Si le bruit du bois se brisant devant lui manqua le faire sursauter de peu, sursaut qu’il parvint à maitriser sans bouger d’un iota et sans baisser les yeux devant la colère ardente qui grondait devant lui, il n’en perdit pas pour autant son sourire. Même s’il se fit un tantinet moins provocant.
Il ne le perdit toujours pas quand l’autre fit mention de sa possible vengeance l’après-midi même. Oh oui, il savait bien qu’il allait souffrir. Forcément ! Avec le Général en professeur, il ne pouvait que souffrir. Mais il n’en avait cure en cet instant. Ce moment était à lui, à lui seul, et dans cette pièce, c’était lui le maître. Et il saurait dompter son élève récalcitrant, foi d’Avente.
En tentant de le dompter non plus par la force, mais par l’adhésion. Lui ancrer des savoirs à coup de martinets n’était pas dans ses méthodes et répéter sans cesse le même laïus protocolaire ne servait visiblement à rien, si ce n’est à braquer le loup géant. Non, il voulait que le nordique comprenne les enjeux, les fasse siens, les appréhende totalement, même si sous un jour particulier, pour enfin les prendre en main de lui-même, pour assimiler les éléments essentiels qu’il devait savoir, s’il voulait seconder dignement son Intendante. Ilhan savait l’homme capable d’apprendre. Malgré son tempérament impulsif et son côté bourru, Sigvald n’était pas dénué d’intelligence, loin de là. Il fallait juste lui trouver la motivation d’apprendre ce qui, de prime abord, lui semblait inutile, futile et stérile.
Et quel ne fut pas son soulagement quand il vit enfin l’intérêt illuminer ce regard de glace, une fois son nouveau mode d’enseignement présenté. Il tenait là quelque chose, enfin !
« - Ce qui est bien avec la mie de pain, c’est qu’on peut la manger une fois que l’on en a terminé avec le conseil de guerre... »
Ilhan ne répondit mots, mais se contenta de pousser une petite coupelle de friandises en tout genre qui trainait sur la table. Le geste disait tout : qu’il se fasse plaisir. La maison offrait.
— Shan est très doué en effet. Comme chaque membre de cette maison, même si chacun cultive des talents différents, répondit l’althaïen avec un sourire oscillant entre fierté et mille promesses.
Il préférait ne pas se prononcer quant à ces promesses muettes, qui pouvaient tout autant être plaisir des sens que plaisir mortel.
Il avait repris le langage commun, vu que Sigvald semblait le préférer pour cet entretien. et il devait avouer, même s'il commençait à bien maitriser le nordique, que la langue commune serait plus pratique pour son cours.
Il écouta ensuite la rapide analyse du général et son sourire s’élargit quand il entendit l’autre tenter, réellement, de s’approprier la méthode. Il n’aurait peut-être pas fait les mêmes comparaisons, mais peu importait. Pour une des rares fois depuis qu’ils avaient commencé ces cours, ils avançaient. Et Ilhan entrevoyait enfin la possibilité de faire entrer un peu de plomb dans cette tête de pioche. Du moins les connaissances pas si inutiles que le pensait le Général, quant à ses anciens pairs de Sélénia. Il retint un soupir de soulagement et se contenta d’ancrer son regard sombre dans celui si clair de Sigvald.
– On pourrait dire cela, en effet. Je rajouterai, que les blessures, même de type impair politique, peuvent être mortelles. La mort ici est alors la perte de toute considération, de toute influence, la perte d’attention et la perte de pouvoir être écouté, la perte de pouvoir donner des conseils avisés. Ce peut être également la mort réelle. N’oublions pas que certains empereurs sont parfois sujets à la condamnation facile. Insulter la couronne peut également vous valoir une destitution de tout ce que vous possédez ou pire, et vous mettre en situation d’insécurité ou de précarité. Ou vous pouvez vous faire des ennemis… mortels… qui n’hésiteront pas à vous faire poignarder à la moindre occasion. Ou à vous faire empoisonner...
