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descriptionL'Héritage du vieux continent [PV Aldaron] EmptyL'Héritage du vieux continent [PV Aldaron]

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22 Novembre 1762



L'alcool lui brûla la gorge, laissant une traînée de feu sur son passage et venant igner son ventre de sa présence alors que le reste de son être lui semblait, par comparaison, froid et mort. Installée hors des murailles de la ville, sur une petite falaise face à la mer, elle regardait le coucher de soleil embraser l'Horizon de son éclat vermeille, enflammant l'immensité miroir de ses rayons impériaux. Il semblait briller plus encore qu'au zénith, immense, dévorant, pulsant de gloire, comme pour consoler les pitoyables petites choses qu'ils étaient, comme un message qu'il reviendrait, que la nuit n'était que passagère et que la chaleur viendrait de nouveau embrasser la vie sur le monde. Il brillait comme un message d'espoir vibrant, et il avait raison, la nuit passait toujours, la vie relevait toujours la tête, croissait toujours, même dans le pire des instants. Et justement, elle avait besoin de cet espoir ce soir. Adossée à l'autel de pierres blanches, dans l'herbe rase, l'Intendante se gorgeait de la vue magnifique de la plage et de l'océan, le sable scintillant comme des pépites précieuses. Elle sentait le vent iodé, léger, caresser son corps et faire ondoyer ses cheveux. Le bruit des vagues la berçait et tentait de l'apaiser. Là, face à elle, se trouvait le tout premier lieu où ils avaient touchés terre à Calastin. C'était là, sur ce sable, qu'était née leur nouvelle Patrie, leur Délimar. C'était pour cela qu'un autel était installé là, pour commémorer leur seconde chance, leur renaissance, l'instant où leur nouvelle maison avait vu le jour. Il était très visité et de nombreuses offrandes étaient faites, tant aux déesses qu'aux esprits-liés. Les citoyens venaient déposer des sculptures, des morceaux de tissus ornés de messages, déposaient de l'hydromel et des objets en céramique et en métaux. Au-delà de la croyance, il y avait la commémoration et le partage du souvenir, l'entretien de la mémoire commune, qui participait de leur sentiment d'unicité, de famille et d'union. Elle avait besoin de le sentir aussi, de se rappeler que ses efforts et ceux des autres avaient débouché sur un miracle social. Qu'ils construisaient un foyer, eux qui avaient tout perdu.

Expirant lourdement, la nordique porta de nouveau l'outre à ses lèvres et avala une nouvelle gorgée, pour essayer de faire passer le froid et l'amertume qui collait à sa gorge. Oui, elle avait bien besoin qu'on lui rappel tout cela. C'était leur fierté après tout, et leur âme, leur force commune qui les portait en avant. Ils avaient une identité, des valeurs, des rêves et des vocations. Ils se reconstruisaient et se renforçaient pour faire face à leurs ennemis d'hier comme d'aujourd'hui. Baissant la tête, quittant un instant des yeux le paysage à couper le souffle, Tryghild observa le petit disque de coquillage qu'elle tenait de sa main gauche, posée sur sa cuisse. Tout blanc, on y avait inscrit une simple formule antique en langue glacernoise, un vœu. C'était son offrande à l'autel pour cette visite. Le disque lui ressemblait, en un sens. De peu de mots, mais sincère, tant envers les autres qu'envers elle-même. Dans un geste paisible, elle le déposa sur une des pierres devant elle, puis laissa retomber sa main. Derrière elle, un bruit de pas léger, presque aussi léger que l'air, se faisait entendre. Elle ne tourna pas la tête, ne vint pas saluer, ou défier, ou quoi que ce soit. Elle n'en avait pas la volonté, c'était de trop pour elle en cette soirée. Laissant l'autre approcher, elle eut un vague sourire et après un instant, elle rompit enfin le silence paisible et intemporel des lieux.

« Est-ce que tu t'es déjà demandé ce qui se passerait si on pouvait un jour retourner là-bas ? »

Elle ne doutait pas qu'il comprenne de quoi elle parlait, ou des sentiments qui s'attachaient à cette question. Là-bas, le vieux continent, celui qu'ils avaient quitté, en exile, celui qui contenait leur passé, leurs souvenirs, parfois leurs proches. Là-bas, la terre où ils avaient souffert, saignés, pleurés et porté le deuil. Une terre, pourtant, qu'ils avaient aimé, pour laquelle ils s'étaient battus. Était-ce absurde de se demander s'ils pourraient un jour y retourner ? Elle s'était souvent poser la question. Son peuple avait tout perdu sur l'ancien continent, absolument tout. On avait tranché tous leurs liens, à tel point qu'elle ne savait pas si elle retournerait là-bas. Elle y avait tellement de souvenirs douloureux, de souvenirs viscéralement torturants et tant de regrets qu'elle ne croyait pas en avoir la force. Délimar était son foyer à présent, sa Patrie et sa famille. Elle ne pensait pas pouvoir l'abandonner après ce qu'elle lui offrait. Pourtant la question revenait, sans même qu'elle ne cherche à l'invoquer. Retournerait-elle là-bas ? Il n'y avait plus rien pour elle. Glacern avait disparue, sa famille avait été presque totalement massacrée. Ses alliés, amis, ce qui restait des siens, tout était ici sur Calastin. Elle n'avait pas de raison de regarder en arrière. Mais ça restait une souffrance. Les plaies mettaient du temps à se refermer et quand on en rouvrait c'était pire encore. Au-delà de la souffrance, il y avait la haine du bourreau.

« Lors d'une permission au Protectorat, Thelem et moi nous sommes aventurés jusqu'à la chaîne de feu, et nous avons réussi à voyager jusqu'à l'emplacement de Glacern. Ce n'était pas un voyage agréable, encore moins paisible, mais le pire, c'était l'arrivée là-bas. Il n'y avait plus rien, pas même une trace, un souvenir, un testament… rien. Il n'y avait rien du tout. Comme si ma ville natale n'avait jamais existé, comme si mon existence sortait de nul part, comme si mon passé et celui de mon peuple se résumait à rien »

Une boule s'était formée dans sa gorge, douloureuse. Cela faisait longtemps qu'elle n'y avait pas pensé. Elle se souvenait de tout, le voyage gravé au fer rouge sur son âme. Elle se souvenait avoir cherché pendant des heures, au risque de se mettre en danger, mais il n'y avait rien. Des millénaires d'histoire qui n'étaient plus rien, qui n'avaient rien étaient. Et le pire était encore la réponse à la question qu'elle avait posé. Pourquoi tout ça ? Pourquoi est-ce qu'ils avaient subis ça ? Il n'y avait aucune raison. Ils n'étaient qu'un dommage collatéral, parmi tant d'autres. C'était tout. Ils n'étaient rien, tout simplement. Un grain de poussière. Toue sa vie était un grain de poussière vite balayé. Elle avait perdue sa tante, son oncle, ses cousins et cousines, et de très nombreux frères et sœurs d'armes. Sigvald avait perdu sa fille, un enfant de quelques mois à peine. Elle reprit une gorgée d'alcool pour faire passer la rage qui lui obstruait la gorge puis tâchant de se reprendre. L'ombre de ce voyage planait sur elle depuis longtemps. Il avait été nécessaire mais ce n'était pas pour autant qu'elle pouvait vraiment apprécier. Ce n'était pas pour autant qu'elle n'en souffrait pas. Elle aurait simplement davantage souffert de ne pas le faire. Elle avait honoré les disparus, avec l'aide de son premier époux. C'était lors de ce voyage qu'ils s'étaient réellement rapprochés. Ils avaient fait l'amour dès la première nuit aux abords du désert, sur le chemin du retour…. Elle avait tant besoin de se sentir exister à l'époque, tant besoin de donner un sens, même bref, à son monde. Thelem avait été son sens, elle le comprenait depuis sa disparition. Il avait fait bien plus pour elle qu'elle ne l'avait comprit auparavant.

« Il me manque, parfois. J'aime Sigvald mais Thelem était… spécial. Il avait cette chose en lui, je ne sais pas comment le décrire… Il était spécial…. »

Un léger silence s'installa, gêné. Elle ne savait pas comment décrire son ressenti de cette chose, cette lumière que son époux décédé avait porté. Une lueur d'espoir, une lueur de confiance, une lueur de compréhension et de rapprochement. Il avait été sa raison de vivre quand elle n'en avait plus, son dynamisme pour reprendre son peuple en main et lui rendre ce qu'il avait perdu. Elle soupira et baissa la tête, à peine quelques instants, avant qu'elle ne poursuive.

