. Prouver déjà qu’il ne s’agissait pas que de vulgaires animaux, mais qu'il s'agissait en fait d'êtres sensibles dotés de pensées et de sentiments, de ressentis, et d’âmes.
Quoique, là aussi, Ilhan aurait tendance à dire que les animaux pouvaient se définir ainsi et qu’au fond ils étaient tous des animaux, plus ou moins développés. Mais là encore, il tairait cette pensée malvenue. Pour le moment du moins.
S’instruire donc. Ils en étaient là et avaient pas mal d’éléments en leur possession, qu’il leur fallait maintenant regrouper, organiser, pour pouvoir ensuite les présenter à toute la communauté. Pour pouvoir instruire les autres aussi.
Viendraient ensuite les autres étapes que toute abolition nécessitait. Voir la situation du côté du peuple opprimé et esclavagisé était une chose, mais il leur fallait aussi comprendre la vision de l’autre côté, des esclavagistes eux-mêmes. Ce ne serait qu’en les comprenant qu’ils pourraient au mieux les convaincre du bien-fondé de cette décision, au pire trouver une compensation digne de ce nom qui leur ferait accepter le projet sans trop de remous. Puis il leur faudrait ensuite voir les possesseurs d’esclaves et faire de même : les convaincre ou leur offrir une compensation pour l’esclave qu’on allait leur ôter et leur interdire. C’était là deux grands pans, qui allaient leur nécessiter du temps, mais surtout de l’aide.
Ce ne serait que quand tout cela serait prêt qu’il pourrait lancer l’abolition en tant que telle. Quand une bonne partie aura adhéré à ce plan fou et soutiendra l’Intendante dans sa folie ambitieuse.
Ilhan relisait tous les points qu’il avait notés, et attendait Sighild qu’il avait conviée à le rejoindre chez lui pour faire le point sur leur avancée. Il aurait pu l’inviter à le rejoindre dans son bureau à la citadelle, mais il devait avouer qu’avec les frimas de l’hiver et l’inconfort de ces hautes marches à monter pour atteindre son bureau… Puis tous ses parchemins sur le sujet étaient ici, sécurisés, cryptés, codés. Il n’avait aucune envie de se trimbaler tous ces rouleaux jusque là-haut. Ils pourraient ainsi déguster une petite collation pendant qu’ils parlaient. Sighild ne serait d’ailleurs pas dépaysée, tous les meubles étaient délimariens, à la taille délimarienne… fou qu’il était.
Ah, parlant du loup, était-ce bien le carillon de l'entrée qui sonnait au vent ?