2 Janvier 1763
Le ciel azuré était vide de tout nuage, clair et libre, annonçant une belle journée, en un temps idéal pour naviguer. Par bonheur, leur voyage depuis Néthéril s'était déroulé sans encombre, paisible et serein ce qui n'était pas anodin en cette période de l'année où les vents pouvaient s'avérer violents et où les tempêtes se déclaraient promptement. La terre qu'ils avaient quitté vivait sous l'emprise d'une chaleur constante, même dans les mois les plus froids de l'année. Ce n'était pas le cas de Calastin, qui disposait d'un climat plus tempéré et connaissait ainsi la morsure du givre au sein de l'hiver. La rencontre des vents chauds et froids pouvait conduire à quelques surprises de tailles, parfois même mortelles. Fort de cette connaissance, le capitaine du navire sur lequel l'elfe voyageait n'avait eut de cesse de le prévenir. Et lui n'avait, bien entendu, eut de cesse de lui affirmer que tout irait très bien, et qu'il prenait le risque en toute connaissance de cause. Ainsi, à présent qu'ils approchaient du port de Caladon, Kehlvehan se trouvait satisfait d'avoir effectuer ce pari. L'hiver était la saison la plus propice aux déplacements, pour lui, car c'était la saison où ses devoirs le contraignait le moins, contrairement au printemps, temps du renouveau, la vie couronnée de triomphe revenant en ce monde pour le faire déborder de ses dons. Ce temps béni était encore absent, alors que Décembre tirait sa révérence et que les premières lumières d'une nouvelle année scintillaient dans les cieux autant que dans les demeures. Il viendrait bien assez tôt et avec le carillon de son arrivée, le Gardien tirerait sa révérence pour s'en retourner sur le Domaine afin d'y célébrer l'éveil de la Mère Terre. Il y aurait alors des chants, de la musique et de grandes festivités. La fête de la Terre avait toujours été particulièrement importante pour l'Ordre, d'aussi loin que remontait sa mémoire. Son père y tenait particulièrement et il savait que son grand-père l'avait toujours fêté avec une passion, illuminant le Domaine de lueurs stellaires, plus brillantes que des milliers de bougies, lançant vers le ciel son défi au désespoir, un hymne vibrant d'émotions, une ode à la Vie, à l'Espoir. Il aurait aimé pouvoir en être lui-même témoin.
Un soupire lui échappa, alors qu'il émergeait de ses ruminations pour revenir à l'instant présent, un arrière goût amer dans la bouche. Repenser au passé n'était jamais une bonne idée, mais repenser à l'époque où il avait encore une famille réelle et unie était pire encore. Son enfance au sein du Domaine sur l'ancien continent était un rêve lointain, beau, nostalgique, et qui ne reviendrait jamais. Jamais. Y repenser ne servait à rien, sinon à le rendre triste et pire encore, à retourner l'ignoble couteau dans la plaie. Il devait se focaliser sur l'avenir, comme on se focalisait sur le retour inéluctable du printemps. La seule différence qui le démarquait ? Il voyait surtout l'Hiver revenir par la suite, avec son cortège de glace, et de nuit. Il y avait aussi de la beauté dans cet univers nocturne, mais il n'était plus aussi doux à son cœur meurtrit. Non, les songes du passé ne lui réussissaient vraiment pas. Mieux valait regarder droit devant soi. Sur le pont, les marins s’affairaient à préparer le navire pour l'arrivée à quai et son arrimage. On bordait les voiles, on tendait les cordages, on nettoyait le pont avec énergie au son des chansons entraînantes de la haute mer. Installé dans un coin en tant qu'invité d'honneur, le Gardien leur laissait le champ libre, se contentant de suivre l'activité des yeux, et se perdant parfois sur le vol d'une blanche mouette venant jouer entre les mâts en se moquant d'eux. L'eau scintillait contre la coque, sous les reflets du soleil haut dans le ciel, à peine teintée d'écume. Puis la fascination de son entourage immédiat se rompit tandis que la clameur des quais déferlait sur lui comme une puissante marée qu'il aurait totalement ignoré jusque là. Surpris sans le vouloir, Kehlvehan se redressa et se détourna du pont pour observer le port contre lequel ils accostaient à présent. Même au cœur des frimas l'activité se poursuivait au sein de cette haute place marchande, avec son échange de richesses, mais aussi la souillure d'un vicié mensonge, inhérent lorsque l'on touchait aux affects d'une cité et de ses besoins. Il aurait voulu pouvoir affirmer que c'était là un défaut du peuple enfant, mais hélas, il ne pouvait y prétendre. Même chez les elfes la fourberie existait, il était le mieux placé pour le savoir, même si celui qu'il était venu voir en avait également une excellente expérience.
