27 Mars 1763
Les travaux continuaient d'avancer à une allure confortable, remplissant un à un les objectifs que tous s'étaient fixés depuis bientôt quatre mois. Le printemps avait éclot récemment, emplissant l'air de ses parfums sucrés et le paysage de ses couleurs vibrantes. Aux Dieux la grise monotonie d'un hiver pluvieux et boueux, aux averses moroses et aux arbres nus. Les terres déchirées par le Gouffre béant, les champs ravagés et les forêts pliées étaient à présent des tapis de fleurs dansantes et d'herbes folles. Les arbres bourgeonnaient, les buissons se gonflaient de baies alors que les rues mouillées de flaques se lustraient comme des miroirs sous un soleil de plus en plus enhardi.
Cordont la Chue avait à peine survécu à un drame affreux, mais grâce à l'aide apportée de toutes les horizons, elle retrouvait – sinon sa splendeur d'antan, au moins une figure accueillante où il faisait de plus en plus bon d'y revivre. Le camps de réfugiés était aujourd'hui un petit village de cabines de bois aux allées propres et aux ornières entretenues et aux trottoirs gardés secs par de la paille. Les rares bâtiments de l'ancienne ville, limitrophes au Gouffre, étaient entièrement restaurés et servaient principalement pour l'administration, les archives reconstituées, l'orphelinat, l'hospice et d'autres utilités d'importance comme les réserves de grains et de nourritures, voire de fournitures précieuses.
De l'aube au crépuscule, les rues bourdonnaient d'une intense activité et l'on retrouvait sur des visages fatigués bien que volontaires plusieurs ethnies. En effet, c'était au début de ce même mois que le Général Svenn était revenu de la frontière avec une colonne d'artisans et de biens séléniens. Respectant les clauses du Traité de Cordont, l'Empire avait enfin eut le droit d'envoyer des civils sur le sol de l'Alliance et depuis ce jour, les travaux sur la ville avaient redoublé d'intensité. Avec plus de mains d'oeuvre et autant de ressources, ceux en charge de la surveillance et de la gestion du chantier avaient enfin pu tourner leur regard sur un problème qui traînait depuis trop longtemps : les Ékinoppyres.
Véritables épines dans le flanc de l'Alliance, voire de tout Calastin avec leur vitesse de propagation révoltante, ces plantes étaient non seulement d'une nature prédatrice et hautement hostiles, mais elles avaient aussi le mauvais goût de résister à la magie et d'offrir une opposition féroce à toute autre forme d'extermination. C'est pour cette raison que le mois précédent, Sigvald avait finalement frappé du poing sur la table et menacé de régler une bonne fois pour toute le problème directement à la racine en envoyant plusieurs barils de poudre dans le nid de ces choses pour les faire exploser.
Heureusement, il en était ressorti une décision plus posée : la création d'un Bureau d'étude Botanique. Jusqu'à ce jour, le bureau n'avait encore trouvé aucun érudit pour lui donner un semblant de vie et les saloperies végétales continuaient de se répandre de plus en plus. Si le Général délimarien avait eut un petit échange sur la question avec son comparse sélénien lorsqu'il avait récupéré les artisans de l'Empire fin février, le projet était resté au point mort... jusqu'à aujourd'hui.
"- Général Svenn, un elfe du nom de Lomillon... Lom... Bref, un elfe demande à te voir, c'est à propos de l'appel aux volontaires pour l'étude des Ékinoppyres."
L'homme qui se tenait dans le pas de la porte devait garder les épaules voûtées et la tête légèrement basse afin de pouvoir tenir un semblant debout dans la pièce exiguë. Si l'endroit avait en réalité des proportions totalement normale pour le commun des humains, il posait toutefois quelques problèmes aux glacernois pure souche qui s'y promenaient ; comme lui ou encore celui installé sur un bureau trop petit. Un vague grognement échappa à ce dernier en guise de réponse et il fit un simple geste de la tête pour congédier son subordonné qui battit en retraite avec un soulagement évident ; car un mauvais torticolis le guettait.
"- Attend... Attrape-moi Avente au passage. La rencontre devrait lui plaire..."
C'était un althaïen après tout. Discuter et rencontrer le beau peuple était dans son sang. De plus, le Conseiller n'avait pas son pareil pour étudier et juger son prochain et vu l'importance du projet, autant s'éviter des fraudeurs et charlatans. Le Champion de Délimar s'extirpa de son fauteuil lorsqu'il eut terminé la lecture d'un document et sortit à son tour du bureau en massant sa nuque d'une main las. L'air frais de l'extérieur lui fit le plus grand bien tandis qu'il s'étirait souplement pour dégourdir ses muscles de ces longues heures d'inactivité. Au bout de la rue, il avisa l'elfe escorté par deux gardes réguliers en plus d'un troisième qui portait ses affaires dans une petite charrette à mains. De l'autre côté de la rue, sortant d'un autre bâtiment réquisitionné justement pour l'althaïen et ses besoins lors de ses séjours à Cordont ; le Conseiller avec le glacernois qui finissait de lui expliquer ce qu'il se passait.
"- Bien le bonjour, Ilhan."
Sigvald baissa les yeux sur le conseiller et lui fit un fugace sourire, sincère dans le plaisir et l'affection qu'il éprouvait à le voir. Il posa croisa les bras et désigna d'un geste du menton l'elfe qui approchait, remontant la rue mouillée d'une averse survenue la veille.
"- Il semblerait que les choses avancent enfin... Je commençais à perdre patience et espoir. Avec le printemps, ces saloperies se propagent plus vite que l'on a de bras pour les couper."
L'air sombre à ce rappel humiliant de leur situation, il scruta plus intensément encore l'elfe à présent à portée de voix. La haute et impressionnante silhouette du Général était gainée de son armure de cuir frappée du blason de la maisonnée Svenn. A ses hanches battaient ses épées alors qu'il avait laissé son arc sur un râtelier, non loin de l'entrée de son bureau, accessible depuis la rue en cas de danger. Il tendit une main vers le jeune elfe pour une salutation sobre, bien que sincère et significative. La poignée de mains fut ferme et il fit ensuite les présentations :
"- Bienvenue à Cordont la Chue. Je suis Sigvald Svenn, Général de Délimar et Champion de son Intendante. Voici Ilhan Avente, Conseiller de Délimar et âpre défenseur des peuples et de leur liberté."
Il laissa l'autre se présenter, hocha la tête en signe d'acquiescement et nota soigneusement les informations dans un coin de son esprit.
"- Vous êtes ici car vous avez entendu parlé de notre appel au volontariat. Ainsi, vous pensez être capable d'étudier et de circonvenir la menace que représentent les Ékinoppyres. C'est bien cela ?"
Il échangea un regard vers Ilhan, ne sachant trop quoi penser de son interlocuteur. Il n'avait pas croisé un million d'elfes, mais celui-là avait l'air d'avoir encore du lait derrière les oreilles !