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3 Février 1763


La brise jouait dans le tissu brodé de sa tunique, le faisant doucement ondoyer au rythme de la mélopée qui courait et tintinnabulait le long du foehn tandis qu'il se tenait, longue silhouette pâle dans son écrin chatoyant, au sein du jardin du souvenir. Tout autours de lui n'était qu'éclatante verdure, brillante de vie et savamment guidée pour venir enlacer de ses bras tortueux les sculptures et les arches de bois clair, offrant un semblant de sauvagerie aux constructions élégantes et choyées. Un ersatz de labyrinthe verdoyant protégeant ceux qui souhaitaient y trouver le repos, à la fraîcheur ombrée des spécimens venus du vieux continents dont ils avaient pu emporter des graines. De discrètes fontaines chantaient délicatement, apaisant l'équilibre ambiant et offrant une source de soulagement à la chaleur de l'île-savane, noyant le silence sans pour autant s'imposer, en une discrète rythmique qui berçait l'âme lasse de ses voyages. Il aimait ce lieu, et pas seulement parce qu'il détenait les cendres de sa défunte fille. Il se dégageait de lui quelque chose de singulier, qui parvenait même à atteindre son cœur caparaçonné dans son rayonnement intemporel. C'était aussi un lieu parfait pour toute âme alourdie par la vie, et c'était précisément la raison pour laquelle il avait décidé de l'inviter ici plutôt qu'ailleurs. Dans un cercle de lierre et de vigne grimpante, une petite table de bois laquée aux pieds arrondis avait été installée, sur un carré de lattes de bois de rose, entourée de coussins épais. Sur une table plus petite avait été installée une vasque formée dans une conque, un coquillage à l'extérieur d'un noir bleuté, et à l'intérieur nacré, remplit d'eau claire. Sur la principale surface, on avait disposé un repas simple mais choisi : des fruits frais, du pain, du fromage, des œufs non fécondés. Une vasque au haut bec, faite de céramique, ainsi que deux petites tasses de la même matière, blanche et peinte de rouge, se trouvait sur le bord droit. De temps en temps, une clochette tintait au loin, produisant un son cristallin et pur qui assainissait les vibrations du jardin du souvenir.

Le soleil jouait entre le dessin des feuilles, mouchetant la scène d'éclats d'or, de brun et de vert tandis qu'un parfum de lavande flottait dans l'air poudré. Dans la tranquillité ambiante, il entendit finalement le souffle discret de la présence marmoréenne, la prêtresse qui approchait lentement de lui. Pourtant, le barde attendit qu'elle apparaisse, figure d'ivoire et de jais, silhouette de clair obscur, pour se relever, lentement, écartant les pans aux bords richement brodés et décorés afin de ne pas marcher dessus, puis venant la saluer avec simplicité mais une gravité lacée dans toute sa posture, sa façon d'être. Après un bref instant à l'observer, à la détailler, quelque chose chez lui sembla s'adoucir, un tranchant à la limite de la conscience.

« Merci »

Elle aurait pu refuser, il ne l'avait pas un seul instant obligé à venir, elle avait choisit de son plein grès. Il y avait une raison pour cela, mais ça ne l'empêchait pas d'agir en hôte acceptable. La femme face à lui avait une histoire riche et profonde, et elle portait une marque ancienne qu'il ne pouvait que reconnaître. D'un geste, il l'invita à s'installer avec lui. Midi sonnait et il y avait de quoi se sustenter si elle le désirait. Lui-même retourna s'asseoir sur l'un des coussins et laissa, pendant quelques instants, le silence reprendre ses droits autours d'eux. Gardien, protecteur du Domaine, il savait tout ce qu'il s'y passait et acceptait ou refusait les entrées. Il savait donc quelque peu ce qui était récemment advenu de la prêtresse immaculée.

« Est-ce qu'elle vous manque ? »

Il ne suivait pas de stratégie particulière, mais la question lui était venue simplement, naturellement, d'un parent en deuil à un autre. Claïra était morte en couche, exactement comme Merÿl, en donnant naissance à un petit garçon. Il avait été impuissant à la sauver, et il n'avait pas même été présent pour ces derniers instants. Comment avait-elle fait son deuil ? L'avait-elle fait ? Il ne voulait pas simplement voler l'information par son chant-nom, il voulait connaître sa réponse. Les mots avaient une grande importance, ils montraient beaucoup au sujet d'un personne. L'information, sans tout ce qu'il y avait autours, sans l'unique de son être, ne lui était d'aucun intérêt.

« Regrettez-vous…. »

Quoi ? De ne pas avoir assez donné, d'être là à sa place ? Il ne savait pas, elle comprendrait certainement…

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Contacter Kälyna n’était pas un réel problème pour quiconque le voulait vraiment, mais l’approcher l’était. C’était une notion que Kehlvehan avait compris au sujet de la dame blanche en prenant la sage décision de la laisser venir à lui. Il avait su éveiller un sentiment de curiosité chez elle. Que lui voulait le gardien des Baptistrels? Cette petite voix qui lui disait de faire attention, qu’il s’agissait d’un piège et de s’attendre au pire était bien présente en elle, bien qu’elle la refoula dans un recoin de son esprit. Le piège n’était pas un attentat à sa vie, ça c’était certain, mais il pouvait prendre de nombreuses formes. Elle en aurait bien vite le cœur net, car elle entrait au Domaine en laissant à l’entrée ses armes comme le voulait la tradition. C’était un symbole de bonne foi pour les gens normaux dont la violence teintait les cœurs. De toutes les fois où elle avait arpenté ces couloirs qu’elle commençait à connaître un peu trop bien, jamais elle n’avait brisé ce serment silencieux. Elle pouvait être effroyable, mais c’était aussi une femme d’honneur dont les promesses lui étaient précieuses.  

Au détour de large étendu d’eau, les souvenirs de son immaculation resurgirent dans son esprit. Cela faisait déjà un mois de cela, mais elle se rappelait si bien de cette peur de mourir qui l’avait étreint… et d’un nouveau sentiment qui avait germé en elle, cette fois-ci envers quelqu’un. Une grande respiration chassa l’angoisse qui s’éprenait d’elle et elle s’assura que le trouble ne transparaisse pas sur les traits de son visage.

Quelques minutes plus tard, un enwr la renseignait quant à l’endroit où se trouvait le Gardien et Sombréclat le rejoignit dans cet endroit magnifique. C’était bien la première fois qu’elle visitait le Jardin du Souvenir. Seuls ses ors trahirent sa méfiance lorsqu’elle s’approcha d’un pas décidé vers Vairë.

« Nul besoin de me remercier. »

Sombréclat avait répondu d’une voix polie à l’égard du maître baptistrel. Elle joignit ses paroles à un salut elfique. Non, elle n’était pas là pour le confronter, mais bien pour répondre à son appel et finalement connaître les raisons de sa présence. S’il agissait à son égard avec respect et courtoisie, elle ferait de même.  

En silence et après y avoir été invitée, Kälyna vint s’asseoir à la table. Elle détailla le goûter qui l’attendait, se demandant encore pour quelles raisons elle était réellement ici. Elle porta une main à son cœur, geste qui se voulait anodin et que seulement quelques personnes notaient la subtilité : un geste-clé servant à s’immuniser au poison. Une habitude un peu trop bien ancrée...

Lui manquait-elle? La question la frappa tel un coup de fouet et elle le darda de son regard. La dame blanche ressentit aussitôt une vive colère s’emparer d’elle. Regrettait-elle…? Comment de simples mots pouvaient-ils la mettre dans un tel état et savoir briser si aisément son masque d’impassibilité. Ses lèvres noires échappèrent quelques mots sans même qu’elle puisse les retenir.

