L'île Lunorfraie pouvait se voir au delà des vagues en cette nuit clair, sans aucun nuage pour cacher l'épaisse lune penchée sur les flots turquoises de cette région tropicale. Il n'y avait pas même une heure de frégate pour rejoindre l'autre rivage et les eaux calmes permettaient un voyage paisible, sans accrocs. Les plages de sable blancs étaient semblables et l'on retrouvait les même palmiers, cocotiers et herbes folles piquées de larges fleurs odorantes. Cette île, toutefois, était bien plus petite car elle ne faisait pas même la moitié de Lunorfraie et ne possédait pas de source d'eau potable ou d'autres atouts intéressants si ce n'était son paysage tout droit sortit d'un rêve. Au final, il ne s'agissait que d''une halte pour la jeune Princesse Kohan avant qu'elle ne rentre à Sélénia. Suite au mariage des dragonnières, elle n'avait pas eut le cœur à confronter le climat hivernal de Calastin et avait ainsi donc jeté son dévolu sur cette parcelle de terre inhabitée. La seule crique de l'îlot, étroite avec ses basses falaises effondrées, abritait la fière silhouette d'une frégate se balançant au rythme indolent des vagues. Sur ses ponts, l'on pouvait voir les silhouettes de l'équipage se découper à la lueur ambrée des lanternes.
Les hibiscus et bougainvilliers murmuraient sous la brise tiède tandis que les oiseaux nocturnes lançaient des trilles solitaires à la face des étoiles clignotantes. La jeune fille, incapable de trouver le sommeil, marchait pieds nus sur le sable mouillé, esquivant de quelques bonds graciles les vagues qui venaient parfois à lécher de trop près ses talons d'une écume foisonnante. Seule sur l'île à l'exception d'un Cawr, de sa meilleure dame de compagnie et de quelques serviteurs, elle pouvait se laisser doucement à rêver sous le clair de lune. Les soldats désignés à sa protection étaient confinés sur la frégate, loin de son regard, comme elle l'avait exigé dans ce qui passa pour un nouveau caprice. En réalité, elle désirait se ressourcer loin des tensions de la Cour et de ses responsabilités. Fraîche de ses quinze printemps, elle voulait simplement jouer les exploratrices et s'amuser en mettant à bas les masques de courtoisie, les leçons d'étiquette et la raideur conventionnelle des relations de noblesse. Elle voulait garder ses cheveux lâchés, piqués de fleurs de tiaré. Elle voulait porter de robes légères, à bretelles et dentelles, danser le soir autour d'un feu sur le son d'un tambourin. Elle voulait manger du poisson grillé, boire de l'eau de coco et savourer des fruits exotiques à même les branches.
Lucinda marchait à quelques pas derrière elle, tenant au creux du coude un large panier qui contenait une fine couverture, plusieurs coquillages cueillis tantôt, une outre d'eau et quelques pains briochés fourrés de marmelade pour un possible goûter nocturne. A peine plus âgée que la princesse, elles étaient des cousines éloignées et se connaissaient depuis de longues années. Elle était la confidente et l'une des rares amies que Victoria pouvait compter dans son entourage. Elle lui servait aussi de double lors des instances délicates en public, car leur légère ressemblance pouvait tromper les yeux peu avertis et il suffisait d'un sort ou d'un maquillage habiles pour tromper le reste du monde. Toutes deux blondes, toutes deux sveltes, seulement l'une brillait d'une beauté héritée de sa mère tandis que l'autre, plus humble, charmait toutefois bien des cœurs. Complices, il était tout à fait naturel qu'elles se soient échappées à la surveillance du personnel et se retrouvent en cet instant à quelques mètres des mangroves.
