26 Février 1763
Il était bientôt temps.
D'ici quelques heures, Ivanyr arriverait en vue. D'ici quelques heures, ils seraient enfin réunis après de longues semaines de séparation. Son cœur se serra et sa fourrure se gonfla dans le vent froid du plateau alors qu'il réalisait, un sourire frêle accroché aux babines, qu'il avait rarement éprouvé une telle excitation ni un tel manque envers qui que ce soit. Son peuple n'était pas forcément attaché à ce genre de relations, mais à force de côtoyer les bipèdes il s'était pris à tomber de plus en plus sous le charme de certaines de leurs émotions, notamment des besoins filiaux qu'ils s'évertuaient de tisser et de complexifier tout au long de leur brève existence. Avant même qu'il ne puisse le réaliser, lui-même tentait de reconstituer une tribu avec des êtres plus hétéroclites les uns que les autres ! Tout cela uniquement pour avoir le confort d'une "famille". Tout cela uniquement pour avoir la force de braver les dangers qui se profilaient à l’horizon.
Il y avait bien entendu les Couronnes ainsi que les guerres, mais depuis peu ces choses nommées les Chimères s'ajoutaient au tableau. De celles-là, il n'en avait d'abord entendu que des brides ici et là au cours de ses voyages sur les côtes de Paadshaïl. Il avait fini par poser la question au dragon Kaalys qui lui avait donné davantage d'informations, mais les intentions de ces choses lui restaient vagues ou plutôt, hors de sa compréhension. Toutefois, il s'agissait d'un danger qui pesait sur l'Archipel... Un de plus. Toute cette combinaison de menace le poussait à attendre avec encore plus d'impatience l'arrivée de son ami. Non, de son frère de cœur : car Ivanyr lui était bien plus proche que ses géniteurs ou sœurs ne l'avaient jamais été et ne le seraient jamais. N'aurait-il pas été un bipède qu'il aurait volontiers partagé bien plus avec lui... L'immense graärh s'ébroua pour chasser ces pensées parasites et se concentra sur son travail. Au fond de sa grotte, il terminait les dernières installations qui permettraient d'appeler enfin cet endroit sa "maison".
Creusé par le souffle d'un dragon, escaliers sculptés par les griffes de cette même créature, il s'agissait d'une niche profonde et confortable aux meubles de bois de licorok, aux tapis et fourrures en laine de rhinocéros et bougies tirées de la graisse de baleines. L'ouverture était circulaire, semblable à l'orbite bête rocheuse, elle-même jaillissant du sol au centre de l'étroit plateau qui déchirait à son tour le flanc des hautes montagnes du Nyn Daaruth. Situé aux pieds de la Gorge du Monde, ce lieu était celui où Ivanyr et lui s'étaient fais des promesses avant leur départ pour Calastin un an plus tôt. Cet endroit était lourd de sens pour le graärh et il espérait que la découverte de cette grotte aménagée plairait tout autant au vampire. Un puissant feu brûlait dans la cheminée et Purnendu poussa le lourd fauteuil proche de cette dernière afin que son ami puisse immédiatement s'y installé lorsqu'il arriverait. Même si son corps figé dans une mort immortelle ne lui faisait pas ressentir le froid comme les autres races, il le savait friand de confort et souhaitait le lui fournir... surtout après ce qu'il lui réservait comme accueil.
Satisfait de la mise en place, le félin couleur de cendre s'assura que le sang gardé près du feu ne soit pas en train de cuir et que sa température soit idéale, puis attrapa son épaisse cape et se dirigea vers les escaliers en colimaçon qui menaient à l'entrée supérieure de la grotte. Grimpant les marches en quelques foulées nerveuses, il dépassa plusieurs petites alcôves où brûlaient d'autres bougies et brillaient quelques cristaux récupérés dans la Gorge du Monde. A mesure qu'il regagnait la surface, l'air se fit plus mordant jusqu'à venir piquer ses poumons à chacune de ses inspirations. En réponse, il gonfla sa fourrure et rentra le museau dans le col de son épaisse cape pour essayer de protéger son souffle. Sous la vive lumière de l'extérieur, mais surtout la réverbération du soleil sur la neige fraîche, Purnendu plissa des yeux et resta à l'ombre de la dent rocheuse, prenant le temps de s'habituer à la lumière dans une immobilité parfaite. Lorsqu'il fut certain de ne plus risquer un décollement de la rétine, il s'aventura dans le tapis poudreux qui l'enfonça jusqu'aux jarrets.
"- Où es-tu ... ?"
Il fouilla dans les replis de sa cape afin d'attraper, dans l'une des poches intérieures, un petit miroir d'or blanc finement ouvragé. Laissant sa magie s'écouler dans l'objet, il lui suffit de penser à Ivanyr pour voir son reflet disparaître pour laisser naître celui du vampire. De ce qu'il voyait de son environnement immédiat, ce dernier grimpait les derniers mètres du sentier étroit qui menait au plateau. Par instant, il disparaissait dans un sort de déplacement, se facilitant le trajet aux endroits les plus périlleux. Sourire aux babines, Purnendu fut heureux de posséder un tel objet et poussa un roucoulement chaud, affectueux, alors qu'il rangeait le miroir bien en sécurité. D'une puissante détente, il força la croûte gelée pour s'élancer dans une course folle au travers du vaste plateau. Tout en longueur, il avait sa partie Est déjà plongée dans une ombre bleutée alors que l'autre versant était frappé d'un soleil pâle, dégagé de tous nuages. Toutefois, à l'odeur qui flottait dans l'air battu d'un vent aussi vif que piquant, un blizzard se préparait hors de leur vue. Cette nuit, il ne ferait pas bon d'être dehors !