D'autres navires étaient amarrés le long des docks, transportant des marchandises provenant de nombreux horizons. On y trouvait pourtant quelques incontournables de cette période de l'année. Les arbres dont le bois servirait à garnir les cheminées, mais également les chatoyantes cargaisons dont raffolaient les nantis de la ville, le vin venu des grandes propriétés, l'encens elfique, l'ambre et le sucre de néthéril et tant d'autres encore. Il pouvait être difficile de croire que de telles richesses terrestres étaient véhiculées dans des caisses d'aspect si pauvre, sur des quais humides et odorants, mais ainsi était le commerce, cœur de cette grande ville. Beaucoup de ces marchandises ne se retrouvaient jamais dans les entrepôts du Domaine, pas parce qu'ils ne pouvaient se les offrir mais bien parce qu'il n'était pas dans leurs coutumes de céder à une telle opulence. La Rhapsodie maintenait un esprit de pragmatisme, d'utilité et de sobriété… un esprit qui contredisait parfois avec ses propres goûts d'ailleurs mais qu'il avait apprit à aimer très tôt. Quittant son recoin il suivit finalement les marins qui déchargeaient les biens de leurs passagers et fit récupérer ce qui lui appartenait afin que ses effets soient livrés directement chez son hôte, un vieil ami qui s'était établit à Caladon comme guérisseur. Donnant l'adresse, il n'accompagna cependant pas la charrette, préférant faire un petit détour afin de prendre la mesure de la Revenante en hiver. L'année passée, il avait établit ses quartiers de saisons à Sélénia. Cela le changerait pour quelques semaines que de profiter des merveilles qu'avait à offrir la cité de l'or. D'un pas paisible, l'elfe emprunta une des rues principales menant aux échoppes et au cœur actif de la ville. Sous ses bottes, la neige crissait légèrement, fraîche et coupante. Elle ne datait que de quelques heures, et encore était-ce là une large estimation. Les murs des entrepôts et des nœuds logistiques de la ville laissèrent bientôt la place à des façades fringantes aux décorations hautes en couleurs et pourtant plus subtiles qu'on ne pourrait l'attendre du peuple enfant. Le rouge parme de certaines toitures le disputait au vert des espaces de végétation, les constructions s'agençant adroitement avec les carrés naturels. Néanmoins, cela manquait d'ambition à son goût, cela manquait de cette magie inhérente au domaine et au royaume elfique. Et oui, il se jetait des fleurs.
