14 février 1763
Une brume épaisse flottait au dessus des eaux agitées de la baie sélénienne. Une bruine fine, accompagnée d'embruns et de sueur, venait mouiller les chemises des marins sortis pêcher en cet énième jour de siège. Sur le petit chalutier, on tirait les filets, on grognait dans les cirets, on pestait contre l'humidité, contre le tabac mouillé dans les pipes froides. Et encore plus contre le vide entre les mailles qui remontait inéluctablement des vagues agitées, en ce triste jour de février. Sur le navire d'escorte, les gardes pestaient aussi, mais à force de baillements et de jeux de dés ou d'osselets pour combler l'ennui. Ils détestaient cette tâche qui leur avait été confiée chaque semaine, celle de partir en mer comme on s'ils allaient à la bataille, armés jusqu'aux dents, alors qu'ils n'étaient partis en réalité que pour faire une petite promenade. Promenade qui consistait à regarder les mêmes bouts de côte inintéressants, à s'envoyer des banalités avec les pequenots de l'autre bicoque, se remplir les narines jusqu'à la gerbe de l'odeur de poiscaille qui remontait très lentement de la mer. Poiscaille dont ils ne profiteraient même pas tant qu'elle était fraiche, car elle serait salée et entreposée dans les réserves de la ville pour maintenir le siège face à des ennemis qui ne venaient pas.
Le peuple humain s'était crispé au cours du mois de janvier, dans l'attente d'une attaque de leurs ennemis du passé depuis que les pirates avaient révélés qu'ils avaient été retrouvés. Les chimères, les terribles monstres ravageurs d'un continent entier, celles là même qui avaient détruit leurs maisons et leurs campagnes il y a à peine 3 ans de cela, elles étaient revenues. Elles rodaient maintenant dans les eaux de l'archipel de tiamaranta, et elles allaient s'attaquer au havre de paix trouvé par les ambarhunéens. Pour les humains de Sélénia, une soif de sang chimérique s'était éveillée. Le peuple et les guerriers qui avaient du fuir sur des navires criaient vengeance pour ceux qui s'étaient sacrifiés sur leur sol natal. Vengeance pour ceux qui leur avaient assuré au prix du sang, de la sueur et des larmes, un avenir sur cette nouvelle terre. Les violents colons humains qui s'étaient d'abord entredéchirés à peine le pied posé sur leur nouveau royaume, avaient à nouveau un ennemi contre qui erructer et déchainer le guerrier sanguinaire qui sommeillait en chacun d'eux. Le destin semblait de leur côté, après toutes les dures épreuves de l'exil et de la colonisation, ils allaient enfin pouvoir régler leurs comptes avec la fatalité, avec la cause de tous leurs tourments.
Cependant, plus d'un mois s'était écoulé depuis l'annonce et l'agitation qu'elle avait engendrée, et rien ne venait perturber le calme plat et glacé de cette fin d'hiver sur Calastin. On s'était armé, on avait barricadé les rues et augmenté les effectifs de la garde mais pas le moindre signe en vue, pas le moindre message d'éclaireur pour satisfaire les ragots ou apaiser l'attente de la bataille. Aujourd'hui le gris et l'ennui regnaient sur les éléments et commençaient à gagner les coeurs des hommes. L'attente était presque palpable, elle enserrait le désir d'action qui brulait chez les marins comme un oreiller etouffant une victime ensommeillée. Pour tout les marins ? Non. Une vaillante âme résistait encore et toujours à l'envahissante morosité qui l'entourait.
"Hey dis donc patron ! C'est une sacrée purée de pois que nous sert la mer aujourd'hui... impossible d'y voir à une lieue et au milieu de tout ça on gamberge comme une coquille de noix sur une marre d'automne." La voix malicieuse imitait à la perfection l'accent rude et brute du parlé marin et le second avait appris à ses dépens et à force de trop nombreuses occurences, qu'il y avait un sous-entendu narquois dans les paroles de son pire gabier.
"Dis donc la cantatrice, au lieu de faire ton singe dans le gréément, t'as pas des bouts de trucs à raboter ou des noeuds à refaire ou des doigts à te mettre dans le fondement pendant ton quart de repos ?" grogna le second en réponse. L'ennui lui pesait et sa propre agressivité le distrairait au moins un peu en attendant la fin de cette interminable journée. Une insupportable joute verbale avec l'autre urluberlu était toujours préférable à l'inaction habituelle.
Son interlocuteur le regarda les yeux levés vers lui. Ou baissés plutôt. Ou non l'inverse. Enfin cela dépendait du point de vue que l'on prennait. Du point de vue d'Archibald qui pendait du mat la tête et les bras ballants, il les baissait vers le haut alors que techniquement il les levait vers le bas. Mais le sang commençait à peser sur sa tête renversée alors nous l'excuserons.
