25 janvier 1763

Ainsi les Chimères étaient revenues. Nynsith n’avait pas été mise au courant par les bipèdes, elle l’avait simplement su dès lorsqu’elle les avait ressenties. Quand elle les avait combattues pour la première fois quelques années plus tôt, elle avait aussitôt perçu l’énergie néfaste qui se dégageait de ces êtres et en recherchant ce qui avait permis aux Graärh d’avoir accès à la magie malgré l’absence des Dragons, elle avait dénoté que cette même énergie étrange se confrontait à nouveau subtilement à la trame. Quelque chose se préparait sans qu’elle puisse pour autant savoir de quoi il en retournait vraiment, mais ce qui était certain, c’est qu’elle détestait cela.

Bien plus que tout, le retour de ces abominations issues du Néant éveillait chez la Dragonne un ressentiment profond à leur égard. En effet, elle n’avait jamais appuyé la décision de fuir et de laisser la terre à l’ennemi, car bien que le continent d’Ambarhùna ne représentât rien de majeur à ses yeux, il s’agissait néanmoins d’un lieu pollué par l’énergie du Néant. Elle se rappelait encore son arrivée sur cette terre lointaine, ravagée par une guerre où bipèdes et Chimères s’entredéchiraient sans ménagement. La seule motivation qui l’avait poussée à prendre position contre ces monstres venait de leur existe contre-nature. La haine de l’Affamée pour eux était tout ce qu’il y avait de plus viscéral, elle devait les éradiquer à tout prix. Dire qu’à la base, elle et sa mère Keetech ne s’était aventurées en territoire bipède que pour aller retrouver Verith. Peut-être les choses auraient-elles été différentes si d’autres Dragons s’étaient joints à elles. Peut-être le mal aurait-il été enrayé pour de bon et qu’ensemble la famille à nouveau réunie aurait pu simplement retourner sur sa terre d’origine pour y vivre parmi les leurs. Les événements en avait bien entendu été autrement. Le nombre de Chimères était trop grand et allait en grandissant, aussi avait-il fallu abandonner le champ de bataille et battre en retraite, un comportement indigne pour la Dévoreuse. Ses semblables avaient pourtant préférés cette option à la poursuite de l’affrontement et elle s’était donc rangée à leur avis, ce qui l’avait en bout de ligne menée ici.

Mais l’adversaire était de retour, il avait retrouvé les fuyards et cette fois-ci, Nynsith allait se faire entendre. Peu importe ce que les autres en diraient, elle allait prendre l’initiative et attaquer la première. Puisqu’il était hors de question de laisser la moindre avance aux Chimères, la chasseresse s’était mise à la recherche de ses premières cibles, parcourant l’horizon du regard à la recherche d’une quelconque flotte, probablement celle qu’elle avait détectée accidentellement. Après quelques temps, elle trouva ce qu’elle cherchait, quoiqu’il ne s’agissait pas vraiment d’une flotte s’il fallait en croire la terminologie bipède, plutôt d’un duo de navires qui avaient jeté l’ancre loin de la côte. Dans tous les cas, la saurienne plongea immédiatement sous la surface océanique et s’enfonça de quelques dizaines de mètre, gardant toujours son cap jusqu’à finalement arriver sous les coques. Là, elle prit entre ses crocs la chaîne rattachée à l’ancre d’un des deux navires et se laissa simplement couler encore plus en profondeur, débalançant aussitôt l’ensemble du bâtiment.

Aucune des Chimères à bord ne l’avait repérée lorsqu’elle avait plongé plus tôt, aussi cette attaque surprise eut l’effet escompté, bien que l’Affamée n’en vit rien. Regardant dans l’eau, les marins ne purent rien voir, mais il était clair que d’une minute à l’autre l’étalingure allait céder.

- Bon sang, qu’est-ce qui nous tire ainsi?

- On n’en sait rien, c’est loin sous la surface.