Dépassant le premier carrefour, l'elfe bifurqua après avoir demandé son chemin à l'un des gardes de la ville, vers les boutiques des tanneurs. Une destination étrange pour un membre de sa race, sans doute, mais il désirait trouver une peau pour le nouvel instrument qu'il travaillait à l'heure présente. Il avait effectué un premier essai avec une peau de chèvre et désirait tenter un second essai avec une peau de renne pour l’acoustique. S'étant vu conseillé l'un des tanneurs spécifiquement, il entra en faisant sonner le grelot de l'entrée et manqua rire à l'expression du marchand. Néanmoins, il n'était nullement d'humeur à le laisser bailler aux corneilles et mena sa barque sans lui laisser l'occasion de tisser le moindre boniment. Il ressortit une trentaine d'âpres minutes plus tard avec son acquisition, dans un nouveau bruit de cloche. Le paquet sous un bras, Kehlvehan déambula encore pendant un moment, continuant de s'imprégner de l'atmosphère citadine puis se convainquit enfin de faire son apparition chez son ancien apprenti. Humain, Lyssien, il arborait les traits typiques de son ethnie, avec des cheveux et une barbe blanchies, un peau couleur de pain d'épice et des yeux clairs brûlant d'un feu étincelant. Leur réunion fut joyeuse après une année de séparation et de très nombreux dangers, et Tau l'invita à profiter de cette première journée en sa compagnie avant de proposer une rencontre au Bourgmestre. Coi, Kehlvehan se garda de lui rétorquer que ce serait sans doute Aldaron qui viendrait à lui, après tous les agents du marché noir devant lesquels il était passé. Mais il s'en garda, car il n'était pas de son ressort de révéler ce que certains chuchotaient. Il ne mettrait pas en péril la discrétion de cette organisation simplement pour avoir le dernier mot dans une discussion amicale. A la place, il accepta sobrement l'invitation et le remercia de lui permettre de profiter de la chaleur de sa famille pendant quelques heures. Tous deux se comprenaient à demi-mots, tous deux savaient combien l'elfe souffrait encore de la perte de sa famille.
La fin de la journée fut des plus apaisantes pour lui. Installé avec son hôte dans deux fauteuils superbement décorés, ils discutèrent longuement, d'une voix tranquille. Près d'eux, l'âtre grondait d'une belle flambée, pour chasser un froid que seul les humains ressentaient. Les bûches crépitaient et crépitèrent d'autant plus lorsque le jeune fils du guérisseur se trompa et y déposa un morceau de sapin. Lui observa la réprimande d'un œil bienveillant, tentant tant bien que mal de ne pas se tourner vers son propre passé pour y trouver semblables échos. L'amour qui émanait de ses souvenirs n'avait d'égale que la douleur toujours aussi vive de la trahison subie. Lorsque la nuit vint à recouvrir la ville, il se trouva gêné de constater que le dîner préparé à son intention était un véritable festin. Il comprenait aisément leur tradition de fêter dignement la venue d'un être apprécié surtout quand les visites étaient rares mais… tout de même. La table débordait beaucoup trop pour lui. Il mangea avec parcimonie, se consacrant avant tout aux éléments les plus nobles de la tablée : fruits de saisons, légumes rôtis. Le dessert, composé de confiseries à base de châtaigne, fut abandonné sans scrupule aux enfants qui s'en régalèrent. Les trilles de joie rendaient leur satisfaction plus palpable encore. Et elle ne fit qu'augmenter lorsqu'il quitta finalement la table pour chanter ses vêpres. Héritier de la lignée fondatrice, il était dépositaire de rites anciens et sacrés de l'Ordre et tenait à les faire vivre, aussi chantait-il chaque matin à l'aube pour saluer le soleil, et veillait-il chaque soir jusqu'à minuit afin de saluer la lune et les étoiles lorsqu'elles étaient au plus haut dans le ciel. Chaque journée était ainsi rythmée, et il ne dérogeait à la règle qu'en cas de besoin majeur. Pour cette fois, il fut accompagné de son ancien élève, qui lui servait de chœur, ayant prit cette habitude du temps de sa jeunesse, lorsqu'il étudiait sur l'ancien continent auprès de lui. Une façon de se rapprocher d'autant plus près de la perfection qui lui était si chère et si douloureuse.
