14 Janvier 1763
L'année commençait mal avec l'annonce du retour des Chimères. Non seulement la nouvelle glaçait les sangs, mais il avait fallu que ce soit les Pirates qui soient les détenteurs d'un tel savoir. Pire encore ; tous les Royaumes furent forcés de collaborer pour cotiser et arracher -littéralement- à prix d'or l'information des griffes de ces brigands. Une note des plutôt salée qui avait beaucoup de mal à être digérée au sein de la noblesse Sélénienne et ce, malgré l'avantage incontestable qu'elle fournissait aux peuples de la Majestueuse. Toutefois les esprits ne s'emmuraient pas encore dans la peur et la paranoïa, aussi des réjouissances furent organisées dans l'espoir de garder un moral élevé. L'Empire désirait montrer à tous qu'il ne comptait pas ployer sous le poids de la menace, ni s'arrêter de vivre dans l'attente de l'invasion chimérique. Il fallait distraire le peuple, lui faire voir le bon côté : avec le savoir, venait la sécurité.
C'est ainsi qu'un Bal Masqué fut décidé pour la Noblesse ainsi que la Haute Bourgeoisie, au soir de ce 14 Janvier, dans les salons du Palais d'Été à quelques heures de la Capitale. Les rues de cette dernière furent quant à elles éclairées de lampions une fois la nuit tombée et tous les citoyens purent profiter de spectacles de rues où l'on brûlait des silhouettes de pailles et de chiffons aux allures grotesques qui devaient représenter les Chimères. Le peuple pu profiter de vins chauds et de petites brioches, apprécier des saltimbanques qui dansaient, chantaient et jouaient leur musique sur les plus grandes places sans avoir à sortir une seule pièce de leur bourse. L'Empire voulait noyer le poisson, apaiser un peuple agité et le meilleur moyen d'y parvenir était par son estomac... du moins, le croyait-il.
Au Palais d'Été, la bande de ménestrels s'entendait bien au delà de ses murs à la roche blanche immaculée. Les grandes vitres brillaient de mille feux et diffusaient sur la neige extérieure une couverture d'or chaud scintillante de givre. Le parc qui entourait le bâtiment avait son paysage symétriques nappé d'une poudreuse légère, baignée par la lune et sa lueur argenté. Les allées déblayées s'agrémentaient de torches éparses, créant des chemins d'ambre et de cuivre dans une ambiance tamisée, presque irréelle. La cour avant, au sol de gravillons piqués de gel, voyait défiler une parade de carrosses lorsque les invités commencèrent à affluer. La volée de marches, couverte de tissu pourpre en une traîne impériale, étouffait le claquement des dizaines de talons qui la foulaient. Les grandes portes doubles de l'entrée, quant à elles, s'ouvraient et se fermaient inlassablement de sorte à ce que le froid mordant n'indispose pas les festivités qui débutaient à l'intérieur.
Tous les visages étaient masqués dans l'immense salle de réception, allant du loup chargé de plumes et de dentelles aux masques complets de porcelaine peintes. Il y avait des visages humains, mais aussi des faciès d'animaux ou d'oiseaux. Les robes et les costumes chatoyaient de soie, de perles, de velours et de pierres précieuses sous la lueur des bougies suspendues aux lustres. Les buffets croulaient de mini-viennoiseries, de bouchées salée, de vol-au-vents croustillants et nombre de confiseries fondantes, mais aussi de fontaines de vin et d'eaux parfumées. Pour les elfes, il y avait des verrines de mousses onctueuses de fruits colorés, des terrines aux légumes ainsi que plusieurs salades et croquants disposés avec des fromages sur de petits pics. En ce qui concernait les rares vampires présents, ils avaient accès à plusieurs sang classés par richesse de goûts et saveurs quand les breuvages furent conservés en bouteille avec des épices ou de l'alcool. Il leur suffisait de passer commande auprès des valets et soubrettes qui faisaient tapisserie près des sorties pour recevoir quelques minutes plus tard leur verre carmin sur un plateau d'argent.
La liste des invités était aussi impressionnante en terme de qualité qu'en quantité. Tous les plus grands noms du l'Empire étaient conviés, de même que les diplomates des autres Royaumes et Cités. Il n'y avait plus de raisons à l'ostracisme forcé et aux querelles : ce soir, ils célébraient l'accord des Pirates et l'obtention d'une information vitale. Ils bénissaient les Dieux et remerciaient l'opportunité qui leur était ainsi offerte. Bien sûr, la Princesse Victoria Kohan était présente puisque c'était elle qui avait organisée en majorité ce Bal Masqué. Elle se glissait, silhouette gracieuse et colorée, d'un groupe à l'autre pour entretenir et distraire ses convives. Par instants, elle accordait une danse à l'un de ces galants jeunes hommes et virevoltait entre ses bras sur le rythme d'une sérénade althaïenne.
En cette soirée magique, la Princesse portait une sublime robe au vert impérial surbrodée de fils émeraudes sur les épaules et les bras. Ils formaient des motifs délicats de guis, parsemés de minuscules perles en jaspe pour représenter les graines. La découpe de cette robe suivait les courbes juvéniles du corps, avec un col haut de dentelles et des manches longues, puis s'évasait sur les hanches en une longue traîne. Ses cheveux étaient remontés en chignon, décorés de gui fraîchement cueilli et de baguettes en cristal supposées représenter le givre. Sa gorge était alourdie d'un collier serré, une chute d'émeraudes et de fines chaînes d'or. Quant à son masque, il s'agissait d'un visage complet aux apparats du Paon avec ses peintures vibrantes, ses plumes assemblées en une couronne tressée autour de son front.
