22 Novembre 1762
L'alcool lui brûla la gorge, laissant une traînée de feu sur son passage et venant igner son ventre de sa présence alors que le reste de son être lui semblait, par comparaison, froid et mort. Installée hors des murailles de la ville, sur une petite falaise face à la mer, elle regardait le coucher de soleil embraser l'Horizon de son éclat vermeille, enflammant l'immensité miroir de ses rayons impériaux. Il semblait briller plus encore qu'au zénith, immense, dévorant, pulsant de gloire, comme pour consoler les pitoyables petites choses qu'ils étaient, comme un message qu'il reviendrait, que la nuit n'était que passagère et que la chaleur viendrait de nouveau embrasser la vie sur le monde. Il brillait comme un message d'espoir vibrant, et il avait raison, la nuit passait toujours, la vie relevait toujours la tête, croissait toujours, même dans le pire des instants. Et justement, elle avait besoin de cet espoir ce soir. Adossée à l'autel de pierres blanches, dans l'herbe rase, l'Intendante se gorgeait de la vue magnifique de la plage et de l'océan, le sable scintillant comme des pépites précieuses. Elle sentait le vent iodé, léger, caresser son corps et faire ondoyer ses cheveux. Le bruit des vagues la berçait et tentait de l'apaiser. Là, face à elle, se trouvait le tout premier lieu où ils avaient touchés terre à Calastin. C'était là, sur ce sable, qu'était née leur nouvelle Patrie, leur Délimar. C'était pour cela qu'un autel était installé là, pour commémorer leur seconde chance, leur renaissance, l'instant où leur nouvelle maison avait vu le jour. Il était très visité et de nombreuses offrandes étaient faites, tant aux déesses qu'aux esprits-liés. Les citoyens venaient déposer des sculptures, des morceaux de tissus ornés de messages, déposaient de l'hydromel et des objets en céramique et en métaux. Au-delà de la croyance, il y avait la commémoration et le partage du souvenir, l'entretien de la mémoire commune, qui participait de leur sentiment d'unicité, de famille et d'union. Elle avait besoin de le sentir aussi, de se rappeler que ses efforts et ceux des autres avaient débouché sur un miracle social. Qu'ils construisaient un foyer, eux qui avaient tout perdu.
Expirant lourdement, la nordique porta de nouveau l'outre à ses lèvres et avala une nouvelle gorgée, pour essayer de faire passer le froid et l'amertume qui collait à sa gorge. Oui, elle avait bien besoin qu'on lui rappel tout cela. C'était leur fierté après tout, et leur âme, leur force commune qui les portait en avant. Ils avaient une identité, des valeurs, des rêves et des vocations. Ils se reconstruisaient et se renforçaient pour faire face à leurs ennemis d'hier comme d'aujourd'hui. Baissant la tête, quittant un instant des yeux le paysage à couper le souffle, Tryghild observa le petit disque de coquillage qu'elle tenait de sa main gauche, posée sur sa cuisse. Tout blanc, on y avait inscrit une simple formule antique en langue glacernoise, un vœu. C'était son offrande à l'autel pour cette visite. Le disque lui ressemblait, en un sens. De peu de mots, mais sincère, tant envers les autres qu'envers elle-même. Dans un geste paisible, elle le déposa sur une des pierres devant elle, puis laissa retomber sa main. Derrière elle, un bruit de pas léger, presque aussi léger que l'air, se faisait entendre. Elle ne tourna pas la tête, ne vint pas saluer, ou défier, ou quoi que ce soit. Elle n'en avait pas la volonté, c'était de trop pour elle en cette soirée. Laissant l'autre approcher, elle eut un vague sourire et après un instant, elle rompit enfin le silence paisible et intemporel des lieux.