Lorsqu'il eut achevé les vêpres et que le silence s'abattit de nouveau sur eux, le maître-chanteur souhaita une bonne nuit à son hôte et gagna la chambre qu'on lui avait allouée. Un chandelier constitué de coraux était installé dans un coin, la flamme des bougies tremblotante, jetant des lueurs et des ombres dans la pièce. Il se mit à l'aise, défit sa chevelure et se coucha sans toucher à cette source lumineuse, l'observant et se laissant bercer jusqu'à sombrer dans un sommeil sans rêves. Le lendemain matin, il était levé bien plus tôt que tout autre âme dans la maisonnée. Chantant les aubades, Kehlvehan attendit que son ancien apprenti se lève avant de prendre congé pour le reste de la journée, ayant reçu la confirmation que le Bourgmestre l'attendait par messager. Contrairement à ses habitudes, le Gardien se vêtit sobrement d'une tunique couleur de neige aux longs pans frôlant le sol, aux doublures d'argent et aux délicats filigranes, de gants sombres en daims ornés d'une fine doublure de fourrure poivre et sel aux poignets, d'une écharpe de soie aux chatoyantes couleurs, qui lui avait été donné en cadeau voilà longtemps par sa femme et qu'il affectionnait particulièrement et d'un long manteau d'un vert pâle comme une jeune pousse. Tressant simplement ses cheveux, il en glissa la pointe dans son écharpe puis quitta les lieux et se dirigea vers la demeure du Bourgmestre. Il aurait pu se présenter à son office, si c'était là ce que l'Indigne avait voulu, mais de toute évidence, leur rencontre se ferait sur un terrain plus personnel, et ce n'était pas plus mal, en un sens, sachant les nouvelles qu'il devait lui conter. Là encore, il n'était pas bien difficile de se repérer pour arriver à destination, et il laissa à l'un des employées de maison le loisir d'annoncer sa présence au maître des lieux. Introduit dans la riche demeure, un coup d’œil alentour et les vibrations du lieu lui apprirent que Valmys avait déjà commencé à faire de cette maison la sienne. Des souliers dans l'entrée, dans lesquelles on avait fourré à la hâte une paire de chaussettes, un rond, ou une boule, peinte derrière un meuble. Ah tient, il avait goûté aux spécialités Caladonniennes alors ?
- -
On le guida jusqu'au salon, après lui avoir prit son manteau et il prit le partit de s'asseoir sagement en attendant la prompte venue du maître des lieux qu'il sentait non loin, certainement très occupé par ses devoirs, qu'ils soient officiels ou familiaux. Distraitement, le chanteur jouait avec les deux dagues cérémonielles dont il se servait pour ses danses. Elles ne quittaient presque jamais sa ceinture, sans que lui-même soit tout à fait capable de dire pourquoi. Un souvenir ? Un vœu pieu ? Une dernière volonté ? Parfois il se demandait simplement s'il n'était pas fou. Les pas de son cadet le tirèrent de ses pensées et il se releva finalement pour le saluer sobrement.
« Leweïnra »
La voix grondante était dépourvue d'hostilité mais elle n'était pas pour autant chaleureuse. Il se montrait cependant rarement chaleureux avec qui que ce soit, ce n'était donc pas une marque de jugement de leur relation. Celle-ci, au demeurant, s'avérait de bon aloi lorsqu'ils s'en tenaient à des considérations purement officielles et pratiques. Car bien que certains puissent penser que leur cohabitation relevait du miracle, il n'en était rien. Tous deux étaient bien assez intelligents, normalement, pour différencier le privé du public et au demeurant, tous deux savaient se montrer courtois en toute circonstance. Ce n'était pas le cas de tous, et récemment, le Gardien des préceptes avouait aisément avoir été agréablement surpris de la constance et du doigté dont il avait fait preuve. Plus encore de sa résilience face aux épreuves.
« Merci de me recevoir »
Jamais il ne prenait la parole sans pleinement supporter les mots prononcés, à l'exception de ceux dictés par ses coupes. Il connaissait la charge de travail de son interlocuteur, pour partager nombre de ses devoirs au sein de son propre Domaine. Un bref instant, il l'observa attentivement, jaugeant de son état de santé en expert averti, puis, sans faire voix de ses conclusions, produisit hors du sac qui l'accompagnait deux bouteilles de verre scellées, l'un au contenu sombre, presque noir, l'autre au contenu aussi rosé que les écailles d'un saumon de rivière. Il avait motivé l'introduction d'activités supplémentaires lorsque le Domaine avait été reconstruit et parmi elles, celle qu'il appréciait définitivement le plus était le travail des vignes. La première année, les vins n'avaient pas été totalement satisfaisant, mais ça ne l'avait guère étonné. Cette fois cependant, ils étaient dignes d'une table extérieure.