La forêt, hérissée sur ses longues racines enchevêtrées, coupait la ligne d’horizon de son feuillage clairsemé. Le sable doux devenait roches et corail noir compact dont les larges alvéoles contenaient les restes d'une précédente marée, piégeant ainsi petits crustacés et poissons transparents. Si l'îlot n'était pas bien grand et formait vaguement un 8, il possédait dans chacun de ses creux, dos à dos, la crique étroite et sa mangrove. L'eau, filtrée et rendue limpide par la barrière végétale, s'écoulait ensuite dans l'étroite gorge en une succession de petites cascades pour former le bassin au bleu lagon. C'était à la jonction de ces deux régions que Victoria voulait s'installer pour le reste de la nuit et profiter de la vue. Ses plans, malheureusement, ne tournèrent pas tout à fait comme elle l'avait prévu. Là, dans un enchevêtrement de racines particulièrement dense, elle remarqua une étrange silhouette. Son cœur se mit à battre plus vite, ses paumes se firent moites alors que ses doigts s'engourdissaient d'un froid qui crispa son estomac. Si ses yeux ne parvenaient pas encore à déchiffrer ce qu'ils voyaient, son instinct le présentait et il lui hurlait de tourner les talons pour ne plus regarder ce qu'il se trouvait là bas.
Ce fut le cri horrifié de Lucinda qui la tira de sa transe et l'adolescente compris enfin ce qu'elle voyait : un cadavre. Fut un temps, il devait s'agir d'un homme, mais il ne restait de lui plus grand chose pour l'appeler ainsi sans se mentir. Recraché par l'océan, il lui manquait ici un bras, coupé net à hauteur du coude alors qu'une de ses jambes ne se pliait pas dans le bon sens. Plusieurs grandes lacérations marbraient le reste de son corps rompu, macérant dans une eau rougeâtre alors que le sang ne cessait de s’épandre. Le cri s'arrêta brusquement lorsque sa dame de compagnie, en hyperventilation, tomba dans les pommes avec un bruit sourd qui fit sursauter Victoria. Se tournant vers cette dernière, elle l'observa sans comprendre, puis sentit une sueur froide lui couler dans le dos alors qu'elle revenait inexorablement sur le corps mutilé. Un pas après l'autre, elle s'en rapprocha et alors qu'elle retroussait le bas de sa robe pour ne pas la mouiller dans l'eau peu profonde, la princesse se surprit à tendre une main vers la gorge du noyé. Elle avait vu nombre de cadavres lorsqu'elle était plus jeune et chacune de ces scènes la hantait toujours lors de ses pires cauchemars. Une seule chose restait après ses réveils en sueur ; le remord de n'avoir jamais rien pu faire pour ces braves tombés en la protégeant... ou du moins, en essayant.
« - Par tous les Dieux ! Il est encore vivant !? »
Ses doigts sentaient un pouls sous la peau froide. Irrégulier, faible, mais bien présent. Des larmes de soulagement envahirent les grands yeux bleus de la jeune fille qui lâcha sa robe et tomba à genoux près du corps pour l'enserrer dans ses bras graciles. Elle ne voulait pas que celui-ci meurt ! Elle ne se le pardonnerait jamais. Qu'importait ce qu'il était ou qui il était ; elle voulait faire la différence en cet instant précis. D'une profonde inspiration tremblante, Victoria tenta de retrouver son calme et entama quelques soins d'urgence. Elle utilisa une Cautérisation sur les membres amputés pour cesser le flot carmin, puis passa une Lumière Apaisante sur les plaies les plus profondes afin d'au moins réparer les artères. Cela lui prit de longues minutes et lorsqu'elle termina, sa vision était désormais floue de fatigue et non plus de larmes. Le teint livide et les yeux cernés, ses doigts tremblaient alors qu'elle attrapait l'homme sous les aisselles pour le hisser sur la berge. Durant cet épuisant exercice, ses pieds glissèrent plusieurs fois sur le corail spongieux et la digne princesse tomba avec pour chaque heurt un petit couinement indigné. A bout de souffle, échevelée, elle tourna son attention sur la forme allongée à quelques pas.