À ce dernier mot, son ton s’assombrit nettement. Et ses orbes de jais se teintèrent d’une lueur terriblement sérieuse, avant de coulisser vers les gourmandises dans la coupelle, puis de revenir sur Sigvald et de lui offrir un léger mouvement de tête.
– Peut-être comprendrez-vous un peu mieux quelques-unes de mes… manies, fit-il en un sourire mi-figue mi-raisin.
C’était là un aveu à demi-mot, sa peur de l’empoisonnement qui l’avait suivi jusqu’ici. Un aveu, une confidence… Une marque de confiance. Il n’était pas bien sûr que Sigvald le comprenne ainsi toutefois.
– Mais je vous rassure, ces gourmandises ont été goûtées, vous pouvez les manger en toute tranquillité.
Et comme pour appuyer ses mots, il en croqua une sans hésitation. Puis reprit, sur un ton plus sobre :
– La victoire est effectivement pour certains les avantages ou faveurs de l’empereur, ou de nobles bien placés. Selon moi, la réelle victoire serait plutôt l’influence. La voix qui chuchote, conseille, guide. Le pouvoir dans l’ombre. Si vous ne deviez retenir qu’une seule chose de tous ces cours, une seule, ce serait celle-là : les ombres sont souvent plus à craindre que le mur sur lequel elles se projettent. Le pouvoir à Sélénia n’est parfois qu’illusion et ce sont les ombres qui les créent.
Il soupira, espérant que Sigvald comprenait. Et ne jugeait pas trop hâtivement l’homme qu’il avait en face de lui, un homme qui avait, au final, fait partie de ces ombres. Un homme qui pour autant était venu à Délimar pour devenir l’ombre de Tryghild. Mais une ombre qui voulait, vraiment, la servir elle, son peuple et le peuple humain.
Mais, s’il avait longtemps hésité à révéler tout cela à Sigvald, il sentait que le moment était venu que le Général comprenne vraiment ce qu’il en était. Qu’il comprenne tous les tenants et aboutissants, même si pour cela, Ilhan devait révéler une part de lui-même. De ce qu’il avait été du moins. Quoique cela pût lui coûter. Il se permit toutefois un lourd soupire, et posa sa friandise non finie sur un coin de table. Il sentait son estomac se nouer. Mais c’est d’une voix toujours aussi calme et posée, qu’il reprit, sans paraître s’émouvoir plus que cela.
– Les armes sont les arguments oui. Mais de quoi sont donc formés ces arguments ? De mots premièrement. Et les mots en cette Cour sont comme les abeilles : ils ont le miel et l'aiguillon. Les mots sont des pièges, où il s'agit de prendre sans être pris. Et enfin les mots peuvent assassiner tout autant que les armes. La deuxième chose à retenir est donc que, mis à part pour quelques fats particulièrement sots, chaque mot prononcé à la Cour aura son importance et pourra être à double tranchant. Je ne vous demande pas de devenir un maître des mots. Par contre vous pouvez apprendre à décrypter ce qu’ils cachent, à lire entre les lignes… et vous pouvez apprendre, si ce n’est à en jouer comme ces nobles de la Cour, à penser à deux fois à ce que vous allez dire. À réfléchir avant de parler si ce que vous allez dire ne va pas discréditer Tryghild, la mettre en porte-à-faux, ou ruiner ce qu’elle a pu gagner. C’est pour ce point-là que j’aimerais tenter, si vous l’acceptez, de vous apprendre quelques techniques de maitrise de soi… issues de la méditation, que j’espère parvenir à adapter pour vous. Nous verrons cela après, si cela vous convient.
Il observa Sigvald, guettant un signe d’approbation. Il mettait cartes sur table, pour une des premières fois. Se mettant à nu, ou révélant tous ses motifs. Tout cela, il le faisait pour Sigvald, mais aussi et surtout pour Tryghild. Puisque tout le reste avait échoué, il espérait que la franchise directe déclencherait une acceptation pleine et entière de ces séances par le Général. Ilhan était prêt à tout lui donner. Restait à voir si Sigvald était prêt à tout prendre.
