5 Avril 1763
Palais de Caladon
Palais de Caladon
Enfin. Enfin Sa’Hila parvenait à la première cité humaine de Khokhattaan. Enfin… pas tout à fait. Disons plus... son esprit. Jours après jours, elle était parvenu à se libérer un peu de temps pour méditer et entrer en communion avec les énergies naturelles du monde. Jours après jours, elle avait projeté son esprit dans une transe qu’elle seule en avait le secret. Au milieu de cet interstice, entre le monde physique et immatériel, elle avait voyagé, volé, galopé. Loin, bien plus loin que son île adorée, elle avait senti la caresse du vent sur ses plumes semi-tangibles, senti la poussière se soulever sous ses sabots presque vrais. Oui, petit à petit, elle s’était rapproché de sa destination : la ville humaine marchande de Caladon. Elle ne savait pas exactement quoi y trouver, mais une chose était sûre : elle devait s’y rendre. Et parce que son rôle de cheffe de Légion l’y contraignait, elle avait choisi ce moyen atypique de parvenir à ses fins. Quelle tristesse de penser que jadis, cette faculté lui servait à s’échapper quelques heures, grappillées sur son précieux temps de matriarche. à présent, elle s’en servait pour aller espionner des potentiels ennemis … ou alliés. Sa’Hila secoua son bec. De telles pensées ne devaient pas obscurcir son jugement. Elle avait déjà rencontré des sans-poils qui méritaient qu’on s’y intéresse après tout. Elle ne pouvait décemment pas mettre tout le monde dans le même panier. Si elle voulait que les peaux-lisse les respectent et ne fasse pas ce genre d’amalgame, elle devait montrer l’exemple après tout.
C’est donc sereinement que Sa’Hila-Geai amorça sa descente vers la cité. Le crépuscule nimbait le paysage de ses couleurs ocres, faisant miroiter les centaines, peut-être les milliers même, de maisons. Ces habitations étaient très étranges pour Sa’Hila, qui comme tout graärh, n’avait connu que des demeures rondes. Vus du ciel, les entrelacs de ruelles ne ressemblaient ni plus ni moins qu’à un immense labyrinthe où même un Lièvre s’y perdrait. Mais aussi anarchique et étrangement structuré qu’était la cité, un édifice en particulier attirait l’attention. Plus haut, plus détaillé, plus majestueux. à ne pas s’y tromper, il s’agissait là l’équivalent de la demeure de l’Aaleeshaan. En nettement plus tape-à-l’oeil, fidèlement aux sans-poils évidemment. C’est à l’intérieur qu’elle devait se rendre pour déposer ses phéromones magiques, dans l’optique d’y revenir plus tard. Et pour cela… elle devait trouver un animal que les sans-poils auraient domestiquer. L’occasion se présenta sous la forme d’un chat, faisant nonchalamment sa toilette sur une toiture. Bien plus petit et moins agressif que les chats sauvages de la savane, il fera parfaitement l’affaire. Fondant comme un rapace sur une proie, elle pénétra l’esprit du félin et y prit possession aisément. La domestication et la proximité raciales des deux êtres étaient tout autant de facteurs qui lui assuraient une puissante emprise sur lui. Bien sûr, elle ne l’utiliserait pas pour faire le mal, la spirite du Cheval respectait bien trop le règne animal pour cela. Habitué à l’agilité inhérente au félin, elle entreprit d’explorer les environs du palais, guettant la moindre entrée. Il ne lui fallut pas longtemps pour trouver une fenêtre légèrement entrouverte et s’y faufiler.
C’était comme entrer dans un tout autre univers. L'opulence des lieux n’avait absolument rien à voir avec la simplicité quotidienne des graärh. Dans le soir tombant, nulle âme ne vint croiser le chemin de la petite forme sombre, constitué de poils et d’yeux mordorés. Sa’Hila ne savait plus trop combien de temps elle arriverait à maintenir sa transe, aussi se dépêcha-t-elle de choisir une salle vide pour marquer son relais magique. Par chance, elle tomba sur une impressionnante bibliothèque, où s’empilaient des centaines d’ouvrages. S’agissaient-ils de livres qui avaient survécu à l’Exode ? Ou simplement les humains étaient-il particulièrement productifs ? Tout à sa contemplation, elle ne fit pas attention aux pas derrière elle, dont le riche tapis en absorbait les sons et vibrations…
-Mrawrrrrr !
