De ses mains aux griffes non rétractables, Purnendu s’appuyait sur ses cuisses musclées. Silencieux et attentif, il restait accroupi entre l’âtre et le félin tigré, plongeant ce dernier dans son ombre massive alors qu’aucun frémissement, aucun mouvement ne venaient perturber sa haute silhouette. Seule l’extrémité de sa queue balayait nerveusement le tapis derrière lui, hors de vue du gourmet dont les réponses, pour chacune d’entre elles, venaient accentuer le tapotage agacé du pompon angora. Ses yeux d’absinthe se décrochèrent brièvement de leur cible pour observer le vieux journal qu’on lui tendait, mais le guérisseur ne fit aucun geste pour le prendre de prime abord. Toutefois, voyant que l’autre restait le bras tendu, il attrapa avec mille précautions et tout autant de délicatesse l’ouvrage séculaire afin de le déposer sur l’accoudoir du fauteuil, non loin. Il le lirait plus tard.
Le changement de sujet et la désinvolture de Jangali venaient accentuer la crispation dans le corps massé du fauve à la couleur de cendre et ses pupilles s’affinèrent en deux traits de pinceaux d’encre. Sa mâchoire se serra et ses babines se gonflèrent alors qu’une secousse dans son dos lui ébroua la fourrure. N’aurait-il pas eut autant de poils que l’on aurait très clairement pu voir une veine palpiter à sa tempe ! D’un naturel plutôt placide à l’image de son premier Esprit-Lié ; l’Hippopotame, Purnendu était capable d’entrer dans des colères monstrueuses si on l’y poussait suffisamment. Malheureusement pour son ami de longue date, ce fut exactement ce qu’il fit.
« - Assez !!! »
Plus qu’un ordre, ce fut un rugissement rauque, chargé de toute sa colère et de sa frustration. Babines retroussées, ses crocs accrochèrent les éclats du feu alors qu’une main s’abattait lourdement sur l’épaule de l’ashuddh afin de le tenir à bout de bras et s’assurer que son attention lui soit entière pour les prochaines minutes. Si la prise fut ferme, peut-être même douloureuse tant la poigne se révéla forte, jamais toutefois les griffes ne s’enfoncèrent au-delà de la fourrure rêche du graärh méridional.
« - C’est justement parce que tu prétends y avoir longuement réfléchi que je m’inquiète autant ! Es-tu à ce point naïf, Jangali Pasu !? Ou bien est-ce l’orgueil qui t’aveugle sur la précarité de ta situation !? »
L’aura de l’Hippopotame donna l’impression que Purnendu et son ombre emplissaient toute la grotte. Sa voix tonna et ses yeux étincelèrent alors qu’il avait la fourrure hérissée sur le dos. La queue balayait, cette fois, carrément tout le tapis derrière lui, elle battait comme un tambour contre les pieds des meubles, prise de soubresauts à l’image des mains du graärh qui se retenait visiblement de défoncer quelque chose. N’importe quoi pour ne pas simplement secouer son ami comme un vulgaire prunier en espérant lui vider le crâne de tout l’air qu’il semblait contenir.
« - Je... »
S’interrompant, le guérisseur retira sa main et l’apposa sur sa truffe en un geste de dépit et de résignation. Les yeux clos, il prit une profonde inspiration. Puis une seconde. Même une troisième, dans le doute. A chaque fois qu’il expirait, son aura s’estompait et bientôt le crépitement du feu retrouva toute sa gaieté. La pièce fut à nouveau lumineuse et chaleureuse tandis que Purnendu retournait s’asseoir contre l’âtre avec un dernier long soupir. Un moment silencieux, il se contenta de regarder le plafond, car il n’était pas certain de rester calme s’il fixait tout de suite la truffe d’ahuris qu’était le gourmet. Par les Esprits qu’il l’adorait ; sincèrement ! Mais là, tout de suite, il avait juste envie de l’assommer.
« - Jangali... tu ne réalises réellement pas dans quelle situation tu te trouves, n’est-ce pas ? »
La voix était redevenue douce, bien qu’une pointe de mélancolie et d’amertume se fasse entendre.
« - Je ne dénigre pas ton souhait d’aider et de participer… cette générosité du cœur a toujours été ta plus grande qualité, si l’on ignore ta cuisine. »
La point d’humour fut fugace, car déjà le graärh de cendre reprenait d’un ton lugubre :
« - Toutefois, le sacrifice que tu as fais en endossant volontairement le titre d’Ashuddh est bien plus lourd que tu ne le penses et ses conséquences vont au-delà de ta propre personne. Tout ça pour dire que tu n’as plus aucune crédibilité, Jangali. Ni ici, ni là-bas ! A Netheril tu seras probablement chassé comme du gibier à vue et même si tu viens te cacher à Paadshail, il ne suffira que d’un spirite du Hibou pour mettre à nu la vérité te concernant. »
Et il n’osait même pas imaginer quel sort lui serait réservé ici. Soudain, le poids des années lui tomba dessus et il se pinça l’arrête du museau avec un léger froncement de la truffe, sentant poindre derrière son crâne un début de migraine.