« Tu sais ce que Nolan m'a dit ? Que cela nous faisait un point commun de perdre nos maisons…. »

descriptionL'Héritage du vieux continent [PV Aldaron] EmptyRe: L'Héritage du vieux continent [PV Aldaron]

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    Ses genoux venaient se poser sur le coussin, placé au milieu de beaucoup d'autres. Le Bourgmestre pouvait venir s'y reposer et c'était bien l'un des rares luxes dont il profitait, ici, à Cordont. Il s'asseyait là, plus tôt que prévu : le soleil n'avait pas encore atteint le crépuscule. Tryghild lui avait indiqué cet instant pour venir le retrouver, elle avait du rencontrer Nolan dans la journée. La femme de chambre le couvrait d'une cape soyeuse, doublée de fourrure pour le préserver du froid. Une soupe chaude était déposée sur la table basse et il la porta à ses lèvres pour en savourer les forces bienvenues. Qu'allait-il dire à Tryghild ? Il n'en avait pas la moindre idée, c'était même plutôt d'elle que les informations devraient venir, plus que de lui, cette fois. Mais en vérité, ce n'était pas les motifs diplomatiques qui le tourmentaient, bien que cela ait une importance sur leur avenir prochain. C'était ce qui s'était passé entre Sigvald et Ivanyr qui l'inquiétait. Cela faisait déjà quelques jours, probablement que l’Intendante en avait eu vent. De cela, comme de son mariage annoncé avec le vampire si récrié par les Glacernois.

    Une part de lui éprouvait de la colère, l'autre était terrorisé à l'idée d'être rejeté. Son père, jadis, lui avait suffisamment fait ressentir ce que c'était que de ne pas correspondre aux cases bien définies de ce qu'il estimait être un comportement adapté. Aldaron n'avait jamais su être un parangon de ce qu'on espérait de lui et s'il était assez affirmé pour ne pas changé ni d'avis ni ce qu'il était quand il estimait cela juste, la solitude l'avait bien trop rongé pour qu'il ne craigne ce rejet. Il estimait suffisamment Tryghild pour que cela ait une importance à ses yeux. Jamais il ne serait un frère pleinement, il acceptait bien trop les vampires dans son entourage pour cela. Pour autant, malgré ce point de vue divergeant, ils avaient en commun beaucoup de valeurs. Il redoutait ces retrouvailles. Posant le bol vide sur la table, il se laissa lentement tomber sur le côté, pour s'étendre dans les coussins. Les yeux clos, il portait les mains à ses tempes, retrouvant le chemin bien connu de l'élévation spirituelle, sa transe.

    Par delà les distances, son corps reprenait consistance face à l'océan. Après s'être assuré de ne pas prendre un poing dans la figure, cette fois, il profita du magnifique décor qui s'étendait sous les yeux. Il ne savait pas si elle était venu ici pour elle, ou pour lui faire profiter de ce paysage paisible et reposant.... Mais même si elle avait été égoïste, il la remerciait de lui partager le bruit des vagues puissantes qui s’éclataient en contre bras, les embruns et le vent qui s'engouffraient dans ses cheveux et ses vêtements. Il y avait un pareil décor à Cordont, bien que moins sauvage. Mais l'ambiance qui y régnait avait le don de rendre tout plus morose. Il inspira lentement et profondément, les yeux clos, savourant le court instant, avant de se retourner vers elle et de se mordre la lèvre inférieure. Elle n'avait pas l'air en très bon état. Sa colère grondait en lui contre Nolan, comme des braises encore chaudes, sous la cendre, mais il ne la laissait pas éclater au grand jour. Il n'était pas certain que cela leur serait utile.

    Approchant dans le dos de la Dame Loup, il se retrouva confronté à ses doutes : qu'allait-il lui dire ? Il n'avait pas répondu à cette question avant de venir, persuadé que face à elle, il trouverait les bons mots... Mais cela ne voulait pas venir. Il apprécia grandement, dès lors, qu'elle entame la conversation, bien que ce ne fut pas pour des réjouissances. Ainsi donc, c'était cela qui la mettait dans un tel état. Il l'écouta parler, sans un mot, il s'était seulement rapproché d'elle et avait posé une main forte et assurée sur l'épaule de la Dame Loup, pour la conforter de son soutien. « Tryghild.. » Nolan avait sortit la même bêtise à Sigvald et cela avait autant impacté le Général. Voilà qui était bien stupide de la part de l'enfant roi : n'apprenait-il pas de ses erreurs ? « C'est ce qui nous unis tous : notre départ d'Ambarhùna. La même plaie, la même douleur. Je crois qu'il essayait de vous rapprocher et de compatir. Il aurait été toutefois préférable qu'il mesure ce qu'il met dans la balance avant de le faire en croyant puérilement à l'équilibre. » Car ça n'était pas le cas. S'il était possible de retourner sur leur ancien continent, peut-être retrouverait-on Gloria ou Aldaria. Cela aurait changé mais... Toujours là. Il y aurait des vestiges de leur civilisation là où il ne restait plus rien de Glacern.

    Il relâchait l'épaule de la guerrière tandis qu'il passait sur le côté pour trouver au moins le profil de son visage, plutôt que son dos. Elle avait l'air abattue. « Sigvald fait partie de la meute. Lui et toi, vous avez grandi avec des souvenirs et des valeurs similaires. Il t'apporte le réconfort d'un foyer bien connu, il soutient tes idéaux et te donne la force d'avancer. Thelem avait grandi ailleurs et autrement. Si vous vous ressembliez sur des points, il avait aussi avec toute la richesse d'un nouveau monde à t'apporter. Je n'ai malheureusement pas eu beaucoup le temps de le connaître, mais je ne le remercierai jamais assez d'avoir gravé en toi la volonté de t'ouvrir vers les autres... Ou de mettre en lumière ce que tu portais déjà en toi. Même si les almaréens étaient différents, vous vous êtes unis et vous l'avez fait pour tout le peuple de Délimar. » Un mouvement désignait les murailles de la ville. « Avec tout le respect que je porte pour tes ancêtres, je ne sais pas s'ils auraient fait tout ce que tu as accompli ici. Donner un nouveau souffle aux Glacernois et les libérer. Il n'y a peut-être plus rien là-bas mais... Ici, oui. »

    Portant son regard sur les pierres blanches de l'autel, il se demanda s'il aurait aimé retourner sur l'ancien continent. Il fut étonné que la réponse vienne aussi vite et de façon négative. Dusse-t-il resté ici seul, il était persuadé qu'il n'y avait plus rien pour eux là-bas. Les premiers mois sur Tiamaranta, il avait rêvé de pouvoir, un jour, faire demi-tour mais maintenant ? « Je ne pense pas que je retournerai là-bas, même si c'était possible. Et toi non plus, n'est-ce pas ? » Posant une main sur l'avant bras de l'humaine, serrant doucement sa poigne, il chercha son regard, les sourcils froncés, sincèrement inquiet par son état. Il s'en voulait de l'avoir mené là dedans. S'il l'avait laissé balancer Nolan du haut des remparts, peut-être ne serait-elle pas dans cet état. « Tryghild... Ce gosse ne méritait pas tes efforts, mais ce que tu as construit ici, oui. »

descriptionL'Héritage du vieux continent [PV Aldaron] EmptyRe: L'Héritage du vieux continent [PV Aldaron]

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Elle pressa les lèvres en une fine ligne, n’ayant pas très envie de s’étendre là-dessus, et sentant qu’en même temps, elle le ferait inévitablement, parce qu’elle le devait, mais aussi parce que c’était douloureux et qu’elle avait besoin de s’exprimer, d’exprimer sa douleur devant tout ce qu’elle avait entendu. Sa tête oscilla, de droite à gauche, une dénégation, faible mais présente, un haussement d’épaules comme un aveu de son impuissance à l’optimisme. Compatir ? Non ce qu’elle avait vu dans ses yeux, ce n’était pas de la compassion, ce qu’il y avait dans sa voix n’était pas de la compassion : c’était du déni. Le déni de ce que son peuple avait subi par sa faute et qu’il essayait d’effacer sous un faux équilibre. Le déni de sa responsabilité, quand il préférait rejeter le mauvais rôle sur les autres en diminuant ce dont ils se réclamaient. Tout cela, elle le lui confia à voix basse, presque avec discrétion. Ce n’était pas dans son caractère mais le coup était rude pour elle qui portait le respect et la dignité au plus haut des valeurs humaines. Elle était la seule de toute évidence. La seule parmi les dirigeants humains. Si elle s’était écoutée… mais sans doute valait-il mieux qu’elle ne s’écoute pas trop, sinon tous les efforts qu’elle avait fait n’auraient servis à rien. Ça aurait été du temps et de la douleur gaspillés. Pour autant, il était difficile de se détacher de la discussion, et de ne pas garder rancœur, de ne pas la ruminer. Elle savait qu’elle aurait dû le laisser mourir, l’ignorer, ne pas se laisser atteindre mais c’était plus facile à dire qu’à faire. Thelem était meilleur à ce jeu-là. Lui n’aurait pas eut le moindre problème à s’occuper de Nolan Kohan, les mots du gosse ne lui auraient rien fait parce qu’il avait vécu bien pire. Mais il n’était plus là et elle était seule à pouvoir représenter sa ville.

