Bien. Si ce n’était qu’un mauvais souvenir… Peut-être surveillerait-il quand même. Allez savoir avec ces Graärh. S’il y avait bien compris leur mode de fonctionnement, faiblesse pouvait devenir déshonneur. Peut-être qu’avouer une blessure pourrait être considéré comme tel ? Oui, il garderait un œil. Que le Graärh ne lui tombe pas dans les bras au milieu de la rue en se vidant de son sang… Pas qu’il pourrait le rattraper cela dit. Le Graärh aurait plus de chance de se fracasser la tête contre les murs qu’autre chose…
Il préférait ne pas répondre à l’assertion concernant la haine de la magie des délimariens. Il devait avouer qu’il était parfois épuisant de sans cesse expliquer ce qu’il en était réellement. Non pas qu’il baissait soudain les bras face à la fastidieuse tâche de rectifier le tir sur cette vision biaisée de la situation, après des décennies, voire des siècles, d’image anti-magie. Mais il jugeait en cet instant inutile de s’épancher sur cette question épineuse. Pas avec ce Graärh, pas en cet instant, pas alors qu’il n’avait lui-même à l’esprit que le message qu’il devait délivrer. Plus tard certainement, y reviendrait-il. Sans doute oui. Foi d’Ilhan, il ne laisserait pas partir ce Graärh avec cette vision étriquée de SA ville.
Certes, les Glacernois et les Almaréens avaient détesté, haï pour certains, la magie. Si l’on voulait son avis, plus que de la haine pure et injustifiée, il s’agissait d’une méfiance. Ce sentiment prenait ses origines dans des faits concrets, avait des raisons, des explications… et les dernières décennies n’avaient d’ailleurs pas donné tort à cette méfiance séculaire. Mais rejeter sans cesse leur soi-disant haine de la magie aux visages des délimariens lui semblait tellement réducteur. Tellement… injurieux aussi. D’une part parce que, parmi les délimariens, il y avait des mages, des lyssiens, qui eux n’avaient jamais porté des sentiments aussi tranchés envers ce cadeau des dieux. Certes, ils n’avaient pas cherché à le développer à outrance, préférant souvent profiter des dons de la mer plutôt que des talents de la magie. D’autre part… parce que cette simple taxe, aussi pénible soit-elle pour les mages, était une réelle main tendue vers la magie pour ce peuple si méfiant. C’était là une ouverture, une promesse des possibles, comme jamais il n’y avait eu. Et si ce simple fait ne suffisait pas, sa propre présence n’était-elle pas assez parlante ? Lui, mage politicien, ici à Délimar ?
Bon, il reviendrait sur ce sujet plus tard oui... Lui-même avait, en cet instant, une autre préoccupation en tête. Une préoccupation qui lui donnait des sueurs froides dans le dos. Comment, par tous les dieux, allait-il encore payer cette taxe ? Ce mois-ci… lui semblait impossible. Il venait tout juste d’épancher sa dette. Il allait encore devoir demander un délai. Encore. Il grinça des dents quand son regard sombre croisa celui du collecteur de taxes. Inspirant profondément, il s’avança vers son compatriote et l’attrapa délicatement par le coude, lui faisant comprendre par ce geste vouloir lui parler en privé. Tous deux s’écartèrent de quelques pas et Ilhan lui chuchota enfin sa demande, le plus bas possible, espérant que les félins n’aient pas une ouïe aussi fine que les vampires. Ce dont il n’était pas bien sûr toutefois. Pouvait-il payer le mois prochain ? Ce n’est pas dans le protocole. Mais nous sommes dans un cas particulier ? Je peux mettre la taxe sur votre compte et en attente. Mais ce serait à voir avec le Grand Trésorier. Soit, bien merci. Ô joie, il allait devoir encore parlementer avec son grand ami le trésorier. Heureusement, il avait présenté ses excuses pour leur précédent différent… Il n’était pas totalement sûr toutefois que le Trésorier lui octroie cet énième sursis.
Il remercia toutefois le collecteur et sa bonne volonté avec un sourire poli, de pur politicien, puis hocha la tête en le saluant respectueusement avant d’en prendre congé.
Il chassa bien vite ses sombres préoccupations quand il revint vers le Graärh, et plaqua de nouveau son sourire de circonstances.
– Bien, voilà une des premières démarches de régler. Vous allez pouvoir, enfin, pénétrer dans notre magnifique cité. Bienvenue en Délimar, Jangali Pasu, fit-il, d’un ton mi-solennel, mi-enjoué, en lui désignant d’une main la route qui les attendait.
Et sans attendre, il prit le chemin de Délimar. De sa propre maisonnée pour tout dire. Hors de question de l’emmener directement à la citadelle. Pour des raisons de sécurité d’une part, et pour éviter à Tryghild d’être prise au dépourvu d’autre part. Il lui enverrait une missive dès qu’il serait chez lui et attendrait sa réponse avant de lui présenter le Graärh ou d’organiser l’entrevue.
Aussitôt les gardes loups qui formaient son escorte les encadrèrent et marchèrent près d’eux ou en retrait.
– J’espère que vous ne vous offusquerez pas de leur présence, mais ils m’escortent dès que je vais hors de la cité ou dès que je fais certains trajets risqués.
Il ne précisa pas pourquoi. Il pensa son invité suffisamment intelligent pour comprendre que le spirite du dauphin était bien incapable de se défendre seul..