« Il me semble que c'est une coutume locale que d'offrir un cadeau lorsque l'on vient visiter, n'est-ce pas ? »
Lui transmettant les deux bouteilles frappées du sceau de la Rhapsodie, l'elfe fit un pas pour reculer, croisant ses longs doigts avant de planter son regard dans celui de son vis à vis avec une tranchante franchise. Il s'était montré peu prolixe sur les raisons exactes de sa venue, pour de nombreuses raisons, mais rendu devant le principal intéressé… il allait bien devoir s'ouvrir, une chose extrêmement difficile à faire. Surtout à froid, alors qu'ils venaient juste de se saluer. A la place, il décida donc d'entamer sur autre chose, comme l'ouverture de la symphonie mène à son rythme principal à retardement. Fort heureusement, ils avaient de nombreux sujets communs qui pouvaient servir à dépasser le stade des premières hésitations.
« On a porté à ma connaissance votre souhait commun, avec l'Intendante, d'effectuer une modification du serment qui se trouve incrusté dans l'épée de l'Alliance... »
Un soupire lui échappa, alors qu'il émergeait de ses ruminations pour revenir à l'instant présent, un arrière goût amer dans la bouche. Repenser au passé n'était jamais une bonne idée, mais repenser à l'époque où il avait encore une famille réelle et unie était pire encore. Son enfance au sein du Domaine sur l'ancien continent était un rêve lointain, beau, nostalgique, et qui ne reviendrait jamais. Jamais. Y repenser ne servait à rien, sinon à le rendre triste et pire encore, à retourner l'ignoble couteau dans la plaie. Il devait se focaliser sur l'avenir, comme on se focalisait sur le retour inéluctable du printemps. La seule différence qui le démarquait ? Il voyait surtout l'Hiver revenir par la suite, avec son cortège de glace, et de nuit. Il y avait aussi de la beauté dans cet univers nocturne, mais il n'était plus aussi doux à son cœur meurtrit. Non, les songes du passé ne lui réussissaient vraiment pas. Mieux valait regarder droit devant soi. Sur le pont, les marins s’affairaient à préparer le navire pour l'arrivée à quai et son arrimage. On bordait les voiles, on tendait les cordages, on nettoyait le pont avec énergie au son des chansons entraînantes de la haute mer. Installé dans un coin en tant qu'invité d'honneur, le Gardien leur laissait le champ libre, se contentant de suivre l'activité des yeux, et se perdant parfois sur le vol d'une blanche mouette venant jouer entre les mâts en se moquant d'eux. L'eau scintillait contre la coque, sous les reflets du soleil haut dans le ciel, à peine teintée d'écume. Puis la fascination de son entourage immédiat se rompit tandis que la clameur des quais déferlait sur lui comme une puissante marée qu'il aurait totalement ignoré jusque là. Surpris sans le vouloir, Kehlvehan se redressa et se détourna du pont pour observer le port contre lequel ils accostaient à présent. Même au cœur des frimas l'activité se poursuivait au sein de cette haute place marchande, avec son échange de richesses, mais aussi la souillure d'un vicié mensonge, inhérent lorsque l'on touchait aux affects d'une cité et de ses besoins. Il aurait voulu pouvoir affirmer que c'était là un défaut du peuple enfant, mais hélas, il ne pouvait y prétendre. Même chez les elfes la fourberie existait, il était le mieux placé pour le savoir, même si celui qu'il était venu voir en avait également une excellente expérience.