« - Lucindaaa ? Ho, mais quelle bécasse... Réveille toi ! Allons, Lucinda ! »
Une paire de gifles fut suffisante pour sortir son amie de son inconscience et elle la hissa aussitôt, sans aucune douceur, en position debout. La princesse lui ordonna d'aller prévenir le Cawr qu'ils avaient un blessé grave afin qu'ils préparent aussitôt de quoi le recevoir et le remettre sur pied. Elle interdit formellement que l'on prévienne sa garde, ne voulant pas voir ces brutes en armure souiller son refuge et argua que dans son état actuel, leur mystérieux blessé ne pourrait causer aucun mal. Laissée seule avec ce dernier, elle regarda la frêle silhouette disparaître dans la jungle clairsemée, puis soupira lourdement et se tourna vers l'inconnu. Sous le clair de lune, allongé dans le sable blanc, elle le découvrit pour la seconde fois et sentit son cœur se serrer d'un émois nouveau. Elle s'approcha à pas mesurés et se mit à genoux pour tirer l'étrange bandeau qui couvrait ses yeux. Un petit hoquet lui échappa à la vue de ce visage superbe et un petit fourmillement gagna le creux de son ventre alors qu'elle portait les mains à ses lèvres et rougissait jusqu'à la pointe de ses oreilles. Jamais elle n'avait vu homme aussi beau et qu'il soit dans un état aussi vulnérable, dans un abandon total entre ses mains, venait remuer en elle un instinct qu'elle s'ignorait.
Il lui fallu un gros effort de volonté pour s'arracher à la contemplation de l'inconnu et elle se releva promptement. Une fois sur ses pieds, Victoria se tapota les joues et vint rassembler sa concentration pour faire usage de Télékinésie afin de soulever le corps brisé et l'emporter à sa suite jusqu'à ses quartiers. Il s'agissait d'une petite villa en rondins, construite en quelques jours seulement par ses serviteurs. Elle se composait d'un salon ouvert sur deux côtés en des patios agrémentés pour l'un d'un brasero pour les grillades et de l'autre d'une table avec ses bancs. La seconde pièce était sa chambre, séparée par des cloisons insonorisées d'une double épaisseur et dont les fenêtres rondes se couvraient de voiles opalescents charriés par la brise iodée. La dernière pièce était, enfin, une salle d'eau avec une large bassine et un astucieux système de distribution pour récolter l'eau de pluie dans un réservoir. Les serviteurs dormaient dans des tentes, un peu plus loin alors que le Cawr profitait simplement d'un hamac dans le salon, aimant à voir et entendre la nature qui l'entourait, ses résonances et ses secrets. Naturellement, Lucinda dormait avec elle et quittait rarement ses côtés.
Lorsqu'elle arriva, ce fut par la jungle éparse, ayant préféré un détour plutôt que de risquer d'être vue depuis la frégate si elle avait continué de longer la plage. Épuisée par toute sa dépense d'énergie, elle laissa le baptistrel récupérer le blessé pour l'allonger sur la table du patio le temps d'effectuer ses soins. Un long et fastidieux travaille l'attendait, lui qui n'était pas un chanteciel. La princesse, quant à elle, préféra se retirer d'abord dans la pièce adjacente pour s'offrir le luxe d'une longue douche fraîche où elle lava son corps du sel, du sang et du sable accumulés. Elle laissa sa dame de compagnie lui passer de l'huile d'argan sur le corps en un long massage qui l'aida à se détendre, puis elles gagnèrent toutes deux sa chambre pour y dormir quelques heures. La magie baptistrel lui était aussi nébuleuse qu'incompréhensible, sans parler du spectacle écœurant des os et des muscles qui se reformaient à vue d’œil lorsqu'il fut question de reconstruire les membres tranchés. Le soleil se leva rapidement et il brillait au sommet de son axe lorsque le Cawr acheva finalement ses soins. Totalement épuisé, il s'effondra dans les coussins qui entouraient le brasero du second pation afin de trouver là un repos bien mérité. Victoria fit appel à ses serviteurs pour transporter l'homme dans sa chambre afin de l'allonger dans son lit et lui permettre un sommeil réparateur, puis les congédia en leur interdisant de s'approcher de la villa sans son autorisation.
