Matriarches. [Sa'Hila et Keetech]

1 Février 1763
Village de la Legion

Keetech fendait les cieux remplis de nuages, sentant s’abattre sur ses écailles une pluie violente et bienfaisante. La Saurienne ne craignait guère la fureur des éléments, au contraire elle était émerveillée par la vision des éclairs et le bruit fracassant du tonnerre qui sonnait à ses ouïes telle une agréable symphonie. Après tout, elle était la fille des tempêtes, la reine des nuées et la mère des ouragans et l'écailleuse se sentait particulièrement en symbiose avec ce phénomène climatique. Issue d’une lignée de dragonnes de l’orage, Quartzécaille possédait le pouvoir de contrôler les tempêtes et même de rugir des éclairs, en lieu et place du feu.

Après un long périple à travers l’archipel, la saurienne avait décidé de séjourner quelques temps sur Néthéril, cette ile dont le nom avait jailli de la mémoire des dragons. Cette contrée était connue pour les moussons qui arrosaient ses côtes, ses étés caniculaires et ses violents orages, sans oublier sa savane brûlée par le soleil, ses marais et ses immenses canyons.

Par le passé, cette dernière s’était déjà rendue sur Néthéril et avait fait la connaissance d’un mystérieux alchimiste nommé Demens Torqueo. Un bien curieux bipède d’après ce qu’elle avait pu en juger et celui-ci possédait, à son instar, une partie du corps recouverte de cristaux.
Une autre spécificité de Néthéril qui attisait la curiosité de Quartzécaille était le fait que cette ile abritait une importante légion d’hommes-félins. Keetech se remémora la conversation qu’elle avait eue quelques mois auparavant avec son époux Verith concernant les Graarh, notamment ceux de la légion de Nyn-Tiamat.

Le dragon de l’ire jugeait ces créatures innocentes des crimes, envers le peuple draconique, qui entachaient tous les autres bipèdes. En vertu de cela et en remerciement pour les informations fournies à propos du Baoli, Verith avait décidé de les protéger contre leurs ennemis vampires.
Pour sa part, la matriarche dragonne n’avait, pour l’instant, jamais rencontré l’un de ses hommes-félins, mais elle connaissait l’asservissement que la plupart subissait de la part des Ambarhùnéens.

Il n’était jamais simple de devoir subir une cohabitation forcée avec d’autres peuples, à fortiori quand il s’agissait d’envahisseurs. Keetech se rappelait les récits contés par les dragons ancestraux, qui comptaient parmi les membres les plus âgés de la nuée.

Jadis Ambarhùna, le continent originel des dragons, leur appartenait totalement et ceux-ci y vivaient prospères et heureux jusqu’au jour où les premiers bipèdes avaient débarqués sur leurs côtes. Les premiers arrivés étaient ces êtres dotés de longues oreilles, nommés Elfes, suivis d’un autre fléau qu’ils avaient amené avec eux sans le savoir. Les vampires, leurs ennemis héréditaires. C’est ainsi que la paix qui régnait sur Ambarhùna avait été brisée et les dragons virent leur existence bouleversée.

Quelques temps plus tard, d’autres bipèdes nommés humains atteignirent le continent et commencèrent à y édifier des cités avant de fonder un Empire, envahissant chaque jour davantage l’habitat naturel des Sauriens. Et comme si cela ne suffisait guère, les magnifiques écailleux qui jusqu’alors connaissaient la liberté la plus totale se vire imposer une terrible chaine appelé le Lien.

Peu à peu, les guerres incessantes que se livraient les deux-pattes ravagèrent la surface du continent et le cœur empli de désespérance, la plupart des dragons décidèrent de prendre leur envol vers l’océan, en quête d’une nouvelle terre, et d’abandonner ces créatures insensées à leur funeste destinée.
Seuls certains d’entre eux, habités par un inextinguible espoir, acceptèrent de laisser certains de leurs œufs afin que la magie puisse se réveiller et les bipèdes apprendre un jour de leurs erreurs.