« De quel droit me jugez-vous?! Qu’est-ce que vous croyez? Que je suis une Abomination qui n’a jamais su aimer et qui détestait sa fille? »

Kälyna s’était relevée brusquement, les deux mains sur la table. Pauvre Kehlvehan, cible de sa colère et accusé à tort. Or, il ne l’avait pas jugé… C’était elle-même qui se jugeait dans cette histoire, biaisée par toutes les critiques entendues sur sa personne. Au contraire des nombreuses rumeurs, Kälyna avait aimé plus que quiconque. C’était bien là le problème, l’origine qui avait fait d’elle celle qu’elle est aujourd’hui. Il lui avait également valu jadis le surnom d’Abomination, car elle avait blessé sa fille qui était très jeune à l’époque. Qui savait qu’elle avait voulu sauver sa petite rose du terrible sort qu'elle avait elle-même lancé dans le but de s'enlever la vie? Les blessures de Mëryl n’étaient alors qu’un accident.

Une tempête déferlait en elle. L’avait-il prévu qu’il touchait là à une corde sensible et qu’il aurait droit à une telle réaction? Sa colère, authentique, n’était pas à confondre avec une quelconque forme de menace. Le Cawr n’avait pas à craindre pour sa vie, sa colère n’était pas spécifiquement dirigée contre lui. Seulement, la mère n’avait pas fait le deuil de sa petite rose, de son enfant qu’elle n’avait pas su sauver malgré toute la magie qu’elle possédait. Elle était furieuse contre elle-même, contre la vie, contre la puissance sans nom qui lui avait arraché sa fille et en même temps, qui avait effacé ce chemin de l’avenir qui lui avait semblé plus doux et qu'elle s'était plu à imaginer. Jamais elle n’en avait voulu à Aranwë, son petit-fils.

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Il l'observait sans bouger, sans vaciller, sans faiblir, et sans reculer, encaissant sa colère sans cesser de l'observer. Avait-il su qu'il touchait une corde aussi sensible ? Sans aucun doute car c'était un sujet sensible pour lui également. Depuis combien de temps n'avait-il pas réellement parlé de sa fille ou aborder le sujet de son trépas ? Depuis combien de temps couvait-il sa mort, une plaie en son sein qu'il n'exprimait pas. Qui aurait comprit ? Personne. Il savait que c'était une corde sensible, pas parce qu'il l'avait espionné dans son chant-nom, pas parce qu'elle le lui avait dit, mais simplement parce qu'il ressentait quelque chose de très similaire à ce qu'il la voyait exprimer. Cette colère, il n'avait pas les moyens de la laisser sortir. C'était un membre atrophié, qu'il avait enchaîné, comme tout le reste. Il l'avait enfouit très loin en lui, si loin qu'il peinait à l'invoquer, à l'atteindre, au travers de la solide muraille érigée dans son cœur. Il était ironique, mais pas dénué de philosophie, que la prêtresse blanche qui avait été, et était encore, si crainte, celle que l'on associait au mal, soit davantage capable de sentiments que lui, Gardien et parangon des vertus Baptistrales si reconnues de par le monde. Terrible ironie oui, mais à l'image de la vérité du monde en fin de compte. Les actes de Kälyna au service du Tyran ne désignaient ni ne définissaient qui elle était, son essence. Et c'était bien pour cela qu'elle était la bienvenue au sein du Domaine. Et c'était en conservant son apparence paisible qu'il lui faisait face, avec tout cela en tête, et plus encore. Jamais il n'était revenu sur les enseignements de ses pères, et jamais il ne l'avait réellement regretté. La leçon de vie qu'il avait reçue, il tâchait de toujours s'en souvenir et de la développer. Et la femme face à lui ne faisait aucunement exception à la règle.

« Abomination. Monstre. Ce sont des termes utilisés par de nombreuses personnes pour décrire leur haine… non pas pour un être, mais pour un état de faits. La haine, comme l'admiration, sont très souvent l'expression de l'incompréhension et non d'une réelle antipathie. Nieriez-vous que l'on vous méjuge, Dame Vallaël ? »

Sa voix restait égale, presque détachée en l'instant, tandis qu'il était témoin de la douleur de cette mère en deuil et cherchait encore comment y répondre, s'étonnant toujours plus de sa propre froideur. Avait-il sombré à ce point ? Est-ce qu'il avait totalement oublié sa propre empathie, sa propre capacité à vibrer au diapason d'un autre cœur ? Pour autant, il ne souhaitait pas nourrir inutilement sa douleur. Cela, en tout état de cause, n'était pas son objectif. Ni de la torturer. Ce n'était pas ce vers quoi il se dirigeait. Et il rendait hommage à sa sincérité, à sa douleur, à sa vérité, à cette beauté cruellement mortelle qu'elle incarnait avec une magistrale simplicité. Si le monde la voyait telle que lui la voyait, peut-être serait-il moins prompte à la condamner en bloc. Ou peut-être pas… le monde était cruel et la masse parfois inepte. Lentement, il vint entourer sa tasse de ses doigts, rompant volontairement le contact visuel avec celle qui lui faisait face.

« J'ai détesté mon fils. Il était ma chair et mon sang mais ses actes ont participé à mettre notre continent et le monde à feu et à sang. Et pour cela, je l'ai détesté. Et oui, je ne l'ai pas compris. Je n'ai pas compris quand il a prit le parti du prince noir. Je n'ai pas compris, et j'ai souffert quand il m'a regardé dans les yeux et m'a désavoué, a rejeté sa propre famille. Je l'ai détesté alors. Suis-je une abomination à vos yeux ? »

Leurs regards se rencontrèrent à nouveau, mais il ne chercha pas à lire en elle. De toute façon, il n'en avait pas l'utilité. Si c'était ça qu'il avait voulu, il ne l'aurait pas invité à déjeuner avec lui. Leur rencontre aurait été brève et expéditive. C'était le cas pour de nombreux visiteurs, dont il s'assurait simplement les bonnes intentions. Et si ça avait été le cas, il ne lui aurait pas confié des informations aussi personnelles et délicates, dont il n'avait même pas discuté avec le reste des douze. Ces mots, il ne les avait jamais prononcé, avec personne. Ils étaient restés en lui, et il avait agit plutôt que de s'exprimer, comme il l'avait souvent fait. Il avait bien fallut en vérité, personne n'avait osé agir, personne n'avait essayé alors que tout l'appelait. Alors la charge lui était revenue. Qui d'autre restait-il ? Personne. Il ne restait que lui. En fin de compte, il l'avait vu comme un destin, une obligation. Il était son père, celui qui lui avait donné la vie. Oui, en fin de compte, ça avait été son devoir de mettre un terme à tout cela.

« Encore aujourd’hui, je ne regrette pas sa mort. Je ne regrette pas ce que j'ai fais. C'était nécessaire. Je suis prêt à porter l'étiquette d'Abomination pour cela, pour avoir fait mon devoir. Mais ma fille… j'aurais souhaité être là. J'aurais souhaité pouvoir l'accompagner dans ses derniers instants comme je l'ai fais pour mon fils. J'aurais voulu pouvoir l'aider, ou au moins pouvoir lui permettre un départ paisible vers Mort plutôt qu'un autre ne s'en charge »

La tasse tournait lentement entre ses mains. Il resta un instant silencieux, puis eut un léger sourire amer.

« Je peux entendre la voix de la terre et de l'océan me conter des histoires venues de la nuit des temps. Pourtant, je n'ai pas été capable de savoir que ma propre fille mourrait, loin de moi. Alors, je ne crois rien. Je ne sais pas ce que je peux croire. Je vous le demande, Dame Vallaël »

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Abomination… Monstre… La méjugeait-on? Malgré la tempête, les mots de Kehlvehan se rendirent à bon port. Kälyna serra les poings sur la table jusqu’à s’en rentrer les ongles dans la peau. Pourquoi tant de colère? Il y avait dix mille et une raison, mais en réalité, elle ne savait plus. Tout ce qu’elle savait, c’était que la question du Gardien concernant sa fille lui avait fait mal. Réellement mal. Était-ce normal qu’elle veuille hurler jusqu’à ne plus avoir de voix? Ce n’était pas elle pourtant… Non? Elle était imperturbable. Tristesse, colère et peine… Elle refoulait le tout au plus profond d’elle-même. C’était encore le cas, car elle concentra son esprit sur la douleur qu’elle se faisait aux mains. Cela faisait bien longtemps qu’elle ne s’était pas affligée un tel châtiment, la dernière fois remontait à la mort de celui qu’on appelait le Tyran Blanc.

