7 Février 1763
La brise matinale cinglait son dos, balayait sa lourde cape et ébouriffait son épaisse fourrure. A la façon d'une main insistante dans son dos, elle semblait le pousser à franchir les derniers pas qui le séparaient du cercle composé de yourtes et de igloo qui marquaient les défenses de la Légion Vat'Em'Medonis. Malgré tout son courage et l'urgence de sa venue, le graärh à la couleur de cendre hésitait encore. Alors qu'il détournait le museau des habitations qui se découpaient sur la neige pure, alors qu'il regardait par dessus son épaule l'immense étendue stérile de l'Inlandsis, il entendit approcher le crissement caractéristique des pattes frappant la poudreuse. Les battements de son cœur s'accélérèrent et il vint crisper les phalanges de sa dextre sur la longe du Yak qui servait à transporter toutes ses affaires. Sa fourrure gonfla légèrement d'appréhension, sa queue balaya le sol derrière lui en saccades et ses narines se dilatèrent sur un souffle profond, à peine plus rapide.
Il éprouvait un mélange complexe d'émotions alors que ses yeux revenaient sur les shikaaree qui l'approchaient, armes en mains. Il était heureux de rejoindre son peuple, même s'il aurait préféré que ce soit en d'autres circonstances. Il était soulagé de trouver le village en un seul morceau, chassant la mémoire fantôme de sa tribu décimée. Mais il était tout aussi nerveux à la réalisation que le moindre faux pas, que le moindre changement d'Aaleeshaan en son absence, lui vaudrait d'être tué sur l'instant. Après tout, il était un Ashuddh de rang trois, condamné pour désertion, trahison et collaboration avec un peuple ennemi. Le simple fait qu'il remettre une griffe sur la glace de Paadshail lui vaudrait en temps normal une exécution sommaire... et pourtant il était là, à seulement quelques mètres du cœur de son ancienne Légion. Fièrement dressé sur ses antérieures, vêtu d'une armure de cuir d'origine graärh, mais aussi d'une cape de confection humaine glyphé de sorte à lui tenir douillettement chaud dans ce climat implacable.
Il fut aisément encerclé et on le questionna sur son identité ainsi que la raison de sa venue. Répondre avec honnêteté ne lui servirait pas, mais mentir ne ferait qu'empirer davantage sa situation si qui que ce soit le reconnaissait avant qu'il n'atteigne Illidim. Ce fut donc un compromis qu'il choisit ; en des gestes lents pour ne pas éveiller la suspicion, Purnendu ouvrit d'une main le rabat de sa sacoche et de l'autre plongea dans ses méandres infinis pour y trouver le sceau que l'Aaleeshaan lui avait confié avant son départ, presque un an plus tôt. Gravé dans un omoplate de phoque, le symbole emblématique était peint aux couleurs de la Légion grâce à des pigments naturels. Après un bref regard à l'objet, seul gage de sa sécurité, il le tendit à celui qui dirigeait la troupe de shikaaree et resta ensuite parfaitement silencieux lorsque des murmures de confusion s'élevèrent. Il sentait leur incertitude, comprenait instinctivement le malaise dans leur posture. Ô combien ces langages silencieux lui avaient manqué ! Plus que jamais, l'absence de diversification des bipèdes dans leur mode de communication lui apparaissait de façon crue.
Il fut abandonné là, sous la surveillance de deux mâles et d'une femelle. Le reste s'en retourna entre les yourtes pour gagner la demeure de leur dirigeante afin de s'assurer que le sceau, tout comme le graärh qui le présentait, n'étaient pas des fraudes. Immobile, Purnendu observa ses gardes avec l'ombre d'un sourire dans les babines, puis il s'occupa de donner plusieurs poignées de paille à son yak pour le remercier de ses efforts tout au long de leur voyage. Il l'avait troqué dans une précédente tribu côtière après avoir faire parvenir depuis le Domaine sa malle et ses autres affaires. Il en avait profiter pour prévenir le Gardien de son détour, s'excusant de ne pouvoir venir dans les délais annoncés tantôt. Il espérait qu'Ivanyr ou qu'Aldaron aient vent de cette nouvelle et ne s'inquiètent pas trop de son absence prolongée loin d'eux. Tant de choses s'étaient produites en si peu de temps ! L'année commençait terriblement mal et le fauve cendré n'avait pas encore la moindre idée de ce qu'il se tramait avec les Chimères, n'ayant obtenu aucun nouvelle des peuples bipèdes depuis qu'il avait entamé sa pérégrination forcée dans l'Inlandsis.