Un instant, elle fermait les yeux et laissait son front tomber contre ses genoux dans un lourd soupire. Son premier époux avait beaucoup apporté à Délimar et il aurait toujours une place de héro aux yeux de son peuple. Ce qu’il avait fait, personne d’autre ne l’avait fait. Sans lui elle n’aurait pu construire tout cela, elle n’aurait pu trouver les mots pour permettre d’unifier tant de personnes d’origines différentes. Sans lui elle n’était pas même certaine qu’elle aurait survécu à la perte de sa famille. Peut-être était-ce trop dramatique d’affirmer cela ? Elle ne savait pas, elle était fatiguée de se poser des questions. Elle était fatiguée de mesurer ses sentiments. C’était ce dont elle avait l’impression sur l’instant et ça lui suffisait. Elle n’avait pas à être parfaite, vivre était déjà bien assez. Une simple négation de la tête, à peine plus affirmée que la précédente qu’elle avait donné, vint confirmer qu’elle non plus ne remettrait jamais les pieds sur l’ancien continent. Elle n’avait plus rien là-bas, et tout ici. Lentement, elle releva la tête, laissant un instant son regard peser sur la mer en contrebas, sur l’immensité des flots. Puis elle tourna la tête pour pouvoir contempler celui qui l’avait rejointe, les yeux ternes et lointains, défaits de leur habituelle férocité. Pendant quelques instants, elle ne dit rien, ne fit rien, l’observant simplement, comme si elle cherchait quelque chose. Mais elle ne cherchait rien. Lorsqu’elle parla, ce fut sans passion, mais avec sincérité.

« Ce que nous avons construit. Je ne l’ai pas fais pour Délimar uniquement. Je l’ai fais pour l’Alliance. Pour nous tous »

Parce qu’elle ne pouvait pas laisser ses griefs et sa rancœur détruire tout ce qu’ils avaient construit.  Son sens du devoir était trop profond pour ça, sa parole trop sacré, son engagement trop réel et sincère, trop désintéressé. Elle avait trop conscience d’avoir eut les attentes de tant de personnes placées sur elle. Parfois elle se demandait si il n’aurait simplement pas mieux valut que ses ancêtres n’aient pas de telles valeurs. Peut-être alors la lignée Kohan et tout ce qui s’y rattachait seraient depuis longtemps disparus. Et cela la frustrait de se sentir mal à l’idée de tous ces innocents qui auraient probablement péris avec eux. Laissant sa tête reposer contre la pierre de l’autel, Tryghild soupira de nouveau. Elle aurait voulu laisser la politique de côté au moins pour quelques jours mais n’en avait pas la possibilité. Trop à faire pour régler la merde de Cordont, trop à faire pour asseoir ce qui avait été décidé, mettre en place ce qu’il fallait mettre en place. La liste n’en finissait pas. Il était fort probable qu’elle n’effectue elle-même que le premier voyage à Sélénia et pas les suivants. Elle ne pensait pas avoir quoi que ce soit qui l’attende ou puisse lui servir là-bas. Cette proposition était une forme de preuve de bonne foi de la part de l’Alliance, rien de plus. Et après l’entrevue qu’elle avait eut avec l’empereur, elle doutait qu’un rapprochement réel puisse s’effectuer. Tout aux plus ne seraient-ils plus à couteaux tirés.

« Savais-tu qu’il s’inquiétait de la sécurité et du bien-être des Cordonnais ? Sélénia n’a jamais fait le moindre pas vers Cordont, n’y a rien investis, ne s’en souciait nullement jusque là. Et comme de par hasard, voilà que son monarque s’en souci. J’ai également reçu de sa part l’affirmation qu’il n’aurait pas respecté sa parole, si tu avais décidé de partager et rediscuter des clauses de l’annexion en interne afin de répartir la charge de Cordont. Il affirmait devoir être consulté pour nos décisions de modifications internes. Il n’a aucune parole Aldaron, tant qu’on ne la lui force pas ou qu’il n’a pas ce qu’il veut. Pour moi, il n’aurait jamais dû recevoir la couronne. Un adolescent avec un tel défaut de caractère est un danger »

Elle avait pourtant essayé. Se massant l’arrête du nez, la nordique décida de s’en tenir là pour les récriminations. Cela soulageait, mais ça ne servait pas réellement. A la place, elle parla de tout ce qui s’était dit, factuellement, pendant l’entrevue et de la proposition maintenue par Délimar, telle qu’elle avait été construite et de son acceptation. Il suffirait de repartir par voie de mer prochainement pour effectuer la signature de ce traité à Cordont même. Elle parla longtemps. Quand elle retomba dans le silence, une fois son récit achevé, elle reprit une gorgée de son outre pour se laver la langue de tout cela. Au moins ils avaient ce qu’ils voulaient… Peut-être était-ce aussi bien de simplement cautériser les plaies et ne plus jamais tenter de nouer quoi que ce soit. Peut-être était-ce dommage. Peut-être laisserait-elle à d’autres le soin de décider et départager. Sa main rejoignit celle de l’elfe, plus fine même si plus forte que la sienne. Quand enfin elle se décida à ouvrir la bouche de nouveau, ce fut sans se dissimuler qu’elle confia ce qu’elle avait sur le cœur. Elle connaissait suffisamment bien Aldaron pour savoir qu’elle pouvait se confier à lui sans risquer qu’il ne lui fasse du mal. C’était là la force sur laquelle l’Alliance comptait : la confiance les uns en les autres. La capacité à rester souder, unis, à avancer ensemble et relever ceux qui tombaient. Ils n’avaient pas besoin d’un Empereur et n’en avaient jamais eut l’usage. Glacern, Lyssa, Caladon, les Almaréens. Ils s’étaient toujours débrouillés sans avoir besoin d’une domination suprême.

« Je ne suis pas certaine de pouvoir reprendre sur moi ainsi. La signature a intérêt à se faire vite et sans discussion »

descriptionL'Héritage du vieux continent [PV Aldaron] EmptyRe: L'Héritage du vieux continent [PV Aldaron]

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    Les lèvres fines et cendrées de l'elfe étaient mordues par l'ivoire de sa peine. Aldaron avait bien assez d'affection pour Tryghild pour ne pas apprécier de la voir dans cet état. Elle qui était si forte, si solide et puissante, elle semblait arasée, démolie par l'instant qu'elle venait de passer. Les mots avaient tellement de pouvoir, la nordique en était soufflée. Et le bourgmestre ne faisait que ronger son frein pour ne pas ronchonner et pester de plus bel. Cela ne l’amènerait à rien. Il devait la soutenir et lui donner de l'espoir. Mais que pouvait-il dire tant il l'approuvait dans sa peine ? Elle lui relata le contenu de son entretien avec Nolan, apportant là d'excellentes nouvelles autant que désolantes. Ils avaient atteint leur objectif. L'Alliance, soudée, avait su écarter la guerre et l'emprise du nord. Les épaules du caladonnien retombaient, soulagé pour moitié. Il avait demandé à l'Intendante de prendre sur elle et probablement qu'Ilhan et Sigvald en avaient fait de même. Il s'en sentait coupable, au fond de lui. Tryghild serait probablement dans un meilleur état si elle avait pu soulager ses nerfs en pestant toute sa rancœur à l'égard de la lignée Kohan. Les dirigeants devaient endurer beaucoup. C'était là le propre de leur travail. Il serra sa main, en compassion sincère.

    « Cela se fera rapidement. » affirma-t-il, non pas par prescience, mais par confirmation qu'il ferait, autant que fait ce peu, preuve de promptitude pour cette formalité. Il n'avait pas envie que cela s'éternise non plus. Nolan lui avait assez démontré combien il n'était pas digne de confiance et d'intérêt, alors il ne gratterait pas là où il n'y avait rien à trouver. A moins de vouloir tomber sur un nouvel accrochage, ce qu'il refusait. Ses mires d'émeraude s'orientaient vers l'horizon océanique, là où les yeux mordaient les eaux et inversement. Les vagues étaient apaisantes, et leur grondement sourd était plus intense ici à Caladon qui bénéficiait une mer intérieure plus calme. Puis dans un soupir venait s'asseoir dans l'herbe en s'adossa à un arbre tout proche. Il laissait sa tête reposer sur le bois avant de couler un regard sur l'Intendante. « J'avais fait construire un amphithéâtre à Cordont. Cela n'a rien à voir avec ceux, plus grandioses, qu'on peut trouver à Caladon, mais il était ici à sa mesure, pour accueillir ce Congés de paix. J'ai financé des infrastructures, des auberges, des commerces, une partie du port en contrebas pour... Les aider à avancer, à briller. J'étais dans l'amphithéâtre. Je leur avais fait partager la joie d'être ensemble. Je les avais fait rire. Mon père aurait dit que je faisais encore le pitre devant une assemblée profane. » Il eut un sourire en coin, presque affectueux à cette pensée, autant que triste. Puis son sourire se fana.