D'autres navires étaient amarrés le long des docks, transportant des marchandises provenant de nombreux horizons. On y trouvait pourtant quelques incontournables de cette période de l'année. Les arbres dont le bois servirait à garnir les cheminées, mais également les chatoyantes cargaisons dont raffolaient les nantis de la ville, le vin venu des grandes propriétés, l'encens elfique, l'ambre et le sucre de néthéril et tant d'autres encore. Il pouvait être difficile de croire que de telles richesses terrestres étaient véhiculées dans des caisses d'aspect si pauvre, sur des quais humides et odorants, mais ainsi était le commerce, cœur de cette grande ville. Beaucoup de ces marchandises ne se retrouvaient jamais dans les entrepôts du Domaine, pas parce qu'ils ne pouvaient se les offrir mais bien parce qu'il n'était pas dans leurs coutumes de céder à une telle opulence. La Rhapsodie maintenait un esprit de pragmatisme, d'utilité et de sobriété… un esprit qui contredisait parfois avec ses propres goûts d'ailleurs mais qu'il avait apprit à aimer très tôt. Quittant son recoin il suivit finalement les marins qui déchargeaient les biens de leurs passagers et fit récupérer ce qui lui appartenait afin que ses effets soient livrés directement chez son hôte, un vieil ami qui s'était établit à Caladon comme guérisseur. Donnant l'adresse, il n'accompagna cependant pas la charrette, préférant faire un petit détour afin de prendre la mesure de la Revenante en hiver. L'année passée, il avait établit ses quartiers de saisons à Sélénia. Cela le changerait pour quelques semaines que de profiter des merveilles qu'avait à offrir la cité de l'or. D'un pas paisible, l'elfe emprunta une des rues principales menant aux échoppes et au cœur actif de la ville. Sous ses bottes, la neige crissait légèrement, fraîche et coupante. Elle ne datait que de quelques heures, et encore était-ce là une large estimation. Les murs des entrepôts et des nœuds logistiques de la ville laissèrent bientôt la place à des façades fringantes aux décorations hautes en couleurs et pourtant plus subtiles qu'on ne pourrait l'attendre du peuple enfant. Le rouge parme de certaines toitures le disputait au vert des espaces de végétation, les constructions s'agençant adroitement avec les carrés naturels. Néanmoins, cela manquait d'ambition à son goût, cela manquait de cette magie inhérente au domaine et au royaume elfique. Et oui, il se jetait des fleurs.
Dépassant le premier carrefour, l'elfe bifurqua après avoir demandé son chemin à l'un des gardes de la ville, vers les boutiques des tanneurs. Une destination étrange pour un membre de sa race, sans doute, mais il désirait trouver une peau pour le nouvel instrument qu'il travaillait à l'heure présente. Il avait effectué un premier essai avec une peau de chèvre et désirait tenter un second essai avec une peau de renne pour l’acoustique. S'étant vu conseillé l'un des tanneurs spécifiquement, il entra en faisant sonner le grelot de l'entrée et manqua rire à l'expression du marchand. Néanmoins, il n'était nullement d'humeur à le laisser bailler aux corneilles et mena sa barque sans lui laisser l'occasion de tisser le moindre boniment. Il ressortit une trentaine d'âpres minutes plus tard avec son acquisition, dans un nouveau bruit de cloche. Le paquet sous un bras, Kehlvehan déambula encore pendant un moment, continuant de s'imprégner de l'atmosphère citadine puis se convainquit enfin de faire son apparition chez son ancien apprenti. Humain, Lyssien, il arborait les traits typiques de son ethnie, avec des cheveux et une barbe blanchies, un peau couleur de pain d'épice et des yeux clairs brûlant d'un feu étincelant. Leur réunion fut joyeuse après une année de séparation et de très nombreux dangers, et Tau l'invita à profiter de cette première journée en sa compagnie avant de proposer une rencontre au Bourgmestre. Coi, Kehlvehan se garda de lui rétorquer que ce serait sans doute Aldaron qui viendrait à lui, après tous les agents du marché noir devant lesquels il était passé. Mais il s'en garda, car il n'était pas de son ressort de révéler ce que certains chuchotaient. Il ne mettrait pas en péril la discrétion de cette organisation simplement pour avoir le dernier mot dans une discussion amicale. A la place, il accepta sobrement l'invitation et le remercia de lui permettre de profiter de la chaleur de sa famille pendant quelques heures. Tous deux se comprenaient à demi-mots, tous deux savaient combien l'elfe souffrait encore de la perte de sa famille.