Entièrement dévêtu, l'inconnu n'avait qu'un pagne de lin blanc serré à ses hanches. Avec beaucoup de douceur et de patience, la princesse passa un linge mouillé sur la peau sombre, lavant les restes de sang et de sueur. Elle découvrit ainsi qu'il était un Immaculé, mais elle fut incapable de dire s'il était un shedim ou un nywim. Il portait les veinules cuivrées propre à sa race, semblables à des tatouages qui couvraient son torse, ses cuisses et ses bras. Sa beauté à couper le souffle devait trouver ses origines chez les elfes, mais ses oreilles rondes tendaient à l'apparenter aux humains. N'osant toucher ses lèvres pour voir s'il avait des crocs, Victoria fut forcée de museler sa curiosité et d'attendre qu'il se réveille pour obtenir de quelconques réponses. La vue de sa queue de scorpion la rebuta et il lui fallu tout son courage pour qu'elle ose y toucher et apporter à l'appendice les mêmes soins qu'au reste du corps divinement musclé. Par précaution, elle enferma le dard mortel dans un chiffon qu'elle noua d'un ruban afin qu'il ne pique personne par inadvertance. Lorsque la toilette du saînmur fut terminée, Victoria le borda d'une couverture et s'occupa ensuite de ses affaires. Lucinda l'aida à faire le tri et s'arrêta lorsqu'elle trouva plusieurs couteaux et autres lames dissimulées dans les nombreuses coutures de l'armure endommagée.
« - Victoria... toutes ces armes ! N'est-ce pas la preuve qu'il s'agit d'un éclaireur ennemi... ou pire ; d'un assassin !? Nous devons appeler la Garde pour le faire surveiller ! Il est trop dangereux de rester seules avec...
- Peut-être. Mais je ne sais pas. Je... je ne peux pas me résoudre à l'abandonner sans entendre d'abord ce qu'il aurait à me dire pour sa défense. Et s'il s'agissait d'un malentendu ? Juger sur les apparences et les apparences seulement est trop simple. Trop creux comme argument valable. »
Ce n'était que des excuses. En réalité, elle ne pouvait simplement pas se résigner à abandonner cet homme. Son cœur se serrait à cette simple pensée et alors qu'elle coulait un regard vers le lit et que ses joues chauffaient légèrement à la vue du corps allongé, elle remarqua aussi combien son amie se tordait les doigts d'une angoisse sourde. Avec un petit froncement délicat des sourcils, elle prit sa décision. Si elle laissait cette idiote s'affoler davantage, sa précieuse île allait bientôt grouiller de Gardes, qu'elle le veuille ou pas. Pinçant des lèvres l'espace d'un instant, elle peignit rapidement un masque de calme sur son visage alors qu'elle commençait à fredonner de sa voix cristalline tout en poursuivant le tri et l'arrangement des affaires de leur blessé inconnu. Déployant les charmes de son Esprit Paon dans chacune de ses notes limpides, ce fut sans surprise que la princesse entendit Lucinda partir s'allonger au bout de quelques minutes et se plonger dans un profond sommeil. Fouillant sa malle sans fond, elle dénicha une cordelette de soie et lui attacha solidement les chevilles afin d'éviter toute prise d'action à l'encontre de ses désirs. Ce faisant, Victoria se promit de se faire pardonner en lui offrant, une fois à Sélénia, tout ce qu'elle désirerait.