    « Et tout c'est écroulé. Tout a été détruit, en l'espace de quelques minutes. Les murs, les vies. Les rires. Pour autant, je ne pense pas avoir tout perdu dans cette destruction, car aujourd'hui, je n'ai pas à craindre de me couvrir de ridicule en affirmant que je souhaite la sécurité et le bien-être des Cordontais. » Contrairement au Kohan. Ses prunelles revenaient embrasser l'horizon, comme un point de repère flou auquel il s'attachait. « J'ai fait construire des commerces à Sélénia. J'ai acheté des terres dans le Royaume. J'ai investi... Pas avec les fonds de Caladon et pas à mon nom propre mais... La finalité est la même : cela m'appartient. Et Nolan ne voit rien. Caladon tient les ficelles de l'économie de Tiamaranta. Il faudra peu de chose pour plus rien ne fonctionne comme il faut dans l'empire. Et lorsque tout s'écroulera... Son peuple lui demandera pourquoi il ne s'est pas inquiété de sa sécurité et de son bien-être. Il pourra chanter tout ce qu'il voudra, cela ne remplira pas leur assiettes. » Il poussa un soupir avant d'énoncer une vérité que d'ordinaire, il cachait. « Je suis en guerre, Tryghild. Pas au sens où tu l'imagines, parce que ce n'est pas contre des hommes et avec des épées que je me bats. C'est contre une couronne. Lorsque l'économie de Selenia sera perturbée, les campagnes se révolteront contre les ingérences de leur Roi ; ils douteront, ils le remettront en cause, ils ouvriront les yeux sur les fausses promesses, les paroles vides d'un souverain incapable. Et la Couronne se brisera. Je ne voulais pas d'une guerre dans le sang. A mes yeux, seule la Couronne doit tomber, pas les hommes. Je compte bien la décrédibiliser. J'aimerais te dire de garder l'espoir. Tu finiras par ne plus avoir à craindre ses paroles mensongères. »

    Il eut un sourire devant ses mots qui avaient des allures illusoires. Le prendrait-elle pour un fou ? « J'aurais voulu pouvoir le laisser vivoter sur son petit Royaume mais je pense que cela sera mieux sans lui. Cela me fait... Bizarre de dire cela. Je ne me serais pas imaginé le prononcer il y a encore deux cent ans. » Et les ancêtres Svenn non plus à cette époque. Il haussa finalement les épaules. C'était ainsi. « Je ne me serai pas non plus imaginer vivre ici, au fond. Nos esprits font des plans de nos inquiétudes et en bout de compte, ils sont à des lieux de la vérité. La seule chose certaine, c'est le présent, et dans ce présent, on a renvoyé Nolan se rhabiller de l'autre côté de la frontière ! » Il ricana, amusé par l'image, brisant le marbre de son visage si souvent rigide. « Qu'est ce que je ne donnerai pas pour voir les têtes que tireront les nobliaux qui l'entourent lorsqu'il leur annoncera la nouvelle ! Pas toi ? Tu crois vraiment que ça va rester roi longtemps ? » Il secoua la tête de gauche à droite : « Aucun risque. » acheva-t-il de façon affirmative et catégorique. Nolan finirait par se décrédibiliser tout seul, action après action, le Marché Noir ne ferait que pousser le premier domino pour que tous les autres en équilibre suivent. Il poussa un soupir pour chasser cette conversation. Maugréer en boucle contre l'adolescent ne les ferait pas avancer.

    « Que feras-tu, après Cordont ? Quels sont très projets ? En t'y accrochant et en ne penchant qu'à eux, tu n'auras qu'à peine le temps de voir sa tête blonde. »

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Quel que soit le pouvoir que l'affirmation de l'elfe pouvait avoir sur leur futur commun, elle le prenait sans concession et sans rechigner. L'énergie de la trame n'était pas la seule magie qui pouvait opérer en ce monde, celle des sentiments existait bel et bien. Elle ne dirait pas qu'elle ne pourrait pas mettre en danger la survie du monde, car cela aurait été hypocrite et menteur, mais c'était différent que d'abuser de la trame en tout cas. Et c'était une magie sur laquelle elle espérait pouvoir compter, en laquelle elle espérait encore, peut-être naïvement, pouvoir croire. Avoir confiance était tellement difficile après tout cela, mais il y avait des personnes avec qui elle y arrivait, gauchement, non sans heurt, mais sincèrement. Et en cet instant, elle avait besoin de croire plus que tout autre chose. Sa réponse fut un léger hochement de tête, acceptant la bonne volonté de son comparse. S'ils étaient deux sur trois à vouloir voir tout cela se terminer vite et bien, alors sans doute que cela irait… non ? Silencieuse, elle l'écouta, hochant par instant la tête, le laissant lui conter ce qu'il avait sur le cœur. Sa conclusion ne lui arracha pas le moindre sourire, mais pour autant, elle comprenait. Elle n'avait pas financé le marché local, mais combien de fois ses soldats avaient aidé à la sécurisation des environs ? Là était la beauté de la collaboration entre Caladon et Délimar. Elle comprenait, car elle non plus ne se sentait nullement illégitime à affirmer vouloir leur bien. Mais le problème était finalement là. Le doigt elfique pressé dessus.

« Lui non plus ne craint pas de se couvrir de ridicule, car il pense être légitime »

C'était son avis, énoncé sans aucune agressivité, peut-être simplement une pointe de déception mais hélas, personne n'était tenu à la même droiture et le même souci d'objectivité qu'eux deux. Tout était là à ses yeux, il était aveugle à ce qu'eux affirmaient, il déconsidérait ce qu'eux affirmait, comment ensuite pouvait-il croire ne pas être légitime et auréolé de gloire et de gentillesse. L'idée la fit soupirer et elle ne continua pas plus loin. En un sens, cela la frustrait elle-même, d'être encore si consciente de sa propre droiture alors que sa frustration ne désirait que s'exprimer. De nouveau silencieuse, elle l'écouta encore, sourcils légèrement froncés. Elle aurait aimé croire tout ceci. Ce n'était pas rien, qu'il décide de lui parler de ses projets. Mais elle ne savait pas ce qu'elle devait réellement en penser. Du bien ? A l'idée que le peuple ne souffre pas ? Mais elle ne pouvait s'en convaincre. Pas par manque de foi envers Aldaron, mais parce qu'elle connaissait l'humanité. Du sang, il y en aurait. Le fait qu'il y en aurait moins qu'une guerre de front rendait-il cela meilleur ? Sans doute pas. Moralement, éthiquement, ce n'était pas meilleur. Pragmatiquement ? Elle voulait y croire. Elle voulait croire qu'il y aurait moins de morts, moins de souffrance, moins de violence quand le moment viendrait. Elle n'en était pas convaincu. Là était tout le jeu de la confiance, cette denrée si rare. C'était de la confiance que tout cela demandait. Elle essaierait de le lui donner. Elle le lui devait bien non ?

Pourtant, il avait raison, elle n'était pas encore tout à fait à l'aise avec tout cela. Honnête, elle voyait aussi le bien d'une guerre ouverte, qui salissait moins les âmes et les cœurs. Toutefois, ce n'était pas totalement un cadeau que Aldaron lui faisait là.

« Tu te rend compte que je vais devoir aller à Sélénia et parler avec ces gens en gardant cela secret ? En ayant cela en tête ? Tu sais combien je suis honnête et, disons le, pas toujours délicate et diplomate. Tu n'as pas peur que j'ébruite tout cela sans même le vouloir ? »

Elle eut un vague sourire hésitant entre la grimace et l'amusement plein d'auto-dérision. Elle n'était pas la seule à faire preuve de confiance en cet instant, il risquait beaucoup à lui parler. Et elle en avait conscience. Peut-être que les leçons d'Ilhan payaient.

« Mais je dois avouer… moi aussi, je me demande comment la noblesse Sélénienne réagira. Mal, sans aucun doute »

Aldaron se laissait-il un peu aller aujourd'hui ? Lui d'habitude très rigide. 'ça' vraiment ? Ce n'était pas très gentil, ni même charitable. En temps normal elle aurait désapprouvé mais elle était épuisé et l'elfe voulait lui changer les idées. Son sourire se fit un peu plus franc.

« Après Cordont... »

Bonne question. Elle pencha la tête sur le côté, réfléchissant très sérieusement à la question. Après Cordont… quoi ? Travailler, sécuriser, encore et encore. Non il devait bien y avoir autre chose qu'elle voulait faire, particulièrement faire, au point de le faire sortir du lot.

« Tu veux dire… personnels ou pour Délimar ? »

Elle n'était pas bien sûre d'avoir comprit. Néanmoins, et après tout, l'un comme l'autre pouvait bien fonctionner non ? Tant qu'elle pouvait s'y accrocher. Son regard se reporta sur l'océan, une fois encore. A présent, elle sentait moins le poids sur son cœur. Elle était sensiblement plus légère. Parler était important… parler aider à évacuer.