"Oh si j'ai des tas de choses à faire, des tas de choses à remettre à plus tard surtout. Mais dans un tel brouillard, je préfère me pendre au gréément et aider la vigie à se tenir éveillée. Je pense que ce serait un mauvais jour pour laisser la gueule de bois d'un collègue incompétent décider de mon sort." Dit-il avec une voix aux accents d'ébriété causés par les vertiges de son cerveau sur-irrigué. Lui aussi s'ennuyait et même si c'était inconvenant et qu'il avait le visage bouffi et rougi, la sensation de balancement du navire et du mât, l'étourdissement enfantin de la vision altérée des choses mises à l'envers, ainsi que le plaisir de frimer avec sa queue d'accrobate, valaient le coup dans de telles circonstances de désintérêt profond pour le travail et la vie en général.
Oui, une queue d'accrobate. De lémurien plus précisément. Une belle queue annelée, noire et blanche, soyeuse, longue d'un demi de sa hauteur, souple et puissante, enroulée avec soin et précision, l'appendice caudal faisait la fierté du marin chanteur. Peu nombreux étaient les possesseurs de ce don qui avaient survécus à l'exil, car il était généralement attribué par les esprits-liés aux artistes, et les artistes ambulants avaient été durement frappé par les attaques de chimère. Mais le don de l'équilibre et d'agilité se revelait aujourd'hui essentiel pour la profession vitale qu'était celle de marin dans ce nouvel environnement.
"Arrête de faire le malin ! Si tu tombe maintenant on va devoir envoyer un matelot moins expérimenté dans la mature pour te remplacer à ton poste et j'ai pas envie de ré-organiser les quarts à cause de ton imbécilité. Et puis tu donne un mauvais exemple aux autres gabiers alors descend de là !"
"Mais patron ! Faire le malin c'est ce que je sais faire de mieux, c'est ma raison d'être ! Vous bridez ma fibre artistique, vous m'assassinez ! Et puis comme je vous l'ai dit, ça empêche notre amie la vigie de s'endormir."
"Crétin des îles ! Je t'en foutrai moi de la fibre artistique ! Si la vigie s'endort c'est à moi de la garder éveillée en lui rappelant que si elle ne tient pas son poste je peux très bien rabaisser sa paie. Et ça vaut pour toi aussi Habbot, je t'ai donné l'ordre de descendre, si tu ne le suis pas grand bien t'en fasse mais ne viens pas te plaindre après si ta bourse devient plus légère."
"Très bien, comme vous voulez patron..."maugréa l'accrobate. Il n'aimait pas cette situation, le brouillard était particulièrement épais, et même si la vigie ne dormait pas debout, une menace pouvait leur tomber dessus sans crier gare très rapidement. Trop rapidement. Comme cette fois où le bateau fantôme avait surgi de la brume lors de la bataille des crocs de givre. Bien sûr il ne fallait pas s'inquiéter à chaque fois qu'il y avait du brouillard, en cette saison c'était fréquent mais aujourd'hui la chape était particulièrement épaisse et oppressante. Et puis les pêcheurs ne remontaient rien aujourd'hui.
Archibald se releva et entama sa descente habile du mât, souple et aisée, presque automatique tandis qu'il songeait. Il n'aimait pas croire aux superstitions, il aimait les raconter pour amuser la galerie mais il n'y adherait pas. Aussi il abandonna la conversation avec le second et ne chercha pas plus à faire part de ses inquiétudes. Ce n'est pas un temps brumeux et une mauvaise pêche qui signifiaient forcément une attaque de chimères. Des jours comme ceux-là il y en avait déjà eu et il y en aurait sans doute d'autre avant qu'on ne voit débarquer les ennemis pour de bon...
Il alla rejoindre son hamac dans les quartiers de l'équipage pour prendre le repos qui lui était dû. Avant de se coucher, il se rassura comme il pût en rassemblant ses convictions. Il était là le jour où les chimères avaient refait surface. Il en avait affronté une, il avait subi leur aura affreuse de dégoût profond. Il ne souhaitait ce sort à aucun de ses semblables humains ou autres, et il ne voulait pas voir le monde sombrer à nouveau aux griffes de leurs ennemis. Après la bataille des crocs de givre, il était resté sur le Maelstrom qui s'en était retourné à Athgalan, mais le trajet lui avait permis de réfléchir à la suite des événement et au rôle qu'il souhaitait vouloir y jouer. Avec la plupart de ses anciens camarades artistes vivant à Sélénia, il avait décidé de retourner à la capitale impériale pour aider au préparatifs de la guerre pour apaiser les tiraillements de sa conscience.