– Je pense qu’il serait plus sage qu’ils vous escortent également quand vous voudrez visiter la cité ou autre. Ce n’est pas là une mesure de méfiance contre vous…
Pas totalement. Même si en partie. Tout visiteur inconnu serait soit restreint dans ses mouvements au sein de la cité, soit escorté ainsi s’il devait se rendre dans les quartiers sécurisés. Comme ce serait le cas pour le Graärh, qui devra sans doute se rendre à la citadelle ou au moins chez Ilhan dans les quartiers résidentiels, de façon assez fréquente.
– Mais ce serait là plutôt une mesure de sécurité pour vous.
Et c’était là une vérité aussi. Lourde de sens. Malheureusement. Oui, ils avaient pour projet l’abolition de l’esclavage de ses semblables… mais il n’était pas encore voté. Ilhan préférait alors éviter que ce Graärh-là se retrouve avec les fers…
– Nous allons déjà nous rendre dans ma propre demeure, si cela ne vous dérange pas. Cela me permettra de donner quelques directives pour pourvoir à tous vos besoins le temps de votre séjour. Et de prévenir notre Intendante de votre visite. Et de sa raison.
Se disant, il lui accorda un petit clin d’oeil. Le long du chemin il lui désigna alors les divers bâtiments qu’il rencontrait, les diverses places. Enfin, après ce qui dut paraître une éternité au Graärh, au vu du pas posé d’Ilhan, incapable de marcher trop vite, surtout pas en parlant, ils arrivèrent à sa demeure. D’un geste théâtral et avec un grand sourire plus chaleureux que précédemment, il en ouvrit la porte et invita le Graärh à le suivre. Il préférait entrer en premier, de peur que l’un de ses sbires n’agisse de façon inconsidérée en croyant à une intrusion offensive chez le Tisseur… L’escorte des gardes loups resta au dehors, certains prenant d’ailleurs congé.
Et comme attendu, Dihya se trouva là, sur le seuil, tout sourire en le voyant, puis une moue plus inquiète en apercevant le Graärh.
– Je vous présente Dihya, régente de la maison Avente. Si vous avez besoin de quoi que ce soit, demandez-le-lui.
Aussitôt Dihya se para de nouveau de son plus beau sourire et offrit une révérence à leur nouvel hôte.
– Dihya se fera un plaisir de vous accueillir en cette noble maison. Que le soleil illumine votre journée.
Ilhan sourit à part lui et croisa le regard glacial de Vladimir. Il lui fit un discret signe de négation de la tête. Non, ne pas attaquer. Pas de danger. Le serval sembla se détendre quelque peu. Très légèrement. Suffisamment du moins pour que son aura de menace se fasse moins sentir. Ilhan se positionna entre le Graärh et le serval et fit rapidement les présentations. Sans trop s’attarder toutefois. Il préférait ne pas les laisser trop longtemps en présence. Pour le moment, du moins.
– Mais venez. Allons plutôt nous mettre à notre aise dans mon bureau. Dihya, si vous le voulez bien…
Inutile de préciser le reste de sa demande. La jeune femme lui offrit un discret hochement de tête, et s’éclipsa d’abord à reculons, à petits pas, puis se détourna prestement vers les cuisines.
Il guida alors son hôte jusqu’à son bureau. Pièce spacieuse, elle transpirait le confort sans pour autant être outrancière. Ses sols étaient recouverts de plusieurs tapis moelleux, et dans un coin de coussins près d’un porte-encens. Ses murs étaient tapissés de nombreuses étagères à parchemins et livres sur deux pans entiers. Une cheminée trônait sur un autre, tandis que le dernier s’ouvrait sur une large baie vitrée donnant sur une petite cour intérieure paisible, où chantaient des oiseaux et où murmurait un cours d’eau miniature qui frétillait entre les herbes et les pierres.
Son bureau se situait à l’une des extrémités, une étagère dans le dos, la baie vitrée et la porte dans son champ de vision. Meuble de grande taille, origine délimarienne oblige, assez sobre, et pourtant au bois travaillé. Il était chargé de nombreux documents, de son nécessaire d’écriture le plus précieux, dernier héritage de ses parents décédés, et de diverses encres et plumes. Pourtant y régnait un ordre impeccable.
Ilhan s’installa sur un des sièges devant son bureau, et non à sa place habituelle, et invita d’un geste le Graärh à faire de même. sur le fauteuil d'à côté. À peine s’était-il assis, que Dihya arriva, accompagnée de Shan, portant divers plateaux où trônaient du thé, du miel et une carafe d’un vieil alcool sucré à la nordienne, ainsi que divers gâteaux, dont certains à la pâte d’amande en forme de lune, et diverses confiseries variées.
Dihya déposa son attirail sur une petite table basse près des fauteuils, puis se tourna vers Ilhan. Elle disposa sur une petite assiette un spécimen de chaque gâterie et, après en avoir découpé un petit morceau, les goûta tous un à un. Enfin, une fois son petit rituel fini, elle déposa l’assiette devant Ilhan, qui la remercia en silence d’un sourire paternel.
– Dihya vient de s’assurer que rien n’est empoisonné, expliqua-t-il sobrement au Graärh.
Même s’il doutait que le grand félin puisse réellement comprendre d’où leur venait ce rituel. Et il n’avait aucune envie de s’appesantir sur la question. Il s’empressa donc d’ajouter.
– Vous pouvez donc vous sustenter sans crainte. Et si jamais ces petites douceurs ne suffisent pas, et que votre appétit est plus prononcé, n’hésitez pas. Dihya se fera une joie de vous montrer ses talents culinaires.