La course du graärh s'effectuait à quatre pattes et il laissait dans son sillage une véritable tranchée alors qu'il bondissait et usait de son large poitrail pour ouvrir une voie dans toute cette neige tombée depuis la veille. Il sentait les sous-couche crisser sous ses coussinets, révélatrices d'un danger d'avalanche, mais il continua sa course en s'efforçant simplement de limiter les échos de ses pas ou de ses râles alors que son souffle formait une buée éphémère à ses babines criblées de gouttelettes gelées. Lorsqu'il s'arrêta dans un magnifique dérapage, il surplombait l'unique accès au plateau et ses yeux scrutèrent avidement la pente raide qui s'ouvrait sur le flanc de la montagne. Les nuages de la vallée léchaient la roche pailletée de givre d'une course paresseuse, jetant des ombres fantasques en contrebas. Ce fut d'ailleurs entre deux passages de ces nappes cotonneuses qu'apparue la haute et mince silhouette de son vampire. Aussitôt Purnendu s’aplatit au sol et ramassa ses pattes sous lui alors que sa croupe commençait à se dandiner de droite et de gauche.
Ses pupilles se dilatèrent au points où seul deux minces cerceaux d'absinthes restèrent visibles dans l'immensité obscure de son regard excité. Son souffle se fit plus profond et régulier, ses oreilles se dressèrent et tiquèrent au moindre crissement de ses bottes dans la neige fraîche, au moindre bruissement de ses vêtements. Ses babines gonflèrent et ses épaules se mirent à rouler dans le processus du bond à venir... Comme douée de sa propre vie, la queue ondoyait sur le sol, balayant la poudreuse en gerbes éphémères. Quand Ivanyr fut à seulement une dizaine de mètre, son popotin se mit à remuer bien plus vite et bientôt un petit caquètement échappa à sa gorge tant l'excitation des retrouvailles le gagnait. Moustaches courbées en avant, il tricota le gel sous ses mains avec ses griffes, tapota le sol sous ses postérieurs... et enfin bondit dans une roucoulade tonitruante !
Le choc fut violent et malgré la force spectaculaire innée à tous les vampires, Ivanyr et Purnendu tombèrent cul par dessus tête dans la pente et roulèrent sur plusieurs mètres avant que l'immense félin ne contorsionne son corps pour mener leur glissade à une fin. Dans le creux de ses bras, il tenait son ami si étroitement serré contre son poitrail que toute autre personne avec un besoin de respirer aurait eut de grosses difficultés à le faire. Légèrement essoufflé par l'impact, le fauve commença aussitôt à ronronner avec force et à appliquer des retrouvailles musclées. Avec des grognements et des expirations sèches, il frotta ses joues ainsi que son museau de part et d'autre du crâne de son vampire afin d'étaler ses phéromones. De ses grandes mains, il lui malaxait le dos, tricotant les nombreuses couches de ses vêtements sans aucune retenue. Son souffle chaud au parfum de réglisse, quant à lui, s'échouait sur le visage d'Ivanyr alors qu'il lui léchait la peau d'amples et de larges coups de langue râpeuse.
"- Tu m'as... manqué..."
Murmura-t-il entre deux ronronnements presque hystériques. Ses yeux étaient toujours deux puits sombres et il avait un large sourire aux babines. Il l'attrapa aux épaules pour l'observer à bout de bras, puis vint l'enfouir à nouveau contre son poitrail et recommença à se frotter les joues contre son crâne et ses tempes avec des soupirs d'aise. Il était heureux de le retrouver, heureux d'avoir son odeur et toutes les sensations familières qu'un corps aussi familier lui apportaient après toutes ces semaines sans le voir, sans l'entendre, sans le câliner. Lorsqu'il le sentit remuer et se tortiller, Purnendu sembla se calmer et se recula pour l'observer une seconde fois, pouffant un peu de rire à le découvrir aussi échevelé et même chiffonné après leur petite partie de luge improvisée.
"- Prrrr... prrrr... prrrr..."
Il avait la gueule entrouverte, donnant plus de force encore à ses ronronnements saccadés. Ne semblant pas encore d'humeur à bouger, il continuait de malaxer le corps du vampire de ses griffes alors que sa queue venait s'enrouler avec possessivité autour de son buste en un boa de fourrure humide par la neige.
"- Comment... Comment te sens-tu ? Tu as faim ? J'ai du sang chaud à la "maison"... Prrrr ... prrr... J'ai une surprise d'ailleurs !"
Enfin, le graärh se leva et souleva son vampire avec lui dans le mouvement. Une fois l'un sur pattes et l'autre sur pieds, il s'ébroua avec enthousiasme et leva la truffe vers la gorge étroite qui menait au plateau.
"- J'espère que tu vas aimer. En tout cas, tu avais raison ; cet endroit recèle de bien des merveilles et surprises !"