La fin de la journée fut des plus apaisantes pour lui. Installé avec son hôte dans deux fauteuils superbement décorés, ils discutèrent longuement, d'une voix tranquille. Près d'eux, l'âtre grondait d'une belle flambée, pour chasser un froid que seul les humains ressentaient. Les bûches crépitaient et crépitèrent d'autant plus lorsque le jeune fils du guérisseur se trompa et y déposa un morceau de sapin. Lui observa la réprimande d'un œil bienveillant, tentant tant bien que mal de ne pas se tourner vers son propre passé pour y trouver semblables échos. L'amour qui émanait de ses souvenirs n'avait d'égale que la douleur toujours aussi vive de la trahison subie. Lorsque la nuit vint à recouvrir la ville, il se trouva gêné de constater que le dîner préparé à son intention était un véritable festin. Il comprenait aisément leur tradition de fêter dignement la venue d'un être apprécié surtout quand les visites étaient rares mais… tout de même. La table débordait beaucoup trop pour lui. Il mangea avec parcimonie, se consacrant avant tout aux éléments les plus nobles de la tablée : fruits de saisons, légumes rôtis. Le dessert, composé de confiseries à base de châtaigne, fut abandonné sans scrupule aux enfants qui s'en régalèrent. Les trilles de joie rendaient leur satisfaction plus palpable encore. Et elle ne fit qu'augmenter lorsqu'il quitta finalement la table pour chanter ses vêpres. Héritier de la lignée fondatrice, il était dépositaire de rites anciens et sacrés de l'Ordre et tenait à les faire vivre, aussi chantait-il chaque matin à l'aube pour saluer le soleil, et veillait-il chaque soir jusqu'à minuit afin de saluer la lune et les étoiles lorsqu'elles étaient au plus haut dans le ciel. Chaque journée était ainsi rythmée, et il ne dérogeait à la règle qu'en cas de besoin majeur. Pour cette fois, il fut accompagné de son ancien élève, qui lui servait de chœur, ayant prit cette habitude du temps de sa jeunesse, lorsqu'il étudiait sur l'ancien continent auprès de lui. Une façon de se rapprocher d'autant plus près de la perfection qui lui était si chère et si douloureuse.
Lorsqu'il eut achevé les vêpres et que le silence s'abattit de nouveau sur eux, le maître-chanteur souhaita une bonne nuit à son hôte et gagna la chambre qu'on lui avait allouée. Un chandelier constitué de coraux était installé dans un coin, la flamme des bougies tremblotante, jetant des lueurs et des ombres dans la pièce. Il se mit à l'aise, défit sa chevelure et se coucha sans toucher à cette source lumineuse, l'observant et se laissant bercer jusqu'à sombrer dans un sommeil sans rêves. Le lendemain matin, il était levé bien plus tôt que tout autre âme dans la maisonnée. Chantant les aubades, Kehlvehan attendit que son ancien apprenti se lève avant de prendre congé pour le reste de la journée, ayant reçu la confirmation que le Bourgmestre l'attendait par messager. Contrairement à ses habitudes, le Gardien se vêtit sobrement d'une tunique couleur de neige aux longs pans frôlant le sol, aux doublures d'argent et aux délicats filigranes, de gants sombres en daims ornés d'une fine doublure de fourrure poivre et sel aux poignets, d'une écharpe de soie aux chatoyantes couleurs, qui lui avait été donné en cadeau voilà longtemps par sa femme et qu'il affectionnait particulièrement et d'un long manteau d'un vert pâle comme une jeune pousse. Tressant simplement ses cheveux, il en glissa la pointe dans son écharpe puis quitta les lieux et se dirigea vers la demeure du Bourgmestre. Il aurait pu se présenter à son office, si c'était là ce que l'Indigne avait voulu, mais de toute évidence, leur rencontre se ferait sur un terrain plus personnel, et ce n'était pas plus mal, en un sens, sachant les nouvelles qu'il devait lui conter. Là encore, il n'était pas bien difficile de se repérer pour arriver à destination, et il laissa à l'un des employées de maison le loisir d'annoncer sa présence au maître des lieux. Introduit dans la riche demeure, un coup d’œil alentour et les vibrations du lieu lui apprirent que Valmys avait déjà commencé à faire de cette maison la sienne. Des souliers dans l'entrée, dans lesquelles on avait fourré à la hâte une paire de chaussettes, un rond, ou une boule, peinte derrière un meuble. Ah tient, il avait goûté aux spécialités Caladonniennes alors ?