L'attente ne fut heureusement pas longue et lorsque le reste des shikaaree s'en retourna auprès de lui, Purnendu fut invité à entrer dans la Légion en leur compagnie. La composition du village hétéroclite dans ses structures n'avait pas tant changé, même si l'herboriste pu constater que sa taille avait augmenté. Est-ce que les autres tribus remontaient lentement vers la péninsule pour fuir les nouveaux peuples ? Très probable. Qui serait assez fou pour confronter les grandes étendues stériles de leur île ou naviguer dans les eaux parsemées de dents rocheuses et d'autres glaciers tout aussi traîtres ? Laissant le yak dans un élevage qui s'en occuperait tout le temps de sa visite, il fut ensuite convié dans l'immense structure au centre de la Légion. Aidé par un autre graärh, Purnendu entra avec son imposante malle sans fond et fut guidé non pas dans la salle commune où les tribyoon se réunissaient et où les conflits se réglaient, mais dans une pièce séparée par de lourds panneaux de bois et des tentures épaisses suffisantes pour isoler les conversations.
Là se tenait Illidim. A sa vue, l'herboriste baissa aussitôt la tête et vint émettre un long et profond ronronnement. Posant la malle entre lui et la dirigeante, il attendit que les autres graärh soient congédiés pour oser relever la truffe. Il plongea son regard d'absinthe dans le sien et quand bien même il la savait aveugle, il esquissa un sourire ironique emprunt d'un fond d'amertume. Étaient-ils enfin arrivés à la fin de toute cette farce ou n'était-ce là qu'une étape supplémentaire pour atteindre leur objectif réciproque ? Seule la finalité de cette rencontre saurait lui apporter une réponse. Il allait devoir habilement jouer de ses cartes s'il ne voulait pas terminer avec une fourrure roussie, voire être carrément réduit d'une tête. Le silence se posa entre eux, presque confortable dans la chaleur de leur enclos. D'un roulement d'épaules, Purnendu se débarrassa de sa longue cape et la plia proprement avant de la déposer près d'un brasero. Malgré la distance qui le séparait de l'Aaleeshaan, il pouvait tout de même sentir le brasier qui se dégageait de son corps racé.
Illidim était une belle femelle, sublime même selon certains critères. Sa fourrure lustrée brillait comme une nuit de solstice et son faciès blanc rappelait la lune gibbeuse. Ses cornes élégamment torsadées s'ornaient de quartz semblable à l’œil d'un smilodon tant l'ambre fendu de noir rappelait le fauve ancestral et à cela s'ajoutait un charisme farouche que la dirigeante exsudait naturellement. Les nombreuses cicatrices témoignaient de ses nombreuses batailles et rappelaient avec quelle violence la femelle avait récupéré le trône qu'elle occupait encore aujourd'hui. Elle venait d'une autre époque, ne respirait que pour la victoire et la sécurité de son peuple. Qu'importait les moyens mis à disposition, seule la finalité comptait à son attention impitoyable. C'était pour ce caractère sauvage et peu encombré de remords qu'il avait été possible à Purnendu de parvenir à un accord qui lui avait permis de troquer temporairement son honneur contre sa liberté et ce afin d'accompagner Ivanyr sur Calastin sans être chassé à vue sur tout Paadshail. Illidim lui avait donné une avance de plusieurs semaines avant de faire tomber sur lui les nombreux chefs d'accusations qui pesaient désormais sur ses épaules.