« Je travaille sur un projet de loi en ce moment. Je ne sais pas si Ilhan t'en a parlé ? Je voudrais faire reconnaître le statu d'êtres conscients et civilisés aux Graarhs et interdire l'esclavage. J'ai demandé à Ilhan et Sighild de m'aider. Je… Tu l'as connaît je crois non ? Elle voulait revenir vivre avec nous et ne savait pas comment s'intégrer alors je lui ai proposé d'être mon enquêtrice. Ce sera sans doute très long, comme projet. Il faut réunir des informations, essayer d'entrer en contact avec une tribu ou légion, comprendre comment présenter les choses, comment gérer le creux de main d’œuvre et de revenu, les taxes, les interdictions, les sanctions, savoir quoi faire des anciens esclaves… j'ai beaucoup à penser. Je tiens beaucoup à cela. Nous avons interdit tous les autres esclavages, il n'y a aucune raison que celui-ci se poursuive simplement par négligence. Je crois savoir qu'une de tes conseillères a des projets similaires pour Caladon, est-ce qu'elle t'en a parlé ? »

Elle n'était pas certaine que Délimar soit bien préparé pour une interdiction telle que celle-ci, alors Caladon ? Cela lui semblait d'autant plus difficile. Mais ce n'était pas parce que quelque chose était difficile que c'était forcément impossible. Elle leur souhaitait de réussir comme elle espérait le faire. Et elle pourrait les aider si elle y parvenait de son côté également, dans la mesure où cela ne devenait pas de l'ingérence.

« Sighild pense qu'il serait bon de se rapprocher d'une de leurs légions afin de se faire connaître nous et nos intentions, et se faire accepter. L'idée que j'émets, c'est que les Graarhs sont bloqués à tort dans une image d'animaux, d'êtres moins évolués. Si nous pouvons montrer qu'ils sont comme nous, le désir d'esclavagisme s'arrêtera de lui-même. Il y aura évidemment la question financière à apaiser pour nos citoyens, mais cela devrait être simple avec notre système de gestion commune. Les marchands d'esclaves devront se trouver une autre occupation, ou ils seront pendus au même titre que les pirates. En plus, cela nous permettra d'affaiblir Athgalan, dont le commerce d'esclave est florissant. Et puis moralement et éthiquement, cela est plus juste. Moins hypocrite »

Un instant, la nordique s'arrêta. Elle parlait rarement autant. Mais elle tenait beaucoup à ce projet. Elle le portait et le soutenait avec ardeur, s'engageait beaucoup dedans, émotionnellement. Cela avait tendance à lui délier la langue. Après un bref instant et avec beaucoup plus de retenu, sur un ton plus bas, alors qu'elle se refermait après son instant de rayonnement, Tryghild avoua.

« Et j'aimerais commencer à préparer mon mariage avec Sigvald »

Elle lui jeta un regard en coin.

« Et toi ? Tu vas partir avec ton compagnon ? »

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    L'elfe eut l'air amusé, un instant, du revers que pouvait avoir la franchise et l'authenticité. L'Intendante savait des choses, à présent, mais rien qui ne puisse mettre en danger véritablement le Marché Noir. La menace planait déjà sur l'archipel, de part l'emprise bien connue de Caladon sur l'économie globale, tel un cœur pulsant de ses bienfaits. L'organisation de la Triade ne faisait qu'étendre un peu plus loin cette emprise, au delà de ce que tout un chacun pouvait imaginer. S'il voulait étouffer Sélénia, il le pourrait probablement dès aujourd'hui, abruptement, rudement, sans laisser l'opportunité aux populations du nord de Calastin d'échapper à leur sort, leur couper les vivres, rompre les routes commerciales et saboter ce qui restait. La famine gronderait sauvagement et les terrasserait tous. Ce n'était pas que qu'Aldaron recherchait néanmoins. Il aimait bien trop l'humanité pour la sacrifier sur l'autel de ses convictions. Il ne voulait pas imposer sa façon de voir l'Empire Kohan. Il voulait leur démontrer par des faits, que Nolan ne saurait gérer les siens comme un Roi le devait. Il courrait après quelque chose de plus doux et progressif, qui viendrait éroder leurs certitudes à mesure que la famine viendrait. Les campagnes finiraient par se soulever, tôt ou tard. Gronder contre Nolan et lorsqu'ils réaliseraient que le Marché Noir était derrière tout cela : il serait trop tard.

    Et quand bien même ils le découvraient plus tôt ? Si Tryghild faisait l'aveu du pot aux roses ? Qu'est ce que cela changerait ? Il deviendrait officiellement l'ennemi de Nolan, on tenterait sûrement de le tuer. Mais la Triade était bien entourée et il avait des moyens de pressions, des alliés par delà les frontières de Caladon. Il ne craignait pas qu'on découvre, un jour, que le Marché Noir existait toujours. Cette suspicion le servait mais si elle s'avérait concrète aux yeux du monde... Qu'est-ce que cela changerait ? LeTyran Blanc savait bien, autrefois, que le Marché Noir était à l'oeuvre, dans l'ombre. Pour autant, il n'avait jamais pu mettre la main dessus. Que pourrait alors bien faire l'Empire si ce n'était chercher et faire également chou blanc ? Il pêchait sûrement par surplus d'assurance, mais les réussites d'autrefois lui confirmaient qu'il en était capable. Alors, il se montrait confiant et serein. Il assumerait ses actes, il n'avait jamais été prompt à se défiler. Si Nolan s'insurgeait, Aldaron lui rappellerait la discussion qu'ils avaient eu tout deux, à Cordont. Celle dans laquelle il lui avait affirmé le mettre à l'épreuve de ses fonctions. C'était ce que le marché Noir faisait : le mettre à l'épreuve. La réussite de Nolan viendrait prouver au monde entier, y compris à Aldaron, qu'il était apte à défendre les siens. L'échec le ferait couler. C'était à double tranchant. Le Marché Noir n'était qu'une épreuve.

    Alors non, il ne craignait pas qu'on finisse par découvrir ses manigances. Il s'y était même préparé et chacune d'elles portaient le sceau de sa réflexion et de ses décisions. La ligne de conduite était toujours aussi affirmée et franche, malgré les nœuds de secrets qui venaient s'enrouler autour. Il ne s'attarda pas néanmoins sur cela, se contentant, dans un premier temps, d'un doux sourire énigmatique formé de confiance et d'assurance. Quoiqu'il arrivait des mots qu'il lui avait confié, il les assumerait. Il avait des appuis sûrs, profondément ancrés dans la terre comme des racines centenaires. « Il adviendra ce qu'il devra advenir, je m'en accommoderai. » souffla-t-il en réponse, confirmant qu'il ne lui demandait pas de mentir ou de manquer de franchise. Tant qu'elle pourrait éviter de divulguer ce qu'il lui confiait, ce serait parfait. Mais si cela venait être un point de tension psychologique, en son âme, il ne la contraindrait pas. il n'avait jamais contraint personne. Il n'avait seulement jamais confier d'informations capitales à ceux dont il révélait un pan de ses projets ou de ses actes. Il était très doué pour être une ombre. Et les ombres n'étaient pas saisissables.

    Si la question sur ses projets étaient d'un point de vue professionnel ou personnel ? L'elfe haussa les épaules en signe qu'il prendrait de tout, mais surtout ce qu'elle voulait bien lui confier. Le sujet de l'esclavage de Graärhs revenait à ses oreilles, une nouvelle fois. Autone lui en avait touché quelques mots. Ivanyr ne pouvait que lui faire sentir son mépris à l'égard de cette aberration... En témoignait son premier éclat à son arrivée dans la cité. Plus récemment, c'était Nolan qui le lui avait reproché lorsqu'Aldaron avait affirmé que Caladon refusait d'avoir un maître. Le Roi le lui avait pointé du doigt comme une incohérence. Refuser d'être soumis au joug d'un tiers mais accepter d'infliger cela à un autre : tel était le paradoxe de leur pensée. Pour autant, le jeune Roi se présentait avec cette affirmation comme si c'était une hérésie qui n'aurait jamais du exister, alors que c'était de son peuple que découlait cette pratique aux seins de leurs mœurs. Aldaron n'avait jamais été pour ou contre l'esclavage. Il ne s'était pas plus questionné dessus que sur le fait qu'il respire de l'air. Il n'avait jamais eu à légiférer dessus jusqu'à ces récentes fonctions à la tête de la Revenante. D'ordinaire, c'était un point dont il ne se mêlait. Le Marché Noir ne versait pas dans l'esclavage, car ce n'était pas tout à fait le genre d'activité discrète qui ne créait pas de vague. C'était tout bonnement incompatible. Si des vivants, avec des yeux, passaient dans les rouages du Marché Noir, c'était autant de langue qui pouvait répéter ce qu'ils avaient vu.