Tous les regards étaient tournés sur elle, bien entendu, mais les esprits plus acérés pourraient remarquer sa Dame de Compagnie. Cette jeune fille suivait le papillonnage de l'Héritière avec une discrétion empreinte de dignité et de patience. C'était vers elle que les employés de maison approchaient lorsqu'ils avaient besoin d'une autorisation ou d'une information particulière. Elle se mêlait peu aux conversations et refusait les invitations à danser, profitant de ces brèves pauses pour se désaltérer ou s'éloigner vers les grandes fenêtres qui donnaient sur les balcons sans toutefois oser sortir par ce froid nocturne. La jeune fille portait une robe assortie à celle de la Princesse, mais là où cette dernière arborait des teintes vibrantes pour se faire voir, elle semblait avoir opté pour une tenue plus fraîche et délicate.
Sa robe était d'un vert jade des plus tendres dont la coupe se révélait un brin plus osée. Le bustier, qui serrait une taille déjà bien fine, se décorait de fils couleur d'opaline torsadés d'argent et cousus en formes de volutes et de flocons, eux-même agrémentés de petits diamants qui brillaient comme des étoiles. Le col évasé sur les épaules révélait une nuque délicate ainsi qu'une gorge gracile dont la clavicule prononcée frémissait à chaque souffle, puis se fermait en des manches longues serrant les bras et couvrant de dentelles fines une partie des mains. La robe se plissait à hauteur de bassin à l'aide d'une longue ceinture en tissu soyeux et à la fibule d'argent torsadée comme une vigne. La coupe tombait ensuite jusqu'aux pieds pour s'évaser en une traîne courte. Dos nu, l'audace d'autant de peau révélée s'atténuait heureusement par un boléro au velours blanc qui couvrait autant les fines épaules que les omoplates. Ses manches tombaient jusqu'aux coudes avant de s'ouvrir en une longue bande foisonnante de mousseline immaculée, tressée de rubans en soie nacrée, le tout semblable à une chute de neige légère.
La jeune vierge portait ses cheveux lâchés et les ondoiement d'un blond de miel riche coulaient jusqu'à ses hanches rondes, tout juste agrémentés de rubans en dentelles et de fils enchâssés de perles blanches. Une couronne de plumes duveteuses et délicatement mouchetées de noir, prises sur une perdrix neigeuse, coiffait son front dégagé. Le masque qu'elle portait pour le Bal n'était qu'une moitié de visage, fait de porcelaine vernie et peinte d'exquises étoiles poudrées d'argent à la façon de constellations chatoyantes. Le bas de son visage était visible et l'on pouvait contempler de petites lèvres pulpeuses peintes d'un rouge profond, comme des larmes de sang échouées sur une peau blanche au velours de pêche. L'arrondit de sa mâchoire était délicat, ses oreilles décorées de boucles en diamants et sa jugulaire palpitait sous une bande de soie piquée de petites perles nacrées, collier sobre et pourtant raffiné.
Ce fut lors d'une série de valses particulièrement longue que la Damoiselle s'esquiva de nouveau et abandonna la proximité foisonnante de la Princesse pour trouver un peu de calme. Elle s'arrêta dans une alcôve encerclée de hautes fenêtres et dont la banquette en demi-cercle, s’ornait de coussins brodés et d'autres cousus de fourrure de lapin. Avec un verre de vin blanc sucré, elle ramassa sa traîne de sorte à pouvoir s'asseoir sans risquer de la froisser ou pire : de se prendre les pieds dedans une fois qu'elle se relèverait. Un soupir échappa à ses lèvres et ses yeux au bleu saisissant se tournèrent sur les vitres piquées de gel, essayant de voir sous la fine couche de buée les feux du parc, en contrebas. Le claquement léger de talons sur le parquet ciré la tira de ses pensées et lorsqu'elle leva sa tête blonde vers l'inconnu, elle resta saisie par sa tenue et sa beauté. Même si le masque l'empêchait de discerner son visage et de l'identifier, la prestance, la grâce et le charisme de l'être androgyne la cloua un instant de stupeur et d'admiration. Heureusement pour elle, son masque cacha la légère rougeur d'embarras qui gagna ses pommettes et elle bu une petite gorgée de son vin pour retrouver contenance. Ce qu'elle ne savait pas, c'est que l'inconnu pouvait entendre les ravissants battements de son cœur qui frémirent en échos de son trouble et de sa surprise.
« - Bien le bonsoir. »
Sa voix douce et chaude vibrait d'un magnétisme subtile, comme une caresse à l'oreille et une invitation à peine formulée. Elle lui fit un sourire radieux, mais de convenance et l'éclat qu'il arborait ne gagna pas ses prunelles. Ces dernières étaient rongées d'une curiosité habilement muselée et d'un petit pétillement indéchiffrable.
« - Vous recherchez un peu de quiétude ? Il est vrai que la fête bat son plein. Les ménestrels sont exquis à donner autant de leur personne et de leur art, mais... et bien, je me fatigue des bavardages et rires de crécerelles qui en ruinent les notes. Pas vous ? »
D'un geste ample et gracieux, elle l'invita à s'asseoir sur la banquette qui se révélait bien assez grande pour qu'ils la partagent sans que la proximité ne leur devienne inconfortable. Ses doigts s'enroulèrent sur le pied de son verre de cristal et elle le fit doucement tourner pour que l'ambre pâle de sa boisson n'ondoie et ne reflète la lumière dansante des quelques bougies environnantes. La lumière, tamisée, apportait une nouvelle profondeur à ses cheveux et faisait briller les diamants par intermittence. Elle préserva un silence paisible, ne sachant pas si l'inconnu venait pour discuter ou, comme elle à la base, simplement souffler dans le calme.