Nuit du 10 janvier - Demeure Avente
Il était tombé ce soir-là épuisé. Il avait tout juste pris le temps de se déchausser et de se dévêtir avant de se laisser tomber dans son lit.
Mauvaise idée. Très mauvaise idée, songea-t-il avant de poser la tête sur l’oreiller. Il savait pourtant que lorsqu’il ne méditait pas avant de dormir, les cauchemars s’invitaient ensuite dans des songes honnis. Il ferait mieux de se lever, d’allumer les encens et de se plonger dans une transe méditative. Une courte séance. Juste quelques minutes. Cela pourrait suffire… Cela pourrait...
Mais il n’eut pas la force de se relever. Ses yeux papillonnèrent à plusieurs reprises. Il lutta pour les rouvrir. Mais de nouveau ils se fermèrent d’eux-mêmes. Et alors qu’il songeait à reprendre la lutte… dans un profond sommeil, il plongea.
Au début ce ne fut que doux songe, ses parents étaient là. Il était enfant encore, sa mère le félicitait alors qu’il venait de résoudre un problème politique que son père lui avait soumis en exercice. Il n’avait que dix ans, et avait su trouver une solution… inattendue. Son père en avait ri. Et lui avait promis un bel avenir en la matière.
Puis les parents s’éclipsèrent et il se retrouva dans la neige. Devant ce beau sapin. Il était à genou, devant sa femme, ou plutôt future épousée. Sa demande en mariage… Puis alors qu’il se relevait en contemplant le doux sourire de sa bien-aimée, un lent ballet les entraina dans une autre époque, une autre contrée. Elle l’entrainait avec lui, à pas lents, en reculant. Elle lui enlevait son pourpoint puis sa tunique, à gestes prudents. Il frissonna sous la peau douce de cette main, mais se laissa faire et osa même lui rendre la pareille. Ils étaient tous les deux dans la plus simple tenue, quand sa femme disparut et qu’une sombre brume l’emporta.
Quand il atterrit de nouveau, sa femme aimante et son fils nouveau-né l’attendaient. Lui souriaient.
Il connaissait ce rêve. C’était le même, très souvent. Il savait ce qui allait se passer, il savait l’horreur cachée. Et pourtant, pourtant…
Pourtant, il ne put s’empêcher, comme à chaque fois, de leur sourire à son tour. Il leur tendit une main, son épouse la prit… et s’effondra sous le coup. Il s’affaissa lui aussi à genou et la berça un long moment. Les joues ravagées de larmes, son coeur s’effrita à chaque balancement, pour ne devenir plus que miettes. Et soudain ce n’était plus sa femme décédée, mais son enfant nouveau né qu’il berçait. Mort lui aussi, dans un râle d’agonie. Il serra contre son coeur embrumé ce petit être et hurla sa rage et sa douleur au ciel si cruel. Il hurla, hurla encore… sans doute hurlait-il également dans son lit tout en se débattant. Mais nulle main bienheureuse ne vint le secourir pour le sortir de son cauchemar coutumier. Sa chambre était si soigneusement calfeutrée…
Et alors que sa voix éraillée criait de lui donner à lui aussi trépas, une autre brume de ses doigts glacés l’enveloppa. Il frissonna sous l’emprise, manqua chavirer quand elle le relâcha. Et s’effondra de nouveau quand il croisa le regard fourbe et cupide de son sinistre sire. Fabius, là, devant lui… Fabius, lui prenant le bras, le conduisant… là où il ne voulait pas, mais là où il n’avait pu refuser. Une belle femme l'y attendait. Assurément son sire ne se moquait pas de lui. Mais… non, il ne voulait pas. Mais il ne pouvait refuser. Déjà la dame le déshabillait et dans son lit le poussa. Un breuvage au goût amer lui fut offert, et soudain tous ses sens s’embrumèrent. Son âme criait son refus et son outrage, mais son corps ne voulut plus être sage. Il céda aux avances de la dame et fut un armant hardi.
Jusqu’à… jusqu’à ce qu’un autre se glisse dans le lit, et viennent les rejoindre dans leurs ébats. Quand cet autre, ce fourbe sire, se glissa dans son dos et… Il ferma les yeux, ne voulant plus voir, ni revivre. Il hurla, il rugit, mais nul n’entendit.
Et alors qu’il fermait son esprit pour en chasser ces images, une autre brume l’attira vers d’autres rivages. Des rivages bien assombris, où rudes batailles se jouaient. Les chimères honnies ravageaient leur terre, et tuaient toute âme sur leur passage. Même le ciel se souillait de leurs ténèbres sanglantes, en se pâmant de noirs nuages. Et alors qu’il tentait de reculer, d’échapper à cette vision horrifique, soudain il la vit. Là, devant lui. Tryghild. Aux côtés de son époux Sigvald. Tous deux combattant fièrement. Et soudain Sigvald les yeux fous vers Tryghild se tournant, de son épée l'embrasser, fier guerrier possédé. Pour ensuite à son tour se tuer, le geste sûr de son épée acérée, et tous deux sous une traitre chimère mourant. Leurs corps convulsant, leurs âmes ravies… Ces nobles guerriers ne pouvaient mourir ainsi !
Non, hurla-t-il, non, fit-il en un souffle inutile. Pas eux, pas eux aussi. Mais nul ne semblait entendre ses larmes et il n’était plus temps de prendre les armes...
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