    Il ne répondit pas immédiatement et la laissa couler sur le versant personnel. Un sourire s'étira sur ses lèvres cendrées, suivi d'un léger rire avant qu'il n'avoue : « Peut-être partirons nous un peu. Mais j'ai encore des choses à faire à Calastin. J'aimerais aussi me marier. Si nos fiancés ne s'étripent pas mutuellement avant, cela devrait pouvoir se faire, autant pour toi que pour moi. » Sous le trait de l'amusement et d'un sourire en coin, il lui évoquait discrètement la dernière altercation entre les deux Elusis et sa propre difficulté à parler à Sigvald, dès lors que des vampires étaient impliqués, et à plus forte raison lorsqu'il s'agissait d'Achroma. Il lui annonçait également ses récentes fiançailles avec Ivanyr, bien qu'il ne douta pas que le bruit ait couru : Aldaron n'en avait pas fait un secret de polichinelle. Pour autant, il ne pouvait s'empêcher d'appréhender son jugement. Non pas qu'il ait à rougir d'Ivanyr... Mais il savait combien les glacernois avaient la dent dure contre les enfants de la nuit. Ils avaient été formés dans cette croyance depuis leur plus tendre enfance. Se départir de cette vision n'était ni aisé, ni peut-être même possible. L'esprit n'était pas fait pour être modelé et remodelé d'un extrême à un autre.

    « Je vais aussi adopter un jeune immaculé qui a perdu sa mère à Cordont. Je ne l'ai pas encore dit à Ivanyr, je ne sais pas... Il n'a pas vraiment... La fibre paternelle, je crois. Et je serai bien le dernier à le lui reprocher. » Il baissait les yeux et secoua la tête de gauche à droite, voulant visiblement changer de sujet avant que Tryghild ne finissent par lui répondre que les vampires n'avaient pas de cœur et qu'ils se braquent, l'un et l'autre, dans leur vision. Au fond, il ne savait pas ce qu'elle pensait d'Ivanyr et il avait peur de le deviner. « Quant au commerce d'esclaves... » entama-t-il : « Autone Falkire travaille dessus, mais les mœurs Caladoniennes ont du mal à percevoir le bénéfice financier de l’abolition de l'esclavage. Je ne perds pas espoir là dessus, mais je ne peux pas... Agir. Ce n'est pas au Bourgmestre de Caladon de légiférer. Les pouvoirs, chez nous, sont séparés. Il faudra que cela soit proposé et validé par mon Conseil et uniquement par lui. » Il passa une main dans ses longs cheveux blancs, caressant ses pointes pour les lisses distraitement, ses prunelles verdoyantes baissées sur son occupation annexe.

    « Il serait hypocrite de ma part de désirer également l’affaiblissement d'Athgalan. J'ai été un pirate, moi aussi. Saboter, détourner, tricher, mentir, c'était mon quotidien. On peut se consoler à l'idée que je ne l'ai pas fait avec de mauvaises intentions, mais c'est une notion... Tellement subjective. Tellement biaisée. Qu'est ce qui est bien ? Qu'est ce qui est mal ? Jadis, on ne voyait rien de mal dans l'esclavage. Aujourd'hui on s'insurge. On affirme que les esclavagistes sont amoraux. On affirme que les graärhs sont des bêtes. On affirme que les pirates sont des monstres. On affirme que les vampires sont des monstres et je sais, au moins pour quelques uns de ces quatre, que cela n'est pas le cas. Combien de jugements erronés formulons nous au lieu d'accepter la différence de chacun ? J'ai tué et j'ai volé l'or des autres. En quoi suis-je différent ? » Il fonçait doucement les sourcils, concentré sur les mèches de cheveux qu'il lissait : « J'ai bu le sang des hommes, en quoi suis-je différent ? » souffla-t-il d'une voix plus pâle avant de secouer la tête de gauche à droite pour chasser Morneflamme : « Je ne me sens pas légitime dans cette tâche : faire des lois. Je les trouve toujours injustes, terriblement fermées. Imparfaites. J'admire ta force de vouloir faire tout cela. »

    Il n'était pas à sa place. Il n'avait jamais eu sa place dans la lumière, il détestait cela. Il n'avait pas vraiment le choix néanmoins : il avait des compétences et une fermeté que d'autres n'avaient pas. Il avait peur de partir autant qu'il détestait rester.

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Elle eut une grimace à l'évocation de l'altercation entre l'Aîné, comme les vampires le nommaient, et Sigvald, mais se refusa à tout commentaire. Bien qu'elle fut excessivement mal à l'aise de savoir cette créature si proche d'eux, elle avait suffisamment apprit en dehors de sa stricte éducation pour accepter, même si de mauvaise grâce, qu'il ne soit pas un danger et puisse être considéré comme autre chose qu'une tique à abattre. Tant qu'il respectait les lois de l'Alliance, elle n'avait pas eut l'intention de faire un scandale. La réaction de son fiancé était cependant compréhensible, d'un point de vu personnel bien qu'elle fut illégitime du point de vu des directions de l'Alliance. C'était un casse-tête pour elle, que de gérer le ressentiment latent des siens, tout en mettant le sien de côté pour essayer d'être aussi juste que possible, et objective. C'était difficile, c'était épuisant. Mais elle ne tournait pas le dos à ses devoirs et ses convictions. Cela rendait simplement encore plus de valeur à leur Alliance, que de permettre de se soutenir mutuellement dans les moments de besoin tout en permettant à des êtres très opposés de vivre presque cote à cote sous des bannières jumelles tout en étant séparés. Et en fin de compte, même si elle l'exécrait, s'il faisait le bonheur de l'elfe, alors c'était ce qui comptait vraiment. Aldaron le méritait. En l'instant cependant, sa réaction n'était guère équivoque sur ce qu'elle pensait de l'incident. Toutefois, elle n'entra pas dans le sujet. Elle ne le voulait pas, c'était trop difficile, trop lourd et trop insupportablement compliqué. Et elle en avait soupé pour la journée, du compliqué.

La suite, néanmoins, la fit davantage sourire.

« Tu sais, souvent c'est plus simple de la développer quand tu es parent de sang. S'il n'a jamais eut d'enfant bien à lui, il doit avoir du mal à se projeter. Ou alors, simplement, il n'a pas trouvé la personne avec qui cela viendra. Si ça se trouve, ton nouveau protégé aura cette chance. Je le lui souhaite »

Vivre un couple avec enfants quand un des deux parents ne voulait pas s'engager lui semblait compliquer. Mais c'était peut-être aussi son éducation Glacernoise qui le lui faisait dire. Chez elle, le besoin filial était naturel et omniprésent. Les familles sans rejetons en adoptaient souvent afin de préserver les jeunes orphelins. Elle n'avait jamais réellement vécu ces modèles familiaux différents avant d'être en contact avec les sudistes et les étrangers. Aujourd'hui encore, plus de vingt ans de modelage ne partaient pas. La facilité d'Aldaron à nouer un lien de famille, même s'il n'était pas un lien de sang, faisait partie des choses qu'elle appréciait énormément chez lui. Elle-même comptait bien avoir encore des enfants. Deux ou trois au moins. La douleur de la maternité ne lui faisait franchement pas plus peur que ça, surtout quand elle était accompagnée par les meilleurs médecins non magique de l'Archipel. Elle avait voulut lui répondre dès le premier instant mais n'avait pas pu. L'elfe avait si vite enchaîné qu'elle s'était retrouvée le bec dans l'eau, mais ça ne signifiait pas qu'elle ne pouvait pas se rattraper. Et il était plus léger de parler de famille que d'esclavage, objectivement. Glacern n'avait jamais toléré qu'on asservisse un autre être, et cela faisait deux mille ans. Elle était venue au monde dans une forteresse de liberté et ses valeurs étaient fortement ancrées en elle. Que la corruption, même sous une forme aussi administrative, se soit infiltrée entre les hauts murs n'était pas acceptable. Alors les pirates…

Mais elle ne voyait pas Aldaron comme un pirate. Là où il s'interrogeait sur la différence qu'il pouvait exister, au travers de ses paroles, elle le voyait clair comme le jour. Peut-être simplement parce qu'elle avait été éduquée avec un strict sens moral. Pour elle, la morale n'était pas subjective. Et pour elle, on ne pouvait pas tout questionner et remettre en cause, on ne pouvait pas tout accepter simplement pour vénérer la différence. L'ordre était fait pour permettre à tous de vivre ensemble et pour cela, il y avait des codes à ne pas briser. Et ce qu'Aldaron avait fait n'avait rien à voir avec ce qu'un pirate pouvait faire. Mais elle ne pouvait pas lui transférer simplement sa vision comme une évidence, car leurs existences étaient fondamentalement différentes. Un léger sourire lui vint. Accepter qu'il ait son propre avis là-dessus, ça c'était juste, accepter qu'un homme tue et ripaille sur le cadavre d'une gamine de cinq ans au nom de la différence, ça, ce n'était pas juste. Elle ne crierait pas haut et fort que les pirates étaient des monstres. Elle se contenterait de les pendre haut et court.

