9 Février 1763
L'hiver mordait sa peau de cendre, plus encore ici, à Nevrast, qu'à Caladon. La montagne était glaciale et abrupte. Au final, ce n'était pas très étonnant que seuls les vampires aient décidé de vivre ici. Les Glacernois auraient pu y survivre, mais quelque chose lui disait que les nordiques et les enfants de la nuit n'auraient pas fait bon ménage. Les prunelles d'émeraudes miraient encore la silhouette lointaine du Nacré qui s'envolait en direction d'Aerthia. Sur son dos, l'Aîné, révélé au grand jour, s'éloignait de lui pour accomplir son devoir, ancien qu'il était, auprès des enfants tourmentés. La séparation commençait déjà à se faire sentir. Le décor semblait se ternir à son absence, être là avait de moins en moins de saveur. Il y avait un grand vide d'un seul coup, dans son cœur. Mais il s'était promis de ne pas s’appesantir dessus et de tenir bon. Ivanyr lui avait promis revenir. Et il reviendrait. Licorok, sous ses yeux, lui fit serrer les dents d’appréhension. Il était venu chercher des réponses, pour le Commerce Écarlate et pour ces Couronnes de Cendre dont l'avait averti Jangali, et il n'était pas tombé sur ce qu'il voulait. D'autres œuvres l'appelaient, l'inquiétaient. L'instabilité politique du Royaume Vampirique le préoccupait. Mais il avait confiance en Ivanyr. Il savait qu'appuyé par la force d'esprit d'Achroma, il saurait trouver les mots justes pour que cela ne tourne pas au vinaigre dans tout l’archipel.
Son souffle chaud formait un nuage de vapeur devant ses lèvres, pour autant, il n'était pas décidé à rentrer à l'intérieur d'une bâtisse tant que la silhouette de son aimé n'aurait pas complètement disparu de sa vision. Nevrast était encore un très petit village portuaire dont les rues étaient boueuses de neige fondue. Les vampires étaient jadis des nomades, l'artisanat n'avait jamais été leur fort et ne l'était pas plus aujourd'hui. Les maisons de bois étaient disgracieuses, mal équilibrées, mal isolées. Chaque pièce d'architecture semblait insulter copieusement la grâce et l'harmonie. Une académie était en cours de construction. La princesse Faust avait tenu à l'éducation des siens, mais transformer ce port en véritable capitale prendrait du temps. Seul les quartiers de la Hanse, boycottée par Caladon depuis l'anoblissement des Harrington, près du port et ceux, plus larges, du Marché Noir infiltré, semblaient donner le change et un semblant de dynamisme dans cette ville décrépie. L'elfe poussa un soupir : il faudrait des mois pour tout construire ici et tâcher de relever le peuple vampirique. Un peuple endetté n'était pas bon pour les affaires, sur le long terme. Ce n'était profitable que si cela ne durait pas une décennie. Les temps difficiles, ici, devaient prendre fin. Voilà quelques mois que la Triade avait acheté des terres à Nevrast, venant dès lors rembourser une partie des dettes accumulées par un peuple qu'il n'avait pas eu, au cours des siècles passés, l'habitude de gérer des comptes.
Comme des nouveaux-nés, ils faisaient leur premier pas et des erreurs. Aldaron veillait néanmoins à les aider tout en asseyant son emprise ici également. L'échange devait être gagnant, il n'avait pas attendu qu'on lui réclame son soutien et il n'attendrait pas de remerciement en retour. Il ne le faisait pas pour Faust. Il ne le faisait pas pour sa gloire. Il le faisait pour Tiamaranta. Certaines choses devaient être faites et s'il avait attendu l'accord des uns et des autres, il n'aurait plus rien eu à relever. Ainsi le secret du Marché Noir était d'une importance cruciale, pas seulement pour duper Sélénia... Mais pour n'avoir de compte à rendre à personne. La liberté était la plus grande force qu'on n'acquérait que dans l'ombre. Il y avait au centre de Nevrast une bâtisse de pierre. C'était bien la seule et c'était pour cette solidité qu'il avait choisi de placer le corps de la Princesse Vampirique, dans son cercueil de glace. Ce n'était pas la panacée, mais cela ferait son office jusqu'à ce que le navire pour le Domaine Baptistral soit prêt et qu'il puisse conduire les victimes de Licorok à des soins avisés. Il avait déjà prévenu Kehlvehan de la nouvelle, le Gardien ferait bon accueil de ses réfugiés.
Il n'y avait plus qu'à attendre et depuis le balcon de pierre de cette bâtisse, les prunelles verdoyantes de l'Inséparable quittaient l'horizon où son fiancé avait disparu pour contempler les environs. Son regard, après quelques minutes, se posa sur une haute carrure encapuchonnée, adossée nonchalamment contre la façade d'une maison. L'un et l'autre s'observaient, se scrutaient, alors que les trois hommes présents avec lui sur le balcon lui apportaient des nouvelles : « Le ravitaillement de sang n'est plus qu'à trois jours du... futur port improvisé d'Aerthia. » L'elfe fronçait délicatement les sourcils pour retrouver dans ses souvenirs qui était cet homme au visage couvert mais qui, de toutes évidences, devait se faire un malin plaisir à lui signaler subtilement qu'il était là. «Il semblerait que le Maelstrom vogue sur les côtes de Nyn-Tiamat. La cargaison navale pourrait être mise en péril. » Tiens donc, le Forban était dans les parages. « Des rumeurs courent qu'Eärendil serait en ville. » L'elfe arqua un sourcil : « Vous m'en direz tant. » Ses mires se posèrent très brièvement sur l'un des trois hommes avec lui, un homme en retrait et silencieux qui s'éclipsa aussitôt à l'ordre implicite. Un homme du Marché Noir, même si officiellement un simple serviteur.