Ce cri du coeur lui avait échappé sous la forme d’un miaulement indigné, alors que des mains venaient de saisir le petit chat. Sous l’effet de la surprise et de la frayeur, la voyageuse astrale libéra une importante quantité de phéromones, recouvrant une grande partie de l’individu et la section “géographie” de la bibliothèque. Et alors que l’intrus retournait son enveloppe temporaire, Sa’Hila perdi pieds en croisant son regard. Elle ne s’attendait vraiment pas à cela. Un elfe. En soi, rien n’empêchait un elfe d’être chez les humains… mais comme pour la majorité des graärh, il était très inconcevable pour de sortir de son territoire… La surprise était telle qu’elle perdit donc le contrôle et quitta le corps du félin, reprenant sa forme de geai moqueur. Pendant un court instant, le temps de deux battements de coeurs, le volatile, semblable à une apparition spectrale et l’elfe se fixèrent intensément. L’un comme l’autre venait de vivre une expérience particulièrement intrigante et la limite psychique du sort mit fait à ladite situation. Disparaissant comme une fumée de bougie dans le vent, l’esprit de Sa’Hila réintégra son corps, situé à des kilomètres de là…
Assise en tailleur, Sa’Hila rouvrit les yeux. Les volutes d’encens qui l’entouraient, circonvulaient paressesement alors que Bahvika redressait les oreilles et ronronnait de plaisir au retour de sa maîtresse. Encore un petit peu chamboulée par son aventure, la Dompteuse gratouilla la panthère au milieu des oreilles, lui arrachant d’autres ronronnements encore plus puissants. Décidément, elle pourrait toujours compter sur lui pour la protéger durant ses transes. Au moins, pensa-t-elle, elle avait eu le temps de marquer l’endroit. Il eût été dommage d’avoir fait tout ce chemin pour rien...
Dépliant ses jambes, elle s’étira, faisant craquer sa colonne. La transe était peut-être un sort de l’esprit, il n’en demeurait que le corps aussi était mit à contribution dans son inaction. Néanmoins, alors qu’elle allumait tranquillement les torches et chandelles dans sa chambre, elle ne pouvait s’empêcher de penser. Qui était cet elfe ? Allait-il donner l’alarme ? L’avait-il seulement aperçu et considéré comme une menace ? A sa place, elle se serait méfié. Même si d’un côté, il était hautement improbable que les sans-poils aient entendu parler de la faculté de Sa’Hila… Comme beaucoup d’autre choses, et malgré ses désirs d’ouvertures, la culture graärh restait méconnue. Et de cette ignorance mutuelle, se cultivait le cycle de la haine et de la méfiance. Et si parfois elle pouvait être las de mener ce combat, elle continuait tout de même. Pour ses frères et soeurs, pour ses petit-enfant, pour leur offrir un avenir paisible… presque comme avant…
Intrus !
Cette simple pensée, accompagnée d’un grognement et d’une chute de corps firent faire volte-face à la Cheval. Encore une fois Bahvika l’avait protégé. De quoi cette fois-ci ...?
-Par tous les Esprits, mais qu’est-ce que … ?!
Ouvrant des yeux rond sur la scène irréelle devant elle, elle ouvrit la patte et appela son arme. Versatile se matérialisa sous sa forme d’épée et elle mit en joug le nouveau venu, qui d’ailleurs ne devait pas en emmener bien large. Parfaitement entraîné, Bahvika l’avait plaqué au sol, lui maintenant les bras et les jambes sous ses puissantes pattes. Grondant en signe d’avertissement, le familier montrait également les crocs. Le message était on ne peut plus clair : aux moindres mouvements suspects, c’était sa jugulaire qu’il allait déguster.
Sa’Hila quant à elle, réfléchissait à toute allure. Par le Grand Smilodon, mais d’où venait-il ? Comment était-il arrivé ici ? Dans sa chambre, au beau milieu de la Légion ? Les meilleurs spirites de l'île la protégeaient quasi en permanence ! Il lui fallait des réponces.
-Qui es-tu ? Comment es-tu arrivé ici ? Et ne t’avises pas de me mentir, Bahvika se ferait un plaisir de t’arracher la gorge.
Son ton était autoritaire mais également un tantinet inquiet. Par ailleurs… mais ne s’agissait-il pas de l’elfe qu’elle avait vu plus tôt ?! C’était bien la première fois qu’on pénétrait sans autorisation dans sa chambre, son sanctuaire, son lieu de retrait...le seul endroit où elle s’autorisait à être à être nue par ailleurs. Non pas qu’elle était pudique, cette notion n’existait pas chez les graärh, mais cela démontrait parfaitement le caractère sacré du lieu...