L’histoire semblait pourtant se répéter, telle la roue d’un destin implacable, perpétuant des cycles de violences et d’errances. Après avoir fui Ambarhùna dévastée par les chimères, les bipèdes avaient colonisé ce nouvel archipel et s’appropriaient le territoire d’autrui, comme s’il leur appartenait. Même les chaines de l’esclavage dont étaient affligés les hommes-félins comportaient d’étonnantes similitudes avec la magie du Lien, du moins quand celle-ci agissait à la manière d’une prison retenant les dragons captifs.

Aussi la fille des tempêtes pouvait-elle comprendre la colère et l’amertume qui dévoraient l’âme des Graarh et son désir de les rencontrer et d’apprendre à mieux connaitre leur peuple devenait chaque jour plus vivace. Même si elle ne comptait pas leur octroyer sa confiance d’emblée car, bien que vierges de toute trahison ou offense envers les sauriens, ils n’en demeuraient pas moins des bipèdes. Toutefois, la matriarche dragonne était prête à leur lancer le bénéfice du doute et puisque Verith avait rencontré l’Aleeshaan de la terre des glaces, pourquoi n’en ferait-elle pas autant avec celle qui régnait sur l’ile des tempêtes ?

Tandis qu’elle survolait l’ile, Keetech aperçut un village fait de constructions de pierres et elle remarqua la présence d’hommes-chats, sans doute destinés à monter la garde, et qui s’empresseraient sans doute de donner l’alerte car la furtivité n’était guère le point fort de la dragonne géante. Mais qu’importe, cette dernière n’avait nulle raison de se cacher et mieux valait que les Graarh soient informés de son arrivée.
La reine des nuées décida de se poser à proximité, faisant attention de pas trop faire trembler le sol au risque de faire s’effondrer quelque chose, étant donné sa masse immense. Les constructions bipédiques étaient si fragiles qu’il suffisait d’un coup d’aile mal placé pour provoquer une catastrophe…
Une fois ses ailes repliées, Keetech utilisa sa voix télépathique pour s’adresser aux habitants du village. La plupart étaient confinés dans leurs demeures, en raison du temps orageux, car il ne faisait pas bon de mettre un félin dehors.

- Mes salutations, peuple Graarh. Mon nom est Keetech, la dragonne de Quartz et la fille des tempêtes. N’ayez crainte, je ne suis pas ici pour vous causer le moindre mal, je désire simplement m’entretenir avec la matriarche de votre légion.

Après s’être posée à proximité du village de pierre, Keetech mira les abris troglodytes des félidés avec curiosité, le comparant aux autres constructions Bipédiques qu’elle avait eu l’occasion de contempler, à savoir la somptueuse capitale des elfes, véritable ode à la nature, ainsi que la forteresse vampirique destinée à être un rempart contre l’adversité. Les cités et les villages humains, quant à eux, se démarquaient par leur diversité architecturale et leur foule populeuse, semblable à une fourmilière grouillante d’insectes.

Les amoncellements de pierres qui servaient à abriter les graarh se distinguaient par leur originalité et ne ressemblaient en rien à ceux des autres deux-pattes.  D’après ce qu’elle pouvait en juger, les hommes-félins érigeaient des constructions avec les matériaux trouvés au sein de leur environnement, en symbiose avec la nature, afin que ces amas de cailloux leur servent d’antres.

En observant les nuées de bipèdes, de plus ou moins près, car sa présence ne passait  guère inaperçue, la Saurienne avait remarqué que ceux-ci, au lieu de mener un mode de vie nomade et de se trouver une grotte, construisaient eux-mêmes des petites cavernes, adaptés à leur minuscules proportions, généralement situées en des lieux qu’ils considéraient comme leur territoire.

A l’instar des dragons, les deux-pattes n’aimaient pas voir leur territoire envahi et c’était sans doute la raison de la présence de ces gardes félins, chargés de la protection du village.

