Près de Cordont - 30 mars 1763
Les jours s’étiraient dans une douceur printanière salvatrice et pourtant les rayons du soleil ne parvenaient à réchauffer leur coeur en ces temps de tension. L’appréhension les rongeait. La guerre reprenait ses droits. Les cors allaient de nouveau rugir leur clameur sauvage, les lames allaient réclamer leur rétribution de sang et tous leurs beaux rêves de reconstruction faisaient naufrage…
Ces pensées sombres ne le hantaient pas pour la première fois. Pour être honnête, elles ne l’avaient jamais vraiment quitté, même à leur arrivée sur l’archipel. Mais depuis l’accord des pirates en mi-janvier qui avait balayé tous leurs espoirs de voir l’accalmie perdurer un peu, et plus encore depuis sa dernière rencontre avec les chimères qui avaient bien failli prendre possession de la jeune conseillère de Caladon puis de lui-même, ces pensées noires tourbillonnaient sans cesse en lui. Il se demandait parfois si tout cela en valait encore la peine. Il avait parfois envie de baisser les bras, de tout laisser là, en plan, et de profiter de leurs derniers instants. Tout simplement. À quoi bon se battre quand tout était perdu ?
Car oui pour lui, tout était perdu. Tout. Rien ne pourrait être sauvé. Cette bataille serait leur dernière et serait un immense charnier. Le charnier de l’humanité. Cueillie en plein coeur, alors qu’elle avait enfin de sérieux espoirs de connaître toute sa grandeur.
Mais alors, au plus fort de son désespoir, il se tournait vers ceux qui l’accompagnaient, vers ces fiers délimariens, ces féroces guerriers, ces braves épées, il songeait alors à Sigvald leur Général, et surtout à Tryghild Sa Reine… Et alors oui, alors, un regain de courage l’enveloppait et enserrait sa volonté dans un étau de fer. Il ne pouvait céder à la désespérance quand tous se préparaient au combat avec tant d’ardeur fière. Il devait combattre lui-même, et ses cauchemars, et ces chimères. Il devait lui aussi lever son épée, ses propres armes s’il le pouvait, et faire face comme tout Délimar. Et comme sa Reine.
Il était là de ces songes, à quelques kilomètres de Cordont, à une demi-heure de chevauchée environ, à observer les dégâts causés par les Ekinoppyres. Les troupes chargées de la sécurité de Cordont avaient dû en effet faire face à ce nouveau fléau. Chaque nuit, des abattages massifs étaient effectués, mais chaque jour, l’expansion reprenait. Une troupe avait été envoyée pour mesurer la nouvelle étendue d’expansion, à distance sécuritaire toutefois, et pour rapatrier un petit groupe d’habitants installés non loin. Habitants maintenant avec eux, alors qu’ils observaient, sur des hauteurs, les Ekinoppyres ronger le terrain de leur petit hameau.
Il pouvait être étonnant de voir le petit diplomate althaïen au sein de la troupe de sauvetage. Pour tout dire, s’il avait écouté ses appréhensions, il serait resté en sécurité en Délimar. Mais… Mais le Conseil à Cordont avait besoin d’un avis, de conseils, et de faire un point sur certaines questions. D’ordinaire Sigvald s’en chargeait et faisait régulièrement les allées venues entre Cordont et Délimar, pour coordonner les troupes, que ce soit de défense de Cordont ou de battues contre les plantes agressives. Mais, l’échéance de la guerre avançant à grands pas, d’autres urgences appelaient le Général. Ilhan s’était donc proposé, dans un élan de folie, pour y aller à sa place. Il était, de tous les Conseillers de Délimar, le mieux placé pour l’affaire Cordont, s’étant occupé de la question pendant un bon moment après la catastrophe. Et leur Intendante avait plus urgent aussi à régler. Dire que Tryghild n’avait pas aimé cette idée serait un doux euphémisme… et elle lui avait alors imposé des conditions drastiques. Une garde doublée. Des mesures de sortie draconiennes. Il avait, autant que faire se peut, suivi toutes les conditions à la lettre. Mais il avait tenu à venir au rapatriement des habitants. Ne serait-ce que parce que l’un d’eux était althaïen. Un des derniers… C’était alors de son devoir, lui dernier seigneur vivant d’Althaïa, de venir chercher l’un des siens.
Heureusement les troupes étaient arrivées à temps, et tous étaient maintenant en sécurité sur des hauteurs rocailleuses, bien loin des plantes dangereuses. Ilhan observait la petite troupe, un sourire triste sur les lèvres, quand son regard sombre accrocha soudain une haute silhouette tout de noir vêtue semblant observer la ville se reconstruire de loin, depuis une autre hauteur. Il entrapercevait une longue chevelure de feu voler au vent, au même rythme que les battements d'un long manteau noir.