Elle étouffa un hurlement dans sa gorge et laissa ensuite un silence s’installer dans les jardins du Souvenir. La dame blanche ne savait pas quels mots utiliser pour répondre à la question du Cawr. Il fut un temps où elle était une oratrice hors pair, où elle n’avait aucun mal à élever sa voix. Mais aujourd’hui, il y avait tant d’incertitude. Elle s’était isolée des gens, volontairement et involontairement, car elle n’était plus capable de supporter quiconque et que chaque nation l’avait rejetée.

L’elfe qui l’avait accueilli en ce lieu avait détourné le regard du sien. En silence, elle détaillait ses traits et relevait la blancheur naturelle de sa peau ainsi que la cascade qui recouvrait ses épaules. Les seuls éléments qui venaient apporter de la couleur à ce chef-d’œuvre vivant étaient ses iris de coloration différente. Il avait continué de parler, mais cette fois-ci, c’était un brin de son propre passé qu’il relevait. Il était un père brisé.

Lorsque leurs regardent se croisèrent à nouveau, Kälyna s’était redressée bien droite et avait ramené ses mains jointes contre elle. Lentement, elle hocha négativement d’un signe de tête : non, il n’était pas une abomination à ses yeux. Elle serait hypocrite de le juger alors qu’elle ne le connaissait à peine, mais surtout de le condamner parce qu’il avait détesté son fils.

Pourquoi l’avait-il invitée ici? Parce qu’ils n’étaient pas si différents, tous les deux? Parce qu’ils étaient tous deux des parents brisés?

« De tous les gens qui vous entourent, qui vous envient et qui rêvent probablement de vous aider, c’est moi que vous avez choisie pour relater le passé? »

Sombréclat avait parlé doucement. C’était une question à laquelle elle ne s’attendait pas à une réponse et elle poursuivit.

« Je ne suis pas celle qui vous remontera le moral ou qui parfumera la situation. Il n’y a rien à croire et peu importe ce que vous croyez, ça ne changera pas le passé et vous devrez vivre avec le poids d’être un parent qui vit encore malgré que ses enfants ne sont plus. Je ne sais pas ce que vous vous attendez réellement de moi… »

La réponse était peut-être rien du tout. Peut-être l’avait-il invitée pour son côté pessimiste et froid, qui sait? En tout cas, elle se sentait de meilleure humeur pour discuter avec cet individu aussi troublé par son passé. Elle s’installa à nouveau à sa place et posa une main sur la tasse.

« Si vous pourriez, changeriez-vous quelque chose à votre passé? »

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La négation silencieuse affirma encore davantage l'amertume et le cynisme de son sourire, apportant un éclat de moquerie froide à ses prunelles moirées. Elle ne le considérait pas comme une abomination. Mais bien d'autres individus le ferait sans l'ombre d'une hésitation, car ils n'avaient pas la même vision de ce monde, et de ce qu'il contenait. Cela créait un paradoxe étonnamment productif autant que litigieux. Mais cela ancrait surtout l'unicité de cette femme face à la masse. Le monde alentours sembla pousser un soupire quand elle reprit la parole et un étrange doute s'insinua en lui lentement, qu'il garda pour lui, le dissimulant au plus profond de son être jusqu'à le recouvrir totalement, le conservant pour plus tard, quand il aurait plus de moyens et de liberté pour le soupeser correctement sans manquer à ses devoirs d'hôte. La question, néanmoins, le fit ciller et l'observer sans qu'il y réponde promptement, lui donnant l'occasion de s'exprimer davantage sur l'instant pendant qu'il cherchait ses mots. Lenteur elfique disaient certains, peut-être était-ce vrai, peut-être était-il lent, lui dont le manteau des âges commençait à peser sur ses épaules dignes. Il se para un long moment de silence, ne jugeant pas ce qu'elle lui dédiait. Cette dernière question revêtait une telle charge, une telle portée, pour chacun d'eux, qu'il se montrait encore moins prompte que de nature à y répondre.

S'il avait le pouvoir de changer le passé, est-ce qu'il le changerait ? Il avait vécu énormément d'épreuves, terribles, qui avaient forgé ce qu'il était. Et c'était l'être forgé par ces épreuves qui faisait face à cette question, alors même qu'y répondre changerait ce qu'il était, implacablement. S'il avait le pouvoir de changer le passé, qu'est-ce qu'il changerait ? La beauté d'une seule journée, ou un événement dont l'ampleur des répercussions était impossible à prévoir ? Il observa la forme féminine face à lui, toute d'ombres et de lumières, couronnée de vermeille. Difficile question. D'autant plus difficile si on était tenu de dire la vérité, comme lui. Un beau mensonge aurait pu lui complaire davantage que la simplicité inepte de la vérité.

« J'aurais instinctivement voulu répondre oui. Mais je l'aurais regretté. D'avoir affirmé le vouloir autant que de l'avoir fait si j'en avais le pouvoir. Qui je suis à l'heure présente voit bien trop le négatif d'une telle possibilité pour y songer. Vouloir changer le passé serait parler avec un cœur que j'ai enfermé depuis longtemps. Je ne sais pas ce qui se passerait si le passé venait à être modifié. Il pourrait être pire encore. Il pourrait aussi être meilleur mais nous n'en savons rien et qui suis-je pour prendre la bonne décision ? »

Et que changerait-il s'il le faisait ? Il y avait aussi de bonnes choses, dans le négatif. S'il avait été présent, s'il l'avait pu, il aurait échangé sa vie contre celle de sa fille et que se serait-il passé ensuite ? Par cet acte, qui serait mort qu'il aurait pu sauver ? Là était le fondement, le cœur de l’œuvre de son ordre, une œuvre souvent mal comprise, même par certains maîtres. Chaque fois qu'ils sauvaient une vie, ils portaient également le savoir que cette vie pourrait en coûter d'autres. Chaque acte avait des répercussions au-delà de la vision immédiate. Le comprendre, l'accepter, vivre avec et agir en connaissance de cause étaient des poids, un devoir lourd et épuisant pour l'âme. Voilà également pourquoi ils étaient également l'art : pour pouvoir survivre et se soulager de leurs maux.

Sachant ce qu'il savait… il n'aurait rien pu changer sans comprendre à quel point il violait l'essence du monde.Ses souffrances n'étaient rien, en comparaison. Et il aurait manqué à ses propres valeurs s'il avait voulus s'en défaire.

« Je ne peux guère changer le passé. Mais je peux le respecter. Je peux faire honneur à ma fille en prenant soin de son enfant. Et je peux conserver en mémoire ce que mon fils possédait de bon en lui, pour le transmettre. Et vous, Dame, quels trésors votre fille vous a-t-elle laissé ? Quelle est l'image que vous conservez d'elle ? »

Qu'aurait-elle fait, elle, si elle avait eut le pouvoir de changer le passé ? Qu'aurait-elle changé ? L'instant où elle avait tenté de prendre sa propre vie et avait raté son coup, ou bien le moment où le tyran était mort ? Le moment où elle s'était pliée à un mariage elfique ? Le moment où Meryl avait conçu ? Le moment de sa propre conception peut-être, quand les esprits encore endormis s'étaient penchés sur elle pour lui infliger une terrible malédiction, totalement injustifiée ? Injustifiée, à moins qu'elle ne la prépare à devenir ce qu'elle était maintenant, pour une raison inconnue, tout comme il s'était sentit incapable de répondre à l'appel des éléments avant de perdre la grâce de l'étoile sous laquelle il était pourtant né. Elle, que certains nommaient abomination, avait été touchée par un pouvoir neuf et pur, une porte de plus ouverte pour elle. S'il ne changeait pas le passé, c'était peut-être au moins pour elle.