Par le passé, il s'était caché sous le dictat du Tyran Blanc, il avait fuis lors de l'invasion chimériques, cette fois-ci il aiderait le front et se sentirait utile. Bien sûr travailler sur un petit navire de garde qui protégeait des pêcheurs n'était l'idée héroïque de la guerre qu'il avait eu en tête au départ mais c'était toujours mieux que rien. Il se força à arrêter de penser pour profiter un peu du repos qui lui était accordé et se laissa le hamac et sa fatigue physique le bercer et le porter vers le sommeil léger et peu confortable qui allait de pair avec son métier.
Malheureusement... le quatorze février, jour brumeux à sélénia, n'allait pas être un jour comme les autres. Car le brouillard à couper au couteau s'épaissit encore plus et tandis que la vigie ronflait, les contours indistinct de plusieurs navires approchèrent des côtes séléniennes. Des navires en lambeaux, mus par une volonté spectrale avançaient inéluctablement, comme des prédateurs rattrapant leur proie. Ce qu'ils étaient exactement. Furtivement, des silhouettes diformes sortirent de l'eau et grimpèrent à bord des deux navires. Des monstres couverts de duvet noir visqueux, aux yeux blancs inexpressifs et au bec couleur chair grisatre. Leur griffes jouaient au bout de chacun de leurs doigts mais ils n'en avaient pas besoin car personne n'essaya de se défendre. Aucunes de leur victimes n'osa pousser de cri. Toutes étaient pétrifiées devant l'apparence de ces créatures difformes et par leur aura qui paralysait les corps et les esprits. Archibald fut réveillé par l'interruption soudaine des bavardages et des bruits de pas de ses collègues. Cet étrange silence l'interloqua, normalement il était impossible de faire taire un marin désoeuvré, et les bruits de déplacement qu'il entendait n'étaient plus ceux des pieds nus humains sur le pont, mais le raclement sourd de griffes de créatures étranges. En quelques secondes il imagina le pire de ce qui pouvait arriver et il n'en fut pas très loin. L'atmosphère glaçante, d'un froid sans vie, terne le prennait à la gorge et hérissait les poils de sa queue. Ses esprits-liés faiblissaient et ce, sans même voir l'une des créatures. Ils étaient donc nombreux, ou beaucoup plus forts que les deux spécimens qu'il avait rencontré auparavant. A pas feutré et délicat il quitta son hamac et se lança vers la proue du navire. Les créatures n'étaient pas encore descendu aussi bas dans le navire, il avait encore une chance...
Il se faufila dans le pont inférieur encombré et atteint l'accès inférieur pour le beaupré. Il s'y faufila et grimpa comme il put à l'extérieur du navire pour atteindre le gaillard d'avant. C'était plus difficile que d'habitude, il se sentait moins souple, moins léger, moins sûr de ses appuis et plus balourd qu'avant. Le lémurien en lui se recroquevillait et sa joie de vivre avec. Il comprenait pourquoi les autres membres de l'équipage avait cédé au silence aussi facilement. Il ne semblait rester qu'une solution : le désespoir, et on n'avait envie que de s'y laisser aller pour toujours. Mais son analyse correcte de la situation le conforta et l'empêcha de céder. Il connaissait la sensation, il y avait de l'expérience contrairement aux autres, il pouvait la combattre. La première fois c'était le dégoût profond et la peur que la créature exhalait qu'il l'avait acculé et poussé à l'attaquer. Et au final, cela avait marché. Alors il accepta la vague de désespoir en lui. Le navire était perdu, les pêcheurs, les marins, les gardes, ils étaient probablement tous condamnés. Et lui aussi. Il lui restait une chance c'était vrai, mais il ne pensait plus à s'échapper cette fois. C'était son moment de gloire héroïque, sa mort anonyme mais pleine de gloire et de vanité. Il était le seul à avoir pu résister sur le navire, lui seul pouvait encore atteindre la cloche d'alarme et sauver Sélénia d'une attaque surprise.
Et c'est ce qu'il fit.
Archibald Habbot réveilla toute la force et la conviction qui lui restait, houspilla ses esprits lié et bondit comme un diable dans l'action. Il parvint comme l'éclair à atteindre et frapper la cloche d'alarme qui se mit à émettre un boucan d'enfer. Il se retourna ensuite vers les bêtes qui maintenait au sol le reste de l'équipage. Il constata qu'un des navires fantôme les avait abordé avec une passerelle et que la totalité des bêtes étaient occupées à cette tache d'immobilisation et que le seul autre être qui restait debout était un humain. C'était une grande perche avec l'air un peu endormi et il était vêtu de vêtements nobles aux couleurs et blasons d'Aldaria. Un fantôme d'Ambarhuna... encore...