« Avant d'avoir mon fils je ne me voyais pas non plus en mère. J'étais terrorisée par l'idée de mourir en couche, complètement impuissante et les entrailles écartelées, à me vider stupidement de mon sang. Et finalement, je me suis dis que tout ça en valait la peine. Ce n'est pas une réaction universelle, mais le rejet non plus. Et je crois… que pouvoir élever un enfant à deux, réellement à deux, est un passage très important dans la vie d'un couple »

Dans leur cas, ce serait certainement très différent du sien, mais le fond était le même. Créer une famille était véritablement une des plus belles choses au monde. Et cela participait de… beaucoup, pour une personne. Ce n'était que son avis à elle, mais ne l'avait-elle pas vécu ? Elle n'était plus la même qu'à Glacern, ou même qu'au Protectorat, tout ça grâce à un seul homme. Un léger soupire quitta ses lèvres. Elle en revenait souvent à Thelem ces derniers temps. Sans doute l'idée du mariage qui approchait ne la laissait pas tranquille, alors qu'elle sortait à peine de son deuil. Et puis, le prince lui avait beaucoup apprit, à de très nombreux sujets. Bien au-delà de sa famille, elle aurait souhaité que le monde bénéficie un peu plus longtemps de sa présence et de son esprit bon et droit. Son empreinte, cependant, couvrait tout Délimar. Un témoignage éternel de la valeur de cet homme. Parfois, elle se demandait si elle était à la hauteur des espoirs qu'il avait eut. Mais elle n'aurait jamais vraiment la réponse.

« J'aimerais que mon fils grandisse dans un lieu qui soutient des valeurs. Glacern n'acceptait aucune forme d'esclavage, je ne voudrais pas lui donner un mauvais exemple. Je suppose que ta conseillère doit ressentir la même chose. Même si je serais étonnée de voir Caladon accepter facilement un tel changement, sans aucune critique. Mais comme tu le dis, le bénéfice financier n'est ni évident ni direct. Et toi, tu es dans la même position que moi. Quand je présenterais mon projet de loi au conseil de la cité, ce sont les citoyens qui voterons. S'ils refusent mon idée, je n'y pourrais rien, à part continuer de prêcher cette pensée et d'espérer un changement d'opinion »

Mais évidemment, elle avait la ferme intention de convaincre. Ce n'était pas pour rien qu'elle avait mit Ilhan sur cette affaire. Son conseiller en diplomatie était la personne idéale pour l'aider à réussir. Et elle savait avoir un autre atout en l'aura de respect que les citoyens portaient à sa lignée. Le nom de Svenn était intâché depuis plus de mille ans. Ses pairs avaient tous été des parangons de droiture. On attendait la même chose d'elle. C'était à la fois un bien et un mal. Fort heureusement, elle n'en souffrait pas… son père l'avait bien éduquée. Et si elle n'avait jamais pensé user de cette image auparavant, les leçons de l'Althaïen avaient porté. Cependant elle se fatiguait de penser à tout cela après avoir passé la journée entière dans une difficile situation politique. Elle en avait soupé pour plus d'une vie, alors prendre un peu de repos ne lui ferait pas de mal. Mirant l'elfe par-dessous ses cils, elle eut de nouveau un léger sourire et se redressa en l'attrapant, l'entraînant avec elle depuis l'autel vers la plage sans donner d'explication, voulant simplement marcher et s'éloigner plus encore de la ville.

« Tu vas faire une cérémonie elfique ? Ou Glacernoise ? Si tu le veux, je peux te parler de notre coutume d'union, si tu es curieux. Après tout, il était nordique de naissance. Quelle que soit notre gêne à cet égard, je suppose qu'il reste des traces d'une manière ou d'une autre. Quand est-ce ? Avez-vous décidé ? »

Sensiblement amusée, elle glissa après un instant :

« Ne te fie pas sur ce que tu verras à mon mariage en tout cas… cela n'arrive pas souvent, mais c'est moi qui vais draper les épaules de Sigvald, puisqu'il prend mon nom. Le titre de patriarche des Elusis reviendra à son fils. Oh, à moins bien sûr qu'il ne prenne ton nom ? »  

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    L'éclat crépusculaire portait ses ombres et sa fraîcheur naissante. L'elfe afficha un bref mais amusé sourire en coin. Lui n'était pas bien certain que la fibre paternelle était plus simple à développer quand on était parent de sang. Dans son propre cas, c'était ce qui l'avait fait fuir et refuser pendant plusieurs siècles d'avoir un progéniture, de but en blanc, allant même jusqu'à s'abstenir d'avoir des relations avec des femmes elfes. Les humaines et les vampires étaient bien plus sécuritaires. Son fils était, encore aujourd'hui, d'avantage source de conflit interne que de sincère affection, bien qu'elle existe viscéralement. Quant à Achroma, c'était probablement son âge et sa longue vie auprès des humains qui lui avaient donné cet amour paternel et l'avait développée, d'une façon assez étrange mais pas moins sincère. Et dans son esprit, il y avait Toryné, l'image de ce vampire qui n'avait jamais procréé de sang, mais qui, à n'en pas douter et en dépit de son égocentrisme, aimait autre chose que sa propre personne. Une seule et unique : ses enfants. Il ne pouvait pas reprocher à Tryghild d'avoir cette vision restreinte, elle ne côtoyait les elfes et les vampires, comme alliés, que de puis quelques années. Ça n'était pas assez pour voir qu'il n'y avait pas forcément que le sang qui importait et que même en ayant un être né de la chair de sa chair, cela pouvait mettre quelques siècles à se développer et à être accepté.

    Une partie toutefois pouvait se trouver vrai, dans une majorité. Aldaron avait trop fait partie de ces minorités qui refusent d'être comme  tout le monde pour accepter de ne voir que par elles. Peut-être avait-elle néanmoins raison, alors, au sujet d'Ivanyr. Qu'il ne pourrait jamais avoir cette fibre paternelle tant qu'il n'aurait pas d'enfant... Mais outre la stérilité de son compagnon, restait l'impossibilité pour deux hommes de procréer et l'idée que son inséparable vienne à engrosser une femme tierce le révulsait admirablement. Il aurait étripé cette importune bien avant qu'elle n'atteigne le terme de a grossesse... Ivanyr n'aurait probablement jamais d'enfant de sang. Cela signifiait-il qu'il n'aimerait jamais ceux d'Aldaron ? L'elfe acquiesça d'un léger signe de tête, présage de son attention sincère et de son propre vœu où Ivanyr viendrait à s'attacher au moins à l'un de ses protégés, sans que cela ne soit par le lien indirect de l'amour qu'Aldaron éprouvait pour eux, et de la douleur qui serait sienne si du mal venait à leur arriver. S'il avait à choisir, l'elfe donnerait sa vie pour ses enfants, mais il doutait qu'Ivanyr fasse le même choix et accepte de le laisser tomber.

    L'aveu de la propre crainte de Tryghild au sujet de l'accouchement le laissa sincèrement touché et la rendait particulièrement humaine, bien que ses derniers mots lui claquèrent un puissant coup de masse sur le haut du crâne. Ce passage très important pour la vie d'un couple, ils n'y auraient pas droit, tout deux. Cela n'aurait jamais lieu. Son amour pour Ivanyr n'avait pas besoin de cela, du moins pour le moment. L'esprit-lié de l’inséparable lui offrait une révérence sans commune mesure et des sentiments qui iraient par delà la mort et le temps. La thématique de la famille revenait toutefois beaucoup plus souvent ces derniers temps, dans le cœur de la Triade. Il ne savait pas quelle ampleur et quelle urgence cela pourrait prendre, à l'avenir, et si le vampire le suivrait dans cette construction familiale qu'il s'efforçait, de manière obsessionnelle, à créer. « Nous devrons probablement faire sans, alors. » souffla-t-il, les mires tristes, sur le coup, mais éclairées d'autres espoirs tout aussi fructueux. L'inséparable ne les aurait pas élus pour qu'il y ait, entre eux, les distensions des regrets et le mur infranchissable d'une impasse émotionnelle et d'une contrainte sordide. Rien ne pourrait les détruire. Ils n'auraient pas d'enfants. Mais ils avaient ce quelque chose de magique et d'extraordinaire que même des couples solides n’atteindraient jamais. Ivanyr et Aldaron n'étaient pas un couple solide. Ils étaient indestructibles.