– Où est-ce ? demanda-t-il à un garde en pointant la silhouette du doigt.
Le garde tourna la tête et observa à son tour.
– Juste à la frontière. Ces hauteurs font partie du territoire neutre. Pas sur les terres de l'Alliance.
Bien, observa pour lui-même Ilhan. Au moins l’intrus, ou peut-être l’intruse, ne s’était pas engagé en territoire allié sans autorisation. Il n’en était pas moins tout près. Peut-être un peu trop près. Un espion ? Vigilance, lui soufflaient ses vieilles habitudes.
– Nous devrions aller voir, suggéra Ilhan.
Le garde lui lança un regard étonné et circonspect.
– Nous ? Je peux envoyer des gardes.
– J’y vais aussi. Cette silhouette n’a pas l’air hostile. Mais je veux m’assurer de ses intentions et de la raison de sa présence si près de la frontière. Et ce… sans hostilité de notre part.
À ces derniers mots, Ilhan tourna un regard acéré et un fin sourire taquin vers le garde. Ingmar le connaissait maintenant suffisamment pour décrypter ses petites piques moqueuses et ne s’en offusquait pas.
– Je vois. Laissez-moi prendre les mesures.
Ilhan hocha la tête. Et attendit qu’Ingmar organise ses troupes. Tryghild avait été assez féroce : pas de sortie sans troupes et sans gardes en grand nombre, et pas de mouvement inconsidéré. Selon lui, ce mouvement ne l’était pas. Il l’espérait. La silhouette avait l’air pacifique, en simple observateur lointain. Il ne la quitta pour autant pas du regard. Mourant d’envie de pouvoir lancer son sort unique de si loin, de pouvoir lire dans les pensées de ce visiteur inconnu, de savoir, là, maintenant… et se fustigeant de son manque de maitrise magique et de son manque de puissance. Il rongea son frein en silence, faisant appel à tous ses mantras pour apaiser son impatience.
Enfin, après de longues minutes, tout fut prêt et la troupe se mit en marche, grimpant vers les hauteurs, heureusement non encore touchées par le fléau ékinoppyrien. Ilhan avait pris soin de demander à l’un des gardes de mettre un drapeau blanc à sa hampe, à côté du drapeau délimarien. Que l’inconnue ne prenne pas peur et ne croie pas à une attaque de leur part, en voyant tous ces guerriers arriver sur lui.
Ou sur elle, rectifia-t-il en approchant alors que la silhouette se dessinait peu à peu. Une jeune femme. Ou plutôt jeune elfe. Du moins en avait-elle tous les traits. Il n'en voyait pas encore le visage distinctement mais... déjà la silhouette lui évoquait quelqu'un. Une silhouette grande. Très grande. Plus grande que lui en tout cas. Il allait encore être le nain de tout ce petit attroupement.
– Bonjour, nous venons en paix. Et nous souhaitons que le soleil illumine vos pas, fit-il en langue commune, dès que sa voix fut à portée, la main sur le coeur avant de la tendre paume vers le haut en direction de la silhouette, puis de l’abaisser, tel le salut althaïen.
Un salut althaïen qui lui avait échappé. Sans doute la nostalgie, la tristesse, en parlant avec son ancien compatriote. Les siens lui manquaient. Terriblement. Sa ville natale lui manquait. Et de plus en plus il songeait à en reconstruire, si ce n’est la cité, au moins le coeur. Un coeur qui pulserait au même rythme, au même son, que celui d’autres exilés en une cité multiethnique, en Déimar. Si cela était seulement possible et si on le lui permettait. Mais là n’était pas la question.
– Ce terrain est neutre et nous n’avons nulle mauvaise intention. Nous vous avons aperçue de loin et vous avez attisé notre curiosité. Nous voulions aussi vous prévenir que les environs sont dangereux, les Ekinoppyres continuent leur redoutable avancée.
Ce visage… lui disait quelque chose. Plus que quelque chose. La liée de feu. Liée à Luna Kohan aussi. Ici. en ces terres. Que venait donc faire un personnage si célèbre si loin de l’île de son peuple ? Si loin de Sélénia aussi ? Ici, en Calastin si proche des frontières, en territoire si frileux de tout incident diplomatique ?
– Je me nomme Ilhan Avente, Conseiller de Délimar, ajouta-t-il enfin tout en la saluant cette fois d’un signe de tête, tel un noble à un autre, en arrêtant son cheval et en mettant pied à terre.
Même si elle devait savoir qui il était, pour tout avouer. Pure formalité de politesse.