« Les individus qui m'entourent sont aveugles et sourds à qui je suis, ce que je suis. Pour beaucoup, ils sont mêmes aveugles et sourds à leur propre nature profonde et à la nature de l'Ordre. Ils sont bien intentionnés, mais cela ne signifie pas qu'ils soient adéquats à une quelconque aide si j'en nécessitais une. Ce qui n'est pas le cas, cela étant dit »

Le jour où il demanderait de l'aide n'était pas encore venu, et personne ne l'encourageait à être confiant qu'il pourrait jamais venir. Il resservit un thé, laissant les vibrations tranquilles de l'eau chasser les ondes négatives propagées pour rendre au lieu sa paix et nettoyer l'air alentours. Le jardin n'était pas un lieu destiné aux tensions, mais au lien entre terre et ciel, vie et mort. Il était observation, contemplation et joie simpliste. Son regard se porta de nouveau sur elle, et il l'observa quelques instants avant de se décider à parler de nouveau. Après tout, elle devait réellement se demander pourquoi il lui avait demandé de venir. Il aurait pu répondre 'pour rien' et ça n'aurait pas été totalement un mensonge, car il ne l'avait pas fait venir dans un but arrêté, se laissant l'opportunité d'évoluer en fonction de ses réactions sur le moment. Mais si elle désirait une réponse plus substantielle il pouvait à présent en fournir une.

« J'ai un présent pour vous. Pas uniquement de ma part, et je n'en suis pas l'instigateur. C'est une jeune apprentie, Atihei qui est venue me voir avec cette idée. Elle a été très touchée par votre histoire comme par votre immaculation. »

Il sortit une petite bourse de cuir de sous la table et la tendit à l'elfe d'une main sûre. Au sein de cette protection se trouvait une création que tous les membres du Domaine avaient aidé à construire. L'écaille elle-même était une relique qui avait été dissimulée et très précieusement conservée jusqu'à trouver l'usage qui en serait fait. Elle possédait d'ailleurs une jumelle, qui reposait encore au sein du musé des merveilles de l'Ordre, dans le sanctuaire céleste, occulté au reste du monde. Mais celle qui se trouvait dans la bourse avait été sensiblement modifiée. Elle était un socle vers l'avenir. La laissant prendre et découvrir l'objet, sans un mot, il attendit qu'elle lui revienne avant d'espérer aller plus loin.


Dernière édition par Kehlvehan Vairë le Dim 14 Avr 2019 - 11:53, édité 1 fois

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Kälyna avait enfin porté la tasse à ses lèvres et apprécia les arômes du thé chaud qui coula dans sa gorge. Pendant une seconde, tandis que Kehlvehan commençait à répondre à sa question, elle se demanda si elle allait mourir devant lui. C’était un peu idiot, quand on y pensait, que de croire que le Gardien de l’ordre baptistral était capable d’une telle chose et d’empoisonner son invitée. Mais ce revirement de situation était-il possible? Peu probable, certes, car cela signifierait la perte de ses pouvoirs et la fin de son statut actuel. Mais cela restait possible. Tout comme il était possible que la magie de la dame blanche lui fasse défaut et qu’elle ne soit pas immunisée à ce poison, poison qui aurait pu être ajouté au thé par un intermédiaire dont l’elfe ignorait tout. Prenant une grande inspiration, elle chassa sa paranoïa au fin fond de son esprit. Il ne le savait pas, ou peut-être l’avait-il deviné, mais c’était un signe qu’elle lui accordait une parcelle de sa confiance.

« Vous êtes sage. S’ils le pouvaient réellement, nombreux prendraient cette chance de pouvoir changer un élément de leur passé sans se soucier des conséquences que cela aurait. »

En faisait-elle partie? Il était difficile de savoir ce qui se passait dans sa tête et elle appréciait le fait que son hôte ne tentait pas de lui arracher les réponses. Kälyna n’était pas une personne qui s’ouvrait aux autres et pour cela, il fallait lui laisser le temps. Elle prit à nouveau quelques gorgées de thé en l’écoutant silencieusement. Lui aussi, il avait beaucoup souffert. Il n’était pas passé par le même chemin qu’elle, mais au final, ne se ressemblaient-ils par un peu tous deux?

« Mëryl… »

Ses ors avaient rayonné à ce mot qu’elle avait murmuré. Sa petite rose n’était plus de ce monde, mais elle était fière de ce qu’elle avait été,.Cela, le savait-elle lorsqu’elle avait poussé son dernier souffle? Elles ne s’étaient pas toujours entendues toutes les deux, mais elle avait essayé d’être une bonne mère à la fin. Elle avait essayé de se rattraper pour toutes ces années perdues, pour ce début raté.

« Elle est la première à m’avoir accordé une deuxième chance. Elle voulait que je fasse partie de sa vie, de sa famille. Elle ne croyait pas que j’étais une abomination, seulement... incomprise. Elle croyait que je pouvais me rédimer. Je ne l’ai pas crue. Je ne voulais pas que sa mère, ennemie publique, nuise à ses projets. Elle était… extraordinaire. »

Kälyna se tut un moment en ressentant la tristesse envahir sa voix. Elle la noya dans le thé pendant quelques secondes, cachant ainsi ses émotions comme elle avait pris l’habitude de faire. Imperturbable, c’est l’image qu’elle avait voulu se donner depuis que la blancheur avait gagné sa peau. Mëryl avait réussi l’impossible : elle lui avait appris à aimer à nouveau, à permettre ce sentiment d’exister en elle. Certes, l’ancienne prêtresse avait encore énormément de mal, mais son coeur n’était plus vide ni glacé. Pas comme il l'avait été autrefois.

« Mëryl est morte en mettant au monde mon petit-fils. Il est son trésor et le mien également. Je vous ai confié Aranwë parce que je n’en suis pas digne. Je veux, j’aimerais qu’il ait la meilleure enfance possible et qu’il puisse s'épanouir pleinement, éléments que je ne peux lui fournir moi-même dans ma situation. Un jour, lorsqu’il sera un peu plus âgé et si je suis encore de ce monde, je lui raconterai l’histoire de la Petite Rose… Sinon, puis-je compter sur vous pour lui dire que sa mère l’aime énormément et sa grand-mère également... »

Qu’est-ce que l’avenir lui réservait? Combien d’années avait-elle encore? Kälyna ne voulait pas y penser pour le moment. Elle se concentrait sur le moment présent. Elle venait de confier à Kehlvehan des choses qu’elle n’avait jamais dite à personne. Elle avait toujours tout gardé pour elle. Elle accepta volontiers à nouveau du thé. Ses ors, intrigués, se posèrent sur l’elfe lorsqu’il souleva avoir un présent pour elle. Elle s’attendait à une mauvaise blague, mais le cadeau était bel et bien réel. Au creux de sa paume immaculée, elle observa une écaille blanchâtre. Elle détailla les inscriptions puis le diamant. Dans sa soudaine maladresse, elle renversa sa tasse de thé sur la table tandis que sa main libre venait recouvrir son visage. Plus particulièrement venait cacher ses yeux qui s’étaient soudainement embués de mélancolie. Les deux êtres, si on peut le dire ainsi, qu’elle avait le plus aimé au monde se retrouvaient dans sa main et avec eux, le souvenir de la séparation. Kälyna cacha ainsi ses larmes et sa tristesse pendant de longues minutes.

« Je me suis souvent demandé ce que je changerais dans mon passé, si j’en avais le pouvoir. Longtemps, je me suis dit que j’aurai changé ma tentative de suicide en suicide… Tout simplement. Mais le problème, c’est qu’aujourd’hui, j’ai changé d’avis et je veux continuer de vivre pour voir les changements de ce monde, pour voir Aranwë grandir… Et je me suis demandée alors quels autres éléments je changerai plutôt et la réponse, c’est que je ne changerais rien. Au moment où j’ai pris chacune de mes décisions dans mon passé, je les ai prises en croyant que c’était les meilleures. Pour moi, bien sûr. Notamment, j’ai torturé des gens pour me rapprocher de l’individu que j’aimais. Je n’en suis pas fière et c’était égoïste, je sais. Mais je retournerais à cette époque que je ne serais pas plus capable d’en faire autrement. »

Cela, elle ne l’avait jamais dit à personne d’autre. En parlant, elle avait fini par dégager sa main et à poser ses ors humides sur le gardien.