Il s'était retourné vers lui d'un air furieux. Archibald sentit la pression de l'aura s'intensifier sur son esprit mais il se raccrocha à son désespoir et fonça vers son supposé adversaire sans se poser plus de question. La furie du combat le pris et il ne fit plus attention à autre chose qu'à son adversaire. La musique complexe et endiablée du combat commença et le troubadour fut surpris d'être celui qui menait la danse grâce à ses esquives rapides, ses mouvements complexes et osés et la force de sa hache. Il pensait que l'épée de l'officier serait plus implacable que cela mais celui ne faisait que parer et les rares coup qu'il osait porter tombaient à chaque fois à l'eau. Le troubadour appliqua sa fameuse tactique de combat, vida son esprit, laissa l'instinct plonger son corps dans le combat. Avec ses jambes, son bassin et son buste il glissait entre les attaques, avec ses bras et son arme il déchainait les bottes et les coups violents connus par coeur à force de s'y entrainer et enfin... de sa voix il deversa le torrent de chants idiots destinés à provoquer la colère et la confusion.
La tactique fonctionna, son adversaire qui ne s'attendait pas à rencontrer une telle résistance et cet absurde style de combat. L'ancien officier aldarien failli se faire submerger par les attaques et y laissa quelques plumes avant de resaisir. Après une botte à l'épée ou il réussit à créer une violente entaille il commis une erreur fatale. Il pensait que son adversaire allait accuser le coup mais il ne savait pas que la douleur ou la fatigue n'existait même pas dans la tête du marin à ce moment là. Il plaça mal son pied, il mis trop de force et d'assurance dans son coup, il mit trop de temps à reprendre son équilibre et le spirite du lémurien passa à travers sa défense. Le pommeau de la hache vint frapper son ventre, lui faisant cracher son souffle et lacher son arme, puis la queue annelée s'enroula autour de son cou. Il sentit ses genoux être fauchés par l'arrière et sa gorge tractée. Il chuta durement le crâne en premier et des étoiles dansèrent devant ses yeux.
Il se résigna à passer un très mauvais moment en distinguant vaguement cette maudite hache se lever dans les airs pour s'abattre verticalement sur son torse. Dans un dernier moment de conscience, le parasite pesta une nouvelle fois contre son corps trop faible qu'il avait eu le malheur de posséder et qui l'avait relégué au rang de paria chez son peuple. Il avait pris possession d'un humain noble qui semblait important en pensant naïvement que chez les humains aussi, les plus influents étaient les plus forts. Qu'elle n'avait pas été sa déception quand il s'était retrouvé dans ce corps maigrichon et maladroit...
Archibald respirait comme un soufflet de forge. Il laissa sa hache plantée dans le corps de son ennemi et s'appuya les mains sur ses genoux pour faire une pause. Les créatures pouvaient bien le saisir maintenant il n'en aurait cure, il était trop épuisé. Sa tactique de combat était efficace mais dieux qu'elle était gourmande en énergie et en souffle, il aurait fallu qu'il réduise la boisson et la pipe s'il avait voulu s'améliorer et augmenter son endurance. Mais c'était trop épuisant. Rien que l'idée le rendait las. Ses paupières devinrent lourde et la douleur qui le piquait dans le bras se mit à remplir son esprit et il ne put se focaliser sur rien d'autre que cet étrange inconfort qui lui l'écrasait et le serrait progressivement comme un étau sur chaque portion de nerf qui partait de son bras. Des vagues d'inconfort traversèrent son cerveau et ses jambes commencèrent à trembler. Son bras se contracta de lui même et il tomba à genoux. Il n'avait plus le contrôle sur son corps et il se sentait partir loin des sensations qui le rendait humain et proche du monde. Il se sentit reculer dans sa propre tête, il se sentit se faire enfermer dans une bulle noire d'où il ne pouvait que regarder, impuissant. Cela ne le gêna pas, il était trop fatigué après tout ce qu'il avait fait pour continuer à se battre contre ses propres sensations. Alors depuis sa cellule mentale il sentit vaguement que son corps se relevait et se grattait le bras. La douleur de la blessure était vague et ne l'atteignait plus vraiment, ou plus atténué. Malgré le fait qu'il trouvait ça anormal, il ne put que s'en réjouir. Il entendit sa propre voix s'adresser aux créatures d'un ton autoritaire qui ne laissait pas de place à la désobéissance mais il était trop épuisé pour essayer de comprendre ou pour s'inquiéter pour ses anciens camarades. Il était tellement plus simple de se laisser aller plutôt que de lutter face à cette perte de contrôle, face à tout, face à la vie en général. Il laissa ce qui restait de sa conscience flotter et les derniers messages qu'il reçut de son corps furent une violente traction de son bras, une douleur vague au niveau du bas du dos et l'image d'une sorte de longue écharpe ensanglantée qu'on jette par-dessus bord. Elle était faite d'une étrange fourrure rayée de noir et de blanc.[/b][/color]
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Une brume épaisse flottait au dessus des eaux agitées de la baie sélénienne. Une bruine fine, accompagnée d'embruns et de sueur, venait mouiller les chemises des marins sortis pêcher en cet énième jour de siège. Sur le petit chalutier, on tirait les filets, on grognait dans les cirets, on pestait contre l'humidité, contre le tabac mouillé dans les pipes froides. Et encore plus contre le vide entre les mailles qui remontait inéluctablement des vagues agitées, en ce triste jour de février. Sur le navire d'escorte, les gardes pestaient aussi, mais à force de baillements et de jeux de dés ou d'osselets pour combler l'ennui. Ils détestaient cette tâche qui leur avait été confiée chaque semaine, celle de partir en mer comme on s'ils allaient à la bataille, armés jusqu'aux dents, alors qu'ils n'étaient partis en réalité que pour faire une petite promenade. Promenade qui consistait à regarder les mêmes bouts de côte inintéressants, à s'envoyer des banalités avec les pequenots de l'autre bicoque, se remplir les narines jusqu'à la gerbe de l'odeur de poiscaille qui remontait très lentement de la mer. Poiscaille dont ils ne profiteraient même pas tant qu'elle était fraiche, car elle serait salée et entreposée dans les réserves de la ville pour maintenir le siège face à des ennemis qui ne venaient pas.