Les heures suivantes furent une longue et agonisante attente. Ayant terminé de restaurer ce qu'elle pouvait dans les affaires du naufragé, l'adolescente s'était ensuite installée près du lit pour ne pas manquer son réveil. Les armes étaient affûtées et mises au fourreau, le fouet graissé et les étranges gantelets soigneusement enroulés dans un épais foulard après avoir été rincés du sable et de l'eau iodée qui pourraient endommager leurs délicats mécanismes. Le bandeau avait été lavé, séché et les attaches recousues avec grand soin de sorte à ne pas endommager le complexe glyphage qui couvrait son cuir raffiné. Ces tâches complétées, Victoria se retrouva oisive et décida alors de commencer une broderie sur du lin blanc cassé. Sous ses doigts graciles qui passaient d'un côté à l'autre du tambour, un scorpion en fils d'or naissait progressivement au cœur d'une gerbes d'hibiscus carmins. La symbolique l'amusa le temps qu'il fallu au rescapé de revenir d'entre les bras de Mort et de se réveiller parmi les vivants.
Aux légers bruissements du corps allongé, la jeune fille posa son matériel et se redressa sur les genoux. Son petit cœur se mit à battre à la façon d'un oisillon alors que ses grands yeux fixaient l'homme sans qu'aucun mot ne parvienne à franchir ses lèvres. Soudain, sa gorge lui semblait plus sèche que les déserts de Keet-Tiamat et ses mains tremblaient légèrement alors qu'elle crispait les phalanges au niveau de son bustier. Ils étaient seuls dans la chambre, car Lucinda dormait toujours profondément dans un coin tandis que le Cawr devait probablement faire de même sur le patio, à quelques dizaines de mètres. Elle pu enfin voir les traits racés s'animer, les muscles nerveux rouler sous la peau sombre et la haute silhouette se dresser en position assise. Son cœur fit un petit bond, saisit en plein vol par la richesse de cette voix qui lui coula sur les sens comme une caresse chaude, une fourrure qui s'enroula au creux de ses tripes et crispa son bas ventre. Les joues de la princesse chauffèrent brusquement et elle remercia, égoïstement, que l'autre soit aveugle car elle était totalement défaite sur l'instant. L'indécence de cette situation la frappa soudain et elle détourna la tête, regrettant de ne pas avoir mieux habillé l'homme quand il était encore inconscient. Pas le moins du monde habituée à la quasi nudité masculine, elle vint glisser une boucle de cheveux derrière son oreille alors qu'elle baissait le nez avec un petit sourire gêné.
« - Tout va bien... vous êtes sauf ici. »
Sa voix fut un murmure à la douceur tendre et sincère, vibrante, magnétique sous l'influence involontaire du Paon. Avec une petite inspiration et une bonne paire de gifles mentales, Victoria parvint à se lever, accompagnée du froissement soyeux de sa robe. Ses genoux étaient encore un peu faibles, mais elle approcha tout de même du lit après que l'inconnu se soit rallongé. Sur la table de chevet, il y avait une vasque contenant une eau clair ainsi qu'un linge qu'elle humidifia. Ses mouvements étaient lents et elle veillait à faire un peu plus de bruit que de nécessaire pour qu'il puisse entendre et reconnaître ses actions. Essorant le linge, l'adolescente posa une main sur le bord du lit et se pencha pour venir tamponner le front et les joues de l'homme, dégageant son visage de quelques mèches importunes.