« Merci pour le présent. Je n’e manquerai pas de remercier personnellement cette jeune apprentie, Atihei, le jour où je la rencontrerai. »

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Il ne doutait pas un instant de l'affirmation qu'elle avançait au sujet de sa fille décédée. La dragonnière avait certainement un grand cœur ou beaucoup d'objectivité pour passer outre les actes de sa mère et tenter de clore le fossé qui les séparait. La gamine avait comprit ce que beaucoup n'avaient pas même frôlé d'une pensée. Un être plus positif aurait sans doute complimenté le pouvoir de l'amour filial mais il n'avait pas envie de salir la mémoire de la pauvre enfant ainsi. Ou peut-être n'était-il simplement pas un être positif. Et Vallaël ? Pouvait-elle se rédimer ? Le devait-elle seulement ? Que devait-elle aux autres ? Ah décidément, il ne pouvait que froisser les âmes sensibles. Mais il n'en avait rien à faire tant que cela ne lui servait pas. Il n'était pas soumis à la présence d'une âme sensible en cette heure cependant, si Vallaël était quoi que ce soit, ce n'était certainement pas sensible. Pensif, il l'observait de son regard au bleu-gris passé, sentinelle coite de ses pensées. Il y avait bien des appréciations à faire de ses décisions ou de ses résolutions. Sa dignité qu'elle réfutait, elle existait, pourtant, s'incarnant par sa propre détermination à se juger. Qu'elle se pense incapable d'apporter à l'enfant ce qu'il nécessitait était pourtant joueur, mais pas moins respectable, sa volonté de le voir grandir dans les meilleures conditions possibles la couronnant d'une réelle bonté. Il agréait, Aranwë avait besoin d'un univers stable que sa grand-mère ne lui offrait pas à l'heure actuelle mais… cela ne signifiait pas que cela ne pouvait pas changer, si elle le décidait.

« Vous pouvez compter sur moi. Mais je suis certain que vous survivrez à tout, au moins pour le lui conter vous-même »

Un enfant n'ayant plus ses parents était une proie aisée pour la morosité. L'absence physique creusait un vide que l'imagination mal nourrie ne pouvait combler. Lorsqu'il avait trimé auprès des mortels de Gloria, il avait déjà vu ces visages hâves, ces yeux désabusés chez des enfants que l'hiver avait déjà glacé. Il était difficile pour une jeune pousse de se convaincre qu'un père et une mère avaient un jour pu porter de la tendresse envers l'être qu'ils avaient abandonnés. Souvent, chez ces tristes enveloppes défaites de toute naïveté, de toute pensée pétrie de légèreté, le sceau du destin n'avait pas été de la moindre tendresse et en vérité ? Beaucoup n'avaient pas été aimés. Mais Aranwë l'était. C'était une tragique vérité du monde qui avait éloigné sa mère de lui, non la totale vacuité de la société humaine. Pauvre enfant. Pourtant c'était là le cycle de la nature de voir le parent périr avant l'enfant. Pauvre Aranwë. Mais il n'était pas défait de toute famille en la présence de sa grand-mère et quelle figure c'était là ! La blanche avait confronté la dragonne noire pour la sécurité de son petit-fils et l'avait conduit auprès d'eux, l'enfant serait sauf entre leurs murs jusqu'à ce qu'elle le décide ou qu'il soit assez âgé pour faire ses propres choix. Le Domaine accueillait de nombreux enfants bien que jamais si jeunes. Tenu à la vérité par son serment, il ne pourrait qu'énoncer les faits, mais sans le lustre de l'affection filiale, les mots n'auraient sans doute qu'un écho distant n'atteignant jamais la chaleur de ceux d'un parent.

« Oh… Dame Vallaël... »

Le souffle était bas, mélancolique, de cette éthérée et poétique langueur des âmes baignées par l'éternité des étoiles lointaines. Il y avait, chez cette femme, une puissante vibrance. Quelque chose de viscéral, profondément enfouit en elle, quelque chose qui sourdait au travers de son austérité. Comme la neige complimente de son blanc manteau la première fleur à le percer, sa retenue donnait plus de force et de sincérité à ses sentiments si innocemment mis à nu. Comment ne pas le sentir harponner sa mire, que de voir un témoignage aussi poignant de la pureté de l'émotion, non selon les critères et les mœurs, mais selon la simple création spontanée. Il bu à la coupe de sa vision, les doigts frémissants, d'une inspiration soudaine. Voilà longtemps qu'il n'avait pas composé la moindre partition personnelle, se contentant de reprendre les créations déjà nées au sin du Domaine. Mais il sentait l'impulsion créatrice l'étriller alors, silencieuse mais impérieuse. Il en pressentait déjà les premiers accords, mais quel instrument choisir pour lui rendre hommage comme il se l'imaginait intérieurement ? Comment représenter dignement le paysage qui s'offrait à lui ? Musique ? Peinture ? Parfum ? Les trois ? Plus encore ? Il y avait plus encore que les sentiments, l'incroyable complexité de leur naissance et la sagesse qui irradiait de leur conséquences. Avait-il espéré cela en acceptant de lui offrir ce présent ? Pas le moins du monde. Il avait depuis longtemps arrêté de croire à l'intensité de l'émotion autrement que comme une flamme dévorante et destructrice. Mais elle lui soufflait une autre alternative.

« C'est votre passé tel qu'il est, qui aujourd'hui vous fait dire que vous n'y changeriez rien. Il vous a forgé »

A défaut de sagesse, cela signifiait simplement qu'un tel être était en accord avec lui-même, qu'il savait ce qu'il était. C'était peu courant, en fin de compte, de savoir réellement ce que l'on est. Il soutient le regard d'or, pleinement, lui offrant un lac opale comme reflet de sa mire sur lui. Un hochement de tête vint répondre à son acceptation du présent, et il prit un instant pour pondérer. Cette écaille représentait tant de choses. Mais elle ne représentait certainement pas davantage que pour Vallaël. N'était-ce pas presque une vie, incarnée là entre ses mains ? Une vie que des dizaines, des centaines d'autres êtres festoyaient et encourageaient, de façon purement désintéressée. Ils avaient estimés que recevoir des pensées positives et détachées serait bénéfique pour elle, pour saluer sa renaissance. C'était un beau message, très certainement. Étendant la main, il reprit la tasse bousculée pour la mettre droite, effaçant une trace humide sur la délicate porcelaine, en un geste pensif, lent. Un geste également destiné à contenir cette soudaine prolifération artistique. Cela le peinait cependant, car il goûtait ainsi à l'illumination pour la première fois depuis… depuis excessivement longtemps. Déglutissant, il se demanda un instant si laisser passer cette opportunité était réellement la bonne solution. Quand aurait-il de nouveau une telle chance ? Une telle grâce ? Peut-être jamais si son âme continuait d'être tarie comme elle pouvait l'être. Son désert voyait peut-être là son unique porte de sortie, qui pouvait réellement le savoir.

« Vous en aurez l'occasion, elle s'occupe d'Aranwë de temps en temps »

Mais les mots, bien que justes, lui était banals. Il manquait quelque chose, mais il se fustigeait de se laisser ainsi gagner par le manque. Le coi l'étrillait, une guerre occultée faisant rage en lui, tout au fond, là où désir et rationalité se mêlaient intimement et où le couperet de son extrême dureté tranchait dans les blessures à vif qu'il supportait depuis des années sans qu'elles ne montrent le moindre signe de se refermer. Mais il ne désirait pas refermer ces plaies en l'instant, il désirait surtout traduire ce qu'elles invoquaient. Mais là était sa perte, tant il était dur d'apprécier pleinement ces images sorties des remous de son cœur.

« Qu'est-ce que l'art pour vous ? Y avez-vous jamais songé ? Certains y voient un passe-temps. D'autres une forme de richesse à amasser. D'autres un moyen de s'éduquer. Certains s'imaginent incarner, de façon brève et intense, un sentiment ou une idée, pour lui donner une existence, avant qu'elle ne retourne à l'immensité. Parfois, je me pose cette question. Qu'est-ce que l'art ? Un langage, peut-être, approchant le secret du Cycle. Si c'est le cas, j'aimerais votre aide, pour concrétiser un message qui se présente au travers de nos mots. Accepteriez-vous de m'aider ? »

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Il y avait un mélange d’émotions en Kälyna: colère, affection, tristesse, amertume, regret et doute. Elle retint ses larmes pendant de longues minutes et cacha son visage dans le processus. Elle n’aimait pas laisser transparaître ses émotions, surtout pas la tristesse. C’était une façon à elle de se protéger, car elle savait qu’on pouvait utiliser les sentiments des gens contre eux. Lorsqu’elle sut se ressaisir, elle offrit ses ors à Kehlvehan et ses mots de remerciement. Avec douceur et se voulant être un geste discret, elle serra le présent contre elle. Elle remarqua alors la tasse qu’elle avait renversée.