- -
On le guida jusqu'au salon, après lui avoir prit son manteau et il prit le partit de s'asseoir sagement en attendant la prompte venue du maître des lieux qu'il sentait non loin, certainement très occupé par ses devoirs, qu'ils soient officiels ou familiaux. Distraitement, le chanteur jouait avec les deux dagues cérémonielles dont il se servait pour ses danses. Elles ne quittaient presque jamais sa ceinture, sans que lui-même soit tout à fait capable de dire pourquoi. Un souvenir ? Un vœu pieu ? Une dernière volonté ? Parfois il se demandait simplement s'il n'était pas fou. Les pas de son cadet le tirèrent de ses pensées et il se releva finalement pour le saluer sobrement.
« Leweïnra »
La voix grondante était dépourvue d'hostilité mais elle n'était pas pour autant chaleureuse. Il se montrait cependant rarement chaleureux avec qui que ce soit, ce n'était donc pas une marque de jugement de leur relation. Celle-ci, au demeurant, s'avérait de bon aloi lorsqu'ils s'en tenaient à des considérations purement officielles et pratiques. Car bien que certains puissent penser que leur cohabitation relevait du miracle, il n'en était rien. Tous deux étaient bien assez intelligents, normalement, pour différencier le privé du public et au demeurant, tous deux savaient se montrer courtois en toute circonstance. Ce n'était pas le cas de tous, et récemment, le Gardien des préceptes avouait aisément avoir été agréablement surpris de la constance et du doigté dont il avait fait preuve. Plus encore de sa résilience face aux épreuves.
« Merci de me recevoir »
Jamais il ne prenait la parole sans pleinement supporter les mots prononcés, à l'exception de ceux dictés par ses coupes. Il connaissait la charge de travail de son interlocuteur, pour partager nombre de ses devoirs au sein de son propre Domaine. Un bref instant, il l'observa attentivement, jaugeant de son état de santé en expert averti, puis, sans faire voix de ses conclusions, produisit hors du sac qui l'accompagnait deux bouteilles de verre scellées, l'un au contenu sombre, presque noir, l'autre au contenu aussi rosé que les écailles d'un saumon de rivière. Il avait motivé l'introduction d'activités supplémentaires lorsque le Domaine avait été reconstruit et parmi elles, celle qu'il appréciait définitivement le plus était le travail des vignes. La première année, les vins n'avaient pas été totalement satisfaisant, mais ça ne l'avait guère étonné. Cette fois cependant, ils étaient dignes d'une table extérieure.
« Il me semble que c'est une coutume locale que d'offrir un cadeau lorsque l'on vient visiter, n'est-ce pas ? »
Lui transmettant les deux bouteilles frappées du sceau de la Rhapsodie, l'elfe fit un pas pour reculer, croisant ses longs doigts avant de planter son regard dans celui de son vis à vis avec une tranchante franchise. Il s'était montré peu prolixe sur les raisons exactes de sa venue, pour de nombreuses raisons, mais rendu devant le principal intéressé… il allait bien devoir s'ouvrir, une chose extrêmement difficile à faire. Surtout à froid, alors qu'ils venaient juste de se saluer. A la place, il décida donc d'entamer sur autre chose, comme l'ouverture de la symphonie mène à son rythme principal à retardement. Fort heureusement, ils avaient de nombreux sujets communs qui pouvaient servir à dépasser le stade des premières hésitations.
« On a porté à ma connaissance votre souhait commun, avec l'Intendante, d'effectuer une modification du serment qui se trouve incrusté dans l'épée de l'Alliance... »