Le peuple humain s'était crispé au cours du mois de janvier, dans l'attente d'une attaque de leurs ennemis du passé depuis que les pirates avaient révélés qu'ils avaient été retrouvés. Les chimères, les terribles monstres ravageurs d'un continent entier, celles là même qui avaient détruit leurs maisons et leurs campagnes il y a à peine 3 ans de cela, elles étaient revenues. Elles rodaient maintenant dans les eaux de l'archipel de tiamaranta, et elles allaient s'attaquer au havre de paix trouvé par les ambarhunéens. Pour les humains de Sélénia, une soif de sang chimérique s'était éveillée. Le peuple et les guerriers qui avaient du fuir sur des navires criaient vengeance pour ceux qui s'étaient sacrifiés sur leur sol natal. Vengeance pour ceux qui leur avaient assuré au prix du sang, de la sueur et des larmes, un avenir sur cette nouvelle terre. Les violents colons humains qui s'étaient d'abord entredéchirés à peine le pied posé sur leur nouveau royaume, avaient à nouveau un ennemi contre qui erructer et déchainer le guerrier sanguinaire qui sommeillait en chacun d'eux. Le destin semblait de leur côté, après toutes les dures épreuves de l'exil et de la colonisation, ils allaient enfin pouvoir régler leurs comptes avec la fatalité, avec la cause de tous leurs tourments.
Cependant, plus d'un mois s'était écoulé depuis l'annonce et l'agitation qu'elle avait engendrée, et rien ne venait perturber le calme plat et glacé de cette fin d'hiver sur Calastin. On s'était armé, on avait barricadé les rues et augmenté les effectifs de la garde mais pas le moindre signe en vue, pas le moindre message d'éclaireur pour satisfaire les ragots ou apaiser l'attente de la bataille. Aujourd'hui le gris et l'ennui regnaient sur les éléments et commençaient à gagner les coeurs des hommes. L'attente était presque palpable, elle enserrait le désir d'action qui brulait chez les marins comme un oreiller etouffant une victime ensommeillée. Pour tout les marins ? Non. Une vaillante âme résistait encore et toujours à l'envahissante morosité qui l'entourait.
"Hey dis donc patron ! C'est une sacrée purée de pois que nous sert la mer aujourd'hui... impossible d'y voir à une lieue et au milieu de tout ça on gamberge comme une coquille de noix sur une marre d'automne." La voix malicieuse imitait à la perfection l'accent rude et brute du parlé marin et le second avait appris à ses dépens et à force de trop nombreuses occurences, qu'il y avait un sous-entendu narquois dans les paroles de son pire gabier.
"Dis donc la cantatrice, au lieu de faire ton singe dans le gréément, t'as pas des bouts de trucs à raboter ou des noeuds à refaire ou des doigts à te mettre dans le fondement pendant ton quart de repos ?" grogna le second en réponse. L'ennui lui pesait et sa propre agressivité le distrairait au moins un peu en attendant la fin de cette interminable journée. Une insupportable joute verbale avec l'autre urluberlu était toujours préférable à l'inaction habituelle.
Son interlocuteur le regarda les yeux levés vers lui. Ou baissés plutôt. Ou non l'inverse. Enfin cela dépendait du point de vue que l'on prennait. Du point de vue d'Archibald qui pendait du mat la tête et les bras ballants, il les baissait vers le haut alors que techniquement il les levait vers le bas. Mais le sang commençait à peser sur sa tête renversée alors nous l'excuserons.