« Pardon. »

Le dégât n’était plus qu’un souvenir. Kälyna tenait à lui présenter ce mot d’excuse même si elle se doutait que le maître baptistrel ne tiendrait de rancœur envers ce geste maladroit. Un léger sourire se dessina sur ses lèvres noires lorsqu’elle posa à nouveau son regard sur l’écaille. Elle ne ressentait plus de tristesse, seulement de la gratitude. Elle avait cru que le rappel de son ancien bien-aimé lui aurait soutiré plus de colère et de désarroi, mais c’était une forme de sérénité qu’elle ressentait. Avait-elle réellement su tourner la page? La dame blanche remarqua la gravure d’une sauterelle à l’arrière de l’écaille nacrée. Décidément, les confectionneurs avaient pensé avec soin à chaque détail. Son changement d’Esprit-Lié l’avait aidée à mettre un trait à sa relation qui était définitivement malsaine. L’Inséparable tronquée qu’elle avait été l’avait plongée dans des ténèbres à son décès. Elle ne s’était pas imaginée pouvoir continuer à vivre et c’est pourquoi elle ne s’était pas souciée de son procès avec l’empereur elfique ni de sa peine de mort. Heureusement, elle n’était plus Inséparable et elle était encore vivante.

« L’art prend plusieurs formes et possèdent certainement plusieurs significations. »

La Sainnûr avait pris un moment pour réfléchir à la question et bien sûr, se demanda pour quelles raisons le Gardien s’enquérait de son opinion quant à l’art.

« Pour moi... »

C’était son avis à elle qu’il voulait, non?

« L’art est un langage, une façon de s’exprimer. Peu importe la forme, l’artiste peut s’en servir comme outil de communication. Notamment, par le dessin ou une peinture, il peut représenter une idée, un bout d’histoire ou élément qu’il voudrait partager à ceux qui regarderaient son chef-d’oeuvre. Il en est de même pour le chant, la musique, la sculpture, la poésie, le théâtre, la danse et tous les autres. Vous me faites réaliser que... je ne chante plus depuis que je ne suis plus la prêtresse du Tyran Blanc. Qu’entendez-vous par le secret du Cycle »

L’art était certainement important pour Kälyna. Son corps en lui-même n’était-il pas une œuvre d’art? Puis elle portait un grand intérêt pour les mises en scène et affectionnait  son sens du spectacle.

« Je ne saurai acquiescer à votre demande sans savoir ce dont il s’agit. Je porte une grande importance envers une parole donnée et je ne voudrais me lier sans en connaître le contrat. »

Une lueur de curiosité brûlait néanmoins dans ses ors. Mais en effet, Kälyna était une dame de nature méfiante.

« Maître Vairë, comment puis-je vous aider? Dites-moi tout. »

Elle avait l’intention de l’aider.

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Pourquoi deviser sans fin du sort du monde, quand il pouvait aborder d'autres de ses aspects ? Les mortels s'attardaient tant sur la fin de toute chose. Mais il comprenait, qu'il en prenne note ne lui enlevait en rien sa propre friabilité. Il comprenait et en même temps, y restait parfaitement imperméable, imprenable dans cette tour ivoirine et glacée, pétrie d'immuabilité. La fin était inévitable, même lorsqu'il la contemplait, elle ne changeait en rien que ce soit pour lui ou pour tout autre âme en ce monde. Mais pour l'heure, c'était d'un tout autre sujet dont il paraît la discussion, une forme comme une autre de lui tendre la main et de la découvrir, cette femme dont tant se défiaient. Vallaël n'était pas simplement la suppliante du tyran blanc et la mère éplorée ayant laissé son héritier entre des mains attentionnées. Elle était un être entier, fait d'expérience et de sensibilité, de perceptions et d'imagination. Était-ce donc si étrange alors que de deviser en sa compagnie ? Et il l'écouta, attentivement, son regard à la couleur mouvante fixé sur elle au point qu'il en oubliait de ciller.

L'art était un langage. Voilà une vision qu'il pouvait comprendre et à laquelle il adhérait. L'art était un témoignage, une recherche, une pensée et un message. Avait-elle une belle voix ? Lui oui, comme n'importe quel Baptistrel mais il était plus à son aise en danse, le cœur véritable, pulsant, de son être. Il n'avait plus dansé depuis la mort de sa fille. Elle, elle n'avait plus chanté depuis la fin de son rôle de prêtresse. Avait-elle une belle voix ? A quoi ressemblerait-elle ? A l'instar de sa propriétaire, sans doute serait-elle unique en son genre, plus encore que toute unicité naturelle que tout un chacun possédait. Il ne répondit pas immédiatement. Mais dans son regard luisait doucement son appréciation de la méfiance de son interlocutrice. Avait-elle la justesse d'esprit de se méfier de lui ? Tout Baptistrel… ou plutôt en raison de son appartenance à l'ordre de la Rhapsodie, il connaissait la puissance des mots mieux que personne. Et il savait les manier pour arriver à ses fins.

« Le cycle… je parle donc du cycle du monde, de la nature »

Il revenait à sa première question plutôt que de répondre à la seconde, mais c'était en connaissance de cause car les deux étaient intrinsèquement liés. Ce qu'il lui révélait là, pleinement plutôt que de le dissimuler derrière le cheminement naturel de l'apprentissage, n'était pas une forme d'honnêteté en elle-même. Les apprentis étaient livrés à eux-mêmes pour comprendre ce dont il parlait et la grande majorité ne le faisait jamais. Beaucoup de leurs Enwr et même Cawr passaient leurs vies à ne jamais comprendre réellement ce qu'ils faisaient. L'illusion de la distorsion au travers de siècles de legs n'avait pas été tendre envers le cœur réel de l'Ordre. Mais il existait encore. Lui le portait comme le poids de son devoir et d'autres le portait de façon désintéressée. Certains êtres, hors de la Rhapsodie, avaient également compris la chose sans en saisir la portée complète. Dans le cas de la dame blanche, il échangeait avec elle sur un pied d'égalité, reconnaissant en elle l'intelligence, mais également le pragmatisme nécessaire à de tels concepts.

« Beaucoup des nôtres ne le comprennent pas plus que les autres. On nous confond souvent avec des faiseurs de bienfaits. Parce que nous offrons la connaissance, que nous la protégeons, que nous éduquons ceux qui le désir. Parce que nous pouvons soigner, apaiser, construire et renforcer. Parce que nous poursuivons la voie de la sagesse et pouvons arbitrer justement une querelle. Voilà des termes communément associés à l'Ordre et ses membres. Justes, Bons, Sages »

Il prit sa tasse et la porta à ses lèvres, buvant lentement sans jamais la quitter des yeux. Sa voix reprit quand la porcelaine tinta contre la soucoupe.

« Nous ne sommes rien de tout cela. Nous sommes des serviteurs du cycle. Notre but n'est pas la bonté, mais l'équilibre. Pour embrasser notre voie pleinement, il faut alors comprendre que tout acte de bonté apparente engendrera son lot de malveillance et de douleur. Lorsque nous sommes présents sur un champ de bataille à soigner les blessés, nous soignons des êtres qui, une fois sur pieds, iront se massacrer entre eux, qui détruirons, pillerons, violerons. Autant d'actes que l'Ordre ne soutient pas. Et pourtant nous sommes responsables. Nous avons une part de responsabilité dans tous les actes de ceux que nous prenons en charge. De la même façon, si nous éduquons un futur tyran en lui donnant la capacité rhétorique et en lui inculquant les subtilités de la parole et sa force, nous avons une part de responsabilité dans son règne de souffrances »

Cette fois, il cilla, prit le temps d'un silence bien mérité. Fermer les yeux sur cette dualité était une forme d'hypocrisie ou de naïveté. Mais simplement avouer cela auprès des Enwr n'aurait aucune valeur. Ils devaient le comprendre et le découvrir par eux-mêmes. La pleine portée de la réalisation ne pouvait s'obtenir qu'ainsi. La valeur qu'elle représentait également. Lui-même avait lentement fait la paix avec cette notion voilà très longtemps. Tout comme il avait été contraint de faire la paix avec la cruauté des hommes.