« - Je vous ai trouvé la nuit dernière dans la mangrove, rejeté par les flots, bloqué dans les racines. Vous étiez grièvement blessé, pratiquement embrassé par l'étreinte glacée de Mort. Heureusement, Vie ne semblait pas satisfaite de la situation et vous aura jalousement gardée parmi nous. »
La dernière caresse du linge frais resta plus longtemps que nécessaire sur l'arrondi d'une mâchoire alors que Victoria se perdait encore dans la contemplation de son visage. Lorsqu'elle le réalisa, son cœur bondit une fois encore et elle se redressa en rougissant. Heureusement, elle parvint à contrôler sa voix alors qu'elle poursuivait :
« - Je vous ai apporté les premiers soins, mais je ne pouvais malheureusement pas faire beaucoup plus. Alors je vous ai ramené ici et le Cawr qui m'accompagne aura fait le reste. Votre opération dura de nombreuses heures et votre convalescence bien d'autres encore. Le soleil est déjà en train de se coucher. »
Laissant le linge tremper dans la vasque, elle attrapa le bandeau de cuir et le lui glissa dans une main pour qu'il se l'habille lui-même. La princesse craignait de s'affoler encore si elle le touchait plus que de nécessaire, car déjà sa vue et le timbre de sa voix la mettaient dans un émoi troublant, presque incapacitant. Intérieurement, elle se morigéna d'être aussi vulgaire et renforça sa volonté pour ne plus se trahir comme une petite bécasse impressionnable. Forte de sa nouvelle résolution, elle s'écarta du lit afin de récupérer sur une commode proche de la porte un plateau qui contenait une cruche d'hypocras coupé à l'eau, de fruits fraîchement cueillis et épluchés, puis découpés en cubes de la taille d'une bouchée. Revenant près du lit, elle déposa le tout aux côtés de l'homme et s'installa sur le bord, à distance raisonnable. Non pas qu'elle ait forcément peur, mais elle voulait lui offrir autant d'intimité et de convenance que la situation actuelle le permettait.
« - Êtes-vous capable de voir à présent ? »
Elle pencha légèrement la tête, curieuse de la réponse et de pouvoir enfin savoir si ses spéculations sur le bandeau étaient justes. Pourquoi en porterait-il un si ce n'était pour compenser son handicape ? La princesse, quant à elle, avait ses longs cheveux tressés par dessus une épaule frêle et à chaque croisement de ses mèches blondes, plusieurs fleurs de tiarés étaient piqués par de petites broches. Sa robe ample possédait de larges bretelles de dentelles, laissant ses bras nus et était d'un blanc parsemé de motifs brodés en un dégradé de bleu depuis sa taille svelte jusqu'au bas ourlé de plusieurs rangées en dentelles fines. Le bustier, d'un blanc crème, rehaussait une gorge gracile et s'ornait de petites perles nacrées sur son contour. Un châle vaporeux, ici aussi agrémenté de perles à chacun de ses angles, tombait lâchement au creux de ses coudes, couvrant un dos dénudé à la peau délicieusement colorée par le soleil tropical. Victoria sentait le sable, l'argan et la tiaré alors qu'elle désignait le plateau d'un ample et gracieux mouvement.
« - C'est pour vous, je vous en pris. Vous devez avoir faim. Il y a aussi de l'eau infusée de citronnelle, si vous la préférez au vin. »
Elle espérait simplement qu'il ne s'agisse pas d'un vampire où elle risquait d'avoir quelques difficultés à étancher ce genre d'appétit. Silencieuse, elle croisa les mains sur ses genoux en une posture élégante d'attente docile, puis vint à demander :
« - Ne forcez pas et prenez votre temps. Vous revenez de loin et nous avons tout le temps qu'il faut. Cette île est calme et je n'y réside que temporairement. Oh, la jeune fille dans le coin s'appelle Lucinda... ne lui prêtez pas d'attention, elle dort depuis des heures maintenant et je m'assure qu'elle continue tout le temps qu'il nous faudra. »
Elle eut un beau sourire qui plissa ses yeux céruléens et vint à nouveau chasser une petite mèche derrière son oreille.
« - Puis-je connaître votre nom ? Pour ma part, vous pouvez m'appeler Vi... Violette. »
L'adolescente ne voulait pas de son titre, ni de sa véritable identité. Elle voulait rester encore un petit peu libre, faisant fi du danger que cela représentait, loin de considérer le périlleux de sa situation actuelle. Elle était encore jeune et déjà usée par les hautes sphères de la cruelle noblesse Sélénienne. Si usée, d'ailleurs, que jouer cette scène lui semblait une activité plus fraîche et agréable que son bon sens lui soufflait.