« - Et ça, ce n’est qu’en ce qui te concerne ! Mais pense à Ilhan et l'Aaleeshaan Svenn… que va-t-il leur arriver quand ils iront à Netheril et se diront être des alliés de Jangali l’Ashuddh !? Quel genre d’accueil crois-tu qu’il leur sera réservé ? Tu as perdu tout honneur aux yeux des Légions… au regard tout entier de notre peuple ! En t’associant avec Délimar, tu as causé plus de mal que tu ne le réalises. »
Il le fixa avec tristesse et résignation.
« - Et je ne parle même pas des conséquences de ta promesse avec Ilhan sur le bracelet des Esprits. »
Purnendu tendit une main afin d’effleurer le bijou d’un revers délicat de ses griffes. Il contempla cette relique sacrée avec un profond respect, mais ses orbes d’absinthe restèrent résolument ternis de déception. Quel gaspillage.
« - Tu as mis les yaks avant le chariot… Mon bel idiot, tu es vraiment incorrigible. »
L’herboriste soupira et laissa retomber sa main.
« - Sais-tu combien il y a de Bracelets en ce monde ? Cinq paires. Il n’y a que cinq paires ! Il s’agit d’objets non seulement rares, mais qui furent accordés par les Esprits eux-même selon certaines légendes. N’importe quelle Aaleeshaan tuerait pour en avoir une paire en sa possession ! Tous les naayak échangeraient leurs places pour être capable d’élever davantage encore leur honneur en passant une promesse via ces reliques. Alors imagines-tu une seule seconde quelle sera leur réaction s’ils trouvent un Ashuddh avec ça passé au bras !? Pire encore ; as-tu considéré combien il était dangereux pour Ilhan de rencontrer n’importe quel graärh avec CA passé au bras !? »
La colère gronda de nouveau dans sa voix, semblable à un grondement qui laçait chacune de ses riches et profondes inflexions. L’inquiétude qu’il ressentait pour son ami sans-poil était sincère et il pensait déjà à lui envoyer une lettre pour le mettre en garde contre pareil danger. Serrant les mâchoires, il reprit sinistrement :
« - Il se fera tuer, Jangali. Les graärh vont croire qu’il a volé cette relique et s’en sert comme d’un vulgaire bijou d’apparat. Ils vont penser qu’il crache sur leur croyance et méprise leur culture ! Et si par un quelconque miracle ils ne lui sautent pas à la gorge et qu’il a le temps de s’expliquer… crois-tu que ça ira mieux ? Crois-tu qu’avouer s’être lié à un vulgaire Ashuddh aidera d’une quelconque façon sa cause !? »
Sa queue se remit à battre le sol avec force et il roula des épaules dans l’espoir futile de chasser la tension qui le gagnait à mesure qu’il repensait à toute cette merde. Soufflant sèchement de la truffe, il détourna la tête et se gratta le poitrail. Ses poings lui démangeaient encore.
« - … Fais moi voir ce carnet. »
Il n’y avait rien de plus à dire. Purnendu se savait impuissant car il n’était pas en position pour remédier à quoi que ce soit autant parce qu’il était de l’autre côté de l’Archipel, que le seul moyen pour rompre la Promesse était de la seule volonté des deux liés. Tout ce qu’il pouvait faire, c’était d’espérer que son ami réfléchisse sérieusement à sa situation et agisse en conséquence avec, si les Esprits l’accordaient, davantage de responsabilité cette fois.
« - Il va me falloir du temps pour récupérer la moindre information là dedans. Je vais avoir besoin de calme pour recopier et traduire tout ça… Pendant ce temps, assure-toi de retrouver tes forces et de te soigner. »
Le fauve se leva et alla chercher une plaque de bois, de l’encre, une plume et plusieurs parchemins qu’il avait acheté à Caladon avant son départ. La qualité du papier était réellement exquise et il adorait le bruit que faisait la plume lorsqu’il grattait les fibres de sa pointe. Préférant se plonger dans l’étude du carnet plutôt que de continuer à souffler dans les bronches de son ami, Purnendu alla s’installer dans le grand fauteuil où il se rangea dans une position improbable et ressembla bientôt à l’un de ces meubles nordiens « Hïkkeah ». Truffe baissée sur son étude, il marmonna toutefois dans ses moustaches :
« - Tu as de la nourriture dans les pots. Ne mange pas tout, la nourriture est rare par ici… et tu serais incapable de combler le gaspillage en allant chasser vu ton affinité avec le climat. »
Il prit un pause, sembla pondérer avant d’ajouter :
« - Il me reste des livres dans la malle sans fond. Sers toi le temps que je termine ici. »
N’importe quoi pourvu qu’il ne fasse pas trop de bruits… ou il finirait par réellement l’assommer.