« Un véritable Baptistrel comprend cela et l'accepte. De même qu'il comprend un autre aspect de ce cycle : il n'existe aucune vérité. Elle n'est qu'une affaire de perspective. Un aveugle, par exemple, ne connaîtra jamais naturellement les couleurs qu'un humain doté de vision connaîtrait. Pour lui, dans son monde d'obscurité, ces couleurs n'existent pas. C'est sa vérité. Il en vient à admettre qu'elles existent parce qu'un interlocuteur lui affirme que c'est le cas et que la capacité à convaincre de cet individu est adéquat à cet usage. La vérité de l'aveugle change alors pour s'adapter à celle de son précepteur de fortune. Les deux vérités sont réelles. L'absence de couleurs, et l'existence de couleurs. Ce n'est pas même un paradoxe. Tout cela fait partie du cycle »

Ce que la majorité reconnaissait et ce qui était réellement… voilà deux choses totalement différentes. Et tout cela relevait pourtant d'un suprême équilibre. Et d'une histoire plus sombre que ce que le grand public voulait bien croire d'ailleurs. Bien et Mal étaient la norme sur l'Archipel mais plus que cela, pour lui et aux yeux de l'Ordre, il y avait Ordre et Chaos. Et au milieu de ces quatre concept, l'équilibre que tout le monde semblait oublier. Les peuples étaient encore jeunes, même les antiques elfes après tout. Pourtant, ce n'était pas moins frustrant parfois.

« L'art peut offrir une vision, même biaisée, de ce qui se cache sous les concepts vulgarisés par la masse des peuples. Une peinture peut capturer l'essence de l'être par exemple. Le spectateur pourrait entre-voir un lambeau de ces essences primaires, le percevoir par une sensibilité viscérale, animale. Ce que l'éducation consommé efface et lisse ne peut totalement disparaître. Cela reste, dans les recoins sombres de l'être… »

Une nouvelle pause, puis il en arriva finalement à sa demande.

« C'est un tel message que j'aimerais concevoir. Et j'aimerais que vous m'y aidiez… comme modèle pour une peinture »

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Plus la discussion avançait, plus Kälyna se surprenait à apprécier la personne qu’est Kehlvehan Vairë. Il faisait longtemps qu’elle n’avait pas parlé à quelqu’un d’une façon aussi posée et où chaque individu écoutait réellement ce que disait son interlocuteur. Du moins, c’est l’impression qu’elle avait. En ces lieux, à ses côtés, elle n’était plus simplement l’horrible prêtresse du Tyran blanc. Il était capable d’aller au-delà de ce qu’elle avait été. Cette impression d’être considérée comme un être à part entière la caressait chaleureusement. Cela faisait le plus grand bien.

Lorsque le Gardien parla du cycle, il gagna aussitôt ses prunelles brillant de l’intérêt qu’elle portait à ses mots. Elle réalisa l’honneur qu’il lui faisait en révélant ces informations, mais comprenait également qu’il se permettait cette réalité puisqu’elle n’avait pas la même opinion envers les Baptistrels que la majorité des gens. Ainsi, Sombréclat ne serait pas outrée de sa révélation. Au fond, elle le savait déjà : l’Ordre baptistral n’était pas juste, bon et sage. La réalité mêlait beaucoup plus de nuances. L’Ordre n’était pas bon tout comme il n’était pas mauvais. Cela, elle le savait déjà.

« Je ne suis pas étonnée. C'est un concept auquel j'avais su comprendre en vous observant. Bien naïfs sont ceux qui croient que l'Ordre baptistral est la bonté incarnée... Le bien et le mal sont deux notions qui changent selon la perception des uns et des autres, tout comme l'idée de la vérité. Je suis avec vous. »

Kälyna se sentait quelque peu complice et c'était un sentiment qui lui apportait réconfort. Elle était touchée par sa demande, bien qu'elle ne comprenait pas encore tout à faire ce qu'il s'attendait d'elle. Néanmoins, elle avait bien envie de jouer le jeu et de mettre la main à la pâte.

« Je vous offre mon corps. »

Elle avait prononcé ces mots avec le plus grand sérieux qui soit. Elle n’avait aucune idée comment Kehlvehan réagirait à sa blague, où ces mots pris hors contexte feraient sourciller plus d’uns. Toutefois, elle se permit de légèrement ricaner en se relevant. C’était la preuve qu’elle se sentait plus à l’aise aux côtés du Gardien et que les murs qu’elle érigeait pour se protéger tombaient petit à petit.

« Gardien, ce sera un plaisir de vous aider. Maintenant serait-ce un bon moment? »

Elle était déjà prête à relever le défi. C’était d’autant plus qu’elle était flattée qu’on veuille prendre son image. Elle était déjà impatiente de voir le résultat de la peinture.

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Il ne l’avait pas choqué, et il ne s’était pas attendu à le faire. Elle était au fait de pire que cela, non ? Ce que les autres considéraient comme ses fautes lui avait pourtant ouvert les yeux sur le monde extérieur. Il supportait mal la naïveté et cette gêne s’aggravait lentement avec les semaines qui passaient. Le but de l’Ordre était l’équilibre et le savoir, deux notions que ne pouvaient prendre un seul et unique parti sous peine de perdre tout sens et légitimité. Mais ça, ça entrait par une oreille et ça ressortait par l’autre, comme disaient les humains. Et que c’était fatiguant. En d’autres temps, sans doute aurait-il philosophé de tout cela avec un certain plaisir, compte tenu de l’intellect de la prêtresse blanche mais aujourd’hui ne semblait pas y être propice. La faute, sans nul doute, à ses précédentes prétentions. Par bonheur elle semblait lui accorder suffisamment de regard pour accepter sa demande malgré tout et il salua l’acceptation d’un signe de tête et d’un très fin sourire.

Je saurais en user avec parcimonie

Que personne n’aille penser à mal, avec une telle formulation. Tous ces jeunes humains et même maintenant de jeunes elfes aux hormones en ébullitions, il n’avait guère envie de souiller la dignité de sa collaboratrice. Et il était encore en deuil après tout. Le don était d’une immense générosité considérant la valeur d’une enveloppe mortelle pour leurs âmes éphémères, il avait l’intention de le mettre à profit de la meilleure des façons et au service d’un but parmis les meilleurs. L’imitant, il se releva. Ce n’était certes pas ici qu’il la mettrait à l’ouvrage pour ce qu’il avait en tête. Déjà, il mettait en ordre la palette de couleur à utiliser. La bichromie marmoréenne de la femme près de lui tendait à son esprit un camaïeu plus coloré, pour contrebalancer, un demi-ton et un écho, équilibre parfait entre sa figure toute de lait et d’obsidienne et l’éventail qu’il allait composer. De la chaleur surtout, mais pas seulement, la représentation se voulait une critique des émois privés de raison.

Bien sûr, si vous y consentez. Vous êtes mon modèle après tout, je ne saurais créer sans vous

Il l’invita d’un geste à le suivre pour quitter le jardin du souvenir, et en sa compagnie, il regagna sa demeure auprès de la fontaine vif-argent. Là, il disposait d’une salle entièrement consacrée à l’art manuel, qu’il s’agisse de peinture, de sculpture, de poterie, de céramique, ou d’autres encore. Les étagères alignaient les outils, nettement rangés, d’une propreté exemplaire bien que tous disparates. L’invitant à s’installer dans un fauteuil d’osier surmonté d’une étoffe douce, il alla ouvrir l’un de ses coffres et sortit la toile et le montant de bois nécessaires à créer un cadre. Une fois que celui-ci fut fait, il le posa sur un chevalet et s’installa face à elle, l’observant avec une profonde intensité. Comment procéder exactement pour créer l’inspiration comme elle lui était venue un peu plus tôt auprès d’elle ? Il avait besoin de recréer cette étincelle étrange et inattendue pour se lancer, plutôt que d’avancer à l’aveugle. Il repensa à l’écaille qu’elle avait reçu des résidants, à l’émotion poignante de la prêtresse.