    Il admirait la motivation qui poussait Tryghild à faire changer ce monde, dans l'espoir qu'il soit meilleur et en accord avec ses valeurs. Il pouvait l'entendre à défaut de la partager. Il aimait ses enfants, mais il n'était pas l'homme qui voulait changer les choses. Il ne modelait pas le monde pour qu'il s'adapte à lui, mais il s'adaptait au monde pour en tirer profit lorsqu'il y en avait. « Dans ce cas, je n'ai pas de valeurs autour desquelles forger ce monde. Je le prends tel qu'il est car je suis convaincu qu'il sera à tout jamais imparfait. Ce n'est pas une vérité absolue, mais c'est la mienne : ce monde est fait d'ordre et de chaos et quoique nous fassions, il le restera. Je préfère vivre avec lui et m'adapter à lui que de passer mon éternité à avoir toujours quelque chose à changer pour le rendre différent. Je serai chaotique lorsque l'ordre prendra trop de place et je serai droit lorsque le chaos régnera. Je me bats pour l'équilibre et en vérité... Cela demande moins d'énergie que de se battre pour un camp ou pour l'autre... » La voix était grave, posée et composée et il quitta l'horizon de ses prunelles pour les poser sur l'Intendante. « J'admire ta force et tes convictions : il faut des gens comme toi pour que les petites choses changent. Je dois être plus laxiste que toi, ou plus... Je ne sais pas... Avec un regard plus large ou... Un recul ? Je n'aime pas l'esclavage, et je connais des personnes qui savent très bien se battre pour la faire disparaître. Autone, toi, et même Ivanyr, vous en faites partie. Si l'esclavage doit disparaître, il disparaîtra, cela prendra le temps qu'il faut. Mais il peut aussi ne jamais disparaître. Cela voudra dire que pour certaines personnes, il reste nécessaire et je ne veux pas me battre pour détruire quelque chose qui est destiné à vivre encore des siècles. Je me battrai lorsqu'il sera l'heure d'entériner cela définitivement. »

    Il haussait doucement les épaules : « Je ne suis pas pressé. Cela viendra en temps et heure, tu comprends ? Ma vision du temps est plus large. Je dois te paraître bien monstrueux et désengagé. Ma voix et l'emprise que j'ai sur Caladon pourrait servir à bien des projets. Mon influence pourrait venir à bout des réfractaires. Mais ça n'est pas ce que je veux. Ça n'est pas la façon dont je fonctionne. Je ne veux pas me battre tout le temps et être à la lumière. Je tire ma force de tout le temps que je passe à l'ombre à laisser faire le temps ou les autres. N'est magnifique que ce qui est rare et la place à la lumière doit rester rare pour avoir toujours ce même poids. Dussé-je avoir l'air totalement indifférent du sort de ces malheureux. » Il y aurait toujours des gens pour souffrir. Ces pénitents seraient le terreaux fertiles des ambitions de demain. Il avait foi en cela, même s'il pouvait accepter que d'autres veuillent prendre le taureau par les cornes. Lui, il laissait cela à d'autres et il avait toujours admiré les humains pour cela. Ils voulaient tant changer le monde rapidement.

    « Quant à mon mariage, je voudrai... Quelque chose à notre image. A la fois elfique, humain et graärh... L'Inséparable qui nous unit ne saurait être mieux loué de ses dons. Je pense que c'est moi qui prendrait son nom. Le mien n'a jamais eu de signification que ceux à qui ils se rattachaient à cela. Triade c'est ma fratrie. Leweïnra, c'est pour mes enfants. Je n'ai rien à donner à un époux, mais je crois... Qu'il ne sait pas encore, lui, ce qu'il me donnera comme nom. Seithvelj appartient à l'Aîné et il ne se reconnaît pas en lui. Veanya n'a pas pris assez de sens et de réalité pour lui. Elusis...  Et bien, je crois qu'il ne vaudrait mieux ne pas remuer la couteau dans la plaie. » Il se mordit la lèvre inférieure pour couper court au sujet avant de poursuivre : « Nous voulons nous marier au début du printemps, probablement après vous. Quelque chose de très... Privé, intime, sans beaucoup de monde. Tu vois ? » Il baissait les prunelles, épuisé par l'endurance que lui réclamait le sort, mais il s'avouait que s'il était parvenu à changer les idées à Tryghild, c'était le principal et les efforts en valaient le coup. « Il me tarde de voir à quoi ressemblera votre mariage. Je n'ai encore jamais participé à une union glacernoise. De vos traditions, je n'ai que des bribes éparses des témoignages et de récits écrits. Rien de bien... Réel, concret. A quoi cela ressemble-t-il ? »

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« Non tu ne me parais pas monstrueux »

Elle l'avait laissé finir, sans même s'agacer, sans doute parce qu'elle avait passé la journée à se rendre malade avec un individu et n'avait pas l'intention, ou plus la force, de faire de même avec un autre, encore moins un ami. Elle avait encore moins envie de le faire en sachant qu'il n'écouterait pas. Aldaron avait des idées bien arrêtées après tout. Haussant les épaules, la nordique se contenta d'une conclusion presque lasse à tout cela, le gratifiant d'un résumé qui se passait de longs discours pour exprimer ce qu'elle ressentait.

« Nous ne sommes pas d'accord, c'est tout »

En cela résidait tout ce qu'elle en pensait pour l'heure. Peut-être cela changerait-il quand elle ne serait plus si harassée. Elle n'était pas capable de le prévoir en l'instant. Il n'était pas un monstre en tout cas, cela ne faisait aucun doute. Les monstres n'agissaient pas comme lui et tous deux en avaient déjà vu à l’œuvre. A tout le moins n'était-il pas vampire. Et elle n'avait pas envie de se casser davantage la tête. Nolan lui avait amplement suffit. Pour un enfant, il causait beaucoup trop de problèmes.

Ils n'étaient pas forcés, en tout cas, d'être tous deux du même avis sur tout, avec Aldaron mais sa façon d'être la dérangeait moins que celle du gamin. Il n'était pas méprisant quand il parlait, ni insensible aux autres. Voilà pourquoi, au-delà de sa fatigue, elle n'avait pas envie de le balancer du haut d'une falaise. Plutôt que de rester sur ce qui les opposait, elle préférait prendre le temps de cultiver ce qui les rapprochait. Elle contempla l'idée de vendre la mèche au sujet des recherches du vampire mais décida de ne pas leur briser la magie de la découverte.

Oui oui… ne pas briser de la magie. Au final, il y avait d'autres formes de magie que celle qui faisait exploser tout sur son passage et causait la mort d'un monde. Il y avait aussi la magie du cœur. Et ils étaient liés par l'Inséparable, un des esprits qu'elle respectait le plus.

« Oui je vois »

Elle comprenait parfaitement son envie. Avoir des centaines de paires d'yeux tout autours de soi gâchait le plaisir. Les êtres les plus proches étaient les mieux placés pour être témoins d'une union. Le goût de la grandeur ne faisait pas partie des traditions glacernoises, donc elle était parfaitement en accord avec ces envies d'intimité.

« Et bien, la cérémonie dure une seule journée. C'est très court comparé aux autres je crois. Aux autres peuples je veux dire. On va échanger nos vœux face à l'autel du Loup. C'est plus simple cette fois car nous avons une religion commune Sigvald et moi. Avec Thelem on a prit un autel à Néant et à Loup. Pas en même temps bien sûr. Bref, on va dire nos vœux en premier, et ensuite on fait l'échange des capes. Je lui retirerais celle des Elusis pour lui donner à la place celle de Svenn. J'ai demandé aux couturières de réparer celle de mon père. Il le respectait et l'admirait énormément, je pensais que cela lui plairait... »

Et que cela lui permettrait aussi de se sentir plus à l'aise. Cela représentait un grand trésor et c'était le second reliquat de son père qu'on lui avait rapporté après sa mort. Le premier, Audhumla, servait de réceptacle au serment de l'Alliance. Et elle n'était pas triste de ces dons, car tous deux seraient très bien utilisés.

« Même si les hommes et les femmes sont égaux en tout chez nous, il n'en reste pas moins que nous avions plus de patriarches que de matriarches. Donc c'est souvent l'homme qui change la cape de son épouse. Ensuite, on boit tous deux à la coupe qui aura été béni par l'officiant et on reçoit les cadeaux de nos invités avant d'offrir les nôtres. Chez nous, les mariés offrent autant qu'ils reçoivent »

Pour le partage et pour montrer le dévouement à la communauté autant que la force consolidée des deux familles unies, expliqua-t-elle simplement. Cela faisait bizarre de parler de leurs coutumes comme cela, en tentant de se souvenir clairement de la chose avec un œil extérieur.

« Une fois cela terminé, nous feront le duel sacré. Un combat réel, à armes réelles, entre l'époux et l'épouse. Nos bracelets de mariage, l'équivalent des anneaux séléniens si tu veux, seront noués sur la garde de nos épées. La mienne sur celle de Sigvald, la sienne sur la mienne. On ne les passe mutuellement qu'à la fin du duel. On s'entaille chacun la paume, on presse le bracelet dedans, puis on le passe à l'autre. Ensuite, on effectue les seconds vœux, devant notre arbre famille. Chaque famille glacernoise a son arbre, comme un symbole de continuité et de fertilité »

Elle réfléchit un instant puis hocha la tête.

« Après ça, c'est le banquet et les jeux. Chant, musique, danse, lutte. Une fois le banquet fini, en soirée, on s'éclipsera à cheval pour passer notre nuit nuptial à deux dans la forêt. Voilà… je… crois que c'est un bon résumé »

Se tournant pleinement vers lui, elle remarqua enfin son air et eut un léger sourire, lui proposant de revenir plus tard s'il le désirait, il avait l'air exténué. Le remerciant de s'être déplacé, elle lui promit une nouvelle fois de ne pas jeter Nolan par dessus la muraille et qu'ils se reverraient pour la signature.

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