"Oh si j'ai des tas de choses à faire, des tas de choses à remettre à plus tard surtout. Mais dans un tel brouillard, je préfère me pendre au gréément et aider la vigie à se tenir éveillée. Je pense que ce serait un mauvais jour pour laisser la gueule de bois d'un collègue incompétent décider de mon sort." Dit-il avec une voix aux accents d'ébriété causés par les vertiges de son cerveau sur-irrigué. Lui aussi s'ennuyait et même si c'était inconvenant et qu'il avait le visage bouffi et rougi, la sensation de balancement du navire et du mât, l'étourdissement enfantin de la vision altérée des choses mises à l'envers, ainsi que le plaisir de frimer avec sa queue d'accrobate, valaient le coup dans de telles circonstances de désintérêt profond pour le travail et la vie en général.
Oui, une queue d'accrobate. De lémurien plus précisément. Une belle queue annelée, noire et blanche, soyeuse, longue d'un demi de sa hauteur, souple et puissante, enroulée avec soin et précision, l'appendice caudal faisait la fierté du marin chanteur. Peu nombreux étaient les possesseurs de ce don qui avaient survécus à l'exil, car il était généralement attribué par les esprits-liés aux artistes, et les artistes ambulants avaient été durement frappé par les attaques de chimère. Mais le don de l'équilibre et d'agilité se revelait aujourd'hui essentiel pour la profession vitale qu'était celle de marin dans ce nouvel environnement.
"Arrête de faire le malin ! Si tu tombe maintenant on va devoir envoyer un matelot moins expérimenté dans la mature pour te remplacer à ton poste et j'ai pas envie de ré-organiser les quarts à cause de ton imbécilité. Et puis tu donne un mauvais exemple aux autres gabiers alors descend de là !"
"Mais patron ! Faire le malin c'est ce que je sais faire de mieux, c'est ma raison d'être ! Vous bridez ma fibre artistique, vous m'assassinez ! Et puis comme je vous l'ai dit, ça empêche notre amie la vigie de s'endormir."
"Crétin des îles ! Je t'en foutrai moi de la fibre artistique ! Si la vigie s'endort c'est à moi de la garder éveillée en lui rappelant que si elle ne tient pas son poste je peux très bien rabaisser sa paie. Et ça vaut pour toi aussi Habbot, je t'ai donné l'ordre de descendre, si tu ne le suis pas grand bien t'en fasse mais ne viens pas te plaindre après si ta bourse devient plus légère."
"Très bien, comme vous voulez patron..."maugréa l'accrobate. Il n'aimait pas cette situation, le brouillard était particulièrement épais, et même si la vigie ne dormait pas debout, une menace pouvait leur tomber dessus sans crier gare très rapidement. Trop rapidement. Comme cette fois où le bateau fantôme avait surgi de la brume lors de la bataille des crocs de givre. Bien sûr il ne fallait pas s'inquiéter à chaque fois qu'il y avait du brouillard, en cette saison c'était fréquent mais aujourd'hui la chape était particulièrement épaisse et oppressante. Et puis les pêcheurs ne remontaient rien aujourd'hui.
Archibald se releva et entama sa descente habile du mât, souple et aisée, presque automatique tandis qu'il songeait. Il n'aimait pas croire aux superstitions, il aimait les raconter pour amuser la galerie mais il n'y adherait pas. Aussi il abandonna la conversation avec le second et ne chercha pas plus à faire part de ses inquiétudes. Ce n'est pas un temps brumeux et une mauvaise pêche qui signifiaient forcément une attaque de chimères. Des jours comme ceux-là il y en avait déjà eu et il y en aurait sans doute d'autre avant qu'on ne voit débarquer les ennemis pour de bon...
Il alla rejoindre son hamac dans les quartiers de l'équipage pour prendre le repos qui lui était dû. Avant de se coucher, il se rassura comme il pût en rassemblant ses convictions. Il était là le jour où les chimères avaient refait surface. Il en avait affronté une, il avait subi leur aura affreuse de dégoût profond. Il ne souhaitait ce sort à aucun de ses semblables humains ou autres, et il ne voulait pas voir le monde sombrer à nouveau aux griffes de leurs ennemis. Après la bataille des crocs de givre, il était resté sur le Maelstrom qui s'en était retourné à Athgalan, mais le trajet lui avait permis de réfléchir à la suite des événement et au rôle qu'il souhaitait vouloir y jouer. Avec la plupart de ses anciens camarades artistes vivant à Sélénia, il avait décidé de retourner à la capitale impériale pour aider au préparatifs de la guerre pour apaiser les tiraillements de sa conscience.