Grâce à son pouvoir télépathique, la fille des tempêtes pouvait percevoir leurs pensées et sonder leur esprit dans lequel elle lisait la fascination, mêlée de méfiance, que sa présence suscitait. A leurs yeux, l’écailleuse devait apparaitre comme démesurée et effrayante et peut-être que cette dernière leur évoquait une créature mythique de leur panthéon ou une divinité capable de commander les éléments.

La plupart d’entre eux n’avait jamais rencontré de dragon et certains les craignaient probablement en raison de leur lien avec les Ambarhùnéens. Cependant, Quartzécaille était une dragonne sauvage, fière et indomptée, et qui ne vouait fidélité qu’aux règles et aux traditions draconiques.

Consciente que sa présence devait susciter bien des questionnements, voire de la crainte, en raison de sa stature gigantesque, la Saurienne utilisa sa voix télépathique pour leur annoncer la raison de sa venue. Elle venait en paix et désirait s’entretenir avec la matriarche de leur légion.

Keetech perçut de l’agitation parmi les Graarh et, quelques instants plus tard, une femme-chat se détacha du groupe des félins et s’avança dans sa direction. Cette dernière, au pelage moucheté d'or, arborait une posture pleine de dignité et se déplaçait d’une démarche souple et agile. Éprouvait-elle de la peur face à cette créature gigantesque ? Peut-être.

Mais si tel était le cas, la féline n’en laissait rien paraître, consciente de représenter l’honneur de sa légion. Puis, prenant la parole à son tour, celle-ci s’adressa à l’écailleuse avec la courtoisie et la révérence dues aux dragons.

Voyant que la Kamda Aleeshaan se tordait le cou, en levant les yeux dans sa direction, la fille des tempêtes jugea préférable, si elle voulait éviter à son interlocutrice un torticolis, de baisser sa tête vers elle.

A présent, la femme-chat pouvait apercevoir les orbes bleutés de la dragonne rivés sur elle, l’observant avec acuité, tandis que la voix télépathique continuait à résonner dans sa psyché.

- Je te salue également Sa Hila, matriarche des hommes-chats. Puisque tu t’exprimes au nom de tout ton peuple, c’est avec toi que je vais m’entretenir. Je suis en mesure de comprendre la méfiance des tiens à l’égard des dragons car avant l’arrivée des Ambarhùnéens, Tiamaranta était vierge de toute présence draconique. Cet archipel regorge de bien des mystères et vous en êtes les gardiens et les protecteurs. Vous êtes donc les interlocuteurs les plus appropriés lorsqu'il s'agit de percer les secrets qu'abritent ces contrées.  C’est la raison pour laquelle je voudrais que nous discutions ensemble afin d’apprendre à connaitre nos peuples respectifs. Et au fil du temps, peut-être parviendrons-nous à construire un respect et une confiance réciproques.

L’écarlate lui avait conté sa rencontre avec les Graarhs de la légion de Nyn-Tiamat et leur Kamda Aleeshaan. Et en remerciement pour leur aide et leur attitude respectueuse envers les dragons, ce dernier avait décidé de leur octroyer sa protection. Keetech qui était absente lors de cette entrevue désirait se faire sa propre opinion par elle-même et non pas fier aux seuls dires du Rouge. Pour l’heure, il n’était pas question d’accorder une confiance aveugle, car il s’agissait de bipèdes malgré tout ; néanmoins la Saurienne était disposée à faire un pas vers eux. L’évolution de leur relation se ferait avec le temps et seul l’avenir lui dirait si elle avait eu raison d’agir de la sorte.

- Votre peuple n’a jamais commis d’offense envers les dragons et en vertu de cela il mérite sa chance. C’est pourquoi je suis prête à venir à vous pour me rendre compte par moi-même de votre attitude envers les dragons. Nos deux peuples ont chacun à apprendre l’un de l’autre et si tu as des questions à propos des dragons, je suis prête à assouvir ta curiosité.