Les orbes d'émeraude revenaient sur Nathaniel, écoutant d'une oreille distraite les autres nouvelles qu'on lui apportait. De temps à autre, il donnait des ordres, des directives à suivre sans détacher son regard du Capitaine. Une silhouette, plus fine, humaine, vint donner un message à l'Orque, avant de s'éloigner en courant, effrayé. Sur le parchemin l'invitation était codée, mais il ne doutait pas que l'elfe sombre en comprenne le contenu puisqu'il s'agissait du code qu'utilisait jadis le Marché Noir à l'ère du Tyran Blanc. Il aurait pu lui souffler d'autres mots plus intelligibles, mais il voulait lui rappeler ce qu'ils avaient entretenu jadis et le rôle qu'ils avaient communément joué. Mieux valait cela qu'une lettre d'insultes pour ce qu'il avait fait subir à Valmys. Ainsi Nathaniel avait l'assurance qu'Aldaron était disposé à le rencontrer sans désirer immédiatement qu'on répande ses tripes au sol.
Il regagna l'intérieur de la bâtisse et ne fut guère surpris d'être rejoint, bien plus tard, par l'Orque. Comment était-il rentré ? Il s'en moquait pas mal. Nathaniel avait ses méthodes et s'il avait croisé des sbires du Marché noir, ceux-ci l'avaient probablement laissé passer ou avaient volontairement fermé les yeux sur sa présence. L'important était qu'ils se rencontrent. Leweïnra leva ses mires sur le nouvel arrivant, le dos droit comme bien des rois, ne démordant en rien de la noblesse de sa lignée et de son éducation. Propres, ses vêtements taillés sur mesure ne faisaient que refléter le manque d'envie d'Aldaron à se perdre en fioritures. C'était simple mais d'excellente qualité. Il n'avait jamais eu besoin d'extravagance et d'étalage pour que son aura charismatique attire l’œil et le charme. Sa longue chevelure blanche était soigneusement lissée et partiellement tressée. Il posa un index émacié sur ses propres lèvres pour réclamer à Nathaniel un silence complice, puis il se levait et allait jusqu'à une porte dérobée.
Après avoir jeté un coup d’œil avisé par dessus son épaule pour s'assurer que l'Orque le suivait, il entra au sein d'une pièce circulaire à peine éclairée et froide. La danse ambrée des flammes enveloppait la Triade de tout son mystère. Au centre de la pièce se trouvait un cercueil de glace dans lequel reposait... Irina Faust. La citatrice sur son œil ne facilitait pas la reconnaissance mais Nathaniel avait du bien assez la côtoyer pour réussir l'exercice. Les pas de ses bottes claquaient de manière régulière sur le sol, laissant au Capitaine du Maelström le soin de découvrir ce qu'Aldaron avait dans sa griffe, ne laissant planer aucun doute sur le fait qu'il puisse s'en servir de monnaie d'échange si cela se montrait nécessaire. Ses mires jaugèrent de l'intérêt d'Earendil avant de monter à l'escalier de pierre en colimaçon jusqu'à l'étage supérieur. Là, il tint la porte ouverte à celui qu'il accueillait toujours dans le silence, et ne relâcha le panneau de bois qu'une fois l'elfe sombre à l'intérieur. La porte claqua doucement, comme comme le glas, sourdement. Les glyphes dont le marché Noir avait équipé la pièce aménagée camouflait leur entrevue, protégeait leurs paroles des oreilles tendues. Proche du pirate, il leva une main délicate vers lui, sans geste brusque. Ses doigts fins, dotés de la grâce du beau peule, pincèrent le tissu de la capuche du colosse pour la faire tomber. Son souffle paisible s’échouait sur le visage bien connu de Nathaniel, à présent dévoilé. L'émeraude éclatant perçait le pigment sombre des iris qui lui faisaient face, observateur muet de ce que pouvait receler ce personnage.
Ses traits de cendre, lisses, ne laissaient paraître ni haine ni satisfaction de le revoir, juste un entre-deux indécis, perplexe qui le jaugeait. Son regard sévère, sourcil légèrement froncés, détaillait le visage sombre et ses tâches plus obscures encore qu'il savait de naissance pour l'avoir jadis connu, dans son enfance. Ses lèvres scellées ne semblaient pas décidées à rompre le silence, Aldaron n'était plus aussi impulsif qu'autrefois. Il était capable de patience avisée, pesant de la pertinence des mots qu'il pourrait venir prononcer. S'il avait écouté son cœur, il l'aurait giflé, pour le mal qu'il avait fait à Valmys. Pour lui faire payer, au moins un peu, ses actes honnis. Mais si cela lui picotait les doigts, comme Nathaniel devait bien s'en douter, la réserve qu'il manifestait lui donnait de la valeur. Les récentes nouvelles, au sujet des chimères, venaient de cet homme après tout. Et s'il ne s'était pas présenté à la collecte de fond du pirate, il en avait reçu le contenu par l'Intendante. « Nos routes se croisent donc à nouveau. » entama-t-il sans le quitter des yeux. « Ce n'est pas faute de t'avoir esquivé. » avoua-t-il sans grande volonté de le cacher. Il n'avait pas aimé son alliance avec le souverain Sélénien. Cette mascarade n'avait eu ni le concours ni l'or de Caladon. « Qu'est ce qui t'amène à Nevrast, Nathaniel ? »
Dernière édition par Aldaron Leweïnra le Dim 21 Avr 2019 - 15:56, édité 1 fois