Je tente de ne pas me plonger plus que de raison dans les chant-noms de ceux qui m’entourent. Le factuel de cette exposition totale est, je trouve, castratrice à l’appréhension des autres à moins de posséder une immense empathie. Je préfère entendre les réponses de mes interlocuteurs, avec leurs biais et leurs émotions. La faiblesse de l’exactitude de leurs souvenirs. Parce que tout cela participe de leur expérience et de leurs réactions, de leur essence. Ils ne sont pas de simples faits. Mon fils était différent. Une énonciation collégiale suffisait à appeler pleurs ou rire en son coeur. C’était le feu qui l’animait qui le permettait. Mais c’est avec ma propre façon de voir les choses que j’agis car je ne suis rien de plus que moi-même. Alors dites-moi, si vous le permettez, qu’est-ce que cela fait, d’être un Inséparable tronqué ?

Tout du long de ses paroles, de son exposé, il avait essayé de choisir un fusain et des pinceaux, préparant le terrain. L’émotion venait chez lui par l’intelligence, la parole, il avait besoin qu’elle lui parle pour trouver son chemin dans ce labyrinthe.

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C’est avec grâce et d’un pas assuré que Kälyna suivit le Gardien qui l’emmenait à l’endroit où naîtrait sa création. Elle ignorait où ses pas la menaient, mais cela n’était pas un élément qui l’inquiétait. Elle laissait courir sa curiosité, zieutant les tunnels dans lesquels ils passaient tous les deux puis posa un petit moment ses ors sur le ruissellement d’une eau à l’apparence singulière. Les ondulations argentées lui apparaissaient particulièrement magnifiques et elles portaient un élément apaisant. À choisir un seul sanctuaire, ce serait probablement ce dernier quoiqu’ils avaient tous leurs propres charmes. Elle entra dans la salle où l’art était le parfum. Ce n’était pas les choix qui manquaient pour un artiste.

La dame blanche acquiesça doucement d’un signe de tête puis prit la place dans le fauteuil après l’avoir examiné. Elle n’était aucune gênée de l’attention que voulait lui porter le Gardien et n’était pas non plus impatiente qu’il termine son œuvre. Il ne fallait pas hâter un artiste.

Un long soupire s’échappa d’abord de ses lèvres noires. Elle baissa momentanément son regard, concentrant son esprit à trouver les bons mots pour répondre à la question du Cawr. Comment décrire un Inséparable tronqué? Comment décrire ce sentiment qui l’avait si longtemps habité et dont elle n’avait su trouver la cause pendant de nombreuses années.

« C’est d’essayer de respirer sans avoir suffisamment d’air. »

C’était la première image qui lui était venue pour décrire l’effet de vivre sans la moitié qui lui avait été destinée. C’était souffrant, non loin de l’agonie, mais qui n’était pas visible de l’extérieur. Longtemps, elle était parvenue à refouler ce sentiment envahissant en s’occupant l’esprit et en faisant tout pour plaire à sa famille. Mais le mariage arrangé et la naissance de Mëryl l’avaient profondément enfoncée dans un gouffre.

« Peu importe ce que tu fais, peu importe avec qui tu es, tu as toujours cette impression d’être seule au monde. Et pourtant, tu sais réellement, profondément, qu’il y a des gens qui te portent à leur cœur et dont tu es très importante pour eux. Mais malgré tout, il n’y a rien à faire pour secouer et chasser ce vide qui te consume doucement. »


Au rythme de ses paroles, elle entendait le fusain glisser contre la toile. Quelle représentation faisait-il d’elle? L’envie de regarder la brûlait et même si elle aurait pu jeter un coup d’œil sans réellement bouger de son fauteuil, mais elle se retint. Elle continua de décrire sa version à elle de l’Inséparable Tronquée. Existaient-ils d’autres personnes qui étaient passées par la même chose qu’elle? Si c’était le cas, elle se demandait bien comment eux l’avaient vécu. Elle, c’était dans la dépression et la souffrance.

« La délivrance, je l’ai vécue lorsque j’ai rencontré le Tyran Blanc. Je vous avoue que sa présence était enivrante. Comment pouvait-il en être autrement? Je pouvais enfin respirer. Je ne me sentais bien qu’à ses côtés. Mais le malheur de l’Inséparable tronqué est que l’amour est à sens unique. Il n’avait d’yeux que pour lui-même. Même si je le savais, je ne pouvais m’en détacher. Au final, le gouffre reste là, mais il n’a pris qu’une autre forme. »

De son point de vue, c’était une histoire sans la possibilité d’une fin heureuse. C’était une malédiction que d’être un Inséparable coupé de sa moitié.

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Il ferma les yeux, naturellement, et laissa son fusain danser sur la toile, guidé par le seul son de la voix mélodieuse de la prêtresse blanche, par le trémolo de l’émotion ressentie. En toute sincérité, il s’affirmait ne pas savoir ce qu’elle avait vécu. C’était une expérience unique et terrible qui défiaient les loies de la nature comme pouvaient l’être certaines difformités. Des accidents et des occurrences issues des cycles naturels mais hors d’eux. Hors de leurs normes. Sa souffrance était une chose sacrée, un temple à un évènement emplie de peine et il ne pouvait que saluer son courage pour l’avoir porté. S’il pouvait y rendre hommage, il le ferait. Yeux fermés, malgré la hardiesse de cet espoir, le Gardien tentait d’invoquer les sentiments et les sensations qu’elle décrivait, pour briser l’impénétrable sacrement et se faire mettre de son expérience, pour essayer de défier l’impossibilité même de se faire le miroir de son expérience. Il voulait pouvoir affirmer ‘je sais’ avec toute la puissance de cette vérité, tout en sachant que par décret du monde, une telle chose frôlait l’irréalisable. Pourtant, bien des actions irréalisables avaient été perpétrées durant ces vingt dernières années, remettant en question les lois invisibles du monde. Sa main allait, fervente suivance d’un guide impalpable en la diction exotique de la théocrate désavouée. Les lignes sombres n’étaient plus fusain esseulé mais le tracé des larmes occultées, des lames affrontées, l’aveux de son tourment, dans le crayonné. Les formes étaient des suggestions, images romancées d’une terrible expérience, d’une vie si longtemps esseulée et infusée d’une douleur divine par son implacable destinée. Une malédiction choisie, car les esprits choisissaient leurs élus. Pourquoi, alors, l’avoir condamnée à une solitude éternelle ? Quel crime avait pu être suffisant, aux yeux des entitées, pour valoir à Kalynä une sentence si prégnante de violente cruauté ? Car il voulait désespérément croire qu’il y avait une raison à cela, nonobstant toute sa pragmaticité. L’observateur, le baptistrel, savait que certaines créations jouissaient de l’existence sans raison réelle, sans justification. L’homme, en revanche, voulait désespérément conserver un lambeau de respect à l’égard de ceux qui les dépassaient.

Et lorsque, finalement, il se figea, cessant son ouvrage, il évita volontairement d’observer la toile ainsi créée, non en une honte quelconque pour son tracé, mais par pudeur devant ce qu’il avait pu mettre à nu des émotions et du passé si étrange de la blanche. A la place, il observa la femme en face de lui.

Un éternel figé, quel que soit le chemin parcouru, les fins se ressemblent toutes en leur substance la plus primaire, celle du désespoir. Et à présent, l’infini des possibilités, le mouvement ultime, la possibilité même de sortir du sentier pour construire un chemin végétal, rocheux, aqueux…

Le présent de la sauterelle était pourtant bien tardif. Comme une offrande pour se faire pardonner d’inutiles difficultés. Son regard tomba enfin sur la toile qu’il évitait, parcourant un corps qui s’extrayait de son cycle destructeur, à demi métaphorique, plumes s’écarissant pour s’offrir les ailes insectoïdes de l’infini. Un décor aux suggestions pastels.

Sa seule question restante serait certainement : Pourquoi un nu ?

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