Par le passé, il s'était caché sous le dictat du Tyran Blanc, il avait fuis lors de l'invasion chimériques, cette fois-ci il aiderait le front et se sentirait utile. Bien sûr travailler sur un petit navire de garde qui protégeait des pêcheurs n'était l'idée héroïque de la guerre qu'il avait eu en tête au départ mais c'était toujours mieux que rien. Il se força à arrêter de penser pour profiter un peu du repos qui lui était accordé et se laissa le hamac et sa fatigue physique le bercer et le porter vers le sommeil léger et peu confortable qui allait de pair avec son métier.
Malheureusement... le quatorze février, jour brumeux à sélénia, n'allait pas être un jour comme les autres. Car le brouillard à couper au couteau s'épaissit encore plus et tandis que la vigie ronflait, les contours indistinct de plusieurs navires approchèrent des côtes séléniennes. Des navires en lambeaux, mus par une volonté spectrale avançaient inéluctablement, comme des prédateurs rattrapant leur proie. Ce qu'ils étaient exactement. Furtivement, des silhouettes diformes sortirent de l'eau et grimpèrent à bord des deux navires. Des monstres couverts de duvet noir visqueux, aux yeux blancs inexpressifs et au bec couleur chair grisatre. Leur griffes jouaient au bout de chacun de leurs doigts mais ils n'en avaient pas besoin car personne n'essaya de se défendre. Aucunes de leur victimes n'osa pousser de cri. Toutes étaient pétrifiées devant l'apparence de ces créatures difformes et par leur aura qui paralysait les corps et les esprits. Archibald fut réveillé par l'interruption soudaine des bavardages et des bruits de pas de ses collègues. Cet étrange silence l'interloqua, normalement il était impossible de faire taire un marin désoeuvré, et les bruits de déplacement qu'il entendait n'étaient plus ceux des pieds nus humains sur le pont, mais le raclement sourd de griffes de créatures étranges. En quelques secondes il imagina le pire de ce qui pouvait arriver et il n'en fut pas très loin. L'atmosphère glaçante, d'un froid sans vie, terne le prennait à la gorge et hérissait les poils de sa queue. Ses esprits-liés faiblissaient et ce, sans même voir l'une des créatures. Ils étaient donc nombreux, ou beaucoup plus forts que les deux spécimens qu'il avait rencontré auparavant. A pas feutré et délicat il quitta son hamac et se lança vers la proue du navire. Les créatures n'étaient pas encore descendu aussi bas dans le navire, il avait encore une chance...
Il se faufila dans le pont inférieur encombré et atteint l'accès inférieur pour le beaupré. Il s'y faufila et grimpa comme il put à l'extérieur du navire pour atteindre le gaillard d'avant. C'était plus difficile que d'habitude, il se sentait moins souple, moins léger, moins sûr de ses appuis et plus balourd qu'avant. Le lémurien en lui se recroquevillait et sa joie de vivre avec. Il comprenait pourquoi les autres membres de l'équipage avait cédé au silence aussi facilement. Il ne semblait rester qu'une solution : le désespoir, et on n'avait envie que de s'y laisser aller pour toujours. Mais son analyse correcte de la situation le conforta et l'empêcha de céder. Il connaissait la sensation, il y avait de l'expérience contrairement aux autres, il pouvait la combattre. La première fois c'était le dégoût profond et la peur que la créature exhalait qu'il l'avait acculé et poussé à l'attaquer. Et au final, cela avait marché. Alors il accepta la vague de désespoir en lui. Le navire était perdu, les pêcheurs, les marins, les gardes, ils étaient probablement tous condamnés. Et lui aussi. Il lui restait une chance c'était vrai, mais il ne pensait plus à s'échapper cette fois. C'était son moment de gloire héroïque, sa mort anonyme mais pleine de gloire et de vanité. Il était le seul à avoir pu résister sur le navire, lui seul pouvait encore atteindre la cloche d'alarme et sauver Sélénia d'une attaque surprise.
Et c'est ce qu'il fit.
Archibald Habbot réveilla toute la force et la conviction qui lui restait, houspilla ses esprits lié et bondit comme un diable dans l'action. Il parvint comme l'éclair à atteindre et frapper la cloche d'alarme qui se mit à émettre un boucan d'enfer. Il se retourna ensuite vers les bêtes qui maintenait au sol le reste de l'équipage. Il constata qu'un des navires fantôme les avait abordé avec une passerelle et que la totalité des bêtes étaient occupées à cette tache d'immobilisation et que le seul autre être qui restait debout était un humain. C'était une grande perche avec l'air un peu endormi et il était vêtu de vêtements nobles aux couleurs et blasons d'Aldaria. Un fantôme d'Ambarhuna... encore...