– Les mots donc sont le premier élément de ces arguments. Mais les mots seraient vains, vides, inutiles, s’ils n’étaient pas alliés à un autre ingrédient primordial qui forme vos arguments. Et cet autre ingrédient n’est nul autre que…
Ilhan plissa les yeux et se rapprocha doucement de Sigvald pour presque lui chuchoter à voix basse et grave.
– L’information.
Puis se redressant d’un coup, il darda un regard sombre brillant d’une lueur conquérante. C’était là son terrain à lui. Un de ses terrains de prédilection.
– L’in-for-ma-tion, répéta-t-il.
Et à travers les inflexions de sa voix, on pouvait clairement entendre le Tisseur s’exprimer.
– C’est ce que nous travaillerons aujourd’hui. Quant aux bouclier et parade ou esquive… Oui, le protocole est un peu de cela. Mais c’est aussi un miroir. Un pont. Le protocole vous permet de montrer que vous les connaissez, que vous connaissez leurs mœurs, de montrer que Délimar n’est pas une ville de sauvages incivilisés, comme tous ces nobles tendent à le penser. Vous me rétorquerez que vous n’avez que faire de ce qu’ils pensent. Peut-être n’avez-vous pas tort. Mais tant qu’ils considéreront Délimar comme des rustres sans une once d’intelligence, ils ne nous écouteront pas. Nos mots, ou nos armes, n’auront que peu d’éclat. Montrer que l’on connaît leur protocole, qu’on le suive ou non d’ailleurs, mais montrer qu’on les connaît, que l'on connaît leurs mœurs, nous permettra d’être écoutés, de faire entendre nos voix. Et nous aurons déjà gagné une première bataille, sans même qu’ils s’en aperçoivent. Et connaître le protocole vous permettra finalement d’obtenir quelques ersatz d’informations quand vous rencontrerez quelqu’un pour la première fois, selon la manière dont il vous aborde, vous salue, son blason ou… tout autre élément de ce genre.
Il s’humecta les lèvres et se permit enfin de s’asseoir, préférant, pour la suite, prendre une position plus confortable. Il ne tiendrait pas debout tout le temps de ce cours.
– J’espère que vous comprenez maintenant tout l’intérêt de comprendre et connaître le protocole. Mais…
Il leva une main pour lui intimer de le laisser finir.
– Nous ne travaillerons pas sur cela aujourd’hui. Je sais que vous en avez assez sur le sujet. Et il me faut trouver comment l’aborder autrement avec vous.
Aveu muet qu’il ne l’avait toujours pas trouvé…
– Vous avez déjà eu pas mal d’éléments en ce sens, nous y reviendrons donc plus tard, un autre jour.
Se disant, il chassa ces préoccupations d’un geste de main, comme chassant une mouche imaginaire.
– Nous allons travailler aujourd’hui sur l’information. Peaufiner ce que vous savez déjà peut-être sur certains de ces personnages.
Il désigna alors les petits soldats de bois.
– Nous allons pour cela jouer à un jeu.
Il sortit deux dernières figurines. Qui représentaient nuls autres que Sigvald et Tryghild.
– J’espère qu’elles vous plairont et que vous serez assez indulgent avec Shan si vous trouvez à y redire, fit-il en un petit sourire taquin.
Il positionna les deux figurines sur le plateau. Tryghild devant l’Empereur, Sigvald juste sur sa droite. Il repositionna les autres figurines de la Cour à des endroits stratégiques, pour la plupart tout autour, en demi-cercle, autour du trio majeur, et quelques-unes à des endroits plus reculés. Coins, derrière un rideau, ou près de portes, dont certaines dérobées.
– Voilà où vous vous trouvez. Vous êtes en infériorité numérique. Mais peut-être pas stratégique, si vous parvenez à bien analyser la situation. Vous semblez être tombés dans un piège. Pour autant… si vous connaissez bien les mors du piège qui vous retient, vous pourrez peut-être vous en défaire.
Il espérait que la comparaison continuerait de faire mouche et titillerait les sens aiguisés du Général.
– Dites-moi d’abord qui, parmi eux, vous reconnaissez. Qu’est-ce que leur position vous laisse à penser. Et quels éléments étranges ou inconnus, voire inquiétants, vous interpellent.