« - Je vous suis revenu et comme convenu je vais partager avec vous tout mon savoir sur les bipèdes. Toutefois, à la façon d'Esprit Corneille, je suis aussi le porteur de terribles et urgentes nouvelles... »
Le timbre était profond, roulant et caressant. Il n'avait pas besoin de hausser le ton, il savait que l'Aaleeshaan l'entendrait parfaitement même s'il murmurait et par égard à son ouïe excessivement fine, il veilla à ne jamais élever la voix. Il contourna la malle et vint s'asseoir dessus, prenant ses aises en sachant que dans le secret de leur rencontre, il n'était pas vraiment l'heure aux courbettes combien même les graärh n'en étaient déjà pas bien friands. Illidim savait sûrement tout le respect qu'il lui portait, un sentiment sincère dont il ne s'était pas caché lors de leur première rencontre. Sans attendre plus longtemps, l'herboriste entama son long récit sur les événements qui avaient pris racines dans les marécages d'Athvamy, sur Néthéril.
Il conta sans détours combien l’ensorcellement qui l'avait saisi de ses cruelles griffes le guida jusqu'à un mausolée et l'utilisa pour défaire la prison d'un monstre tout droit sorti des Ages Oubliés. Il expliqua la présence d'un groupe de pirates venant profaner ce lieu aussi sacré qu'interdit pour leur seul profit et éveillant davantage encore la rage de Rog, une des Couronnes de Cendre. Sans faire de pose, il détailla le bref combat qui s'en était suivit, décrivit la panique des Esprits Liés et leurs paroles, insista sur le fait que la Couronne survivait après de lourdes blessures et qu'un Karapt était intervenu en leur faveur. Enfin, ce fut d'une voix blanche qu'il parla du portail et de l'avalanche, expliquant que cette technologie ancienne reliait désormais leur île à celle de Néthéril. Un côté s'ouvrait au cœur de l'Inlandsis et l'autre à quelques heures de marches de la cité puante d'Athgalan, chef lieu des pirates esclavagistes.
Un nouveau silence tomba avant qu'il ne crispe les poings sur les bords de la malle, de part et d'autre de ses cuisses. Les griffes courbes et sombres raclèrent le bois en un bruit d'agonie avant qu'elles ne s'accrochent aux renforcement de métal et ne viennent blanchir ses phalanges sous la tension qu'il employa afin de contenir le tremblement soudain qui secouait son corps. Oreilles plaquées en arrière, sa longue queue soufflait le sol derrière lui.
« - J'ai plongé dans le portail avant qu'il ne se referme, débouchant dans les tunnels creusés par les Vers de Glace. Toutefois, je n'étais pas le seul à avoir eut ce réflexe et je confrontais bientôt Rog dans ce qui semblait être une succession de grottes effondrées les unes sur les autres. »
Le souvenir de cette rencontre lui glaçait encore le sang et sa fourrure se hérissa. Ce fut d'une voix plus ténue, hantée par les images que son esprit s'amusait à cruellement rejouer devant lui, qu'il conta cette fois combien il avait tenté de raisonner Rog, de lui faire miroiter la nouvelle époque dans laquelle ils vivaient. Purnendu avoua être naïf, mais le sang qu'il partageait avec ce fauve couleur prune ne pouvait être ignoré et tout le savoir, toute la puissance qu'il possédait ne pouvaient être, eux non plus, dédaignés si facilement. Malheureusement, ses tentatives tombèrent dans les oreilles d'un sourd et pire encore : cette grotte étaient en réalité un tombeau. Sa voix se brisa et Purnendu vint masser ses tempes, ayant encore la sensation fantôme des doigts de la Seconde Couronne pressant sur son crâne, prêt à le lui broyer.
« - Il y en avait un autre dans les entrailles de l'Inlandsis, Aaleeshaan. Le corps démembré s'est reconstruit et s'ébroua comme si tout cela n'était que futilité... Pire encore, il recomposa les bras et le thorax de Rog comme s'il ne s'agissait que d'une broutille. Je ne sais pas quel Esprit Sacré contraint-il pour avoir un tel pouvoir ou quelle arcane de magie a-t-il en sa possession, mais sa capacité de soin est au delà de tout ce qu'il m'est connu ! Même chez les autres races, aucune de leur magie n'est capable d'une telle prouesse, si ce n'est un groupe extrêmement réduit nommé les Baptistrels. »
Ses épaules se voûtèrent et il posa finalement les coudes sur ses genoux, croisant les mains avec une expression sinistre. Il n'ajouta rien, laissant à la femelle tout le temps qu'il lui était nécessaire pour digérer un tel récit.