Il s'était retourné vers lui d'un air furieux. Archibald sentit la pression de l'aura s'intensifier sur son esprit mais il se raccrocha à son désespoir et fonça vers son supposé adversaire sans se poser plus de question. La furie du combat le pris et il ne fit plus attention à autre chose qu'à son adversaire. La musique complexe et endiablée du combat commença et le troubadour fut surpris d'être celui qui menait la danse grâce à ses esquives rapides, ses mouvements complexes et osés et la force de sa hache. Il pensait que l'épée de l'officier serait plus implacable que cela mais celui ne faisait que parer et les rares coup qu'il osait porter tombaient à chaque fois à l'eau. Le troubadour appliqua sa fameuse tactique de combat, vida son esprit, laissa l'instinct plonger son corps dans le combat. Avec ses jambes, son bassin et son buste il glissait entre les attaques, avec ses bras et son arme il déchainait les bottes et les coups violents connus par coeur à force de s'y entrainer et enfin... de sa voix il deversa le torrent de chants idiots destinés à provoquer la colère et la confusion.
La tactique fonctionna, son adversaire qui ne s'attendait pas à rencontrer une telle résistance et cet absurde style de combat. L'ancien officier aldarien failli se faire submerger par les attaques et y laissa quelques plumes avant de resaisir. Après une botte à l'épée ou il réussit à créer une violente entaille il commis une erreur fatale. Il pensait que son adversaire allait accuser le coup mais il ne savait pas que la douleur ou la fatigue n'existait même pas dans la tête du marin à ce moment là. Il plaça mal son pied, il mis trop de force et d'assurance dans son coup, il mit trop de temps à reprendre son équilibre et le spirite du lémurien passa à travers sa défense. Le pommeau de la hache vint frapper son ventre, lui faisant cracher son souffle et lacher son arme, puis la queue annelée s'enroula autour de son cou. Il sentit ses genoux être fauchés par l'arrière et sa gorge tractée. Il chuta durement le crâne en premier et des étoiles dansèrent devant ses yeux.
Il se résigna à passer un très mauvais moment en distinguant vaguement cette maudite hache se lever dans les airs pour s'abattre verticalement sur son torse. Dans un dernier moment de conscience, le parasite pesta une nouvelle fois contre son corps trop faible qu'il avait eu le malheur de posséder et qui l'avait relégué au rang de paria chez son peuple. Il avait pris possession d'un humain noble qui semblait important en pensant naïvement que chez les humains aussi, les plus influents étaient les plus forts. Qu'elle n'avait pas été sa déception quand il s'était retrouvé dans ce corps maigrichon et maladroit...
Archibald respirait comme un soufflet de forge. Il laissa sa hache plantée dans le corps de son ennemi et s'appuya les mains sur ses genoux pour faire une pause. Les créatures pouvaient bien le saisir maintenant il n'en aurait cure, il était trop épuisé. Sa tactique de combat était efficace mais dieux qu'elle était gourmande en énergie et en souffle, il aurait fallu qu'il réduise la boisson et la pipe s'il avait voulu s'améliorer et augmenter son endurance. Mais c'était trop épuisant. Rien que l'idée le rendait las. Ses paupières devinrent lourde et la douleur qui le piquait dans le bras se mit à remplir son esprit et il ne put se focaliser sur rien d'autre que cet étrange inconfort qui lui l'écrasait et le serrait progressivement comme un étau sur chaque portion de nerf qui partait de son bras. Des vagues d'inconfort traversèrent son cerveau et ses jambes commencèrent à trembler. Son bras se contracta de lui même et il tomba à genoux. Il n'avait plus le contrôle sur son corps et il se sentait partir loin des sensations qui le rendait humain et proche du monde. Il se sentit reculer dans sa propre tête, il se sentit se faire enfermer dans une bulle noire d'où il ne pouvait que regarder, impuissant. Cela ne le gêna pas, il était trop fatigué après tout ce qu'il avait fait pour continuer à se battre contre ses propres sensations. Alors depuis sa cellule mentale il sentit vaguement que son corps se relevait et se grattait le bras. La douleur de la blessure était vague et ne l'atteignait plus vraiment, ou plus atténué. Malgré le fait qu'il trouvait ça anormal, il ne put que s'en réjouir. Il entendit sa propre voix s'adresser aux créatures d'un ton autoritaire qui ne laissait pas de place à la désobéissance mais il était trop épuisé pour essayer de comprendre ou pour s'inquiéter pour ses anciens camarades. Il était tellement plus simple de se laisser aller plutôt que de lutter face à cette perte de contrôle, face à tout, face à la vie en général. Il laissa ce qui restait de sa conscience flotter et les derniers messages qu'il reçut de son corps furent une violente traction de son bras, une douleur vague au niveau du bas du dos et l'image d'une sorte de longue écharpe ensanglantée qu'on jette par-dessus bord. Elle était faite d'une étrange fourrure rayée de noir et de blanc.[/b][/color]
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