« Est-ce que tu t'es déjà demandé ce qui se passerait si on pouvait un jour retourner là-bas ? »
Elle ne doutait pas qu'il comprenne de quoi elle parlait, ou des sentiments qui s'attachaient à cette question. Là-bas, le vieux continent, celui qu'ils avaient quitté, en exile, celui qui contenait leur passé, leurs souvenirs, parfois leurs proches. Là-bas, la terre où ils avaient souffert, saignés, pleurés et porté le deuil. Une terre, pourtant, qu'ils avaient aimé, pour laquelle ils s'étaient battus. Était-ce absurde de se demander s'ils pourraient un jour y retourner ? Elle s'était souvent poser la question. Son peuple avait tout perdu sur l'ancien continent, absolument tout. On avait tranché tous leurs liens, à tel point qu'elle ne savait pas si elle retournerait là-bas. Elle y avait tellement de souvenirs douloureux, de souvenirs viscéralement torturants et tant de regrets qu'elle ne croyait pas en avoir la force. Délimar était son foyer à présent, sa Patrie et sa famille. Elle ne pensait pas pouvoir l'abandonner après ce qu'elle lui offrait. Pourtant la question revenait, sans même qu'elle ne cherche à l'invoquer. Retournerait-elle là-bas ? Il n'y avait plus rien pour elle. Glacern avait disparue, sa famille avait été presque totalement massacrée. Ses alliés, amis, ce qui restait des siens, tout était ici sur Calastin. Elle n'avait pas de raison de regarder en arrière. Mais ça restait une souffrance. Les plaies mettaient du temps à se refermer et quand on en rouvrait c'était pire encore. Au-delà de la souffrance, il y avait la haine du bourreau.
« Lors d'une permission au Protectorat, Thelem et moi nous sommes aventurés jusqu'à la chaîne de feu, et nous avons réussi à voyager jusqu'à l'emplacement de Glacern. Ce n'était pas un voyage agréable, encore moins paisible, mais le pire, c'était l'arrivée là-bas. Il n'y avait plus rien, pas même une trace, un souvenir, un testament… rien. Il n'y avait rien du tout. Comme si ma ville natale n'avait jamais existé, comme si mon existence sortait de nul part, comme si mon passé et celui de mon peuple se résumait à rien »
Une boule s'était formée dans sa gorge, douloureuse. Cela faisait longtemps qu'elle n'y avait pas pensé. Elle se souvenait de tout, le voyage gravé au fer rouge sur son âme. Elle se souvenait avoir cherché pendant des heures, au risque de se mettre en danger, mais il n'y avait rien. Des millénaires d'histoire qui n'étaient plus rien, qui n'avaient rien étaient. Et le pire était encore la réponse à la question qu'elle avait posé. Pourquoi tout ça ? Pourquoi est-ce qu'ils avaient subis ça ? Il n'y avait aucune raison. Ils n'étaient qu'un dommage collatéral, parmi tant d'autres. C'était tout. Ils n'étaient rien, tout simplement. Un grain de poussière. Toue sa vie était un grain de poussière vite balayé. Elle avait perdue sa tante, son oncle, ses cousins et cousines, et de très nombreux frères et sœurs d'armes. Sigvald avait perdu sa fille, un enfant de quelques mois à peine. Elle reprit une gorgée d'alcool pour faire passer la rage qui lui obstruait la gorge puis tâchant de se reprendre. L'ombre de ce voyage planait sur elle depuis longtemps. Il avait été nécessaire mais ce n'était pas pour autant qu'elle pouvait vraiment apprécier. Ce n'était pas pour autant qu'elle n'en souffrait pas. Elle aurait simplement davantage souffert de ne pas le faire. Elle avait honoré les disparus, avec l'aide de son premier époux. C'était lors de ce voyage qu'ils s'étaient réellement rapprochés. Ils avaient fait l'amour dès la première nuit aux abords du désert, sur le chemin du retour…. Elle avait tant besoin de se sentir exister à l'époque, tant besoin de donner un sens, même bref, à son monde. Thelem avait été son sens, elle le comprenait depuis sa disparition. Il avait fait bien plus pour elle qu'elle ne l'avait comprit auparavant.
« Il me manque, parfois. J'aime Sigvald mais Thelem était… spécial. Il avait cette chose en lui, je ne sais pas comment le décrire… Il était spécial…. »
Un léger silence s'installa, gêné. Elle ne savait pas comment décrire son ressenti de cette chose, cette lumière que son époux décédé avait porté. Une lueur d'espoir, une lueur de confiance, une lueur de compréhension et de rapprochement. Il avait été sa raison de vivre quand elle n'en avait plus, son dynamisme pour reprendre son peuple en main et lui rendre ce qu'il avait perdu. Elle soupira et baissa la tête, à peine quelques instants, avant qu'elle ne poursuive.
« Tu sais ce que Nolan m'a dit ? Que cela nous faisait un point commun de perdre nos maisons…. »