Dans son corps d’Almaréen, la Chimère qui faisait office de Capitaine pestait devant cette attaque inattendue. L’archipel qu’avait trouvée les peuples inférieurs semblait regorger de créatures brutales et parfois étrangement intelligentes, en plus d’être parfois en mesure de s’attaquer à eux avec de la magie. Quelques compatriotes en avaient d’ailleurs payé les frais durant leur longue traque pour arriver jusqu’ici, mais rien n’avait jusqu’alors été en mesure d’attaquer directement un navire avec une telle aisance. Le bois grinçait pourtant bel et bien, un avertissement de ce qui allait suivre si on n’agissait pas rapidement. À ce point-ci, couper le câblot rattaché à la chaîne de l’ancre risquait de provoquer autant de dégât qu’en abandonnant simplement le navire. C’est donc cette seconde option qu’il privilégia.

- Que tout le monde rejoigne l’autre bateau! Nous laisserons celui-ci derrière pour occuper la créature.

L’un des matelots créa un portail qui liait temporairement les deux ponts, mais celui-ci était juste assez grand pour laisser passer un individu à la fois, ce qui prenait du temps. Alors qu’il restait encore la moitié de l’équipage à bord, un large pan de la coque s’arracha tandis que le reste du bâtiment tomba du côté opposé, propulsant plusieurs Chimères dans l’eau à la manière d’une catapulte. Le mât céda à sa base et broya le corps du Capitaine, poussant son esprit hors de son pantin de chair. Au même moment, l’énorme masse de Nynsith creva la surface de l’eau pour venir percuter ce qui restait du bateau qu’elle attaquait, brisant d’avantage sa coque afin qu’il coule encore plus vite. Elle s’éleva ensuite dans les airs et ses adversaires purent finalement identifier ce à quoi ils faisaient face.

- Visez les ailes!

Des projectiles chargés de l’énergie du Néant furent lancés en direction que la Dragonne, mais celle-ci n’eut aucun mal à les éviter tandis qu’elle prenant un moment pour observer ses proies. À n’en pas douter, elles étaient bien moins puissantes que d’autres qu’elle avait affronté sur l’ancien continent, aussi était-elle certaine de pouvoir en venir à bout rapidement. Déjà leurs attaques étaient parfaitement inefficaces contre elle et les rares projectiles qui l’atteignaient rebondissaient contre sa solide cuirasse, mais en plus leur manque de coordination faisait foi de leur connaissance plus limitée en combat. Les redoutables adversaires qu’elle avait jadis affrontés étaient-ils tous rendus aussi ridicules et faibles? Ou bien était-ce elle qui avait gagné en force et en puissance depuis leur dernière rencontre? Peu lui importait, car en cet instant elle s’apprêtait à détruire le second navire en défonçant son pont, mais quelque chose vint la freiner dans son élan.

Il s’agissait d’une pression toute singulière qui semblait soudainement s’en prendre à elle. Peut-être y avait-il après tout à bord un adversaire digne de ce nom qui tentait de l’immobiliser? Pourtant, la pression passa d’une sensation physique à quelque chose d’interne, comme si c’était son esprit qui était ciblé. Secouant la tête en grognant, l’Océane s’éloigna un peu plus en hauteur afin d’augmenter la distance entre elle et ce qu’elle supposait être un lanceur de sort. La sensation de pression grandissait néanmoins et un curieux engourdissement commença alors à s’emparer d’elle.

~ Qu’est-ce qui m’arrive? ~

« Nynsith… Tu ne te souviens probablement pas de moi, mais nous nous sommes déjà croisés il y a quelques années. »

Cette nouvelle voix qui résonnait dans sa tête ne pouvait pas être celle d’une Chimère, c’était impossible! Comment l’une de ces abominations aurait pu si aisément percer son esprit draconnique? Pour mieux lutter contre la chose qui l’attaquait mentalement, la saurienne ferma les yeux et se laissa tomber dans l’eau en repliant ses ailes contre elle.

« Tu as détruit mon corps. Sans être parfait, il était solide, mais à présent, tu m’offres un corps qui reflétera mieux ma puissance! »

Enfin, l’Affamée réalisa ce qui se produisait vraiment. Elle avait perdu. Mue par une nouvelle volonté, ses yeux s’ouvrirent et son corps s’extirpa à nouveau des flots. De sa gorge émergea un puissant rugissement de victoire qui aurait dû être le sien, puis son regard porta vers les Chimères sur le navire intact.

« Non! »

Alors qu’elle s’enfonçait dans un sommeil sans rêve, la Dévoreuse laissa éclater sa fureur l’espace d’un instant, présage du sort qui attendait inévitablement l’être qui avait osé la posséder.