2 avril 1763
La tresse s'achevait, soignée, par dessus son épaule, alors que l'elfe en nouait l'extrémité par un lacet de cuir. Il lissait du bout des doigts, les pointes délicates. Il était tendu, la coiffure avait occupé ses doigts. S'il s'était écouté, Aldaron aurait été accueillir Ivanyr au port, mais la raison l'avait fait patienter chez lui. Les semaines s'étaient écoulées, étirées en longueur sans qu'il ne puisse les réduire et l'absence de son inséparable avait rendu ses jours de plus en plus ternes. Il avait envie de se jeter dans ses bras, de profiter et savourer pleinement sa présence... Mais déjà qu'il peinait à se contenir, à rester à l'intérieur du manoir, alors s'il avait du attendre, marcher près de lui du port jusqu'ici ou ailleurs pour enfin exploser de toute son affection une fois à l'intérieur de ces quatre murs... Non, il n'aurait jamais tenu. Et il doutait que faire l'amour à son fiancé sur les pavés du port parce qu'il lui avait trop manqué et qu'il était incapable d'attendre qu'ils eurent trouver un peu d'intimité, soit l'acte le plus conseillé pour un respectable bourgmestre. Alors la coiffure l'avait occupé de longues minutes, à la faire, la défaire et la refaire autant de fois que nécessaire pour que cela ne soit pas un vague brouillon sans harmonie.
Puis il avait fait les cents pas. Sentir sa présence, accessible, dans le port, avait été une véritable torture. Il s'était plusieurs fois mordu la lèvre jusqu'à sang pour se juguler, avant de regretter l'acte au goût métallique et exécrable sur sa langue que cela avait. Il cracha cette infamie et rinça sa bouche, avant de soigner la plaie par la magie... Puis il reprit ses interminables cent pas qui donnaient de tournis à sa domestique qui essayait tant bien que mal de l'habiller. Il ne tenait pas en place. Le pantalon de toile verte était, après plusieurs tentatives échouées, recouvert d'une tunique d'un blanc cassé. La ceinture était nouée difficilement, la domestique dut même lui faire les gros yeux pour qu'il s'arrête une poignée de secondes et qu'elle finisse son travail. Ses mains tremblaient d'impatience. Le spirite de l'inséparable lui faisait sentir chaque pas qu'Ivanyr faisait sur les pavés pour le rejoindre. Le nexus du cœur venait renforcer cette sensation, établissant un compte à rebours dont il se languissait du terme.
Ivanyr était resté sur Nyn-Tiamat, pour établir les siens, cachés, nomades, sur l'île neigeuse, à l'abri d'Irina, des Graärhs et des créatures tiamarantiennes. Si Aldaron avait des nouvelles régulières sur ses plans et ses difficultés, ses paroles ne remplaceraient jamais assez ses bras protecteurs lorsqu'ils se refermaient sur lui. Pendant des jours, sa voix fut son seul rayon de soleil pour éclairer ses heures loin de lui, sa seule bouffée d'air dans cet environnement qu'il trouvait de plus en plus toxique. Pourtant, il ne l'était pas, mais c'était son esprit-lié qui le rendait étouffant et sans saveur semaine après semaine. Il perdait cette envie d'avancer, de se battre, de voir le bon malgré l'océan d'obscurités et de vices. Il s'accrochait à la promesse qu'Ivanyr avait formulée, celle qui avait formé le serment de son retour à Caldaon pour leur mariage. Il avait tenu l'engagement et cette croyance l'avait occupé le soir, là où jadis il discutait au coin du feu ou dans la verrière avec le vampire. Là, il préparait et organisait les festivités. Il avait beaucoup de contacts, parvenant ainsi à obtenir tout ce qu'il désirait facilement. Il avait peint des rubans à la main, tracé des arabesques au pinceau sur des parchemins, soigneusement. Il avait entretenu des fleurs, dans la roseraie, veillant sur leur santé et leur fraîcheur.
Ce n'était pas tout les jours qu'il se mariait. Des siècles durant, les humains s'étaient liés les uns aux autres. A Gloria, Aldaron avait assisté aux banquets grandioses et les festivités pleines de vie qui unissaient deux humains. Il ne les avait jamais envié, à l'époque. il avait même trouvé hypocrite de se jurer fidélité quand beaucoup de ces dames et, plus rarement, de ces messieurs, venaient passer de belles nuits à en compagnie de l'elfe à la peau de cendres. Mais maintenant ? Il comprenait et comprenait mieux qu'aucun non-spirite de l'inséparable ne l'apprendrait jamais. Alors il avait mis beaucoup de soin dans chacune de ses préparations. Il avait noué avec soin les petits sachets de confiseries, fabriqué, gravé et décoré les objets rituels. Plusieurs fois il s'était posé la question de la cape qu'Ivanyr placerait sur ses épaules mais le vampire ne lui avait pas confié son blason, ni le nom qu'il porterait, fruit de ses investigations dans les archives glacernoises. Avait-il trouvé ?
L'impatience le frappait à nouveau. Il quitta le salon, finalement, et descendit l'escalier. Il retenait ses pas pour ne pas courir, tout dévaler et le retrouver. Il réussit même assez : lorsqu'il posa le pied sur le parquet du rez-de chaussée, la grande porte s'ouvrait. Il envoya paître sa réserve et sa volonté de fer et traversa en courant le grand hall. Ses pieds nus effleuraient à peine la pierre froide d'un carrelage marbré, dans l'agilité gracieuse, raciale, de sa course. La haute silhouette de son aimé se dessinait à la lumière des candélabres quand l'elfe lui sauta au cou, passant ses bras autour de sa nuque et ses jambes quittant le sol pour s'enrouler autour de sa taille. Sous l'impulsion, le dos du haut mage avait été plaqué contre la porte à peine refermée, lorsqu'il avait du reculer pour amortir la jetée de son inséparable sur lui. Ses lèvres avaient épousé les siennes, le corps tremblant, ses doigts crispés dans la chevelure platine, dans un échange passionné et d'une sincérité poussée à un paroxysme d'authenticité. Il irradiait de tout son amour, secoué de spasme irrépressibles à ce contact fusionnel. Son cœur, dans sa poitrine, battait à tout rompre à l'unisson avec... L'autre. L'autre ?
Les pulsations sous ses doigts, la chaleur de ses lèvres et de sa peau lui firent l'effet d'une douche froide et lorsqu'il rompit leur baiser pour reprendre une inspiration, ce fut pour pousser un cri de terreur. Il le relâchait et s'écartait subitement, reculant de plusieurs pas effrayés en arrière, manquant de trébucher contre un candélabre. Il empoigna le manche de celui-ci, orientant les cinq cierges flamboyants vers le vampire chaud, comme arme et bouclier à l'encontre de cet imposteur. Sa respiration, haletante, tout comme ses traits dévastés trahissaient son égarement. Les flammes faisaient miroiter des larmes de joie, cristallisées sur ses joues par l'instant d'incertitude. Son corps était chaud et vivant... Ce n'était donc pas un vampire. Et pourtant son esprit-lié et son nexus du cœur lui confirmaient que c'était bien son lié qui se tenait là, devant lui. « Qu-Qu'est-ce... » Entama-t-il, tremblant et peinant à remettre ses idées en place. Il avait tant attendu leurs retrouvailles que se retrouver ainsi dubitatif était inimaginable. Il ne savait pas sur quel pied danser : « Tu as immaculé ? » Comment Aldaron ne l'aurait-il pas senti si tel était le cas ?